Au début du XVIe siècle, un Portugais, Diogo Álvares, arrivait dans des circonstances obscures sur les côtes de ce qui allait devenir la région de Bahia. À sa mort, probablement en 1557, cet homme, désormais plus connu sous son second nom tupi de Caramuru, laissait une vaste descendance, née selon toute vraisemblance de diverses concubines amérindiennes. La légende qui s’amorce au siècle suivant réduit ses amours à une Amérindienne, avec laquelle il aurait voyagé jusqu’à Paris et qu’il aurait épousée à la Cour de France. Mais lorsque Diogo Álvares, à l’heure de repartir, demande aux monarques français de pouvoir faire escale au Portugal, ils lui refusent ce détour. Lisbonne-Bahia, Bahia-Paris… Le triangle ne se refermera pas, il manquera de compléter la troisième branche. Lisbonne-Bahia, Bahia-Paris, mais Paris-Bahia… Dans le cas d’une figure à deux sommets confondus, les géomètres parlent de triangle dégénéré.
Si je rappelle cette histoire, c’est qu’il me semble que ce face-à-face entre Paris et Lisbonne, Lisbonne et Paris, appelle, si l’on veut le mettre en perspective, une troisième dimension, comme un troisième ancrage, un ailleurs qui nous permettra d’imaginer un point de fuite. Il y a une trentaine d’années, le propos inaugural des images réciproques France-Brésil signalait le risque que, dans le vis-à-vis du miroir, nous ne cherchions de l’autre visage que ce qui nous regarde. Et Henry Moniot, à qui avait été confié ce liminaire, invitait alors déjà, pour déjouer le piège du cercle qui se referme sur le même, de passer au triangle : « Lui et moi ne sommes pas seuls au monde : introduisons donc un tiers dans la conversation1 ».
Point de fuite vers les Amériques, Lisbonne l’a littéralement été en 1940, comme le rappelle un livre récent, Lisbonne, ville ouverte. Alors que le continent européen sombrait durablement dans le bruit et la fureur des fascismes, de la guerre et des persécutions, en Allemagne comme en Italie, à Madrid comme à Vichy, la capitale portugaise a été, nous rappelle Patrick Straumann, l’espace de quelques mois « la dernière porte de sortie d’Europe2 ». Y transitèrent des écrivains, des intellectuels, des artistes : Jean Gabin3, Man Ray, Jean Renoir, Antoine de Saint-Exupéry, Julien Green, Arthur Koestler, Ortega y Gasset, Alfred Döblin, Mircea Eliade, Vinícius de Moraes ; de nombreux juifs aussi, et près de trois mille bénéficiaires des visas octroyés au cours du premier semestre 1940 par le consul Sousa Mendes. À cause de ces manifestations d’humanisme, Sousa Mendes sera rayé des cadres de la diplomatie par le régime de Salazar et condamné à une fin de vie misérable.
Lisbonne ne fut donc, on le voit, pas épargnée par la vague brune. Ville entrouverte, plutôt qu’ouverte ; ville blanche peut-être, mais pas ville rose. Au moins a-t-elle été, le temps d’une saison, « un éventail qui s’ouvre et se ferme4 », comme l’écrit Jean Giraudoux qui l’avait connue en 1916 à l’occasion d’une mission confiée par le Ministère des Affaires Étrangères comme instructeur militaire. S’y est alors retrouvé, toujours selon les mots de Giraudoux cités par Patrick Straumann, « tout ce que l’Europe a perdu ou laissé choir5 ». La plupart cherchait à rejoindre les États-Unis, plutôt que l’Amérique du Sud, pour diverses raisons d’attractivités contrastées, de conditions d’accueil et de politique restrictive de l’Estado Novo de Vargas. C’est néanmoins vers le Brésil que le professeur de littérature hébraïque Arnold Wiznitzer a embarqué, à bord de L’Angola, avant de gagner Los Angeles6. Et c’est de Lisbonne que la troupe de Louis Jouvet embarqua un peu plus tard, le 6 juin 1941, sur le Bagé, à destination de Recife, puis Salvador et Rio7, pour une tournée célèbre qui se prolongera durant quatre années. Au cours de la traversée, les comédiens français ont eu le loisir, comme l’indique le journal La Garonne, de feuilleter un ouvrage sur les Fados lisboètes et un recueil consacré à La Pensée de Salazar, deux vade-mecum offerts par l’habile directeur du Secrétariat à la Propagande nationale António Ferro8.
On connaît également la trajectoire de Maria Helena Vieira da Silva et de son mari, le peintre d’origine hongroise Árpád Szenes, ayant circulé notamment entre le Portugal, la France et le Brésil. Leur parcours est exemplaire, à mon sens, de deux phénomènes. Le premier est la centralité progressivement déclinante de la capitale française, dont témoigne alors encore dans les arts plastiques l’École de Paris. Le jeune Frans Krajcberg, juif polonais ayant trouvé asile au Brésil, en sera la brève confirmation après la guerre : l’hospitalité de Chagall lui fournit un abri de transition avant son départ pour Rio en 1947. Paris, comme naguère Lisbonne, a aussi été une capitale de transit. La centralité ne se mesure pas seulement aux sédentarités, mais aussi à la fréquence de ces éphémères traversées. Elle fonctionne dans ce cas comme une bande passante, une caisse dont la résonance dépend de sa capacité à devenir chambre d’écho. Le second phénomène tient à la perception, différenciée ou non, de l’espace lusophone du point de vue français. En fait, pour les enseignants, passeurs, traducteurs français, les circulations transatlantiques entre Portugal et Brésil ont été monnaie courante jusqu’à une spécialisation récente, qui s’est surtout affirmée après la Seconde Guerre mondiale, justement. Selon Pierre Rivas, jusqu’en 1940, « il n’y a pas de spécialisation, en France entre lusistes et brésilianistes9 ». La légitimité de l’affirmation, qui peut certes être nuancée selon les individus, suit à la fois une logique dans un premier temps politique, et une logique dans tous les cas linguistique. Elle s’illustre parfaitement avec une personnalité comme Ferdinand Denis, qui a connu le royaume unifié en 1816, puis fragmenté – une séparation relativisée par le fait que chaque nation demeura gouvernée pour quelques décennies encore par la même maison de Bragance. Connu entre autres pour son activité autour du Brésil, Ferdinand Denis rédigea en 1826 un Résumé de l’histoire littéraire du Portugal [suivi du] Résumé de l’histoire littéraire du Brésil10, puis vingt ans plus tard une synthèse sur le Portugal11. D’une autre manière, ces va-et-vient sont aussi ceux de l’historien Varnhagen, justement en relation avec Denis.
Plus tard, un intercesseur et traducteur comme Philéas Lebesgue (1869-1958) incarne l’idéologie latine, voire celte, qui réunit d’une autre façon langue et politique, et relie de ce fait Portugal et Brésil, même si ce pays-ci n’occupe qu’un rôle de second plan dans son activité. Dans cette génération de traducteurs, figurent également des noms comme Jean Duriau, Manoel Gahisto, Georges Readers et Valery Larbaud12, happé par le tropisme lusitain et approché par Oswald de Andrade. Larbaud n’aura pas eu, sur ce versant, le rôle qu’il eut pour Joyce, mais c’est la lecture de son Divertissement philologique paru dans la Nouvelle Revue Française en 1927 qui insuffla à Pierre Hourcade le goût de la langue portugaise.
Sur le front universitaire, Georges Le Gentil (1875-1953), ancien élève d’Alfred Morel-Fatio, devient en 1936 le premier titulaire de la chaire de langues et littératures portugaises et brésiliennes en France. Chargé, de 1916 à 1919, d’une mission de recrutement d’ouvriers au Portugal, il avait déjà assuré un cours d’études portugaises à son retour en France, avant de donner à partir de 1922, toujours à la Sorbonne, un cours de littérature brésilienne13. Autre normalien, l’historien Léon Bourdon œuvra comme on le sait du côté portugais, mais il édita aussi la période brésilienne du jeune Ferdinand Denis ; et fut surtout à l’origine du Bulletin des études portugaises, une revue qui brassa le monde lusitanien autant que brésilien, à l’instar des Cahiers du Sud sur un terrain moins académique14. L’agrégé de grammaire Paul Teyssier, lui aussi issu de la rue d’Ulm, naviguera avec une égale aisance entre les normes portugaise et brésilienne, tout autant que le précieux Précis de Raymond Cantel, passé lui d’António Vieira (accent aigu ou circonflexe !) à la littérature de « cordel ».
Si l’on revient un instant sur l’itinéraire de Pierre Hourcade, il nous emmène aussi bien vers la Lisbonne des années trente, qu’à São Paulo où il est envoyé en 1935 pour y enseigner la littérature française. Après avoir connu la génération de Presença et Fernando Pessoa, il traduit avec Michel Berveiller le premier roman de Jorge Amado paru en français, Jubiabá, rebaptisé Bahia de tous les Saints par Gallimard (1938)15. En France, Pierre Hourcade écrira aussi bien sur la poésie portugaise, João Gaspar Simões, Vitorino Nemésio, Gil Vicente, Fernando Namora, que sur Machado de Assis, Ribeiro Couto, le modernisme brésilien et le Brésil de Cendrars.
Ce qui vaut pour le lusisme s’applique aussi au comparatisme français, avec notamment Paul Hazard devenu en 1925 titulaire de la chaire d’histoire des littératures comparées de l’Europe méridionale et de l’Amérique latine au Collège de France. C’est là le résultat d’une sinueuse généalogie qui mène, pour la résumer à grands traits, de la césure « littératures du Nord/littératures du Midi » (antérieure à Germaine de Staël, mais qu’elle contribue à fixer et consacrer) à l’idéal latin (propulsé par l’isolement diplomatique de la France après la défaite de 1870), machine de guerre contre la domination prussienne et le bloc anglo-saxon, aussi bien que flambeau catholique contre l’espace protestant.
Toutefois cette triangulation, même approximative, va clairement donner des signes d’équivoques et de malentendus. « Lisbonne, atelier du lusitanisme français » dans les années quarante, pour reprendre l’heureuse formule du colloque organisé en 2004 pour le Crepal par Jacqueline Penjon et Pierre Rivas, est aussi le carrefour de contradictions : d’une part, des convergences partielles, sinon de façade, entre trois régimes d’inclination fasciste, incarnés par Vargas, Pétain et Salazar ; de l’autre, des intérêts nationaux divergents qui font de 1940, pour les uns l’année de la défaite, et pour d’autres l’année de la célébration d’une nation supposée née en 1140 et renée en 1640. L’ambassadeur de France à Madrid, un certain Philippe Pétain, aurait rêvé, nous dit António Coimbra Martins, d’assister aux cérémonies lisboètes, ce que lui refusa le Quai d’Orsay16. On connaît la suite de sa destinée. Les délégués français au Congrès du Monde Portugais de 1940 n’attirèrent guère les attentions du public local17. De même que la toile de Cândido Portinari, O Café, exposée au pavillon officiel brésilien de l’Exposition du Monde Portugais18. Il y a pourtant alors de possibles convergences idéologiques entre les gouvernements brésilien et portugais, comme en témoigne la revue commune Atlântico, née en mai 194219. Du côté français, les années de guerre se chargeront de décanter la communauté, dont une part importante prend le tournant gaulliste en 1943. Le recueil de textes compilés par Hourcade pour les éditions Flammarion en 1940, Le Portugal et la crise européenne, n’aurait été réalisé, confesse-t-il, que pour donner le change : « Il y a des besognes qui m’enthousiasmeraient davantage mais mon acceptation me rapprochant du pouvoir me donnerait d’excellents atouts pour notre action ici, en face d’une pression italienne de plus en plus insistante20 ».
La décantation portugaise se devait d’être plus discrète. Deux jeunes peintres organisèrent en 1940, au Chiado, une contre-exposition moins conventionnelle, plus surréaliste et révolutionnaire que la grande Exposition officielle. Leur esprit d’avant-garde n’a pas plu. Imprégné de l’esprit parisien qu’il avait connu en 1935, António Pedro partit exposer au Brésil, avant de s’installer à Londres et de porter sur les ondes de la BBC « la voix des Portugais qui n’oubliaient pas leur conviction d’Européens21 » ; António Dacosta partira quant à lui vers la capitale française en 1947. Nos branches de circulations triangulaires s’ouvrent, se reconstituent, se referment.
Mais le plus parlant exemple de ces échanges à demi réussis, à moitié sourds, est celui de Gilberto Freyre. Le Pernambouc a régulièrement donné des signes d’une relation très particulière à l’Europe et l’Ibérie, comme en témoigne le mouvement Armorial d’Ariano Suassuna. Toutefois l’auteur de Casa-grande e senzala connut sur le vieux continent une réception à double détente. Les thèses luso-tropicalistes déjà en germe dans l’œuvre maîtresse de 1933 vont être lues dans la France de l’après-guerre comme un horizon à opposer aux effets dévastateurs des théories racistes. Roger Bastide traduit le livre pour la prestigieuse « Croix du Sud » de Gallimard, une collection fondée par Roger Caillois (par ailleurs très actif à l’Unesco) et qui publiera encore Terres du sucre en 1956 (Nordeste, 1937). En 1952, Maîtres et esclaves. La Formation de la société brésilienne est adoubé par une préface de Lucien Febvre : « […] le livre de Gilberto Freyre n’est pas simple. À la fois une histoire et une sociologie. Un mémorial et une introspection. Un énorme pan de passé, né d’une méditation sur l’avenir22 ». La reconnaissance de la contribution africaine, associée à des méthodes et des matériaux innovants, réalisait à la fois les vœux d’un historien des Annales et ceux d’un citoyen progressiste européen encore sous le choc du traumatisme des exterminations, qui salue un livre « courageux en tout ce qui touche au racisme, à la sexualité, à l’esclavage23 » : « Tant de Brésils… Mais qu’est-ce que leur variété d’aspects au prix de la diversité des hommes ? Et quelle étonnante accumulation de peuples, de races, de civilisations : unique, je crois bien, sur la surface du globe24 ! ».
Pourtant l’accueil chaleureux semble s’être éteint au cours de la décennie : est-ce la caution apportée par Gilberto Freyre au régime totalitaire portugais – bientôt au Coup d’État de 1964 à Brasilia ? Toujours est-il que la seule publication en français d’un texte de Freyre, après Terres du sucre, paraît symptomatiquement à Lisbonne : Les Portugais et les tropiques. Considérations sur les méthodes portugaises d’intégration de peuples autochtones et de cultures différentes européennes dans un nouveau complexe de civilisation : la civilisation tropicale est éditée par la Commission exécutive des Commémorations du Ve centenaire de la mort du Prince Henri le Navigateur, en 1961, dans une traduction de Jean Haupt.
Le métissage, de processus pacificateur qu’y voyaient les Français, s’était transformé en une conception essentialiste de la « race lusitanienne », esquissé dès les premières pages de Casa-grande & senzala : le Portugal y était décrit comme un finistère européen si excentré et quasi africain qu’il était voué à se projeter outremer… Ce potentiel identitaire aurait fini par se réaliser, s’épanouir pleinement sous les tropiques brésiliens. La singulière prédisposition du Portugais pour la colonisation hybride et esclavagiste des tropiques s’explique en grande partie par son propre passé ethnique, ou mieux encore culturel, de peuple mal défini entre l’Europe et l’Afrique. Ne faisant vraiment partie ni de l’une ni de l’autre, mais des deux25.
Lors d’un voyage dans l’empire portugais, réalisé en 1951-1952 sur invitation officielle du ministre Sarmento Rodrigues, l’intellectuel brésilien avait pu vérifier la cohérence culturelle qu’il postulait, façonnée par cinq siècles de colonisation. Fernanda Arêas Peixoto a rappelé récemment combien ce voyage, dont la relation, Aventura e rotina, paraît en 1953, suit un double mouvement : au Portugal, reconnaissance des origines familiales et brésiliennes ; en Afrique et en Asie, reconnaissance de l’homogénéité lusotropicale par-delà l’étendue, le morcellement et les strates de formation de l’empire : « condição […] de visitante, ciceroneado pelas autoridades políticas dos países que atravessa, Gilberto Freyre lança-se por terras até então desconhecidas, mas que o levam a reencontrar, sistematicamente, paisagens e costumes brasileiros26 ».
Si le Recifense ne semble voir que ce qui confirme ses thèses et intuitions, le régime salazariste, lui, se rengorge d’un discours qui non seulement relaie de bon gré son effort de rayonnement, mais conforte aussi l’opportunité d’une colonisation, au socle idéologique à ses yeux si original et légitime – en fait à contre-courant de ce qui passait dans le reste du monde. En somme, de la même façon que Gilberto Freyre fit des lieux qu’il visita une sorte d’écran opaque sur lequel il projetait ce qu’il voulait voir et croire, sa contribution est devenue à son tour une sorte d’argentique révélant l’idéal-de-soi qui d’intellectuels français en quête d’utopie réconfortante, qui d’un Portugal qui allait s’engager vainement dans une des plus absurdes, désespérées et désespérantes guerres coloniales : ici la réconciliation des peuples, pour sortir de la sidération de la barbarie récente ; là-bas l’exaltation patriotique d’une singularité plongeant dans une mythique ancestralité nationale, et la caution du repli aveugle d’un empire craquelant de toutes parts. Maîtres et esclaves en Europe, ce fut au moins deux livres en un. Non « parce qu’il nous fait comprendre le Brésil et, par contrecoup, le Portugal » comme le croit Lucien Febvre27, mais parce qu’il est un réceptacle à double-fond. Paris-Lisbonne-Recife (ou Rio, où paraît la première édition) ?, c’est l’histoire d’une triangulation qui nous fait comprendre combien les angles morts de nos lectures nous enlisent dans les malentendus lorsque nous nous contentons du jeu à deux entrées. On croit trop aisément identifier l’ancrage du sens, en négligeant les possibles effets de projection, d’introjection, ou, pour recourir au vocabulaire du billard, les effets de rétro, de coulé, latéraux…
Que nous dit, par exemple, l’imaginaire périple « dégénéré » de notre Caramuru ? Si le royaume de France est censé accueillir avec tant de fastes le couple du Nouveau Monde, ce n’est pas qu’il s’abîme dans les merveilles exotiques de l’amérindianité, mais qu’il lorgne sur le trafic du bois-de-braise. Refusant le partage établi par le traité de Tordesillas entre nations ibériques, François Ier n’avait-il pas en son temps ironisé sur le « testament d’Adam » ? Devant l’aubaine de la venue de Diogo Álvares, pas question de partager les gains avec le Portugal, en position de concurrent. Dès ses premières versions, le mythe ne manqua pas de punir les Français par où ils avaient désiré et péché. Mais alors, pourquoi la légende a-t-elle ajouté cette excursion parisienne aux aventures des deux époux « brésiliens », si ce n’est pas pour chanter une amitié privilégiée entre Brésil et France ? L’objectif était d’ancrer diplomatiquement la reconnaissance de la nouvelle colonie portugaise, que relaient les épisodes espagnol ou romain de l’histoire afin de parachever l’insertion de la colonie luso-américaine dans le concert des grandes nations catholiques.
Plus tard le choix de la France comme terre d’exil par dom Pedro II et sa famille, en 1889, résulte davantage des alliances nouées avec la maison d’Orléans que de supposées prédilections affectives dont le Portugal aurait fait les frais. La loi du sang bleu est distincte du droit du sol. Plus généralement encore, la géopolitique se joue des raisonnements mesquins, immédiats et à courte vue, de la psychologie de deux sous, des petits sentiments nationaux d’orgueil et de jalousie. Les logiques à l’œuvre sont au contraire souvent à double bande. Des analyses ont montré qu’autour de la destinée des fados, inscrite dans le positionnement de leurs paroles et les enjeux de leur réception, se télescopent malicieusement une surenchère patriotique (le fado comme expression de l’âme portugaise) et des projets d’internationalisation (le rêve d’un fado adopté par les modes étrangères). Cela ne resterait vraiment paradoxal que si l’on feignait d’ignorer d’une part la puissante existence des internationales du nationalisme, et de l’autre le caractère toujours artificiel et intenable des autarcies.
En ce sens, mon propos n’a finalement cherché qu’à troubler identités et binarités en suggérant d’autres perspectives, en provoquant quelques courants d’air. Ainsi, pourquoi ne pas assumer l’avatar portugais des Delaunay, ou même Paris comme capitale aussi portugaise à partir de la contribution de Vieira da Silva ? Pourquoi ne pas affirmer, en retour, l’identité parisienne de Sá-Carneiro, voire éventuellement le versant français d’António Nobre. Ne pas craindre, en somme, de sortir des assignations, des authenticités statiques et étriquées, casar o fado com Paris, Londres, Rio, Luanda ou Berlim ?
Dans les mystères des chambres closes veillent quelquefois un fantôme dans le placard, l’amant sous le lit. Les ressorts d’un couple reposent parfois sur un secret ménage à trois imaginaire28. Manière de se garder des issues de secours et de sortir des ornières de l’entre-soi, de garder en somme la culture, puisque nous ne parlons que de cela, vivante.