Le capitaine Richard Burton1, très souvent au service de la Royal Geographical Society, fut un intrépide voyageur qui parcouru l’Inde, l’Afrique et le Brésil. Son œuvre écrite, constitue une importante bibliographie de voyages, de circulations, faisant preuve d’une acuité toute particulière en ce qui concerne la description de l’univers du voyageur2.
Cependant, elle est en même temps révélatrice d’obstacles épistémologiques tels que les préjugés, le capital de connaissance avant le voyage, l’empathie ou l’antipathie envers ce que l’on découvre et, surtout, la fidélité aux intérêts de l’Angleterre, questions qui ont orienté les récits de Burton. Dans la comparaison entre l’Afrique et le Brésil, Richard Burton adopte le point de vue de l’élite scientifique anglaise et son récit fait de lui un des grands constructeurs de la représentation coloniale telle qu’elle intéressait à l’empire Anglais. Il y a ainsi une histoire culturelle des mécanismes de perception et de représentation – des objets, personnes, idées, conflits, désirs – mais il y a aussi l’histoire de ces perceptions et représentations, laquelle, pour certains pays ou continents, émerge surtout sous forme de narratives littéraires ou picturales.
L’histoire des cartographies d’Amérique du Sud et d’Afrique nous offre, par exemple, d’excellents récits qui permettent d’avoir une idée très précise de la façon dont la connaissance de ces continents s’est faite au fur et à mesure des siècles. En même temps, elle nous offre aussi une narrative imaginaire et fantaisiste aussi bien de certaines régions que de ses habitants, sortie de l’imagination des auteurs de ces cartes et divulguée tout au long des siècles. Ce que pendant des années était vu comme une terre d’utopie - l’Amérique du Sud – ou comme un continent de craintes et de mystères – l’Afrique – est perçu aujourd’hui, d’une manière totalement différente. L’Amérique du Sud comme un continent en conflit permanent ; et l’Afrique comme une région tantôt de ressources inépuisables, tel un nouvel El Dorado, tantôt comme un lieu d’insolvabilité.
Les limites épistémologiques
Ces narratives littéraires sont conditionnées par de multiples facteurs de nature parfois subjective. Les intérêts particuliers des auteurs, les convictions politiques et religieuses, les objectifs économiques des commanditaires des voyages, les idéologies et la façon dont on se fait la représentation du monde, sont des aspects qui déterminent et orientent les voyages et leurs récits.
Au-delà de ces données, que nous pouvons considérer comme cadrant les limites épistémologiques, il y a encore tout un ensemble de variables qui s’imposent et qui conditionnent la narrative, quand, lors de la découverte d’un nouveau savoir - et toute narrative de voyage en est une - nous passons de l’improbabilité de la communication à la possibilité de sa probabilité.
À ce propos, Niklas Luhmann, en évoquant Talcott Parsons3, introduit la théorie des ‘moyens d’échange’ (media of interchange) : l’argent, le pouvoir, l’influence, les compromis moraux4. A ces moyens plus classiques, Luhmann ajoute encore la vérité, dans le cas de la science, et l’amour, pour ce qui concerne les relations intimes. La littérature de voyages est un cadre particulièrement intéressant pour aborder la question de la « vérité » narrative, et ses auteurs nous offrent d’excellents études de cas.
Richard Burton, objet de notre analyse, est l’auteur d’une abondante littérature consacrée à ses nombreux voyages. Capitaine de l’armée anglaise – poste acheté par son père (1842-1849) – il sert en Inde et dans la guerre de Crimée. Bien plus qu’un militaire, Burton a été un explorateur d’une rare érudition, particulièrement doué pour les langues et pour l’écriture, parlant de multiples langues et dialectes avec un talent hors du commun. Véritable polyglotte, il s’est également dédié à la traduction des œuvres rareszz5. Fasciné par la culture arabe, qu’il hiérarchise en Afrique comme étant la seule culture de niveau supérieur, c’est à travers elle qu’il observe et étudie tout le continent africain.
Cette fascination envers l’univers arabe l’emmène jusqu’à la Mecque, déguisé en pèlerin musulman en1853. Il sera ainsi le premier européen non musulman à accomplir ce voyage, dont il nous laissera d’ailleurs un récit6.
Cette fascination de Burton par l’Orient, amène Edward Said7 à faire une analyse détaillée de son travail littéraire. Il considère Burton comme l’un des auteurs qui ont contribué à la construction d’une fausse image de l’Orient : exotique, subalterne et conforme aux principes de l’impérialisme européen et aux traductions des œuvres classiques orientales. La description de son voyage à la Mecque est un très bon exemple de ces observations : elle est pleine de contradictions qui nous dévoilent non seulement une pensée impérialiste à l’œuvre mais surtout la « manière » de nouer ces contradictions. Affirme Said :
Pourtant, l’ héritage de Burton est complexe, ce n’est pas simplement de l’individualisme, précisément parce que nous pouvons trouver dans ce qu’il écrit des exemples de la lutte entre l’individualisme et un sentiment très fort d’identification nationale avec l’Europe (spécifiquement l’Angleterre) en tant que puissance impériale en Orient […] mais ce qui nous concerne le plus, c’est que Burton se considère lui-même à la fois comme un rebelle contre l’autorité […] et comme un agent potentiel des autorités en Orient. L’intérêt principal réside ici dans la manière dont coexistent pour lui ces deux antagonistes8.
Entre le 29 octobre 1854 et le 9 février 1855 Burton est en voyage à Harare9. Déguisé en arabe, il est un des premiers européens à entrer en Éthiopie, au XIX siècle. Le répertoire de ses voyages, très vaste et assez exhaustif10, n’a été possible que grâce au soutien de la Société Anglaise de Géographie, qui l’avait non seulement invité, mais aussi financé ses voyages réalisés pendant les années 50, notamment celui qui le rendra fameux : le voyage accompli entre 1856 et 185911, et dont la mission était la découverte de la source du Nil. Postérieurement, Burton aura le soutien du gouvernement anglais qui le placera comme Consul dans différents pays.
Parmi ses activités de voyageur, explorateur et consul anglais, nous allons nous pencher sur celles qui permettent de mieux cerner le point de vue de Burton relativement à l’Afrique et qui nous donnent, en même temps, la possibilité de faire une brève étude comparative de ses récits entre l’Afrique et le Brésil.
L’Afrique dans le voyage d’exploration de la source du Nil
Richard Burton part à la recherche de la source du Nil en compagnie de John Hanning Speke, un explorateur anglais. Ils se sépareront au milieu du parcours, en raison de divergences concernant les directions à suivre12.
Ce qui nous intéresse ici c’est de confronter le regard que Burton porte à la fois sur la population noire et sur la faune et la flore de la région. Sur la population noire, parmi les différents commentaires négatifs il affirmera : « Au moral nous l’avons dit, l’Africain de cette région est inculte et ne paraît pas avoir le don de s’instruire. […] L’étonnante loquacité de ces négroïdes n’a produit ni légendes, ni poésies, ni traits d’éloquence13 ».
En ce qui concerne la nature, ses commentaires sont contradictoires. Lors du voyage au Lac Tanganyika il décrit une nature particulièrement agreste, qui perturba les voyageurs et causa de forts préjudices à l’expédition. Tantôt les hyènes attaquent les ânes, montures fort nécessaires au transport des équipements, tantôt les fourmis rouges s’attaquent aux gens et aux animaux. La narrative de ces évènements prend des allures de description de guerre : « Les premières traversent le chemin en colonnes serrées, comme une armée en Champagne14 ».
Le paysage est pour eux si agressif qu’il considère la forêt comme un endroit pestilent, d’autant plus qu’ils découvrent que la mouche tsé-tsé, que le docteur Livingston avait identifiée comme étant uniquement dans la région sud du Zambèze, existait aussi bien au nord du Zambèze et les attaquait fortement. Il n’est donc pas étrange que les voyageurs soient fréquemment pris de malaises, certains totalement méconnus et hors des classements typologiques jusqu’alors établis par les européens, malgré les symptômes très agressifs :
Le 10 octobre le malade s’éveilla subitement d’un rêve affreux, où des tigres, des léopards et d’autres bêtes féroces, cramponnés à sa chair, le faisaient tourbillonner sur le sol, avec la vitesse de l’ouragan ; à son réveil il se trouva debout sur son lit, se pressant les côtes de ses deux mains crispées. Suffoqué par la douleur, il appela Bombay, qui jadis avait éprouvé cette torture, appelée kichyoma-chyoma, ou les petits fers15.
En même temps, ils sont fascinés par la nature et par le paysage environnant : en traversant la montagne, les explorateurs découvrent au loin le lac éclatant au clair de lune. La description que Richard Burton nous laisse de ce moment traduit l’émerveillement qu’ils ont ressenti. L’immense lac ressemblait à la mer, avec ses vagues qui dévoilaient une traversée difficile, mais incitaient à l’exploration. Il raconte :
Par-delà cette ligne verdoyante, le lac étend, sur un espace de trente à trente-cinq milles, ses eaux bleues, que le vent d’est argente de petits croissants d’écume. À l’horizon, une haute muraille d’un gris d’acier, coiffée de vapeurs légères, détache sa crête déchiquetée sur un ciel profond, et laisse voir, entre ses déchirures, marquées d’une teinte plus sombre, des collines arrondies qui paraissent plonger dans la mer. Au sud, en face de la pointe basse et longue derrière laquelle le Malagarazi décharge ses eaux violentes, les promontoires et les falaises de l’Ougouhha découpent une perspective océanesque, où le regard, en se dilatant rencontre un archipel qui s’éparpille au loin16.
Cet éblouissement envers le paysage aura comme conséquence la dichotomie que les européens feront, voyant l’Afrique comme un continent sans culture mais qui offre une nature et des paysages tout à fait extraordinaires. Il faut d’ailleurs rappeler que l’esthétique romantique et en particulier l’esthétique Kantienne, en créant le sublime comme catégorie qui échappe à tout jugement de valeur, et dont la particularité unique était d’être trouvable soit dans la nature soit dans l’art, en esthétisant cette nature africaine, mettait sur un plan secondaire tous les autres aspects de la condition africaine y compris les africains. C’est cette condition de « sublime », que l’on retrouve dans Out of Africa de Karen Blixen. N’oublions pas que l’expression absolue du paysage était, à cette époque, celle des paysages peints par Thomas Gainsborough (1727-1788) ou par John Constable (1776-1837). Des paysages mélancoliques, sans les couleurs trépidantes de la forêt africaine, et dont l’amplitude n’était en rien comparable à l’expérience ensorceleuse du paysage africain.
Les voyages en Afrique Occidentale
Pendant les années où Richard Burton a été Consul à Fernando Pó, il a réalisé plusieurs voyages dans la région de l’Afrique Occidentale17 : Delta du Niger, Calabar, Bénin, Bonny, Cameroun, Lagos, Abeokuttta (régions qui font actuellement partie de la République Fédérale du Nigéria), le royaume de Daomé (aujourd’hui intégré dans la République du Benin), les régions de Bimbia et Sierra Leone. Le récit qu’il en fait « est profondément pessimiste en ce qui concerne les possibilités de civilisation en Afrique et des africains18 ».
Lors de son séjour à Fernando Pó, bien plus qu’ailleurs, le Consul anglais Richard Burton, avait une mission très spécifique, celle d’assurer le contrôle du commerce de l’huile dans les fleuves, commerce qui était particulièrement rentable pour la couronne anglaise et qui était venu remplacer le commerce d’esclaves, à la suite de l’abolition de l’esclavage19. Cependant, les circuits de distribution de l’huile de palme étaient les mêmes que ceux des anciennes routes du trafic d’esclaves20. L’engagement du Consul et la détermination do Foreign Office auquel Burton répondait en permanence, étaient tels que celui-ci a même sollicité des bateaux de fiscalisation qui sillonnaient la Baie de Biafra, sous prétexte que sans eux le commerce d’esclaves pourrait reprendre21.
L’ensemble de récits et la bibliographie relative à cette période, ainsi que la correspondance et les offices transcrits par Alexsandro Gebara, et qui couvrent la période où Burton a été Consul et voyageur dans la Côte Occidentale d’Afrique, sont empreints d’un regard raciste, euro-centrique et colonialiste. Plus encore que dans les récits antérieurs, Burton s’assume ici en tant que disciple des théories racialistes et il se permet de classer et d’hiérarchiser les hommes en groupes raciaux, en utilisant ces catégories22.
Dans la hiérarchie de Burton, ébauchée pendant sa période indienne, ceci était déjà bien évident : « La population de Goa est composée de trois éléments hétérogènes, à savoir les portugais purs, les chrétiens noirs et les païens23 ». Selon cette perspective, pour Burton les arabes étaient classées juste après les caucasiens : « (nobles sauvages) un mélange véritablement noble de détermination, gentillesse et générosité24 ». De telles affirmations, découlant d’une sorte d’émerveillement où l’exotisme joue un rôle important, n’ont pas suffi à empêcher la critique assertive faite par E. Said, comme mentionné plus haut, qui considère Burton comme le constructeur de l’Orientalisme au Royaume Uni et auprès des Sociétés d’Anthropologie tout en reconnaissant ses qualités d’érudit et d’autodidacte25. Car justement, cet émerveillement ne signifie pas une égalité, mais une différence envoûtante, une différence au service du regard européen.
Ce n’est pas le cas de la population noire : dans la continuité des récits du Nil, cette population occupe la dernière place dans ce classement racial. Elle fait l’objet de tout une série de considérations qui décrivent les noirs comme des incapables, à la configuration bestiale et difforme. Burton utilise la plus primaire des classifications raciales, établissant un rapport entre la physionomie et les qualités intellectuelles et psychologiques de l’être humain26. Les deux citations qui suivent sont tout à fait exemplaires :
Dans sa constitution la plus élémentaire il est dolichocéphale, la mâchoire projetée vers l’avant, le front en retrait, plus scalp que face, pas de mollets, peau de concombre, talon en alouette, pieds amples et plats ; une odeur fétide, des cheveux cramés et crépus, des poils comme des grains de poivre […]. Il n’y a pas de quoi s’émerveiller que les caucasiens se racontent à eux-mêmes la fable selon laquelle on croit que cette race a été maudite pour servir les serviteurs27.
Dans la plupart des 100 pages dédiées à la Sierra Leone, l’adjectivation de la population noire est manifestement celle d’un suprémaciste racial : « L’homme de Sierra Léone est un voleur invétéré, il boit, il joue, il magouille, il s’habille de façon trop voyante et quand son argent s’épuise il demande à son maître de tout lui payer28 ».
Burton au Brésil
En 1865, Burton est placé comme Consul à Santos, au Brésil. Il va y vivre avec sa femme Isabel Burton jusqu’en 1868, pendant toute la période de son activité diplomatique. Le poste de Consul à Santos avait une certaine importance pour la couronne britannique et pendant ces années le couple en profite pour voyager plus à l’intérieur du pays, entre Santos et São Paulo, Rio de Janeiro et Petrópolis. Burton s’engagera aussi dans différents projets personnels en tant qu’anthropologue autodidacte qui l’amèneront plus loin dans le territoire brésilien.
Ce travail d’anthropologue développé par Burton soulève plusieurs questions. En réalité il n’a eu que de très brefs contacts avec les tribus indiennes des EUA et, au Brésil son travail sur le terrain l’occupa seulement quelques mois, notamment lors d’un voyage d’exploration archéologique dans la région de Minas Gerais et du fleuve S. Francisco29. Il ira aussi jusqu’à la zone de la guerre du Paraguay.
Son expérience archéologique n’était pas inédite. Lors d’un bref voyage aux États-Unis, en 1860, il avait visité et décrit les communautés mormones de Salt Lake City, ainsi que les villages indiens des Sioux et des Dakota, à la recherche de vestiges archéologiques. Les brefs récits qu’il nous laisse de ce contact avec les indiens brésiliens, et en particulier avec les Tupis, sont révélateurs de l’idéologie raciste dont il avait déjà fait preuve lors de précédents voyages. Le Tupi, par exemple, serait une langue barbare : « the Tupy language delights in the onomatopoetic […] and like many other barbarous tongues it expresses augmentation and magnitude by reduplication. Thus, muré is a flute ; muré-muré a large flute30 ».
C’est en se mettant à la place de celui qui est civilisé que Burton se réfère aux tupis, et c’est dans cette même optique qu’il construit et propose aux anglais sa vision du Brésil et du Brésilien. Dans tous ses récits sur le Brésil il est obsédé par l’idée de marquer la différence par la voie de l’exotisme. Mais, plus évident encore, c’est le besoin qu’il éprouve de montrer sa connaissance et son érudition : il présente une vaste liste de livres consultés, principalement de récits de voyages antérieurs aux siens.
Le séjour de Burton au Brésil est un des aspects les moins connus de sa biographie, malgré l’important legs qu’il a laissé dans son œuvre Exploration of the Highlands of The Brazil With A Full Account of the Gold and Diamonds Mines31, récit de son voyage à Rio de Janeiro et à la « Cachoeira » de Paulo Afonso, publié en deux volumes en Angleterre en 1869. Selon son biographe Edward Rice32 ses volumes sur le Brésil ont été l’objet d’une presque indifférence de la part de la critique, ce qui ne fut pas le cas relativement à ses voyages en Orient33. Burton avait 46 ans quand il a fait son voyage vers l’intérieur du Brésil. Après « 18 mois très ennuyeux à Santos », le Secrétaire de Sa Majesté pour les Affaires Étrangères (Lord Stanley) lui accorde la permission de s’absenter de son poste34.
Du récit original, en anglais, Explorations of the Highlands of the Brazil With a Full Account of the Gold and Diamond Mines, nous reprenons la traduction portugaise, en trois tomes, faite par Américo Jacobina Lacombre, Viagens aos planaltos do Brasil35. Le voyage commence le 7 août 1867 à Rio de Janeiro et s’achève cinq mois plus tard devant l’Océan Atlantique36.
Quand on compare ce récit avec des récits antérieurs, il en ressort de l’analyse comparative, que l’auteur se situe en tant que spectateur réaliste et documentariste :
En décrivant les plateaux brésiliens tels que je les ai vus, j’ai dépouillé mon travail de toute préoccupation d’embellissement, ce qui sera certainement regretté par les voyageurs ‘respectables’. Les photos sont plutôt froides, rudes, aux contours durs et nets, avec des couleurs vives mais sans le moindre vestige d’embellissement. Mon récit n’a réellement qu’un objectif : être fidèle37.
Pour justifier ses connaissances relativement à la géographie et à l’histoire du Brésil, Burton présente tout un ensemble de textes38, dont une grande partie en portugais, langue qu’il connaissait, et qu’il essaye d’analyser avec des contours de linguiste avant la lettre :
Actuellement le public anglais ignore complètement la littérature portugaise. En général la langue ne plaît pas à cause des sons nasaux. Nous avons une idée profondément ancrée : la langue portugaise, la plus latine de toutes les langues néo-latines, n’est qu’un ‘dialecte bâtard de l’espagnol’ 39.
Relativement aux régions qu’il traverse en compagnie de sa femme, le récit de Richard Burton est fort enthousiaste40. L’auteur confirme la représentation que la plupart des auteurs européens, depuis la Lettre de Pero Vaz de Caminha, se faisaient du Brésil, c’est-à-dire une région aux contours paradisiaques, une nature profondément belle et accueillante, une terre d’une immense richesse et variété et une population indigène pacifique et soumise, bien différente des afro-descendants, le tout contribuant à compléter l’image idyllique du paysage. Au Brésil, « la vallée du fleuve São Francisco, que l’on appelle le ‘Mississipi du sud’, ce que du point de vue géographique n’a pas vraiment de sens, est dans son état de nature le plus pur41 ». Ou,
La baie de Rio de Janeiro (baie de Guanabara), ainsi que toutes ses jolies sœurs, depuis les recoins de Cornouaille jusqu’à Naples, doit être contemplée en tenue de fête. Il s’agit de la plus charmante qui soit, reposant sous son baldaquin céleste, émaillé d’une atmosphère diaphane qui donne à l’horizon lointain les plus étranges et sublimes gradations, quand les ombres surgissent rayées de rose et de pourpre. Alors les couleurs nationales surgissent naturellement : le vert éclatant de l’émeraude et le jaune brillant de l’or poli42.
Et le brésilien, il est comment ? C’est la question qui s’impose en lisant les commentaires récurrents sur la population brésilienne :
A un moment donné du récit, en arrivant à São João del Rei, il aperçoit un ‘indubitable British hat’ […] il parle avec le propriétaire du chapeau, qui le présente à un compatriote qui vivait également sur place et il trouve très bien que […] leurs habitudes ne se soient pas permises de devenir brésiliennes. Être brésilien c’est bien, être britannique, c’est bien, le mélange […] pourrait gâcher les deux bonnes choses43.
Ce que l’on remarque c’est que l’européen, ou le britannique, doit rester « pur ». Le mélange est vu ici comme une contamination pernicieuse, qui doit être évitée. Selon notre analyse, ceci serait une conséquence de la façon dont Burton construit son image du brésilien. Pour lui, les brésiliens sont un peuple pacifique, gentil, accueillant, mais qui a constamment besoin de recevoir des compliments. Le brésilien est généreux mais peu soigneux et pas ponctuel44 ». La représentation que Burton se fait du brésilien, tout en étant différente de celle qu’il se fait de l’africain, traduit finalement la même arrogance où la relation seigneur et serviteur est clairement perceptible. Le peuple brésilien est négligent, il ne sait pas utiliser les ressources naturelles, il laisse pourrir par terre des fruits qui pourraient être utilisés, il n’utilise pas une technologie adéquate à l’agriculture, et surtout il ne sait pas tirer un bon profit des terres dont il dispose45.
Ponctuellement, l’auteur établi des comparaisons avec l’Afrique et les africains, notamment quand il parle de la pauvreté des terres brésiliennes :
Après avoir vécu trois ans au Brésil, je connais naturellement les difficultés inhérentes à la construction des routes. Comme en Afrique, ici aussi une argile pâteuse couvre le squelette de la terre, et il faut l’utilisation de structures métalliques, si on veut que la route tienne46.
Mais la nature n’est pas effrayante comme en Afrique, elle offre un spectacle de couleurs :
La vie animale est devenue plus grave. L’urubu ouvre ses ailes au soleil levant, les caracaras (falco crotophagus ou f. Degener, ou f. Brasiliensis, o chima-chima de azara), se perchent, comme le maina indien, sur le dos des bœufs, dans les prairies, ou s’envolent pour les rejoindre et picorer les insectes ; cette sorte très singulière d’oiseau rapace, vénéré par les indiens guaiacurus, exerce à l’évidence un service bien utile. La « Maria-preta » (Marie la noir), une sorte de pinson noir et blanc survole le chemin en allant d’un arbre à l’autre. Le « jappé », ou « accroche-nid » (?) et l’éclatant loriot-mauve (oriolus violaceus) volent en cercle, tandis que le merle ou oiseau noir (tendus brasiliensis) et le « sabiá », le rossignol brasilien, au chant fluté, chantent avec bonheur tous les matins. Des volées d’oiseaux coloriés, rouges, verts, noir et gris, gazouillant47.
Et pour souligner ces ambiguïtés à l’œuvre dans ses circulations quelques notes paraissent anticiper la vision du Brésil comme pays de l’avenir. Burton écrit : « seulement sous l’équateur, la race parfaite de l’homme du futur atteindra la pleine jouissance du plus bel héritage de l’homme – la terre48 », ou
[d]ans peu d’années la région que nous avons parcourue aura son « guide » descriptif et sera comprise dans « le grand tour » du XIXème siècle. J’ose prévoir que, parmi ceux qui sont encore vivants, beaucoup vont parcourir cette terre à la vitesse vertigineuse de soixante milles à l’heure, tandis que nous, dans nos moyens de transport primitifs, avons besoin de presque une semaine pour parcourir cette même distance. Peut-être qu’un jour ils pourront même voler – qui sait49 ?
Burton a, certes, la vision suprémaciste de l’européen et du citoyen anglais, ce qui peut aussi être interprété comme une approche à une possible anthropologie des riches comme cette citation le prouve encore :
Notre goût exigeant, propre aux anglais, ne trouverait aucun défaut à la maison ou au jardin si ce n’est que celui d’être un peu extravagant ; d’une certaine façon, le contraste avec la nature était un peu violent – une villa-jardin à l’italienne au milieu d’une forêt vierge, choque par l’imprévu. Le château, qui vaut de 30 à 40 mille livres, a des couleurs et des médaillons en trop. Derrière il y a un pont qui conduit à un pavillon, le tout en fer forgé, le pont ressemblant à un viaduc50.
Mais il serait intéressant de reprendre ici les paroles de quelqu’un qui était très proche de Burton mais qui nous montre le paradoxe de la personnalité de Burton et ses attitudes souvent contradictoires :
Chaque fois qu’il s’agit de quelque chose de difficile à exécuter, là où il y a des risques à prendre, ou une quelconque possibilité de développer l’esprit et d’éduquer quelqu’un, je serai son fidèle disciple ; mais je commence à sentir maintenant que, pendant que lui et ses lecteurs sont de vieux amis, moi je reste humblement oubliée dans l’ombre de sa gloire. Il est donc temps de déclarer, respectueusement mais fermement que, tout en acceptant avec fierté la confiance qu’il a déposée en moi, et tout en m’engageant à ne pas profiter de mon pouvoir pour changer un seul mot du texte original, je m’oppose avec véhémence à ses sentiments moraux et religieux, qui sont contraires à une vie distinguée et correcte. Mon indignation concerne tout particulièrement les aspects où l’on ne respecte pas notre Sainte Eglise Catholique, quand on fait l’éloge de la répulsive et dénaturée loi de la polygamie, que l’auteur, de son piédestal de moralité a le soin de ne pas pratiquer mais qu’il prêche aux ignorants en tant que moyen de peupler les nouvelles nations51.
Il s’agit en effet des paroles d’Isabel Burton52, femme de l’auteur, éditrice de son œuvre et elle-même auteur de la préface.
En guise de conclusion : c’est un fait que la représentation que Burton nous laisse de l’Afrique est particulièrement négative pour le pays et pour l’image de l’Afrique. Elle sert uniquement les intérêts idéologiques de civiliser ce continent, en l’occupant dans le but d’en profiter, puisant et exploitant ses ressources naturelles, base et fondement des empires européens, et dans ce cas précis, des anglais. La construction du Brésil est aussi une construction coloniale. Et tout au long de son récit, l’auteur fait preuve du même esprit d’hautaineté culturelle. La principale différence c’est que Burton, dans la lignée des prémices culturelles ébauchées par les narrateurs des voyages qui l’ont précédé, dès le premier contact avec les indiens, en détache une dimension en quelque sorte paradisiaque. Et cette représentation sera un héritage pour les générations suivantes : nous le retrouvons notamment chez Stefan Zweig dans son œuvre Brésil, un pays du Futur (Brasilien ein land der zukunft, 194153).
Pourtant, le legs de Burton est complexe, contradictoire. Reprenons ces paroles d’Edward Said qui semblent s’appliquer si bien au cas Burton :
précisément parce que nous pouvons trouver dans ce qu’il écrit des exemples de la lutte entre l’individualisme et un sentiment très fort d’identification nationale avec l’Europe (spécifiquement l’Angleterre) en tant que puissance impériale en Orient […]. Mais ce qui nous concerne plus, c’est que Burton se considère lui-même à la fois comme un rebelle contre l’autorité […] et comme un agent potentiel des autorités en Orient. L’intérêt principal réside ici dans la manière dont coexistent pour lui ces deux antagonistes54.