Faisant suite au volume intitulé A Globalização das Luzes (Luiz Carlos Villalta, Álvaro Antunes Araujo, Marie-Noëlle Ciccia, org.) publié en 2023 et disponible gratuitement en ligne (https://www.eduff.com.br/produto/a-globalizacao-das-luzes-e-book-pdf-738), le présent numéro de revue poursuit l’enquête sur les Lumières dans l’espace ibéro-américain. Il s’agit ici d’évaluer comment ce mouvement philosophique s’est construit depuis l’Europe vers le continent sud-américain, qui ont été les agents de cette construction, quels modes de circulation ont été adoptés, quels furent leurs effets, à la fin du XVIIIe et surtout au début du XIXe siècle, et quelles en furent, éventuellement, les limites idéologiques.
Le volume met en premier lieu en l’accent sur les définitions des concepts liés aux Lumières et leurs applications sur le continent européen. Ainsi Claúdio DeNipoti étudie les paratextes éditoriaux d’ouvrages portugais dans lesquels le terme Luzes et ses variantes sont employés, dans un souci d’adéquation avec le système censorial du ministère du marquis de Pombal. Júnia Ferreira Furtado interroge, de son côté, les concepts de colonie et de métropole et montre l’évolution de ces termes depuis la colonisation portugaise du Brésil jusqu’à son indépendance, en se référant aux débats éclairés du XVIIIe siècle sur ces questions. Leur donnant un éclairage spécifique, Marco Antônio Silveira analyse le discours théorique concernant le territoire brésilien, colonie européenne assumée, tel qu’il est mis en lumière dans l’Histoire des deux Indes, de l’abbé Raynal, et dans ses éditions successives (écrites à plusieurs mains, notamment celle de Diderot et du vicomte de Balsemão).
La seconde partie du volume est liée au débat d’idées qui prend forme peu à peu au Portugal et en Amérique Latine avec la diffusion d’ouvrages d’auteurs éclairés. Les réappropriations des idées des philosophes français montrent combien ce courant de pensée fut non seulement polymorphe mais également malléable et adaptable à des contextes aussi variés que le Portugal, le Brésil colonial, puis indépendant, l’Argentine ou la Bolivie. Pour ouvrir cette seconde partie, Álvaro de Araújo Antunes met au jour et étudie un étonnant document resté manuscrit et conservé aux Archives Nationales du Portugal. Son auteur, António José Soeiro da Silva, met en scène le « 18e siècle », devenu personnage narrateur en première personne, qui fait son propre bilan historique et idéologique et évalue l’héritage qu’il laisse à son fils, le « 19e siècle ». Un héritage en demi-teinte… Les débats philosophiques de l’autre côté de l’océan se nourrissent de penseurs tels Destutt de Tracy dont Les principes de l’Idéologie inspirèrent les écrits de l’Argentin Juan Manuel Hernández de Agüero (comme le montre la contribution d’Adrián Ratto) ou du Bolivien Juan Ignacio Gorriti, farouche opposant aux thèses matérialistes du Baron D’Holbach, dont Manuel Tizziani dévoile le « venin ». Pour interroger sur un plan anthropologique et philosophique la vision européenne des peuples autochtones brésiliens, Gustavo Bezerra convoque Rousseau et sa figure « du bon sauvage » qui a fortement influencé l’anthropologie brésilienne, évaluant le chemin qui mène du Genevois aux anthropologues contemporains Levi-Strauss, Eduardo Viveiros de Castro et João Pacheco de Oliveira.
La dernière partie concerne des cas plus « pratiques », significatifs de la circulation et de l’application de ces idées éclairées, dans un échange entre ancien et nouveau continent. Ces échanges prennent les formes les plus variées, depuis les correspondances jusqu’au théâtre, en passant par le commerce (il)licite de livres. Enjambant l’océan Atlantique, les idées éclairées arrivent au Brésil entre autres par l’intermédiaire de l’homme politique José Bonifácio Andrada e Silva et nourriront le mouvement indépendantiste, ainsi que le démontre Ana Cristina Araújo. Si, comme Edmilson Menezes le dévoile ici au lecteur, l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert se cache dans les bibliothèques particulières les plus dissimulées du Brésil, à l’inverse, les textes théâtraux bénéficient d’un auditoire ouvertement acquis. Mariana Mayor évoque ici la réception de la tragédie Zaïre, de Voltaire, au théâtre de Vila Rica (actuelle Ouro Preto) à la fin du XVIIIe siècle. C’est dans les journaux régionaux du Pernambouc du début du XIXe siècle qui font état des diverses luttes à caractère indépendantiste que Luiz Carlos Villalta repère les références à la Révolution française et aux valeurs véhiculées par la philosophie des Lumières. Dans le même temps, leurs détracteurs, les « anti-Lumières » réagissent, inquiets d’une idéologie qui rebat les cartes du débat sur la Nation, la Patrie et la place de l’Église catholique. La construction de la future nation brésilienne repose autant sur l’héritage des Lumières que sur leur rejet. Sébastien Rozeaux montre, à travers l’étude des Letras pátrias, que le projet de fondation de la littérature brésilienne à partir des années 1830, se nourrit dans une certaine mesure de la modernité des Lumières mais aussi du refus du matérialisme qui leur est souvent attribué. Enfin Pedro Pimenta et Maria das Graças de Souza retracent la réception au Brésil de l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, une réception limitée, au XVIIIe siècle, par le statut de colonie du territoire. La nouvelle traduction qu’ils en proposent aujourd’hui relance la diffusion de ce texte fondamental dans leur pays et suscite à nouveau un débat fécond.
Ces contributions sont, pour la plupart, proposées en français et dans leur version portugaise ou espagnole, pour une diffusion plus ample.
Je remercie infiniment Jean-Pierre Schandeler, chercheur au CNRS et membre de l’IRCL, pour l’aide inestimable qu’il m’a apportée dans l’élaboration de ce numéro de Reflexos.