La provocation du lecteur par le narrateur dans Esaü et Jacob, de Machado de Assis - Réflexions sur l'impact de la voix du narrateur sur le récit et sa réception

Plan

Texte

Sous la direction de Michel Riaudel, Université de Poitiers

Parmi l’œuvre de l'écrivain brésilien majeur Joaquim Maria Machado de Assis, Esaü et Jacob1 reste un roman énigmatique, qui soulève de nombreuses questions sans réponses évidentes. À première vue, l'intrigue est simple : deux jumeaux, Paulo et Pedro, grandissent dans une perpétuelle confrontation2 ; devenus adolescents, ils tombent tout deux amoureux d'une amie commune, Flora. Ne parvenant pas à faire un choix entre ces deux frères que tout oppose, hormis l'apparence, la jeune femme se laisse mourir. La trame du récit est donc linéaire : les rapports entre les deux frères et la jovialité de Flora ne cessent de se détériorer jusqu'à cette fin tragique. En revanche, son traitement est très élaboré. En plus de présenter une situation d'énonciation complexe, le récit est mené par un narrateur particulièrement remarquable de par sa profondeur et son omniprésence manifeste. Le lecteur, toujours tributaire du narrateur, devient ici sa marionnette ; sans cesse sollicité, stimulé, emporté d'un point de vue à l'autre par sa voix, il semble invité à entrer en résistance face à ce discours autoritaire, à adopter une posture de méfiance et de réflexion. L'existence de ce narrateur singulier semble dédiée à la modification du rapport entre lecteur et récit.

Nous verrons comment est nuancée la voix du narrateur et le contrepoint au récit qu'elle constitue en faisant tout d'abord l'étude de la situation d'énonciation et du narrateur, ce qui nous permettra dans un second temps de montrer que la voix de ce dernier ouvre dans le récit une dimension ludique afin de stimuler la réflexion du lecteur. Cela nous amènera à réfléchir au lien particulier qui peut s'établir entre narrateur et lecteur, lien qui semble propice au développement d'une réflexion politique – au sens large du terme – très personnelle.

La complexité des situations d'énonciation

a) Les différents niveaux d'énonciation

Nous avons évoqué la complexité des situations d'énonciation, ce qu'il convient de préciser. Revenons tout d'abord à la problématique de l'énonciation telle qu'elle est formulée par Catherine Kerbrat-Orecchioni:

C'est la recherche des procédés linguistiques (shifters, modalisateurs, termes évaluatifs, etc.) par lesquels le locuteur imprime sa marque à l’énoncé, s'inscrit dans le message (implicitement et explicitement) et se situe par rapport à lui (problème de la « distance énonciative »). (Catherine Kerbrat-Orecchioni, Paris, 2009, p. 36)

Dans notre cas, nous ne parlerons pas de locuteur et d'émetteur mais d'auteur et de narrateur. La particularité de la situation d'énonciation de l’œuvre étudiée ici réside principalement dans le dernier point abordé ici : la distance énonciative.

Catherine Kerbrat-Orecchioni propose un schéma qui illustre bien cette notion, et montre le dédoublement de la figure de l'auteur, puisque entre auteur et lecteur existent toujours deux instances énonciatives au minimum, explicites ou implicites :

Image 100000000000028A0000009E1C17C0FAC9A9B955.png

De même en effet qu'au pôle d'émission l'énonciateur se dédouble en un sujet extratextuel (l'auteur) et un sujet intratextuel (le narrateur, qui prend en charge les contenus narrés), de même le lecteur effectif se double d'un récepteur fictif qui s'inscrit explicitement ou implicitement dans l'énoncé et que Genette a baptisé, on le sait, « narrataire ». (Catherine Kerbrat-Orecchioni, Paris, 2012, p. 190)

Dans Esaü et Jacob, narrateur et narrataire sont explicites (bien que la figure du narrateur reste très problématique, comme nous le verrons). Le premier interpelle des lecteurs imaginaires, leur donnant une présence importante, une voix. Jusque-là, rien qui soit hors du commun, de nombreux textes utilisent ce « dispositif allocutaire qui encadre [le] texte »3 (Catherine Kerbrat-Orecchioni, Paris, 2012, p. 29). Si les choses se complexifient, c'est que, alors que la présence d'un narrateur redouble déjà la figure de l'auteur, une troisième instance vient s'intercaler entre les deux. Le roman s'ouvre sur un « avertissement » qui attribue l'écriture de Esaü et Jacob au « Conseiller Aires », lui-même étant, comme nous le verrons, un personnage interne au récit. L'inscription du narrateur dans le contexte du récit est donc toute particulière, puisque sans que l'on puisse dire qu'il est homodiégétique (il ne figure pas dans le récit, n'a aucune interaction avec les personnages), il déclare avoir connu Flora, l'héroïne4.

Dans les deux cas, les différentes instances qui s’attribuent les propos de l'auteur créent différents niveaux diégétiques :

Image 100000000000028A0000009076313BA92FDB8C11.png

Première remarque : il est évident qu'en tant qu'auteur imaginaire, Aires ne s'adresse réellement à aucun lecteur ; cependant il me semble important de prendre en compte la figure de L1, car pour un lecteur L0 vigilent, qui tente de décortiquer tous les enjeux de la narration, il a une existence. En effet, la question de la vanité d'Aires est soulevée dès l'incipit du roman, et même s'il est dit qu'elle ne fait pas partie de ses défauts, le lecteur est en droit d'en douter pour de nombreuses raisons (sur lesquelles nous reviendrons) : il est ainsi possible d'imaginer que le conseiller Aires introduit un narrateur afin de pouvoir librement dire tout le bien qu'il veut de lui-même, sans passer pour un prétentieux5. Dans sa lecture, L0 doit donc prendre en compte les objectifs (réels ou fictifs) des trois figures qui composent le pôle d'émission. Il semblerait ainsi que plus la distance énonciative entre auteur et narrateur est importante, plus la distance qui existe également entre le lecteur et le récit augmente symétriquement.

Par ailleurs, il apparaît ici clairement que le niveau diégétique 2 est explicite alors que le niveau diégétique 1 est implicite. Cela ouvre de manière concrète un lieu de réflexion métalittéraire basé en aval du récit, qui soulève le problème de sa réception (en insistant sur l'importance de la compréhension et de l'interprétation mais en reconnaissant la difficulté et parfois l'impossibilité de l'entreprise). Bien sûr, cette distinction est à nuancer car la figure du narrateur se définit aussi bien grâce à celle de l'auteur fictif (le conseiller Aires) qu'à celle du lecteur fictif.

b) La pluralité de la figure du narrateur

Cela nous amène à réfléchir à la pluralité de la figure du narrateur. L'auteur semble jouer avec lui, l'éclairant de différentes manières comme pour nous révéler ses différentes facettes, et par là sa complexité et sa pluralité.

La voix du narrateur apparaît explicitement dès les premières lignes, et est particulièrement présente tout au long du récit. Mais le narrateur n'est pas le conseiller Aires, l'auteur fictif présenté en incipit, puisque ce dernier apparaît régulièrement en tant que personnage désigné à la troisième personne. Cela soulève une question immédiate : pourquoi créer un auteur fictif, présent dans le récit, et le retirer de la narration, le substituer par un narrateur tout aussi peu objectif, qui a lui aussi connu les personnages et qui intervient en permanence ?

Le narrateur double bien la figure d'Aires, comme nous l'indiquent de nombreux indices (nous justifierons ultérieurement le choix de ce terme) :

comme Aires, le narrateur a connu Flora, et y était même attaché : « La raison en est que je n'évoque pas cette mort sans peine, et que j'ai encore devant les yeux les images de l'enterrement. » (p. 302)

il sait ce que seul Aires sait : « ces derniers ne voulurent le raconter à personne, excepté au conseiller Aires » (p. 328).

tous deux semblent avoir le même goût pour les adages : Aires les étudie (p. 224), le narrateur en crée : « il n'est point de paradis qui vaille le goût de l'opposition » (p. 123)

ils semblent également avoir la même tendance à éviter toujours les désaccords en approuvant tous les discours : le narrateur dit avoir pris la « résolution de ne jamais [se] battre » (p. 309), et il est dit de nombreuses fois d'Aires qu'il fuit les conflits.

enfin, il cite souvent le Mémorial, le journal du conseiller Aires qui n'a jamais été publié, et s'il rapporte par moments les écrits d'Aires en discours direct (p. 181 par exemple), on trouve également un bel exemple de discours direct libre dans lequel on ne sait absolument pas où s'arrête le discours du narrateur et où commence celui du conseiller, leurs voix se confondant complètement : alors qu'on pensait lire les mots du narrateur, il annonce « Telle fut la conclusion d'Aires, comme on le lit dans le Mémorial. » (p.171). Enfin, nous pouvons même avoir l'impression d'assister à la naissance du projet d'écriture du roman que l'on est en train de lire lorsque, alors que Natividade confie à Aires la mission de réconcilier les jumeaux et qu'il l'accepte, le narrateur suppose : « Il n'est pas non plus hors de propos qu'il ait seulement cherché une matière nouvelle pour les pages nues de son Mémorial » (p. 134).

Cependant, les choses ne sont pas si simples, car l'on peut également trouver des contre-exemples : parfois, le narrateur semble ne pas savoir précisément ce que fait Aires (« Il ne trouva pas le ministre, semble-t-il, ou bien la conférence fut courte. » p. 123), et inversement il sait des choses qu'Aires ignore (« [Aires] ne savait rien du pacte des deux garçons » p. 307, alors que le narrateur nous fait le récit de la scène dans le détail). Cela peut dérouter le lecteur, mais lui rappelle également – en intégrant dans le roman de manière explicite un duo auteur-narrateur fictif – qu'il faut éviter l'amalgame trop simple entre auteur et narrateur ; nous pouvons également y voir une première mise en garde contre la voix du narrateur, une incitation à ne pas prendre au pied de la lettre tout ce que nous lisons. D'autres jeux de contradictions internes à la figure du narrateur et/ou à celle d'Aires peuvent aller dans le même sens, comme le doute concernant la vanité du conseiller6, ou celui concernant son rôle dans l'histoire : Aires est présenté comme quelqu'un qui n'aime pas les prises de positions, comme un personnage neutre, cependant nous pouvons vite constater qu'aucune décision importante n'est prise par les personnages sans la consultation du conseiller7 . Bien sûr, nous pouvons supposer que cela renvoie à sa position d'auteur fictif. De la même façon, le narrateur, qui prétend s'en tenir strictement aux faits sans influer sur l'histoire, se montre par moment sous un tout autre visage (nous reviendrons ainsi sur le chapitre 13, où il utilise la métaphore du jeu d'échec dans laquelle ses personnages sont ses pions).

Au final, dans le cas du narrateur, qui parfois est omniscient, sait tout des pensées intimes des personnages, et parfois ignore ce qu'ils pensent ou font, comme dans celui d'Aires, qui semble ne pas vieillir et porte toujours la même fleur éternelle à sa boutonnière8, nous avons à faire à des figures impossibles. Aires est le seul personnage du récit qui soit invraisemblable, sa dimension fictive transparaît. Comme le narrateur, il ne peut vieillir, et il ne peut exister, d'où toutes les contradictions relevées : rien n'est vrai, et cela est assumé par le texte. Le narrateur, quant à lui, ne semble pas être une figure singulière mais plurielle, changeante. Dans le discours du narrateur, qui a une position centrale dans la situation d'énonciation, se croisent toutes les voix des différents actants : lorsque son point de vue est omniscient, on retrouve la voix de A0, lorsqu'il est interne, on reconnaît celle A1, et lorsqu'il est externe, il se retrouve enfermé dans le niveau diégétique 2 qui est le sien. Dans la figure du narrateur semble se cristalliser toute la problématique de l'énonciation.

Mais comme nous allons le voir, cela ne veut pas dire pour autant que le texte doit être lu comme une fiction qui serait coupée de la réalité, bien au contraire.

L'influence de la voix du narrateur sur l'acte de lecture

a) Introduire une dimension vivante et ludique

Le narrateur introduit dans le roman une dimension vivante et ludique, stimulant le lecteur et créant un espace propice à la réflexion.

Dans notre analyse, le terme de jeu est déjà revenu plusieurs fois. Il faut reconnaître le potentiel ludique de l'œuvre, car même si les propos sont graves (l'histoire de ces jumeaux qui tombent amoureux de Flora, qui les aime en retour et qui meurt de ne pas avoir pu choisir, racontée de manière différente, aurait pu être uniquement tragique), la voix du narrateur nous permet de rester dans une lecture plaisante et non pesante.

Le narrateur évoque sa volonté de ne pas « mettre de larmes » dans le roman (p. 69). Son projet semble réussir grâce à l'omniprésence de sa voix amicale, qui nous pousse sans cesse à nous interroger sur le récit ; cela force le lecteur à prendre du recul par rapport à l'histoire, il est moins immergé et donc moins vulnérable. De plus, les nombreuses apostrophes et réponses aux pensées ou remarques des lecteurs imaginaires9 créent une impression de dialogue et de simultanéité de l'écriture, ce qui est très entraînant. Cela donne au lecteur l'impression que, tout comme lui qui essai de décoder le discours du narrateur, ce dernier tente de lire dans son jeu10 ; cet effet miroir, cette réflexivité, ouvre un espace de dialogue vivant, d'interprétation et d'interrogations. L'effet de correspondance entre le temps de la narration et le temps de la lecture est également donné par certaines phrases comme : « Le mot m'a échappé. » (p. 212) ou « J'ai mal conjecturé, je me reprends à temps » (p. 148), créant une proximité, et même une complicité, entre le lecteur et le narrateur.

Grâce à la voix du narrateur, le texte prend une dimension d'oralité (dialogue spontané), de spatialité, il lui donne une visibilité : le récit est une pièce de théâtre11 qu'il nous donne à voir (« voici le cercueil qui va sortir » p. 303). Tous les sens du lecteur sont stimulés, et c'est sur ce terrain de jeu qu'est le roman que le narrateur va nous soumettre une énigme.

Dans le chapitre 13, il compare le roman à un jeu d'échec dans lequel il occuperait la place du joueur, et les personnages celle des pions. Il invite à ce moment-là son lecteur à tenter de « distinguer le roi et la dame, le fou et le cavalier ». Le lecteur apparaît dans ce chapitre comme un détective, revêtant une « paire de lunettes » pour « percer ce qui serait moins clair ou totalement obscur. »

« Ne cherchez pas à comprendre ce mystère. Il en est d'autres plus obscurs. » (p. 324). Rien n'est plus stimulant que le mystère (surtout s'il est obscur), et rien ne donne plus envie de résoudre une enquête que de s'entendre dire qu'elle n'est pas soluble. En insistant sur le fait que, d'après Aires, Flora est une « inexplicable »12 (p. 100) (se rapporte aussi à elle, plus indirectement, le terme de « indéfinissable » p. 242 et 243), le narrateur nous donne envie d'essayer de comprendre ce personnage qui semble avoir dépassé les limites de ce que permet la narration. A l'inverse d'Aires qui est un personnage impossible, enfermé dans un univers fictif, Flora, elle, semble lui échapper toujours.

b) Conscientiser l'acte de lecture et ses enjeux

Il semblerait que de nombreux éléments de la narration puissent être lus de façon métaphorique, et nous permettent d'avancer l'hypothèse que l'objectif premier de la figure du narrateur est de conscientiser l'acte de lecture et ses enjeux.

Dans le premier chapitre, alors que Natividade et Perpétua se rendent chez la métisse qui doit prédire l'avenir de Pedro et Paulo (les jumeaux qui sont au cœur de l'histoire), deux personnages les observent en se posant la question de leur destination ; le narrateur a alors ces mots : « Et tous deux s'arrêtèrent à l'écart, saisis de cet invincible désir de connaître l'intimité d'autrui, qui fait souvent tout le sel de la vie des hommes. » (p. 17-18). Ainsi placés en début de roman, ils renvoient directement au lecteur l'image de sa position de voyeur. Mais le plus souvent, c'est de manière bien plus directe que le narrateur nous rappelle que nous sommes en train de lire un roman : il fait de nombreuses références à l'acte d'écriture (« une page aurait suffi » p. 64) et cite même des chapitres du livre (p. 281). Il semblerait qu'en rendant visible un processus habituellement invisible il cherche à conscientiser l'acte de lecture. Le lecteur est ainsi hissé dans la même position de pleine conscience que l'auteur, afin de mener avec lui une réflexion métalittéraire sur le rôle du narrateur, sur sa place juste dans l'espace du récit.

La question de l'action du narrateur sur le récit est abordée de manière très directe par deux fois : dans le chapitre 13, où le roman est comparé à un jeu d'échec, et dans le chapitre 46, où il est comparé à une pièce de théâtre. Dans les deux cas, il se montre tel qu'il est : tout-puissant. C'est lui qui déplace les pions d'échec, puis qui dit au lecteur où se positionner par rapport à la scène, déplaçant ainsi son point de vue à sa guise (notons l'accumulation de verbes impératifs dans le chapitre 46 : n'y va pas, ne t'aventure pas, reste ici devant, examine, dis-lui, parcours,...). Et pour cause, nous ne voyons, dans un roman, que ce qui nous est montré, et cela depuis l'endroit où le narrateur nous place13. Une fois de plus, ce dernier insiste sur la dépendance du lecteur au narrateur, nous invitant peut-être à entrer en résistance contre cette fatalité.

Pour conclure, nous pouvons observer brièvement un extrait du chapitre 5 du roman où se condensent toutes les idées que nous avons pu aborder à son sujet :

Il est des contradictions qui s'expliquent. Un bon auteur qui inventerait son histoire ou s'attacherait à la logique des événements, amènerait le couple Santos à pied, ou en calèche de place ou de louage ; mais moi, cher ami, je sais comment les choses se sont passées et je les rapporte telles quelles. A la rigueur je les explique, à condition que cela ne devienne pas une habitude. Les explications mangent du temps et du papier, retardent l'action et finissent par ennuyer. Le mieux est de lire avec attention.

Nous pouvons noter ici :

l'insistance du narrateur sur la véracité de son récit

le rapport de proximité qu'il établit avec son lecteur imaginaire : cher ami

la référence à l'acte concret d'écriture : papier, action

l'importance du plaisir de lecture : ennuyer

la présence assumée de contradictions dans le texte et l'attitude attentive que doit adopter le lecteur pour les expliquer par lui-même

Il me semble que la dimension politique existe dans l'interaction que le narrateur crée avec le lecteur. En invitant le lecteur à réfléchir, à intervenir et à (ré)agir sur ce qu'il est en train de lire14, le narrateur de Esaü et Jacob semble lui rappeler que, malgré sa position finale dans la chaîne de l'énonciation, son pouvoir d'interprétation est bien réel. Chaque actant possède ses libertés et ses contraintes, et pour le lecteur, s'il ne voit les faits que par le prisme imposé par le narrateur, l'affranchissement passe par la prise de conscience de cette fatalité ; s'ouvre alors un espace de liberté immense, et comme le dit Aires, « Toute âme libre est impératrice » (p. 148)

Le roman n'est balisé que par des figures extrêmes, jumelles mais opposées (Paulo et Pedro, Flora et Aires, narrateur et lecteur imaginaire15) entre lesquelles nous avons tout l'espace que nous voulons pour évoluer. C'est sans doute ce qui a permis une transformation importante dans la lecture de Esaü et Jacob, qu'on pourrait aujourd'hui considérer comme un texte potentiellement politique alors que ce n'était pas le cas du temps de sa parution.

Si le narrateur n'a de cesse de répéter que son histoire est vraie, alors que l'effet de réel est mis à mal par son intervention subjective même, son but est peut-être de nous convaincre que la fiction est plus proche de la réalité que ce que l'on pourrait le penser ; et même que la fiction peut avoir une dimension utilitaire : on peut trouver ces paroles, prêtées à Aires

La grandeur des sacrifices n'est rien d'autre, mais si la vérité va de pair avec la conviction, alors naît le sublime, et après lui, l'utilité... (p. 250)

Lorsqu'il parle d'utilité, il me semble qu'il peut s'agir d'une utilité politique16. Le roman peut alors être vu comme une incitation à prendre parti et à défendre ses idées personnelles (et non, comme le font Flora et Aires, à être soit dans l'approbation, soit dans la contradiction systématique17). Il est dit de Flora, quand Paulo lui expose ses idées républicaines : « elle écoutait volontiers, sans opinion ; ce n'était que le plaisir de l'écouter » ( p. 210). On retrouve l'idée de lecture plaisir, importante certes, mais au final c'est peut-être cela qui la tue : si elle avait eu une opinion politique, peut-être aurait-elle pu faire le choix qui l'aurait sauvée ?

Bibliographie

Références principales

MACHADO DE ASSIS, Joaquim Maria, Esaü et Jacob, Editions Métaillé, Paris, 1989 (1904).

KERBRAT-ORECCHIONI, Catherine, L'énonciation, Armand Colin, Paris, 2009 (quatrième édition).

Articles en ligne 

GOURNAY, Lucie, Glossaire de base, Editions Orphrys, 1997 URL : linguistique.wifeo.com/documents/glossairelinguistiqueGournay.doc

FIGUEROLA, M. C. et al. (eds.), La lingüística francesa en el nuevo milenio, Lleida, 2002.

MAINGUENEAU, Dominique, Situation d'énonciation, situation de communication,

URL : https://dialnet.unirioja.es/descarga/articulo/4030069.pdf

FRANÇOIS, Guillaume, Étude comparée du fonctionnement des parenthèses et des tirets, revue « discours », 2011. URL : http://discours.revues.org/8542

Notes

1 Version étudiée : J. M. Machado de Assis, Esaü et Jacob, éditions Métaillé, Paris, 2005, traduction française de Françoise Duprat datant de 1989. Édition originale brésilienne : Esaú et Jacó, Rio, 1904. Retour au texte

2 Il est dit que cette dispute commence dans le ventre de leur mère. Plus tard, elle prend la forme d'un combat politique : l'un soutient la monarchie alors que l'autre souhaite la révolution. Au fil du récit, cette opposition apparaît de plus en plus comme une fatalité et une nécessité. Retour au texte

3 Catherine Kerbrat-Orecchioni utilise à cet endroit l'exemple de Diderot, qui de la même façon « suppose venant de son lecteur des objections, des lassitudes, des incertitudes » et ainsi « lui conserve son statut réel d'être virtuel ». Retour au texte

4 « J'ai connu celle-ci avec ses obsessions, ou appelle-les comme tu voudras. » p. 289 Retour au texte

5 « c'était un plaisir de l'entendre et de le voir » (p. 52) assure le narrateur lors de la première description qu'il fait du conseiller. Retour au texte

6 Il est dit en incipit que cela ne fait « pas partie de ses défauts », ce qui ne l'empêche pas de placer dans la bouche de son narrateur qu'il est un « c'était un plaisir de l'entendre et de le voir » (p. 120), et de conclure, lorsque Natividade évoque « un homme de la société, habile, fin, prudent, intelligent, instruit... », « c'est mon portrait en personne » (p. 120) Retour au texte

7 Par exemple, dans le chapitre 38, qui s'intitule « Arrivée à propos », l'arrivée en question est celle d'Aires qui va, à la demande de cette dernière, conseiller Natividade. Retour au texte

8 Première apparition p.52, mais elle est évoquée plusieurs fois. L'insistance sur cette fleur évoque la possibilité de l'immortalité d'Aires lui-même. Retour au texte

9 « Ici intervient une réflexion de la lectrice » p. 91, ou encore p. 216 où il devine les pensées de L1, qui peuvent éventuellement être les mêmes que celles de L0 Retour au texte

10 Il imagine à un moment qu'il est lu par « un couple de fiancés, par exemple » (p. 308) Retour au texte

11 Le narrateur compare lui-même son roman à une pièce de théâtre dans le chapitre 46. Retour au texte

12 Notons que le terme apparaît également p. 79 à propos de changement de couleur de barbes, anecdotes qui n'ont à-priori rien à voir avec l'histoire principale. Retour au texte

13 On remarque que par ailleurs, le narrateur donne sans cesse des conseils de lecture, réoriente son lecteur : « N'en conclus pas […] Ne crois pas non plus » (p.25). Puis p. 161, il fait une longue énumération de tout ce que le lecteur doit prendre en compte (de « l'état d'âme du garçon » à « la volonté du ciel ») pour lire ce qui va suivre. Retour au texte

14 C'est notamment les parenthèses, qui ont ce potentiel d'être porteuses d'un discours autre. « La parenthèse a des usages propres [...] au niveau énonciatif (marquage du discours autre) » rappelle Guillaume François dans son Étude comparée du fonctionnement des parenthèses et des tirets, article en ligne, 2011. Nous pouvons remarquer que le narrateur du roman les utilise (« C'était (la comparaison est mauvaise) des cravates de couleur particulière qu'ils nouaient à leur cou » p. 79 par exemple) dans un rôle métadiscursif. Elles ouvrent la possibilité d'une contestation de ce qui est dit ou de la façon dont c'est dit. Cela crée un effet de mouvance et de dynamisme du discours, le rend vivant et changeant, ce qui peut renvoyer à l'acte de lecture : la lecture peut évoluer selon les lecteurs, les époques. Retour au texte

15 « Entre l’énonciateur et le co-énonciateur (dont le marqueur est TU en français) il existe une relation de « différence », d’altérité : ces deux pôles de l’énonciation sont à la fois solidaires et opposés sur le même plan. Le terme « co-énonciateur » n’est toutefois pas sans danger pour peu qu’on l’interprète, à tort, dans le sens d’une symétrie entre les deux positions. » Dominique Maingueneau, Situation d'énonciation, situation de communication, article en ligne, 2002 Retour au texte

16 On peut lire également dans le chapitre 46 que si le lecteur observe bien, « la réalité remplace la fiction ». Il me semble qu'il n'y a rien de plus politique que cette idée, car elle sous-entend que chaque fiction est porteuse d'un potentiel subversif. Retour au texte

17 Cette différence entre eux est explicitée page 251. Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Jeanne Broussal, « La provocation du lecteur par le narrateur dans Esaü et Jacob, de Machado de Assis - Réflexions sur l'impact de la voix du narrateur sur le récit et sa réception », Reflexos [En ligne], 3 | 2016, mis en ligne le 19 mai 2022, consulté le 03 mai 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/reflexos/789

Auteur

Jeanne Broussal

Université de Poitiers

Master 2 Lettres Modernes

jeanne.broussal34@gmail.com

Droits d'auteur

CC BY