Véritable icône de la chanson d’intervention, bien qu’il ait toujours privilégié son indépendance et refusé de dépendre d’un « comité central »1, José Afonso dit « Zeca » Afonso, offre dans ses textes acérés un portrait de l’oppression vécue par le peuple portugais sous la dictature. Au-delà des multiples aspects d’une œuvre qui a contribué à renouveler la musique portugaise (Pereira 106)2, José Afonso dénonce tout particulièrement le caractère absolument arbitraire de l’exercice du pouvoir par le régime en place, comme le montre la chanson « Os vampiros », interdite par la censure en 1963 (Duarte 24), qui décrit les sbires de Salazar suçant le sang du peuple et donnant la mort quand bon leur semble. C’est à son retour du Mozambique en 1967, où il était parti rejoindre sa famille et où il a enseigné, que José Afonso est exclu de l’enseignement public et que la professionnalisation musicale apparaît comme l’option la plus logique, même si elle reste fragile ; il s’investit à plusieurs niveaux, politiquement, culturellement et est sans cesse surveillé et traqué (Teles 2015-1, 31)3. Dans ses chansons, il use habilement du langage métaphorique afin de contourner la censure tout en tissant des liens avec la situation sociale et politique de l’époque ; souvent, même, un événement est le déclencheur de l’écriture ou la source d’inspiration directe d’une chanson4 ; nous pouvons dire que la chanson « à texte » va de pair avec ce que nous pourrions appeler une chanson à « contexte » – c’est bien le sens de l’expression canção de protesto, qui recouvre une pluralité de dénominations, mais que David Mc Donald, mentionné par Hugo Castro, nous incite à considérer non pas seulement comme « une catégorie fondée sur des seuls attributs stylistiques, mais comme un ensemble de pratiques qui peuvent être lues en articulation avec des processus musico-politiques identifiés au sein de projets élargis de changement social » (Castro 3). Déjà, Côrte-Real considérait que la formule de Fernando Lopes-Graça, « stimuler l’action à travers l’union de la poésie et du chant » constituait la base des caractéristiques stylistiques de la canção de protesto (Castro 4)5. Le message claironnant du geste de la faucheuse dans la célèbre chanson de José Afonso « A morte saiu à rua », qui laisse résonner une promesse de vengeance, en est l’un des célèbres exemples : « Aqui te afirmamos dente por dente assim / Que um dia rirá melhor quem rirá por fim / Na curva da estrada há covas feitas no chão / E em todas florirão rosas duma nação »6.
La promesse d’un soulèvement, la foi en un avenir meilleur pour un peuple opprimé sont des thèmes récurrents dans l’œuvre de José Afonso. Nous nous proposons d’analyser deux de ses chansons qui associent cette thématique à un évènement centré sur une figure féminine7. D’un côté, l’événement tragique de l’assassinat de Catarina Eufémia en 1954 à Baleizão, village de l’Alentejo, inspire « Cantar alentejano » chantée pour la première fois en 1964 puis éditée en 1971 dans l’album Cantigas do Maio ; de l’autre, l’événement apparemment anecdotique lors duquel des badauds se précipitent pour voir Teresa Torga danser en plein strip-tease dans la rue à Lisbonne et l’empêcher d’être photographiée inspire la chanson « Teresa Torga » dans l’album Com as minhas tamanquinhas édité en 1976, habituellement décrit comme un album de chroniques post-25 avril8, reflet du mode d’action que préférait José Afonso, c’est-à-dire l’intervention directe et l’immédiateté (Teles 2015-2, 23).
Bien que très différents, les événements à l’origine de ces deux chansons, et les chansons auxquelles ils ont donné naissance, peuvent être lus comme des symboles politiques. La chanson « Teresa Torga » est à l’image de ce disque de l’urgence, en prise directe avec l’effervescence démocratique qui parcourt le pays et la société : elle capte un instant qui devient le symbole du passage lent et complexe à la démocratie. « Cantar alentejano », elle, porte en elle la voix collective d’une terre oubliée, berceau fécond de résistance. Nous chercherons à démontrer qu’à travers ces deux héroïnes, José Afonso chante moins la lutte que les lendemains qu’elle promet, en prenant le contrepied d’un arbitraire politique et social, dont on peut s’émanciper par la célébration d’un geste et la construction de symboles9.
Cantar alentejano
https://music.youtube.com/watch?v=vRUVeckVUJU&list=OLAK5uy_lcW32UhzFE5rqkzL6piiuAZ9E7tlu2_L4
Chamava-se Catarina
O Alentejo a viu nascer
Serranas viram-na em vida
Baleizão a viu morrer
Ceifeiras na manhã fria
Flores na campa lhe vão pôr
Ficou vermelha a campina
Do sangue que então brotou
Acalma o furor campina
Que o teu pranto não findou
Quem viu morrer Catarina
Não perdoa a quem matou
Aquela pomba tão branca
Todos a querem p’ra si
Ó Alentejo queimado
Ninguém se lembra de ti
Aquela andorinha negra
Bate as asas p'ra voar
Ó Alentejo esquecido
Inda um dia hás-de cantar
José Afonso, Cantigas do maio, 1971.
Teresa Torga
https://music.youtube.com/watch?v=vsZk-RrYXjU&list=OLAK5uy_kd9BO_uYWG3mtGbK592xoHmxv9-jU4c6M
No centro da Avenida
No cruzamento da rua
Às quatro em ponto perdida
Dançava uma mulher nua
A gente que via a cena
Correu para junto dela
No intuito de vesti-la
Mas surge António Capela
Que aproveitando a barbuda10
Só pensa em fotografá-la
Mulher na democracia
Não é biombo de sala
Dizem que se chama Teresa
Seu nome é Teresa Torga
Muda o pick-up em Benfica
Atura a malta da borga
Aluga quartos de casa
Mas já foi primeira estrela
Agora é modelo à força
Que o diga António Capela
Teresa Torga Teresa Torga
Vencida numa fornalha
Não há bandeira sem luta
Não há luta sem batalha
José Afonso, Com as minhas tamanquinhas, 1976.
I/ Quelles héroïnes ?
Selon Joaquim de Sousa Rodrigues Anacleto, José Afonso affectionne dans ses chansons l’évocation de personnages réels (Anacleto 71), ce que l’on note avec les deux figures féminines à l’étude ici. Catarina Eufémia fait partie des journaliers qui se sont rebellés à Baleizão en 1954 pour exiger une hausse de salaire et qui ont refusé de se remettre au travail tant que leur revendication ne serait pas entendue. Le patron fait alors appel à une autre main-d’œuvre, venue d’un village voisin, qu’on paie moins cher et que les journaliers en grève essaient de dissuader de travailler (Fonseca 180)11. Le pouvoir local envoie la gendarmerie (GNR, Guarda Nacional Republicana) pour contenir le mouvement de révolte ; Catarina Eufémia s’interpose et le lieutenant Carrajola tire trois coups à bout-portant qui atteignent Catarina Eufémia dans le dos ; elle décédera avant son arrivée à l’hôpital12. La défense de Carrajola reposera sur le présupposé qu’il n’a pas, volontairement ou non, appuyé sur la gâchette13; il sera acquitté pour l’assassinat de Catarina Eufémia en novembre 1954 et sera même décoré quatre ans plus tard de la médaille d’or pour « Comportement Exemplaire » et fait en 1958 Chevalier de l’Ordre Militaire d’Avis (Fonseca 173) – ses « qualités militaires remarquables », son « esprit d’initiative », sa « pondération », son « bon sens », son « intégrité morale » et son « absolue impartialité » seront alors officiellement louées (Fonseca 17)14.
De nombreuses rumeurs et fausses informations, dont nous ne pouvons donner ici les détails, se sont répandues sur Catarina Eufémia, figure vite récupérée par le Parti Communiste Portugais (PCP), alors que plusieurs personnes qui l’ont bien connue affirment qu’elle n’y était pas affiliée15. Mère de trois enfants, analphabète, enterrée à la va-vite dans le village de Quintos, situé à moins de dix kilomètres de Baleizão, pour éviter les attroupements, ce n’est que le 19 mai 1974 que sa dépouille rejoint le village de Baleizão en présence de Álvaro Cunhal, figure incontournable du PCP, rentré de son exil après le 25 avril.
Beaucoup de ces éléments biographiques n’étaient pas connus ou ne s’étaient pas encore produits à l’époque où José Afonso compose « Cantar alentejano ». La chanson intègre l’album Cantigas do maio édité en 1971 chez Orfeu, considéré comme l’un des meilleurs albums de la musique populaire portugaise (il a coûté dix fois plus cher qu’un album traditionnel de l’époque)16. L’histoire de la genèse de cette chanson est particulièrement intéressante : elle est chantée pour la première fois en 1964 dans l’Alentejo auprès de la Sociedade Musical Fraternidade Operária Grandolense; et c’est après cette rencontre avec les ouvriers que José Afonso, très ému par l’accueil qui lui avait été réservé en ce lieu, a composé la fameuse chanson « Grândola, vila morena », devenue l’hymne de la révolution des Œillets alors qu’elle a été composée à l’origine pour rendre hommage au peuple de ce territoire rural. L’album qui intègre, entre autres, ces deux chansons, sera enregistré en France dans le château d’Hérouville. Les musiciens présents ce jour-là racontent comment « Cantar alentejano » y a été enregistrée : ne parvenant pas à produire les sons qu’il souhaite, José Afonso a besoin de sortir prendre l’air ; à son retour, l’enregistrement sera celui de la première prise, captée à chaud, face à l’assistance émue17. Cette chanson, et les circonstances dans lesquelles elle a été enregistrée, sont donc au cœur d’un triple événement : d’un côté, la mémoire d’un assassinat odieux ; de l’autre, la profonde relation émotionnelle qui se noue entre José Afonso et cette région de l’Alentejo (on note d’ailleurs dans le même album une autre chanson qui célèbre la femme de l’Alentejo à travers une description très réaliste de la misère dans « Mulher da erva ») ; enfin, l’émotion de l’enregistrement, une émotion explicitement assumée par José Afonso qui présente ainsi la figure de Catarina :
A mulher a quem é dedicada esta tentativa de A B C é uma heroína popular bem conhecida no Alentejo onde há anos se deu o facto a que o autor faz discreta mas comovida referência. Numa versão primitiva o tenente dirigese à ceifeira e diz-lhe: “Quando eu te furar a pança / Muda a dança / P’ra vocês”. Para além do episódio, Catarina vive na memória dos homens e da própria terra que a viu nascer e morrer. Os versos foram modificados por carência de elementos biográficos mas as ceifeiras continuam a pôr flores na campa de Catarina18.
José Afonso décrit cette chanson comme un abécédaire, tant les données biographiques sur Catarina sont minces et tant le message se veut être à la fois simple et clair. Dans la chanson, ces données se résument aux trois moments-clés de la naissance, de la vie et de la mort, le personnage étant enfanté et recueilli dans le même lieu, pratiquement en même temps, sans avoir eu le temps de vivre (Catarina meurt à l’âge de 26 ans). La chanson ne porte pas tant sur Catarina que sur le lieu qui la fait vivre après-coup et sur la résonnance de sa mort dans cet espace chargé d’histoire contestataire et communiste, mais oublié du pouvoir, marginalisé, qui un jour, promet la chanson, renaîtra de sa voix. Plus que la mort de Catarina et que les circonstances de cette mort qu’il ne peut raconter faute d’éléments factuels, c’est le geste par lequel sa mémoire est perpétuée (les paysannes qui fleurissent la tombe) que célèbre José Afonso, comme si c’était la seule manière de faire honneur à la lutte qu’elle symbolise : la chanson comble par la force des images et des symboles la carence en termes de données biographiques. Notons le titre de la chanson, « cantar19 alentejano » où le nom même de Catarina est absent : cantar a le sens générique de chanson, associé plus particulièrement à un chant traditionnel ou à une composition poétique qui fait l’éloge de quelqu’un. Ici, la chanson fusionne cette pluralité de sens en portant en elle l’identité du territoire à travers l’évocation d’une figure martyre ; sa structure simple, l’accompagnement musical dépouillé, la répétition systématique des vers deux à deux en font une sorte de litanie rituelle, d’hymne, mimant, en quelque sorte, ce geste répété qui redonne vie à la jeune femme. Dans une lettre à ses parents, José Afonso commentera en ces termes l’importance de cette chanson et de la Sociedade Musical Fraternidade Operária Grandolense pour laquelle il l’a écrite :
Ofereci-lhes uma canção feita na véspera [...] uma espécie de evocação da terra alentejana e do seu símbolo ainda vivo na lembrança do homem do povo: Catarina Eufémia, uma ceifeira de Baleizão morta pela Guarda Republicana em circunstâncias que forneceriam matéria para uma canção de gesta. É claro que é isto que interessa manter nos contactos efémeros com os “mujiks” do nosso tempo. Se alguma vez tiver de deixar esta terra é a lembrança destes homens que conheci em Grândola e noutros lugares semelhantes que me fará voltar20.
Une chanson du peuple pour le peuple, incarnée par une héroïne épique et dans un territoire, voilà l’authenticité du lien qui unit José Afonso à cette terre et à ces travailleurs et qu’il cherche à exprimer dans « Cantar alentejano » – il emploie le terme « mujiks » qui désigne les paysans russes, comme un clin d’œil à l’héritage communiste de cette terre. Nous retrouvons dans cette chanson l’importance de l’élément populaire chez José Afonso, soit qu’il apparaisse comme source d’inspiration directe, soit qu’il devienne l’ingrédient essentiel du processus de création et recréation – à tel point que bien des chansons et des airs semblent enracinés dans l’héritage de la tradition orale, alors qu’ils émanent de l’intériorisation de ses canons et de la capacité recréatrice de José Afonso (Ribeiro 6-7, 10-14).
Pour « Teresa Torga », les sources sont plus nombreuses : José Afonso écrit cette chanson après la lecture d’un article publié dans le Diário de Lisboa le 7 mai 1975, intitulé « Ex fadista nua em plena cidade »21. Le journaliste Rogério Rodrigo y décrit une femme de 41 ans, divorcée, actrice de théâtre de revue, ayant émigré au Brésil et qui un jour, entre deux traitements à l’hôpital psychiatrique Júlio de Matos, se déshabille en dansant dans une rue de Lisbonne en plein après-midi. L’article donne des informations sur son passé, sa vie au moment où a eu lieu l’événement, mais aussi sur le mystère qui entoure ce personnage, comme l’illustre l’une des phrases de l’article : « Quem se despiu na via pública, ontem, às 4 da tarde ? »22. En effet, « Teresa Torga » est le nom de scène à travers lequel cette femme s’est construite comme personnage (un nom lié à son goût, affirme-t-on, pour la littérature et notamment pour l’œuvre de Miguel Torga). Avant la publication de l’article du Diário de Lisboa, la revue Plateia avait déjà consacré un article à Teresa Torga en 196623. Le blog « Rua dos dias que voam » mentionne deux pages de cette revue contenant des photographies de Teresa Torga et deux extraits d’article portant sur sa vie (l’un de ces extraits est signé Óscar Alves), sans mentionner, toutefois, s’il s’agit d’extraits tirés du même numéro de la revue ou de deux numéros différents24. Le journaliste y évoque le retour de l’actrice au Portugal après un séjour au Brésil de sept ans et rappelle son parcours, en insistant sur son « expérience » (un mot qui apparaît plusieurs fois dans ces pages) : en 1952, elle est révélée dans une pièce de théâtre de revue à Lisbonne, mais décide de partir à Rio peu après pour bénéficier d’une formation artistique internationale, après que deux projets de films dans lesquels elle avait été pressentie pour l’un des rôles n’ont pas abouti au Portugal. Au Brésil, elle a été actrice, chanteuse, a donné des concerts dans des discothèques et revient au Portugal en 1963 après la mort de sa mère. On la convainc de revenir sur scène, notamment au casino d’Estoril. Le journaliste insiste sur les talents sous-exploités de cette artiste au Portugal :
[…] regressou aos palcos do teatro musicado, embora não lhe tenham entregue trabalho digno da sua categoria. Mas é a própria actriz que nos diz que “é necessário ganhar a vida e então aceita-se tudo” [...] Gostava realmente de fazer cinema, em papéis que se adaptassem ao seu temperamento. Aqui fica o alvitre dos senhores produtores e realizadores25.
Hormis une photo qui la montre en compagnie d’un perroquet (probablement l’un de ceux qu’elle possédait dans sa maison au Brésil, comme l’article l’évoque), les clichés qui illustrent l’article la dévoilent comme une artiste aux multiples facettes : en costume, en « statue » pour un rôle, en musicienne et chanteuse avec une guitare à la main26. L’article de 1975 (celui dont José Afonso s’est inspiré) tranche complètement avec cette image. S’il rappelle la carrière de l’artiste, il insiste sur la dépression qu’elle a vécue et qui l’a menée à devoir suivre des soins psychiatriques. Le fait de jouer sur son identité et de confronter son nom civil à son nom d’artiste (Maria Teresa Gomes Baptista vs Teresa Torga) souligne la dimension étrange du personnage, qui reste incompris, insaisissable et aurait presque tout d’un imposteur. Cette femme semble avoir joué de malchance et son passé d’artiste semble à présent bien lointain, voire condamné, comme peut le suggérer la dernière phrase de l’article : « Quando abandonei o local, tinha ela, de seu nome artístico Teresa Torga, seguido num carro da Polícia, para a esquadra do Matadouro ».
En la nommant par son nom de scène, José Afonso s’empare donc du personnage qu’elle a construit, en y associant tous les éléments biographiques mentionnés dans l’article de 1975 et qui s’enchaînent dans la chanson : la description de l’événement dont Teresa Torga est à l’origine (se donner en spectacle nue dans la rue), son travail nocturne dans les discothèques (muda o pick up em Benfica / Atura a malta da borga), les chambres qu’elle loue pour arrondir ses fins de mois, et, enfin, ce qu’on pourrait qualifier de déchéance (mas já foi primeira estrela / agora é modelo à força). Ce qui semble avoir le plus choqué les passants, c’est qu’un photographe (António Capela, nommé dans l’article et dans la chanson) ose la photographier nue :
No meio da confusão, surge o repórter fotográfico António Capela que começa a disparar. Os populares indignados com o que consideraram uma « baixeza moral », investem sobre ele, insultam-no, empurram-no, agridem-no e só a intervenção do proprietário de uma drogaria vizinha impede que não lhe partam a máquina. É obrigado a entregar o rolo que é destruído no próprio local onde a acção decorre. Os protestos são muitos, o repórter fotográfico António Capela acha por bem desaparecer da cena (Rodrigues).
José Afonso ne reprend pas cette scène de violence exercée contre le journaliste et ne mentionne pas la destruction de la pellicule. Mais il refait en quelques couplets l’histoire de la déchéance de Teresa Torga, en faisant paradoxalement renaître le personnage, qu’il déshabille puis rhabille devant nos yeux, en lui rendant sa dignité et sa vérité. Il nous raconte son histoire en réinventant la scène d’après le point de vue d’un spectateur qui serait à mi-chemin entre le badaud et le photographe, le voyeur et le simple témoin, et nous amène ainsi à nous interroger : qu’aurions-nous fait à leur place ? L’aurions-nous photographiée, comme António Capela ? L’aurions-nous protégée des regards, comme l’ont fait certains passants ? Aurions-nous détruit la pellicule, ou l’aurions-nous gardée ? C’est surtout le poids des convenances sociales qu’interroge la chanson : en cachant la nudité, que ou qui veut-on protéger ? Teresa Torga, ou les bonnes mœurs ? Et inversement, en la montrant, que veut-on révéler ? Une société prude, castratrice, ou une société qui peut et doit sortir enfin de son carcan ? Avec « Cantar alentejano », José Afonso s’empare d’une héroïne populaire martyre déjà présente dans les esprits et qui n’a pas encore été politiquement instrumentalisée à l’époque où la chanson est composée ; avec « Teresa Torga », il construit une nouvelle héroïne pour demain.
II/Quel geste ?
Dans « Cantar alentejano », la véracité du témoignage est renforcée par l’utilisation du verbe ver à trois reprises dans trois vers du premier couplet : O Alentejo a viu nascer / Serranas viram-na em vida / Baleizão a viu morrer. Le je se fait ainsi le porte-parole de choses vues par d’autres. La figure de Catarina Eufémia se dessine donc en filigrane par le récit qui en est fait et l’image qui en est progressivement construite : entre les serranas (paysannes) et les ceifeiras (faucheuses), on la sent protégée par une communauté de femmes de la terre, dont elle fait aussi partie et dont elle n’est sortie qu’après sa mort tragique. Le passage du prétérit du verbe ver au présent du geste qui perpétue sa mémoire (Flores na campa lhe vão pôr), puis le prolongement graphique et phonique entre les mots campa (la tombe) / campina (la plaine) tissent entre Catarina et la terre-écrin à laquelle elle appartient des liens éternels ; à travers l’image de la tombe fleurie qui fait jaillir le sang de Catarina (le passage du présent au prétérit avec les verbes ficou, brotou, renforce à la fois le récit de l’événement et la portée toujours actuelle que celui-ci peut avoir dans le présent), Catarina recouvre et donc s’approprie, en quelque sorte, la terre qui la recueille, son assassinat hantant les mémoires comme une malédiction, comme s’il fallait expier une terre maudite, en appelant indirectement à la vengeance : Quem viu morrer Catarina / Não perdoa a quem matou. Cet appel s’adresse d’ailleurs directement à la campina, c’est-à-dire au lieu qui porte en lui le deuil et la vengeance, mais aussi le lieu et le fruit du labeur, car la révolte partira de l’endroit même où le drame a eu lieu (nous retrouvons l’image présente également dans la chanson « A morte saiu à rua »27, dans laquelle les fleurs naissent des tombes). Dans les deux derniers couplets, le symbole s’étend : la vengeance de l’assassinat de Catarina, c’est aussi celle d’un l’Alentejo oublié, auquel on promet une renaissance : Ó Alentejo queimado / Ninguém se lembra de ti ; Ó Alentejo esquecido / Inda um dia hás-de cantar – cela fait écho à la manière dont Pedro Prostes da Fonseca contextualise l’Alentejo dans lequel vivait Catarina Eufémia, marqué par la misère, la faim, la pénurie chronique d’aliments et le chômage au sein d’une population qui vivait essentiellement de la culture du blé et dont une grande partie émigre vers d’autres régions ou à l’étranger (Fonseca 51-56). L’appel à la révolte et le désir de paix se traduisent également dans la gradation des couleurs mentionnées : vermelha (campina), branca (pomba) queimado (Alentejo) et negra (andorinha) : du symbole du sang et de la révolte – Baleizão, lieu permanent de tensions sociales, était surnommé par les autorités, à l’époque, le village « rouge » (Fonseca 80)28 – nous passons à celui de la pureté, renforcé par l’image de la colombe ; si les adjectifs queimado / negra renvoient à la réalité de cette terre aride endeuillée, l’image de l’hirondelle vient tempérer ce qui ne pourrait que signifier la fatalité : l’hirondelle, qui revient toujours là où elle a fait son nid, est communément tenue pour le symbole de la fidélité et du renouveau, et promet ici la résurrection de cette terre oubliée.
L’assassinat de Catarina Eufémia est le fruit d’une transgression, comme le sont les gestes décrits dans « Teresa Torga ». Au geste transgressif de Teresa Torga répond le geste opportuniste du photographe29, qui transgresse à son tour l’ordre établi (aproveitando a barbuda / só pensa em fotografá-la) : alors que les badauds veulent rhabiller Teresa, le photographe la déshabille une deuxième fois, en quelque sorte, en la photographiant nue – José Afonso joue avec cet instinct du photographe, en utilisant le terme barbuda (cf. note 8) et en donnant au pronom COD de fotografá-la un sens ambigu (-la reprend barbuda, Teresa Torga, ou les deux ?). En captant à la fois le geste de Teresa Torga et celui du photographe, José Afonso reconstruit la photographie que nous ne verrons jamais et réinterprète l’événement en lui donnant une portée politique : Mulher na democracia / Não é biombo de sala ; Teresa Torga Teresa Torga / Vencida numa fornalha / Não há bandeira sem luta / Não há luta sem batalha. Si l’article de presse mentionne que la pellicule du photographe a été confisquée, José Afonso ne retient de ce geste (photographier) que ce qu’il signifie : il cache autant qu’il révèle et permet à José Afonso de faire de Teresa Torga le symbole de la femme vivant en démocratie et donc celui d’un nouvel ordre politique et moral dans lequel la femme n’est plus un ornement décoratif (biombo de sala) qui cache pudiquement une société patriarcale, « [dans] une ville] qui se réveille d’un sommeil de cinquante ans fondé sur le dieu, la patrie et la famille […] et où toutes sortes de choses se sont produites, des choses jamais vues alors. L’explosion de la liberté pendant une brève période avant la normalisation. Ces périodes brèves, non répétables, où tout peut arriver, même dans des épisodes apparemment marginaux », comme nous pouvons le lire à propos de « Teresa Torga » sur une plateforme collaborative dédiée aux chansons pacifistes et anti-militaristes du monde entier30. À travers les détails biographiques, c’est une femme de la marginalité, de la nuit, qui est révélée au grand jour, mais dont la nouvelle instrumentalisation est critiquée : Aluga quartos de casa / Mas já foi primeira estrela / Agora é modelo à força / Que o diga António Capela. La photographie pour laquelle elle n’a pas librement posé interroge donc à nouveau la liberté de cette femme, des femmes portugaises, bâillonnée pendant la dictature. La femme est ici en position de faiblesse, rappelant sans doute à travers l’expression Vencida numa fornalha ces hérétiques brûlés, ces êtres sacrifiés au nom d’un ordre moral érigé en principe castrateur et exécutés sur la place publique. Nous retrouvons dans la chanson « Com as minhas tamanquinhas », éponyme de l’album, ce mot fornalha (“four”, “fournaise”): “Depois da festa, menina / Muita gente se amofina / E o fanqueiro? A ferrugem? E o canalha? / Mete-os na forma queime-os na fornalha”. Il s’agit ici d’affirmer le pouvoir des petits sur les plus riches associés à la « canaille » méprisable. Teresa Torga joue donc ici le rôle de celle qu’on méprise parce qu’elle dérange. La chanson capte à son tour la captation que le photographe a souhaité réaliser. Si la photo a disparu, la chanson, elle, reste et, ce faisant, elle interroge l’objet même de l’événement : en nous parlant de Teresa Torga, elle nous parle de Teresa Torga photographiée, immortalisée dans une position qui aurait pu aussi bien instrumentaliser sa position de faiblesse que se transformer en étendard victorieux de la lutte pour l’émancipation des femmes. José Afonso donne donc un sens à l’histoire que ce personnage impulse, en imaginant la revanche qu’elle pourrait prendre sur une photo qui l’aurait emprisonnée. Finalement, il interroge toutes les interprétations qu’un document d’époque peut suggérer et que la chanson vient remplacer, en se faisant l’écho de ces interrogations. Gaetano Manfredonia, dans l’article « De l’usage de la chanson politique : la production anarchiste d’avant 1914 », remet en cause la manière dont le matériau de la chanson est selon lui sous-utilisé par les historiens :
[…] au-delà des stéréotypes ou des lourdeurs idéologiques qui la traversent de part en part, la chanson permet de saisir de l’intérieur, bien mieux que toute autre source écrite, l’idée que les militants peuvent se faire d’eux-mêmes et de leur cause. De ce fait la chanson, surtout quand elle est l’expression directe des militants, permet d’avoir accès à ce que l’on peut appeler l’imaginaire d’un courant politique, c’est-à-dire, non seulement son idéologie mais également ses espoirs et ses rêves. (Manfredonia 44-45)
Comme nous l’avons déjà évoqué, on ne peut réduire José Afonso au militantisme d’un parti quelconque ; pour lui, intervenir, c’est rencontrer les gens, parler avec eux. S’il doute du pouvoir transformateur de la chanson, comme il l’affirme31, il nous semble que nous sommes bien ici face à l’imaginaire, aux espoirs, aux rêves qui sous-tendent sa perception de l’évolution de la société non répressive et démocratique, qui doit apprendre à se défaire de son passé et à adopter de nouveaux codes. Pour ce faire, ces deux chansons captent l’air du temps en se saisissant du collectif de manière différente : dans « Cantar alentejano », la figure de Catarina finit par incarner un collectif qui est comme dilué en elle ; dans « Teresa Torga », le collectif donne naissance à la figure de Teresa Torga, le photographe faisant exister le personnage comme émanation de la barbuda, un chaos associé à des mœurs légères et débridées, mais associé également à ce sexe féminin qui, en se montrant sans atours, affirme aussi son pouvoir et sa liberté. Du chaos naît une sorte de pureté transgressive alors que dans « Cantar alentejano », la pureté de Catarina donne naissance à l’impur – ce sang qui souille l’espace et réclame vengeance, pour atteindre lui aussi à une nouvelle pureté. Ces deux chansons connotent deux espaces différents, à travers un langage et un lexique qui le sont également : d’un côté, un champ lexical de la ruralité avec serranas, campina, ceifeiras, pomba, andorinha, Alentejo ; de l’autre, celui de l’espace transgressif de la ville connoté par un langage populaire plus hors-normes et par une scène obscène, au sens propre, qui montre ce qu’on ne doit pas voir : rua, barbuda, pick-up, malta da borga32. Notons la différence de ton des deux chansons : « Cantar alentejano », dans sa musicalité dépouillée et la voix de José Afonso qui fait résonner le message en écho, en répétant les vers deux à deux, garde une dimension solennelle qui s’accorde avec le tragique du personnage – Sophia de Melo Breyner fera d’ailleurs de Catarina Eufémia une nouvelle Antigone33 ; « Teresa Torga » est quant à elle une chanson teintée d’ironie, comme le révèle par exemple l’expression que o diga António Capela, pointé finalement comme le véritable déclencheur de l’événement en ayant souhaité utiliser la femme et capter sans son autorisation l’image qu’il voulait en garder – s’il n’avait pas essayé de la photographier, peut-être n’aurions-nous jamais entendu parler de cet épisode, Teresa Torga aurait sans doute été réduite à une folle échappée de l’asile. Que dire également de la profession de disc-jokey qui lui est assignée à travers l’expression muda o pick-up em Benfica ? Faut-il y voir un euphémisme, voire une hypocrisie, comme le rapporte Marco Valdo M.I : « la même société qui veut la rhabiller de force, la fait danser nue pour de l’argent et annonce hypocritement qu’elle est « disc-jockey » » 34? La nudité cantonnée aux bas-fonds ne gêne donc pas la morale publique, qui la tolère dans des circonstances données. Il semblerait que cet épisode impliquant Teresa Torga fasse écho à une scène similaire survenue le 1er mai 1974 sur la place du Rossio. Des photos consultables en ligne sur un blog montrent une femme nue entourée de la foule et sont accompagnées de ce post :
No dia 1 de Maio de 1974 – conhecido ainda hoje como “o primeiro 1º de Maio” – uma mulher decide festejar a liberdade em pleno Rossio. O fotógrafo Carlos Gil captou esta sequência extraordinária: a mulher despindo-se de roupa e preconceitos, proclamando que o fazia porque se sentia livre da opressão. Em redor, alguns “mirones” algo embasbacados. Um repórter estrangeiro, vindo de fora para cobrir a Revolução, falou com ela, enquanto o cinzento agente da Polícia de Segurança Pudica35 a mandava compor-se na praça pública. Diz-se que o agente da PSP consultou o povo presente sobre se a deveria deter para ulteriores averiguações. Foi positiva a resposta a este referendo improvisado, com escrutínio feito ali mesmo, em plena Praça de Dom Pedro IV. E assim a levaram para a esquadra, enquanto o repórter estrangeiro ensaiava uma derradeira tentativa de diálogo com a autoridade democrática36.
Nous aurions presque envie de croire que ces photos sont bien celles de la barbuda Teresa Torga, tant les circonstances décrites ci-dessus semblent être proches de celle dans lesquelles Teresa Torga a dérangé les consciences. Cette coïncidence vient révéler une fois encore cette liberté en puissance que la société doit encore apprivoiser pendant la période post-25 avril, particulièrement lorsqu’on évoque la condition féminine. Marco Gomes rappelle à quel point le 25 avril a été essentiel pour le surgissement de mouvements populaires divers, en particulier des mouvements féminins : la femme gagne une place dans tous les domaines de la société, elle fait porter sa voix et crée de multiples manières, en utilisant les moyens de communication divers et en s’emparant des virtualités des signes ; au-delà des luttes professionnelles et syndicales dans lesquelles de nombreuses femmes se sont illustrées, elles agissent sur les sujets du quotidien (le logement, par exemple) et font valoir leurs idées dans les débats idéologiques, bien que le débat sur l’émancipation de la femme ne soit pas considéré comme une priorité pendant le processus révolutionnaire post-25 avril – il importait d’abord de lutter contre le fascisme (Gomes 2014). Marco Gomes revient sur la manière dont l’espace public, pendant le processus révolutionnaire, a été envahi par les diverses formes de langage visant à exprimer ou susciter l’action politique, en particulier chez les femmes :
A proliferação incontrolada de imagens comunicantes constituiu uma das particularidades da “Revolução dos Cravos”. Portugal foi simultaneamente actor e figurante de uma história processada a um ritmo alucinante. É interessante perceber o carácter público de uma linguagem colectiva, até então amordaçada, que emite e recebe na esfera pública. A prática social e a acção política adquiriram as mais diversas formas. Falar, cantar, pintar, escrever, ou dançar, passou a fazer parte de um conjunto de elementos expressivos que assinalaram a nova ordem comunicacional.
Uma excitação livre que obrigou à experimentação desta nova condição de ser e poder. Teresa Torga, de 41 anos, não enjeitou essa oportunidade. [...] A liberdade que o 25 de Abril proporcionou excedeu a retórica da comunicação política, dos discursos políticos, incidindo também nos aspectos simbólicos da memória colectiva e nas mais diversas formas de comunicação. A praceta da rua de Pedrouços, em Lisboa, foi denominada Largo Maria Isabel Aboim Inglês, professora e militante antifascista. Como se tratasse de suprimir o tempo antes e perpetuar o depois. Multiplicaram-se os tributos a Catarina Eufémia, ceifeira alentejana assassinada pela polícia e transformada pelo Partido Comunista numa lenda da resistência antifascista. (Gomes)
De figurantes, Catarina Eufémia et Teresa Torga en viennent à être les actrices d’une construction qui les dépasse, dans un Portugal euphorique à la recherche de nouveaux modèles. Elles seraient toutes deux des figures excessives, qui débordent d’elles-mêmes pour occuper l’espace public. Emblèmes d’un Portugal qui veut penser par lui-même et expérimenter dans sa chair cette nouvelle vague de liberté, ces deux femmes incarnent les mythes dont le pays avait besoin pour mener à bien sa reconstruction à travers le combat contre le fascisme et pour l’émancipation de la femme.
Ces deux chansons peuvent configurer deux étapes du combat politique contre l’oppression à travers ce qu’Hugo Castro nomme l’utilisation de la « poésie de résistance » (Castro 21) : il s’agit aussi bien de dénoncer l’usage arbitraire du droit de vie et de mort exercé sur les citoyens par les représentants du pouvoir, que d’annoncer les nouvelles étapes d’un combat loin d’être achevé. Rappelons qu’à la période même où Teresa Torga s’exhibe nue dans la rue, des femmes ouvrières luttent pour leurs droits en se réappropriant leur outil de travail (Gomes). Les combats évoqués dans ces deux chansons font de la figure féminine l’héroïne d’un message qui la dépasse : la femme résistante récupérée par l’idéologie communiste (Fonseca 127-140) et la femme actrice de son émancipation. Elles viennent se mêler à d’autres images, d’autres voix : celles de la femme-objet admirablement chantée par Carlos Mendes dans « Calçada de Carriche »37, où Luísa, dans son mouvement incessant par lequel elle surmonte toutes les humiliations, est une simple force de travail exploitée à l’usine, chez elle ou dans la rue, ou encore celles du carcan dénoncé par les « trois Marias » dans Novas Cartas Portuguesas (1972).