« La mer a perdu ses terreurs pour nous
Et ne conserve que ses merveilles
Oui, ses flots mouvants suffisent mal à déranger la large route d’or
Qui relie l’une et l’autre Castille »1
Le 6 septembre 1522, arrivait à Sanlúcar de Barrameda la Vitoria, une des caravelles de l’expédition de Magellan partie trois ans plus tôt ; les cales étaient remplies d’épices et Sebastián Elcano, qui succédait à Magellan depuis la mort de ce dernier à Mactan, confirmait que les Moluques se trouvaient bel et bien dans la zone castillane délimitée par le traité de Tordesillas.
Le chroniqueur Gómara décrit ainsi les réactions royales :
Muy gran contentamiento tuvo el Emperador con el descubrimiento de las Malucas e islas de especias, y que se pudiese ir a ellas por sus propias tierras sin perjuicio de portugueses, y porque Almanzor, Luzfu, Corala y otros señores de la Especiería se le daban por amigos y tributarios […]. Cuando el rey don Juan de Portugal supo la determinación del Emperador, la prisa de los de su Consejo, y la vuelta y testimonio de Juan Sebastián del Cano, bufaba de coraje y pesar, y todos sus portugueses querían, como dicen, tomar el cielo con las manos, pensando que tenían de perder el trato de las buenas especias si castellanos se pusiesen en ello2.
L’événement attisait la question des précieuses îles aux épices que l’on pensait dorénavant accessibles. Dans le chapitre précédent, le chroniqueur, chantre de la grandeur de l’empire espagnol, concluait par la glorification de l’exploit nautique mais en évacuant le nom de Magallanes3 :
Grande fue la navegación de la flota de Salomón, empero mayor fue la destas naos del emperador y rey don Carlos. La nave Argos de Jasón, que pusieron en las estrellas, navegó muy poquito en comparación de la nao Vitoria, la cual se debiera guardar en las atarazanas de Sevilla por memoria. Los rodeos, los peligros y trabajos de Ulixes fueron nada en respeto de los de Juan Sebastián; y así él puso en sus armas el mundo por cimera, y por letra Primus circumdedisti me, que conforma muy bien con lo que navegó; y a la verdad él rodeó todo el mundo4.
La véritable gloire revient finalement au bateau bien nommé la Victoria auquel Gómara donne une valeur métonymique.
Quelques années plus tard (1563), le chroniqueur portugais Antonio Galvão évoquait en quelques lignes dans son Tratado dos descobrimentos la navigation de Magellan pour l’année 1519 affirmant que les bateaux atteignirent les îles du clou de girofle (« as Ilhas do Cravo ») et beaucoup d’autres mais il ajoute « que não aponto, por haver muitos Escritores deste caminho5 ». Il considère donc que cette navigation bien connue des Portugais ne mérite pas d’autres commentaires. Et si, pour l’année 1522, Galvão reconnaît que Sébastian Elcano fut bien accueilli à la cour (« com grande alvoroço »), c’est, dit-il sobrement, autant pour le chargement d’épices que parce qu’ils avaient fait le tour du monde (« assim pelo cravo que traziam, como por darem uma volta ao Mundo6 »). Galvão ne commente ni la polémique sur la partition par le méridien de Tordesillas à la hauteur des Moluques, ni le statut géopolitique de la zone géographique concernée.
Si, avec une rhétorique bien différente, l’un glorifie la geste et l’autre l’édulcore, chacun des chroniqueurs a mis en scène les deux acteurs principaux, la Castille et le Portugal dans ce moment qui marque la première véritable globalisation.
Ce qui mérite d’être signalé dans le petit traité chronologique de Galvão, c’est que pour cette même année 1522, il note dans la foulée que Gil Gonzalez Dávila part au Nicaragua pour découvrir un détroit (« a buscar o estreito7 ») et qu’en 1525, Esteban Gómez part vers le nord du continent américain pour découvrir ce qu’il appelle « o estreito de Maluco », sans pouvoir le trouver à 44° de latitude nord8.
Dans un même tissu discursif, Galvão nous offre l’histoire mêlée de deux nations à la fois sœurs et ennemies, autour de deux thèmes clés et dans deux théâtres géographiques jointifs. D’une part la navigation et l’exploration des mers du globe, en particulier la mer des Moluques et des contacts avec la Chine, espace en tension et en compétition, où les deux nations ibériques souhaitent se livrer au commerce des épices. Et d’autre part, en Amérique, la lancinante question de l’inter-océanité et du « paso » ; soit la quête d’une route alternative du côté castillan par l’exploration systématique de toutes les possibilités (nord, Amérique centrale, sud). Du coup, le mot « estreito », détroit, revient comme un leitmotiv, structurant toute la narration avec y compris le projet de creuser un canal à la hauteur de Panama (« abrir esta terra […] de mar a mar9 »), projet sans lendemain que Galvão prend cependant la peine de signaler. Ce sont très exactement ces thèmes que Gómara développait dix ans plus tôt.
Pour résoudre la question de l’inter-océanité, les Espagnols ont dû arpenter un continent qui s’étend de pôle à pôle en un arc continu. Or, toutes les tentatives qui se succèderont à la hauteur du détroit austral, dont la navigation s’avère très périlleuse, et toutes les expéditions tout aussi infructueuses sous d’autres latitudes, conduisent à la même conclusion : il n’y a pas de détroit praticable qui ouvre une route occidentale alternative à celle des Portugais pour aller aux épices. Autrement dit, du point de vue de la géopolitique castillane de ces décennies, la découverte du détroit de Magellan et son franchissement n’ont rien réglé. Tout se passe donc comme si cette geste nautique avait un double visage : chantée pour être supérieure à celle des Argonautes, elle serait sans lendemain sur le plan pragmatique, et cela pour plus de quatre décennies. La Castille n’a pas réussi à vaincre cette désespérante barrière sur plus de « 30.000 kilomètres de côtes atlantiques aux sinuosités sans fin déroulées en travers du chemin idéal qui conduit à l’Asie10 ». En quelques lignes, Galvão exhibe la puissance de cet imaginaire épicier chez les Espagnols et ses multiples échecs pour mieux disposer en vis-à-vis l’activité des Portugais qui, eux, sont présents dans la zone névralgique (ils sont à Malacca depuis 1511), qu’ils ont explorée et qu’ils parcourent à loisir non seulement par mer, mais aussi par terre11.
Dans le cadre de ces navigations ibériques qui ceinturent le globe et qu’évoquent de nombreux chroniqueurs, je souhaite m’interroger sur la perception et le rôle de ces passages stratégiques que sont les détroits, en particulier celui de Magellan, le finis terrae américain. Le détroit peut-il constituer un bon observatoire dans cette « grammaire des espaces », chère à Braudel et à Chaunu, pour penser la mobilité des hommes, l’histoire des sociétés et de leurs contacts ? Bref, penser les détroits et leur historicité peut-il être une façon de contribuer à l’écriture de l’histoire tout court ? Cela permet-il pour les XVe et XVIe siècles, qui sont des siècles de croissance spatiale, de styliser les axes de ce grand désenclavement planétaire, qui part de l’Europe et se trouve marqué par la suppression de deux verrous, Vasco de Gama d’un côté, et Magellan de l’autre. À l’ouest et à l’est se trouve exhibé le terme de l’univers-temps méditerranéen. Par cette approche, je rejoins Michel de Certeau : « le geste qui ramène les idées à des lieux est précisément un geste d’historien12 ».
Une histoire des détroits : seuils ? verrous ? carrefours ?
Essai de définition
La première difficulté consiste à définir le détroit, car il peut être compris soit depuis l’histoire maritime, soit depuis l’histoire « portuaire » avec son hinterland, c’est-à-dire sa projection territoriale. Il s’agit d’une spatialité singulière et hybride, à la fois goulet d’étranglement et charnière, un espace de connexions qui va bien au-delà de sa stricte dimension géographique, à une échelle à la fois locale et globale (parfois sur de très longues distances)13.
Sans les détroits entre les mers, l’ensemble de ce qu’il est convenu d’appeler par exemple la route de la soie n’existerait pas. Si une telle proposition est acceptable on peut alors reconsidérer le compartimentage spatial élargi qui s’étend du Golfe Persique à la Mer Rouge jusqu’au détroit de Corée et la mer du Japon du simple point de vue des détroits14.
On pourrait donc prendre le détroit, véritable charnière spatiale, comme angle d’approche de l’histoire globale au XVIe siècle et analyser la geste des Ibériques de ce point de vue. Il semble évident par exemple que, pour le stratège responsable de la fondation de l’empire maritime portugais, Alonso de Albuquerque, les espaces à conquérir et maîtriser étaient clairement ceux de confluence des routes commerciales majeures : donc Aden (1503), Ormuz, Goa et Malacca (1511) allaient être supposément les bases de l’intervention portugaise. J’y reviendrai.
Les zones maritimes de l’Asie sont reliées par un nombre important de détroits. Tout comme la Mer Noire et la Méditerranée ont un accès à l’océan Atlantique par le détroit de Gibraltar, l’Europe et l’Asie communiquent par le détroit du Bosphore et des Dardanelles. Si l’on compare le schéma de la route portugaise et les différents détroits qui s’enchainent et qui la construisent comme autant de « portes » possibles, selon un axe ouest-est, la singularité du détroit de Magellan apparaît clairement. Le long de la façade Atlantique du continent américain, nord-sud, une seule entrée, un seul corridor, un seul détroit permet d’accéder à l’océan Pacifique et accéder aux épices15.
Estreito, estrecho : réflexions sémantiques
Scruter la dimension sémantique de la terminologie utilisée selon les langues présente un intérêt du point de vue de l’historicité du terme. Différents traits sémantiques sont associés au terme lequel peut commuter avec d’autres vocables selon les langues. Par exemple en allemand le terme straat signifie à la fois le détroit et la rue dans une ville. En français, canal, plutôt utilisé pour un fleuve, peut commuter avec détroit ; en espagnol, le mot « paso » est souvent substitué à estrecho et en anglais par exemple les mots channel ou strait ne signifient pas conceptuellement les mêmes réalités. Le terme anglais strait en Asie est le plus souvent utilisé pour un long corridor tandis que channel est plutôt utilisé pour une petite ouverture entre deux îles. En latin le mot fretum (qui apparaît également sur les cartes de la Renaissance) signifie « bras de mer » ou « détroit », mais aussi « reflux des eaux », mouvement de la mer se retirant, et implique une turbulence, un mouvement des eaux
D’autres écarts sont signalés par Roderich Ptak16, en particulier en chinois ; certains termes dénotent l’étroitesse ou encore l’encaissement, l’idée de vallée ou de gorge ; il souligne également que ces termes interviennent à différents moments de l’histoire. Par exemple le détroit de Taiwan (alias Formose), face à la Chine, n’a pas été perçu géographiquement comme une entité particulière car les géographes européens le pensaient probablement comme un élément d’un ensemble maritime plus vaste, tel que la mer de Chine orientale ou méridionale.
En revanche dans le monde malais, le terme selat est utilisé très tôt, sans doute dû au fait que la mer a joué un rôle essentiel dans l’Asie du sud-est tandis qu’elle était peut-être moins importante dans d’autres régions17. Plus généralement, les différentes cultures ont développé différentes terminologies dans différentes périodes et pour différentes raisons. Cette dimension linguistique et ces écarts ont été peu étudiés par les historiens maritimes.
Il semble bien qu’un espace n’est identifié comme un détroit que lorsqu’il est spécifiquement nommé, et donc qualifié selon les activités humaines qui s’y nouent ; il retient d’importants écarts lexicaux, liés à l’histoire des sociétés et des cultures.
Esquisse historique
C’est, en Europe, une histoire ancienne. Depuis l’Antiquité, la question du détroit préoccupe18 : les Colonnes d’Hercule, le système de l’Hellespont et du Bosphore de Thrace19, furent conçus comme des charnières du monde, délimitant les parties qui le composent, l’Afrique, l’Europe et l’Asie.
Georges Tolias explique la place importante des détroits dans la pensée cosmographique antique, en particulier celle des Dardanelles et du Bosphore, les détroits par excellence du fait de leur fonction de carrefour des grandes voies de communication maritime et continentale, et de celle d’assise de cités importantes, la légendaire Troie, et surtout de Byzance, appelée par la suite Constantinople, puis Istanbul, capitale des empires.
Dans l’imaginaire grec de la structure du monde, les détroits jouaient un rôle déterminant. Le système complexe formé par la confrontation des façades de la Thrace et de l’Asie Mineure, avec la succession de canaux et de bassins marins unissant la mer Égée, et la mer Noire et la mer d’Azov, constitue dans la culture géographique antique une articulation centrale du monde, modèle de démarcation terraquée à partir duquel les Grecs imaginèrent l’agencement de l’écoumène.
Ces zones de navigation difficile étaient des espaces périlleux, chargés d’émotions intenses que glosent les poètes et les chroniqueurs.
La traversée du Bosphore, où sévissent des phénomènes climatiques venteux et de courants marins, fut pour les Grecs périlleuse, et la légende associa leur passage à des mythes ténébreux. Dans Les Argonautiques, Apollonios de Rhodes20 évoque le détroit du Bosphore, qu’aucun bateau grec n’avait alors jamais franchi. Comme on le voit sur la carte détaillée21, sa navigation présente deux difficultés : l’entrée du détroit, mais surtout sa sortie, qui donne accès au Pont-Euxin, ancien nom de la mer Noire. La première difficulté fut affrontée par les Argonautes grâce à la science de leur pilote :
Poussés par le vent ils s’avançaient dans les remous du Bosphore. C’est là qu’une lame, haute comme une montagne, surgit devant le navigateur, semblant prête à s’abattre sur son navire tant elle est toujours dressée au-dessus des nues ; on a l’impression de ne pouvoir échapper au funeste destin, car c’est en plein sur le milieu du navire qu’elle pend, menaçante, pareille à une nuée ; pourtant elle s’affaisse, si le navire a la chance de posséder un habile pilote22.
La sortie du détroit est plus dangereuse encore.
Arrivés dans le goulet du passage tortueux, resserré des deux côtés par d’âpres écueils, comme le courant tourbillonnant déferlait sous le navire en sens inverse de sa marche, tandis que pleins d’effroi ils forçaient l’allure et que déjà le fracas des roches qui se heurtaient violemment frappait leurs oreilles et faisait mugir les falaises battues par les flots, alors Euphemos se leva, tenant la colombe dans sa main, pour monter sur la proue […]. Tous levèrent la tête pour regarder quand elle s’envola entre les roches [qui s’ouvraient]. Celles-ci, revenant l’une vers l’autre, se réunirent avec fracas. Une grande gerbe d’eau bouillonnante s’éleva comme un nuage ; la mer grondait terriblement et, tout à l’entour, les espaces de l’éther retentissaient. Les grottes creuses mugissaient quand l’eau s’y engouffrait aux pieds des âpres écueils, et le flot en déferlant vomissait une écume blanche jusqu’en haut des falaises. Alors le courant prenait le navire dans son tourbillon.
Le détroit de Gibraltar, les redoutables colonnes d’Hercule, marquaient le passage vers le pays des morts. Gibraltar a une hydrologie complexe est de même connu pour ses plaques de vents brutaux24, ses contrecourants, et pour ses brouillards qui plongent brutalement les bateaux dans l’obscurité25.
Les détroits auxquels les Portugais vont se confronter posent également des problèmes de navigation, la mer Rouge en particulier pose de sérieuses difficultés à cause du système des vents qui s’inverse selon la saison. Les Portugais auront toutes les peines du monde pour s’y établir et ils ne maîtriseront jamais vraiment cette partie du monde. Le détroit de Magellan offre des difficultés qui sont presqu’insurmontables, que chacun peut imaginer ; les vents extrêmement violents, les brouillards, une hydrographie labyrinthique sont les facteurs qui conduisent au naufrage ou à la déroute des bateaux26. Les détroits ne sont jamais des endroits paisibles, ce sont des confluences de masses d’eau qui créent des effets de vents, de courant (en surface et en profondeur) et des écarts thermiques qui sont le plus souvent brutaux, d’une rare violence.
Un enjeu culturel : le cas du Bosphore
Au XVe siècle, l’avancée ottomane en Europe est une réalité menaçante pour le continent chrétien. À partir de la chute de Constantinople et de l’Empire byzantin en 1453, la correspondance et plusieurs écrits d’Enea Silvio Piccolomini, le pape géographe, analysent cette politique d’expansion comme un danger pour les fondements culturels et spirituels de l’Europe. Les Turcs deviennent « l’ennemi » de la civilisation. Ils sont dépeints par Piccolomini, à la suite d’autres humanistes, comme les nouveaux barbares : cette altérité permet de mieux définir l’identité européenne, héritière de Rome et de la Chrétienté. Il déclare :
Grande est l’hégémonie des Turcs, considérables les forces asiatiques et éclatante leur puissance, ils ont étendu leur domination d’Asie en Europe, ils ont occupé toute la Grèce, comme s’ils habitaient les ruines de Troie, et, pour les chasser de la Grèce, il n’y faudrait pas un seul État ou une seule puissance, mais la Chrétienté tout entière27
Le pape géographe met en place une rhétorique de la « croisade » contre les ennemis de la civilisation, pour qui la sauvegarde de la foi va de pair avec celle du foyer de civilisation européenne, édifiée sur Rome et sur le Christ. Le détroit est la clé de cette géopolitique polarisée. Dans le De Europa (1458), Piccolomini va consolider sa rhétorique sur la « barbarie » de l’ennemi commun.
Du coup, dans les pages de ses Commentarii dictés pendant son pontificat, Piccolomini souligne le rôle éminent des souverains de Castille dans la Reconquista, dont une des dernières étapes, de son vivant, est la prise de Gibraltar en 1462 par les armées d’Henri IV de Castille. Cette « reconquête » [il emploie le mot latin recuperare] a une valeur symbolique :
Un fait est certain : c’est de nos jours seulement que Gibraltar est revenu de nouveau entre des mains chrétiennes, et que, remplaçant les temples de Mahomet, des églises sont à présent consacrées à la Piété divine et que de nombreux habitants chrétiens y ont afflué28
Un détroit servait à contenir la perte de contrôle de l’autre détroit et contenir l’islam. Jusqu’à l’expansion des Ibériques, deux détroits structuraient donc l’image de l’écoumène pour l’Europe chrétienne : celui du Bosphore et celui de Gibraltar. La circumnavigation des Espagnols par le détroit de Magellan en ouvrant le monde, fait aussi apparaître une première forte dissymétrie avec les détroits où les Portugais étaient en train de s’établir pour maîtriser leur longue route maritime jusqu’aux Moluques, car ils sont partout confrontés à des espaces charnières multiculturels où partout se fait sentir la présence musulmane.
L’enjeu militaire
Le passage armé d’un continent à l’autre fut senti dès l’Antiquité29 comme une étape hautement décisive, susceptible de modifier le cours de l’histoire. La littérature (Pline l’Ancien, puis Caius Solin) donne une description des détroits perçus comme un seuil contesté par des armées venant de l’Orient, en particulier le passage de l’armée perse par l’Hellespont commenté par Pline : « l’entrée de ce détroit s’appelle Hellespont, c’est là que Xerxès, roi des Perses, ayant jeté un pont de vaisseaux, fit passer son armée30 ».
« La royale armée, dans sa marche destructrice, a déjà touché au continent qui nous fait face ; elle a traversé le détroit de Hellé, fille d’Athamas ; des câbles de lin ont lié les navires ; un pont solidement fixé par des clous a livré le passage, et la mer a courbé sa tête sous le joug31. », se lamente le chœur dans Les Perses d’Eschyle. Il s’agit de Xerxès, Roi des rois, Empereur des Mèdes, qui vient en 480 avant Jésus-Christ envahir la Grèce…
Seuils spatiaux, perçus en même temps comme des seuils historiques, les détroits formaient donc une limite dont la transgression (par les Perses ou par les Ottomans) devenait un geste géopolitique de portée universelle. Espaces d’échanges commerciaux, ils posent dès la modernité, à partir du XVe siècle, la question de leur contrôle militaire. Auparavant, il était impossible de contrôler de larges espaces maritimes. Lorsque deux flottes entraient en conflit dans une zone côtière ou dans un espace ouvert, les soldats allaient éventuellement à l’abordage des bateaux ennemis et les combattaient le sabre à la main. Si, à l’époque médiévale, des éléments d’artillerie étaient embarqués sur les bateaux de guerre, il faudra attendre longtemps avant que les nouvelles armes à feu commencent à altérer la nature de la bataille navale. C’est seulement à la période moderne que cette artillerie est devenue déterminante. Mais même dans ce cas32, les seuls espaces où les canons et autres armes à feu jouaient véritablement un rôle étaient les espaces réduits entre les îles, les ports, les embouchures de rivière et les détroits maritimes.
La question de la construction de fortins ou de fortifications se pose alors de façon récurrente dans différentes parties du monde : le détroit est l’espace stratégique par excellence. En lien avec le développement de la poliorcétique (l’art d’assiéger) se développe l’ingénierie des fortifications ou l’art de fortifier une ville ou une entrée de port (c’est le cas de Lisbonne dans les années 1580). Le détroit de Magellan sera étudié de ce point de vue par les ingénieurs de Philippe II33.
Dans l’histoire européenne, la perception des continents comme des catégories spatiales dominantes a affecté la perception des détroits et les a transformés en frontière et en charnière des mondes, les investissant ainsi d’une signification politique et culturelle. Le processus de politisation des détroits s’est accéléré avec la conquête ottomane de Constantinople et tout au long du XVIe siècle, la peur du Turc prédomina, illustrée par l’importance de Gibraltar et d’Alger. Il existe de ce point de vue un continuum avec la geste portugaise.
Entre Espagnols et Portugais : une relation asymétrique
En moins de deux décennies les Ibériques ont l’expérience de la navigation dans les détroits du monde, dans une sorte de dépliement du globe, mais Portugais et Espagnols entrent dans une relation asymétrique. Du côté portugais, il existe une documentation d’une énorme richesse : chroniques, cartes, dessins, nés du contact avec toutes sortes de peuples, de cultures, de gisements de richesses, de centre commerciaux (emporia). Que l’on songe à l’importance de Malacca occupée dès 1511 comme centre redistributeur (même après la fondation de Macao), où se font près de 80 % des profits générés par les voyages ayant Malacca comme escale principale. Aux antipodes, le détroit de Magellan sera pour les premières décennies du XVIe siècle un passage redouté, entre des terres mal définies, glacées et pauvrement décrites hormis les tous premiers textes de Pigafetta et la relation de Transylvanius. Aussi pour illustrer cette asymétrie, je m’en tiendrai aux représentations de l’espace jusqu’en 1560-1570, en prenant une perspective résolument géographique34.
La cartographie portugaise illustre l’importance des détroits et démontre l’opérativité de la carte, portulan ou atlas. L’atlas maritime (1568-1571) de Fernão Vaz Dourado35 illustre, par le découpage hydrographique choisi, l’importance stratégique des détroits, du point de vue de la navigation portugaise. On peut en distinguer la singularité hydrographique en le comparant à l’atlas Teatrum orbis terrarum de son contemporain Abraham Ortelius (1re édition en 157036). L’Atlas universel de Vaz Dourado présente un double intérêt. D’une part son lieu de production, car il fut réalisé à Goa ; de l’autre, le fait que l’auteur est un métis. Fernão Vaz Dourado était le fils d’un officier de la couronne et d’une indigène37. L’atlas, enfin, fut apprécié pour la qualité et la beauté de ses cartes maritimes, il connut plusieurs éditions et influença les cartographes du nord de l’Europe comme Linschoten ou encore Ortelius38.
Dans la carte n° 6 qui représente l’Arabie et l’océan Indien, outre la finesse de l’hydrographie (bien que luxueux, il s’agit d’un atlas nautique destiné à informer les pilotes), on relèvera deux éléments géographiques qui méritent un commentaire. L’importance des fleuves dont le tracé est finement représenté, en particulier le cours du Nil, avec ses lacs, ses affluents et ses îles, depuis sa source dans un grand lac, près d’une haute montagne, au cœur de l’empire du Prêtre Jean, jusqu’au delta de la Basse-Égypte39 ; ou encore, le cours de l’Indus et la péninsule du Gujarat. Cela dit assez la construction de l’espace, qui articule la côte et le fleuve comme voie de pénétration territoriale. Le Nil était un fleuve longuement commenté à la Renaissance par les humanistes qui le compareront à l’Amazone dans une vision globale de la géographie40.
Par ailleurs, la présence du monde islamique dans tout le Sud-Ouest asiatique est rappelée par des drapeaux et des écussons au Moyen-Orient, dans la péninsule Arabique, au Pakistan et en Iran. En Afrique, seules les armes du Prêtre Jean (croix dorée sur champ bleu) signalent ce royaume chrétien isolé. On trouve dans la partie supérieure de la carte sept drapeaux de l’ordre du Christ et du Portugal, stratégiquement localisés : à Ormuz, à l’entrée du golfe Persique, et le long de la côte de l’Hindoustan occidental – Diu, Bassein, Surat, Goa, et Cochin –, là où la présence coloniale portugaise est la plus intense, ne serait-ce que par la construction d’importantes forteresses.
La différence avec Ortelius, par exemple, est claire. La question est bien celle de la thalassocratie portugaise et de l’ennemi séculaire : le monde musulman. Mais on y voit l’importance des détroits, en particulier celui d’Ormuz, clé de la mer Rouge, mais qui est sous domination musulmane, et la logique maritime qui les unit dans un même espace cartographique.
Dans la carte 7 se trouvent représentés la Chine, le Japon et une partie du sud-ouest asiatique41. L’espace présent sur la carte, reposant sur l’équateur, s’étend de Ceylan au Japon et aux Moluques, c’est-à-dire jusqu’à l’antiméridien de Tordesillas, un espace stratégique qui n’a pas été dessiné, mais remplacé par une échelle de latitudes, près du bord droit du cadre. On peut observer avec précision les littoraux (Malaisie, Cochinchine, Bornéo, Chine), les archipels et les nombreuses îles de l’océan Indien et des mers de la Chine méridionale ou orientale, tout comme le commencement de l’océan Pacifique. La localisation de points (ports et îles) qui donnent, en les réunissant, la configuration des littoraux, se fonde sur les itinéraires nautiques, d’où, très souvent, leur aspect rectiligne et séquentiel, ainsi qu’une information lacunaire sur les côtes périphériques à ces routes, comme c’est le cas du rivage des golfes de Thaïlande et du Tonkin, mais bien meilleure en revanche concernant des littoraux plus attractifs commercialement, comme ceux entre Canton et Shanghai42. Cette carte consacrée au sud-est asiatique montre que le couloir entre les îles de Palawan et Taiwan constituait une nouvelle polarisation commerciale et politique centrée sur les traités avec le sud de la Chine et un opulent échange avec l’argent du Japon. D’où le placement stratégique de quatre drapeaux portugais : Ceylan, Malacca, Japon et Moluques.
Le pouvoir musulman est seulement indiqué par un grand blason avec des croissants dominant le golfe du Bengale ; toute l’Asie orientale (Chine, Thaïlande, Cochinchine) est illustrée, en plus des noms des grands royaumes, par huit pagodes de grandes dimensions, qui se réfèrent à une autre religion non encore symbolisée dans l’Atlas, le bouddhisme. C’est probablement la carte la plus connue des atlas de Vaz Dourado, non seulement parce qu’elle figure pour les Européens nombre de nouveautés géographiques de l’Extrême-Orient, mais aussi pour son iconographie et sa richesse chromatique
Si on ajoute à cette complexe cartographie l’imposante liste des produits qui vont être échangés, on mesure ce qui se joue dans cette cartographie produite localement par un métis. Elle souligne un point de vue maritime et commercial, centré sur la minutie du tracé hydrographique et surtout sur la présence des forces et des États en présence, vus à travers le prisme efficace de la religion.
Face à cela, le détroit de Magellan, dans la cartographie de Vaz Dourado, (carte 2) est une terre inachevée et vide d’hommes. Bien que le détroit de Magellan y soit le centre de l’attention du lecteur, les côtes figurées avec leurs toponymes, renvoyant exclusivement à des accidents géographiques, à l’extrême sud du continent, s’étendent depuis le rio de la Plata et de la Patagonie, du côté oriental, à la côte du Chili, du côté occidental, et vers le nord jusqu’aux environs de l’actuelle frontière péruvienne. Au nord du détroit de Magellan, nous trouvons une référence à l’espace inconnu et découvert par les Européens, le « Mundvs Novvs » ; au sud, la Terre de Feu est dessinée, se présentant soit comme une île, soit comme la pointe d’un continent antarctique supposé, puisque le contour de ses côtes n’a pas été refermé. La carte44 a pour limite inférieure le « Circvlvs Antarticvs ».
La possession des territoires par les seuls Espagnols est indiquée par trois blasons avec les armes de Castille et d’Aragon : un de chaque côté du continent, un autre sur la Terre de Feu.
Mais c’est la carte 9 intitulée Côte découverte par Fernand de Magellan (Indonésie) qui met encore plus en relief la dimension géopolitique de cet atlas. C’est une carte particulière en raison de l’énorme « vide » figuré, l’océan Pacifique, presque intégralement inconnu et ici sans aucune dénomination. C’est un « désert » maritime qui remplit tout le folio. Ce n’est que dans le coin inférieur gauche que nous trouvons, subitement, un littoral improbable, avec quelques îles, comme l’explique une mention écrite, en tout point égale à celle du folio précédent : « Cette côte fut découverte par Fernand de Magellan, Portugais, par ordre de l’empereur Charles, l’année 1520. » C’est surprenant parce que Magellan navigua très au nord de ces latitudes. Commentaire plus conjectural et sans doute politique. À l’inverse du maillage de détroits offert par l’orient, l’océan Pacifique illimité vide, avec un morceau de littoral flottant, sorte d’hommage à Magellan, le découvreur portugais. Celui-ci est cité certes, mais il n’a accroché son entreprise de découverte à aucun carrefour du monde… Même si le drapeau de la monarchie catholique figure, l’Espagne ne prend pas pied dans cette carte.
Outre cette abondante cartographie portugaise, et dans un autre registre, on pourrait citer les dessins de João de Castro, qui concernent la mer Rouge et le golfe d’Aden au XVIe siècle45. Les Portugais ont visité le golfe d’Aden pour la première fois en 1503, dans leurs courses pour une exploration systématique des mers orientales. Comme nous l’avons dit, Alphonse de Albuquerque a tracé un plan pour la conquête de différents ports d’Asie à la confluence des routes de commerce les plus importantes. Ces routes, qui incluaient Aden, Ormuz, Goa et Malacca, étaient jalonnées par des flottes puissantes et étaient supposées être la base de l’intervention de la couronne portugaise dans les affaires asiatiques. À la différence des autres ports, tête de pont des détroits, conquis entre 1507 et 1511 et contrôlés par les Portugais, la conquête d’Aden tentée en 1513 fut un total échec.
Néanmoins, pendant le XVIe siècle, les Portugais n’ont jamais cessé de naviguer du cap de l’Afrique à la côte sud de l’Arabie, même en organisant des raids à l’intérieur de la mer Rouge. S’ils n’ont jamais été capables d’établir une fortification ou une ligne de navigation à l’intérieur de la mer Rouge, de nombreuses raisons commerciales diplomatiques et militaires expliquent la présence des Portugais dans cette région que les sources appellent « les portes du détroit ». La conquête d’Aden faisait partie du plan global d’Alphonse de Albuquerque, mais en 1513 il échoua devant les murs des cités de l’Arabie. C’est donc une région dans laquelle il y a eu régulièrement des affrontements avec les vaisseaux musulmans46.
Du coup, les sources portugaises sur le golfe d’Aden et la mer Rouge au XVIe siècle sont extrêmement riches. Les traités géographiques de Tomé Pires et Duarte Barbosa, tous deux collaborateurs d’Alphonse de Albuquerque, révèlent une image détaillée de la topographie de ces régions et des peuples qui y vivent. Les grandes chroniques portugaises de l’expansion en Asie écrites au XVIe siècle par João de Barros, Fernão Castanheda, Damião de Gois, contiennent des chapitres entiers sur les contacts réguliers des Portugais avec les entités politiques dominantes. Nous possédons une série de dessins de Gaspar Correia (1496-1563) auteur des légendes de l’Inde (lendas da india), qui a vécu à Goa, mais qui, entre 1513 et 1517, a voyagé deux fois en mer Rouge, laissant des vues détaillées des cités d’Aden et de Djeddah. Ensuite dom João de Castro, un navigateur géographe qui, en 1541, a pris part à la grande expédition maritime portugaise de la mer Rouge à Suez, en fit un récit détaillé illustré par des vues de plusieurs ports. Plusieurs copies de son roteiro do mar démontrent non seulement son importance mais aussi qu’il a été assez largement diffusé47.
Certains dessins de João de Castro sont remarquables et constituent une absolue innovation dans le contexte de la littérature portugaise du temps. En effet, les deux routiers qu’il rédigea lors de ses voyages contenaient des douzaines d’illustrations faites par Castro lui-même, qui représentait des phénomènes naturels, des bateaux, des paysages maritimes et quelques figures humaines. Chaque illustration correspondait à un texte. Les quinze illustrations du roteiro (sur les seize du manuscrit original) représentent du point de vue du navigateur, et parfois vue du dessus, les côtes, les ports, les embouchures de rivière, les baies, les caps.
Les illustrations ont une claire utilité pour un homme de la mer car elles dessinent les zones pour jeter l’ancre, les hauts fonds et les autres références topographiques. Mais elle présente aussi des paysages vus depuis la mer, la végétation, les différents types d’édifices, les figures humaines et animales, et surtout la grande variété de bateaux. Les bateaux décrits ne sont pas seulement européens (caraques, galions, caravelles), mais aussi asiatiques (foists et katurs), qui ont été largement utilisés par les Portugais. Les illustrations des ports de la mer Rouge sont une radicale nouveauté. Pour la première fois, les Européens disposaient d’une vision de la mer Rouge, de véritables paysages48.
Ces deux types de documents suffiraient à montrer que la route des Portugais fut un espace dynamique, d’une grande richesse, pas seulement sur le plan des biens et des marchandises, mais sur le plan de la création de nouvelles spatialités dans lesquelles l’homme portugais, marchand, soldat officier de l’administration, allait inscrire sa sensibilité, au contact de multiples autres cultures. En s’intégrant dans ces nouveaux espaces, par une sorte de mimétisme, ils captent les mêmes routes, font commerce des mêmes produits, stationnent dans les mêmes ports que leurs prédécesseurs et s’inscrivent dans des réseaux plus ou moins recomposés.
Du côté espagnol
Il existe une iconographie et une cartographie du détroit de Magellan et de la Patagonie, mais elle est tardive (dernier tiers du XVIe siècle) et liée à d’autres enjeux. La cartographie du détroit fut autant espagnole qu’européenne (anglaise et hollandaise). C’est un passage qui se présente comme un labyrinthe de canaux et d’îles dont la topographie sera établie de façon lente et intermittente jusqu’au XIXe. Difficile à naviguer, ce détroit connaît quatre longues décennies d’éclipses (1540-1580), et ce n’est que l’incursion anglaise du pirate anglais Francis Drake, en février 1579, qui oblige la couronne à s’intéresser de nouveau à ce « paso » délaissé pour être presque impraticable (peu rentable et trop risqué). Les mécanismes de « captation » et de représentation du détroit de Magellan suivent donc un cours très différent.
Pour l’Espagne, se pose la question de la défense et maîtrise du détroit d’un point de vue militaire. Après l’irruption de Drake, alarmées par les lettres de l’ambassadeur d’Espagne en Angleterre sur l’attaque imminente de la flotte anglaise pour s’installer dans le détroit, les instances au plus haut niveau de l’État se mobilisèrent pour étudier les zones à fortifier50. Il fut décidé d’envoyer une imposante flotte (la armada del estrecho51) et un groupe de pobladores au nombre de trois cents, qui arrivèrent dans le détroit en février 1584. L’objectif était d’y fonder des établissements en vertu de la description faite par Sarmiento de Gamboa, qui signalait les trois « angosturas », donc les trois zones stratégiques plus faciles à contrôler pour être des goulets d’étranglement. Cette tentative de peuplement fut un terrible échec qui paralysa à nouveau les tentatives d’investissement et de peuplement.
Ainsi se trouvait confirmée la route des galions du Pérou par Panama et la traversée de l’isthme, l’image géographique inversée du détroit austral dont les projets de fortifications furent abandonnés. La rumeur disait même que la force des eaux et des vents avaient contribué à obstruer le canal, fermeture symbolique s’il en fut.
La situation était donc paradoxale car le détroit de Magellan était un espace névralgique où à la fin du XVIe siècle se jouait la politique internationale européenne. Incapable de le fortifier et d’en assurer la défense régulière, la couronne espagnole craignait constamment une occupation de la côte chilienne par les Anglais, puis les Hollandais qui auraient pu ainsi menacer la flotte qui transportait l’argent de Potosi de Lima El Callao à Panama. La Couronne déplaça donc l’axe de sa politique défensive au Chili à la hauteur du fleuve Biobío. Cette stratégie était particulièrement délicate puisqu’une large part des populations indigènes araucanes étaient en révolte (en particulier la grande révolte des Araucans en 1598) contre les colons espagnols et pouvaient à tout moment s’allier aux Hollandais luthériens et leur permettre de s’implanter. Après les revers militaires, le jésuite Luis de Valdivia théorisa la « guerre défensive » et la création d’une frontière permanente, à des milliers de kilomètres du détroit. Outre un chapelet de missions, un contingent militaire stationnait à cette nouvelle frontière qui s’était de facto stabilisée. L’effet indirect du détroit fut de créer ces « Flandes indianos », les Flandres à l’autre bout du monde…
Pour les Portugais, au-delà de l’Estado da india, dans l’extension du sud-est asiatique, il y a très vite un évitement de la posture militaire défensive au profit du négoce et des jeux d’alliances interrégionales. Tout comme les commerçants hindous et musulmans, les Portugais pratiquaient un cabotage aux escales multiples, achetant et vendant dans chaque port : ces jeux de ventes et d’achats successifs étaient d’une grande complexité et toutes les marchandises s’entremêlaient d’une façon inextricable et, surtout, cela supposait des collaborations avec juifs, musulmans et hindous. Les circuits étaient eux aussi complexes : on pouvait partir de Malacca avec une cargaison de cotonnades échangées ensuite à Java contre des sapèques (pièces de monnaies chinoises de cuivre), avec cela on allait acheter du riz et des étoffes de qualité inférieure pour les échanger contre du poivre, puis du riz et de la cire à cacheter, vendue ensuite à Malacca. Tout ceci apparaît clairement dans un document de 1580, le Livro das cidades e fortalezas que a coroa de Portugal tem nas partes da India52.
Finalement si on veut caractériser la nature de l’espace portugais en Asie du sud-est, il fut un tissu de factoreries lâche, et souvent plus informel et pacifique que dans la partie occidentale de l’océan Indien. Cela l’a rendu aussi plus vulnérable, et ce n’est pas par hasard que les Hollandais vont choisir cette région comme centre de leurs opérations.
L’autre remarque qu’il importe de faire concerne le rôle de l’État dans cette longue route maillée d’échanges. Le monopole royal n’était que partiel (pour les épices jusqu’en 1539), la couronne se contentait de prélever 30 % de la quantité transportée ; dans la deuxième moitié du XVIe, la couronne se désintéressa encore davantage de l’exploitation directe du commerce maritime en Asie et adopta le principe des concessions pour obtenir ainsi un revenu fixe. Dans le même temps, elle orientait sa politique vers l’Atlantique occidental et le Brésil53. Enfin le commerce, au démarrage centré sur les épices s’est progressivement diversifié (épices, drogues, bois précieux en Asie du sud-est, produits manufacturés porcelaines, laques, soieries, bijoux en provenance de Chine, les cotonnades de l’Inde, et bien d’autres marchandises venant du Proche-Orient qui entraient dans l’océan Indien par la mer Rouge et le golfe Persique).
Les historiens s’accordent pour dire que ce commerce s’était régionalisé et parlent d’un « commerce d’Inde en Inde ». Par exemple s’agissant du clou de girofle, les Portugais locaux n’ont jamais exporté en Europe plus de 12 % de l’ensemble de la production des Moluques ; le reste était distribué en Chine, à Java, en Inde ou en Perse. Thomaz affirme que « dans l’économie de l’État portugais en Inde, la prépondérance passa du commerce intercontinental au commerce régional » grâce à la maîtrise de bon nombre de routes de navigation, et surtout un savant jeu de collaborations multiples (rôle des Tamouls et des Hindous par exemple54).
Malacca et le finis terræ américain : pragmatisme, imaginaire et politique
Le détroit de Malacca, soit un couloir de 850 kilomètres entre la péninsule malaise et Sumatra, est une interface cosmopolite, où commerce royal et commerce privé sont parallèles et complémentaires, ce dernier ne faisant que croître. On assiste à la victoire du local, du marchand, de la négociation. Par exemple le facteur de la factorerie de Malacca s’associe volontiers au bendahara, qui est un marchand tamoul ; les grands marchands hindous de Malacca sont bien supérieurs en volume de commerce aux Portugais. Malacca était célèbre grâce au concours de ces gens « d’infinies nations » qui la rendaient « grande et noble55 ». Cela invitait à la collaboration, aux alliances, fruits de l’éloignement.
D’une façon générale, les détroits d’Asie sont autant d’emporia, où se pratiquent de multiples adaptations locales pour générer le commerce le plus lucratif possible ; les marchands d’autres nations servaient de partenaires commerciaux à la couronne, et de conseillers économiques aux autorités portugaises, ils prêtaient fréquemment de grosses sommes à l’État portugais et leur présence permettait que les Portugais perçoivent des taxes (droits de douane), seul revenu public de Malacca.
La comparaison de Malacca avec le détroit de Magellan, long de 611 kilomètres, fait-elle sens puisque les différences sont abyssales ? Pourtant c’est bien cet écart que nous soulignons pour requalifier le détroit américain dans la géopolitique et la géoéconomique du XVIe siècle.
Une entreprise royale
Le détroit de Magellan constitue une zone géostratégique que la couronne espagnole voudrait continuer de maîtriser en dépit de considérables obstacles. Les opérations pour sa défense et les projets de fortification furent lancées depuis l’Espagne, au plus haut niveau de l’État : outre l’expédition de découverte de Magellan, la Armada del estrecho de 1581, et l’expédition des frères Nodal au début du XVIIe. Il existe donc une tension entre la faible attractivité de la zone et son poids géostratégique. L’affaire est trop sérieuse pour être laissée entre les mains des vice-royautés (qui d’ailleurs sont particulièrement mal équipées du point de vue militaire).
La défense du détroit était-elle impossible ? Peut-être pas au niveau de la passe magellanique : en effet, comme l’observent Ladrillero et Gamboa, il était envisageable en certains endroits de fonder un fortin avec une garnison, les ressources ne sont pas complétement absentes (animaux pingouins, poissons, arbres), mais aucun fortin ne sera construit, aucun système de patrouilles ne quadrillera le détroit. Pourquoi ?
Il fut le théâtre macabre de la fondation de Nombre de Jesús, puis de la ville del Rey don Felipe56 ; c’est l’expédition de Cavendish, en 1586, qui révéla l’étendue du désastre et recueillit le seul survivant espagnol. Tous étaient morts de faim. Cavendish renomma la ville fantomatique Port famine. Cet échec retentissant et cet immense gâchis ont sans doute dissuadé de poursuivre, il s’agissait de l’échec de l’un des projets les plus audacieux de la couronne57. Mais il y a plus.
Ce qui fut surtout pertinent, c’est la découverte d’une autre voie interocéanique possible par le contournement de la Terre de Feu. Pressenti par Drake, il fut engagé par les Hollandais et confirmé ensuite par les frères Nodal qui en firent une cartographie précise. L’identification de la Terre de Feu rendait encore plus improbable le contrôle du passage, dans des eaux encore plus hostiles à la navigation. C’était le cas pour tous ceux qui s’y confrontaient. La couronne fit un choix très pragmatique, d’une certaine façon le détroit se défendait « seul ». La navigation n’était ni la possession, ni l’occupation, et la violence des tempêtes affectait autant les uns que les autres58. Les Hollandais parcoururent le détroit en différentes expéditions ; outre les tempêtes et les multiples difficultés qu’ils rencontrèrent, ils firent aussi preuve d’une capacité destructrice notable (mort de milliers de pingouins et de cormorans ; attaque des Indiens de la Terre de Feu, comme le montrent ces deux gravures, bien que réinterprétées plus tard par Théodore de Bry. En vérité, cet acte de violence fut bien commis par les Hollandais de Van Noort dans le détroit de Magellan, et ils se sont sans doute affrontés aux Kawéskar dans l’île des Pingouins, ainsi qu’ils avaient rebaptisés les îles de Marta et de Magdalena, comme on peut le voir sur cette carte59.
Mais leurs expéditions furent aussi désastreuses pour leurs propres membres. Par exemple l’expédition du Hollandais Simon de Cordes, en 1599, fut victime de pénuries, de tempêtes ; les hommes moururent de faim, ce qui conduisit à la rébellion de l’équipage et à l’exécution des mutins. Seuls trente-six survivants retournèrent en Hollande60.
Face à cela les Espagnols étaient devenus capables de monter une expédition qui fera complétement le tour de la Terre de Feu (ce que n’avaient fait qu’incomplètement les Hollandais) en un temps record, et surtout sans aucune perte humaine.
On assiste ainsi à une sorte d’inversion du cours de l’histoire des détroits sur la moyenne durée.
Certes l’ennemi hollandais fut un redoutable rival en Asie pour la thalassocratie portugaise, comme dans les eaux australes du continent américain. Les Hollandais prirent l’habitude de passer par le Finisterre américain pour fondre sur les Philippines. Mais il existe une différence de taille.
Du côté portugais, l’espace sud-asiatique est une zone hybride, dite de « shadow empire », de dilution des frontières61 entre caractère officiel et intérêt privé. C’était là la conséquence de la nature même de l’entreprise portugaise qui ne disposait pas de modèle défini, s’étant adaptée aux réalités et ayant atténué au fur et à mesure les problèmes qui surgissaient. L’arrivée des Hollandais en Orient et l’établissement de la Compagnie néerlandaise des Indes Orientales dans l’Asie du sud-est ont causé une contraction générale de l’activité de la navigation portugaise. On assiste à une dislocation du pouvoir maritime portugais, qui sera substitué par celui des bourgeois d’Amsterdam et d’une VOC aux pratiques commerciales beaucoup plus structurées. Malacca a subi un premier assaut en 1606 et resta par la suite sous pression constante, soit sous forme de blocage, soit sous forme d’attaque directe des navires portugais. Les Hollandais vont ensuite s’attaquer aux zones stratégiques des détroits, Ormuz tombe en 1622, et la VOC néerlandaise finira par littéralement balayer les positions portugaises à Ceylan et sur la côte de Malabar.
En Amérique, ils furent une encombrante, une inquiétante présence qui provoquait des sursauts de panique du Conseil des Indes, assourdis ensuite par une sorte de pragmatisme face à une région qui, en tout état de cause, ne pouvait être contrôlée. On pourrait presque parler d’un statu quo étrange de basse intensité. Si le Portugal perdit progressivement le contrôle de l’immense route des épices, la latitude extrême de la Patagonie valut à la Couronne d’Espagne de conserver le territoire austral dans l’espace de la monarchie catholique, au moins sur le plan de la cartographie officielle.
Cette indéfinition du territoire austral américain eut trois conséquences inattendues mais notables.
D’une part, la persistance d’une géographie conjecturale qui inscrit un quatrième continent, la terra australis, véritable tremplin des imaginaires coloniaux des nations européennes rejetées hors du partage de Tordesillas62. Sur les planisphères français, hollandais, italiens, on voit se projeter un continent encore plus au sud de la Terre de Feu, dont un bel exemple nous est offert par Guillaume Le Testu dans sa Cosmographie universelle qui consacre plusieurs cartes à cette géographie d’un continent antarctique63.
L’Espagne de Philippe II et Philippe III, sans doute consciente que l’espace commande, soutint un développement des connaissances nautiques et climatiques de la zone. L’expédition des frères Nodal et de leur pilote majeur Arellano est tout à fait exemplaire : elle fut montée grâce à une connaissance accumulée et pour partie délivrée par les témoignages de deux pilotes flamands (Juan de Wit et Valentin Tasen) qui, après avoir navigué avec l’expédition de Lemaire au service de la VOC, vont informer l’Espagne contre espèces sonnantes et trébuchantes (150 florins chacun). C’est une dimension très importante de la navigation dans le détroit de Magellan que d’impulser la construction d’un savoir nautique qui soit le résultat des savoirs nés de l’expérience de l’école des pilotes de Séville et de celui, théorique, élaboré et enseigné à l’Academia de Matemáticas64 de Madrid. Cette synthèse de la théorie et de la pratique apparaît en la personne du pilote majeur Diego Ramirez de Arellano : ce qui est une mutation tout à fait considérable dans la construction du savoir : « un negocio tan grande no solo me parece es necesario un piloto de teoría y práctica para las descripciones sino dos en cada navío » ; ainsi Francisco de Tejada définissait-il le montage de l’expédition65.
Ce cumul de savoirs finit par tendre vers une forme d’exhaustivité : formation du pilote, connaissance des conditions météorologiques, et océaniques (mouvement des marées) et la construction navale : des bateaux adaptés pour ces eaux polaires et venteuses.
Enfin, l’existence du détroit comme une zone « grise » où les puissances internationales, bien que susceptibles d’y naviguer, ne peuvent prendre pied. Pas de bataille navale, pas de siège, pas de fortin, pas de route commerciale : mais un archipel aux toponymes mêlés, instables, zone poreuse de la géopolitique. Ainsi les Anglais nomment et baptisent les terres de l’archipel glacé, île Elisabeth, ilots Saint-Georges et San Bartholomew, Port-Famine dira Cavendish pour Ciudad del Rey Felipe, et ce nom lui restera, passage Forward, pour Morro de Santa Agueda, Port Gallant, baie de Ridde ; les Hollandais créeront pléthore de toponymes et rebaptiseront ceux existants : les îles de Magdalena et de Marta seront appelées île aux Pingouins, baie Cordes (du nom de Simon de Cordes, 1599) ; Cabo San Antonio sera Sandy Point, le cap San Vicente, cap Horn (par Lemaire, parce que ce dernier était né à Horn, en Frise occidentale, en Hollande)… La liste serait longue et se prolonge jusqu’au XXe siècle. La toponymie est un indicateur qui illustre de quelle manière se font et se défont les territoires : ici ces toponymes n’évoquent pas l’affrontement entre puissances, mais plutôt la tension entre imaginaires territoriaux rivaux.
Conclusion
Le choix de travailler les espaces et les spatialités s’adosse à un élan géographique observable à la Renaissance et lié à l’expansion des Ibériques. Le passage du détroit austral américain par Magellan est sans doute un moment clé dans l’histoire de la géographie du XVIe siècle et dans l’histoire tout court, sur le plan de l’imago mundi, de la cartographie et sur le plan épistémologique du rapport de l’homme occidental au monde, arpenté puis conçu comme globe terrestre. Pourtant à l’heure où se célèbre le cinquième centenaire de la circumnavigation de Magellan, il est bon de reconstruire cet épisode à l’intérieur d’un autre jeu d’échelles spatiales et temporelles.
Il s’agit de penser en même temps de très grandes distances à l’échelle du globe, de vastes régions comme le cône sud de l’Amérique ou l’Asie du sud-est, et des lieux précis, par une étude locale ou régionale, comme l’activité du port de Malacca, la frontière araucane au sud du fleuve Biobío ou encore le port de Panama, clef de l’isthme panaméen.
Ce cadre est à la fois terrestre et maritime, et les détroits, sont des seuils, autant que des charnières. Ce que nous avons observé, c’est que les détroits du monde sont des réalités spatiales extrêmement complexes, des feuilletages de données historiques et imaginaires, des lieux construits, et non de simples cadres ou réceptacles de l’activité des hommes. Il convient donc d’historiciser ces espaces singuliers et de s’interroger sur les modalités de leur représentation : cela ne peut se faire qu’en ayant recours à des études contrastives, pluri-scalaires et connectées. Les détroits peuvent, de ce point de vue, offrir un observatoire privilégié pour scruter les acteurs, leurs différentes spatialités (réelles et imaginaires) et les dynamiques de ces différentes parties du monde. Le détroit de Magellan peut être ainsi reconstruit, recalibré, à partir de ces différents décentrements dans d’autres parties du monde, qui sont aussi autant de connexions. L’invention du détroit, comme construction mentale et culturelle, ne naît pas du néant. Les nations ou groupes humains ont été capables de mener à bien leurs objectifs sans ce concept, mais au XVIe siècle, l’image du détroit comme entité dynamique a été associée à des attentes politiques et militaires nouvelles qui engagent une géopolitique mondialisée autant qu’une vaste expérience humaine interculturelle : les rythmes en sont très différents.
Étudier les détroits du point de vue de leur géographicité66 peut enrichir considérablement l’étude de l’embrassement du monde (encompassing the world). Le détroit génère des savoirs politiques autant que géographiques, qui privilégient la mesure et la mise en perspective de l’espace pour inscrire les groupes sociaux dans la dimension globale de la terre. C’est donc un outil pour penser la position occupée par un État par rapport aux autres, en dépassant nécessairement l’expérience proche et immédiate. Penser le détroit revient à agencer des espaces fabriqués à partir de lui, ces espaces sont autant des distances que des pratiques, des projets et des imaginaires.