« Traduire dans les marges ou comment rendre les noms des personnages d'Astérix en espagnol ? »

  • Traduzir nas margens ou como adaptar os nomes dos personagens de Astérix em espanhol?
  • Translating in the margins, or how to render the names of the characters in Asterix in Spanish?

Dans cet article, Renaud Cazalbou aborde la question des calembours présents dans les noms de personnages et dans les toponymes de certains albums d’Astérix, de René Goscinny et Albert Uderzo, et la difficulté de leur traduction, notamment vers l’espagnol, mais en adoptant la perspective plus globale des langues romanes. Entrent également en compte d’autres langues comme l’anglais, le néerlandais et l’allemand. La difficulté à surmonter est celle du choix entre non-traduction, traduction et adaptation afin de conserver une dimension humoristique qui soit compréhensible dans la langue-cible. Partant du principe que toutes les traductions des albums ne remplissent pas toujours pleinement ce contrat, l’auteur de cette étude propose des pistes qui permettraient de rendre de façon satisfaisante tout l’humour contenu dans ces noms et toponymes.

No presente artigo, Renaud Cazalbou aborda a questão dos trocadilhos presentes nos nomes de personagens e nos topónimos de alguns álbuns de Asterix de René Goscinny e Albert Uderzo, referindo igualmente a dificuldade da respectiva tradução nomeadamente para o espanhol, mas também para outras línguas românicas. Outras línguas como o inglês, o neerlandês e o alemão são igualmente consideradas. O desafio é o de escolher entre não-tradução, tradução e adaptação no sentido de conservar uma dimensão humorística compreensível na língua alvo. Partindo do princípio de que nem sempre as traduções que constam dos álbuns respeitam integralmente este contrato, o autor deste estudo propõe pistas que permitiriam dar conta cabalmente de todo o humor contido nos nomes e topónimos.

With this article, Renaud Cazalbou aims to study the issue of puns in the names of characters and toponyms in certain Asterix albums by René Goscinny and Albert Uderzo, and the difficulty of translating them, particularly into Spanish, but from the more global perspective of Romance languages. Other languages such as English, Dutch and German are also taken into account. The challenge is to choose between non-translation, translation and adaptation in order to maintain a humorous dimension that is understandable in the target language. Relying on the fact that not all translations of the albums fulfil this contract, the author of this study presents ways to satisfactorily render all the humour contained in these names and toponyms.

Plan

Texte

Cet article de Renaud Cazalbou, qui s’inscrit dans les nombreuses recherches menées dans le domaine de la linguistique du signifiant par notre collègue du DEHHA et du laboratoire CEIIBA de l’UT2J, est le produit d’une communication présentée lors de la Journée d’Études « Banlieues Sud » organisée par Margherita Orsino et Emmanuelle Guerreiro le 14 novembre 2019, s’insérant dans la thématique du Thème 3 du CEIIBA « Cartographie de la romanité ».

Cette étude fait suite à un cours de Master 2 Recherche Etudes Romanes dispensé par Renaud Cazalbou et Marc Gruas en 2020-2021 sur les enjeux de la traduction en espagnol et en portugais des aventures d’Astérix le Gaulois.

La direction de la revue Reflexos a tenu à publier cette contribution en hommage à Renaud, notre cher ami, trop tôt disparu, en juin 2022.

Sa compagne Sylvie Baulo, notre collègue et amie, a accepté de nous confier cet article. Nous la remercions chaleureusement.

Les noms propres dans Astérix répondent à une seule exigence, celle de l’humour. S’ils ont une fonction, c’est avant tout celle de renvoyer à des mots du langage courant et de permettre au lecteur de s’amuser en découvrant le mot caché (si peu) sous le nom propre. Cela signifie qu’il convient que le vocable fasse sens. Le calembour est avant tout une affaire de sonorités. Dans Astérix, on entend avant tout un « astérisque » modifié à la sauce gauloise au point qu’il peuvent se substituer l’un à l’autre :

« Les mots astérisque et Astérix sont des paronymes, c’est-à-dire que leur orthographe se ressemble mais qu’ils n’ont pas le même sens. Sous l’influence de la bande dessinée Astérix, on utilise souvent à tort ce dernier mot pour désigner le signe typographique qu’est l’astérisque. »1

Or la proximité entre les sonorités (paronomase) permet que « -ix » soit mis à la place d’un certain nombre de terminaisons différentes (Figure 1).

« -isque »

« -ique »2

« -ix » / « -ixe »

Autres

Astérix

Panoramix

Idéfix

Abraracourcix

Obélix

Ordralfabétix

Avoranfix

Berlix

Assurancetourix

Cétautomatix

Prolix

Maitre Panix

Lentix3

Agecanonix

César Labeldecadix :

Segregationnix

Obelodalix4

Astronomix5

Plaintcontrix

Quatrédeusix

Zérozérosix

Figure 1. Diverses terminaisons substituées par le suffixe « -ix ».

Il en résulte que le lecteur comprend à chaque fois quelle est la nature du calembour quand bien même la sonorité est différente : Astérix, Idéfix ou Abraracourcix sont tout aussi efficaces alors même que le jeu des sonorités est exact pour le nom du petit chien, plus éloigné avec le nom du héros et somme toute assez approximatif dans le nom du chef du village. La fidélité dans les sonorités n’est donc pas un aspect essentiel. Seul importe une certaine proximité, la bienveillance du lecteur, dans des limites assez précises, fait le reste. On retrouve ici le concept de connivence tel qu’on a pu le définir ailleurs6.

Mais comment le calembour fonctionne-t-il ? C’est sans doute cette question que nombre de traducteurs ne se sont pas posée et qui conduit à des effets peu convaincants, à des traductions approximatives, voire à des refus de traduction. On remarquera que la traduction du nom du chef du village a toujours été en espagnol Abraracurcix, ce qui n’a, certes, aucun sens mais que, dans une édition de 1969, publiée chez Bruguera, ce nom est devenu Abracurcix, ce qui n’a pas plus de sens mais représente, en outre, une modification par rapport au nom français sans aucune raison d’être. Au mieux peut-on dire que, dans les deux cas, on a affaire à un nom à consonnance gauloise. Si tant est que les noms gaulois répondent à ce critère, ce qui est loin d’être une évidence puisqu’à part pour Vercingétorix, la terminaison en « -ix » n’est pas aussi fréquente que Goscinny et Uderzo ont pu le laisser entendre : en effet, les terminaisons en « -os » ou même « -us » sont plus fréquentes que celles qui suivent le modèle Vercingétorix. Parmi les gaulois historiques on citera, Ambigatos, Brennos (ou Brennus) qui aurait mis Rome à sac et aurait été à l’origine de l’expression « vae victis », Casivelaunos, chef celte brittonique cité dans Astérix chez les Bretons.

Peu de « -ix » donc, ce qui signifie que le choix de cette terminaison est arbitraire, en ce sens que privilégier la terminaison de Vercingétorix n’a pas de fondement historique mis à part celui de l’histoire nationale telle qu’elle a été enseignée dans les manuels de l’école publique depuis la fin du XIXème siècle, celle des figures historiques comme Jeanne d’Arc, Jeanne Hachette, le Grand Ferré ou le chevalier Bayard. De même, les auteurs ont-ils fait le choix d’utiliser la terminaison en « -ic » pour les Goths sur le modèle de Théodoric le grand, si l’on en croît Wikipédia, mais aussi sur le nom d’Alaric qui désigne deux rois Wisigoths et peut-être aussi celui de Genséric, roi des Vandales et des Alains, qui en l’an 455, à l’âge de 66 ans partit de Carthage où il avait installé son peuple après avoir quitté la Bétique, pour prendre et piller Rome. Il est considéré comme l’un des artisans de la chute de Rome. De fait, la terminaison en « -ic » semble être la marque de ces envahisseurs barbares, qui, à partir de la fin du IVème siècle, ont déferlé sur l’ouest de l’Europe. Dans la représentation historique de la fin du XIXème et d’une bonne partie du XXème siècle, ces barbares venus essentiellement de l’Est sont responsables de la chute de la société antique et sont un ensemble confus dont on peine à isoler les composantes. L’image de la menace prussienne, puis allemande n’y est sûrement pas pour rien. La terminaison en « -ic » sera donc le signe de l’appartenance à ce groupe dont les Goths sont les figures les plus représentatives.

En réalité, la terminaison du nom propre est dans Astérix fonctionne comme un marqueur :

« -ix » désigne le gaulois, tout comme « -us » le romain ou « -af » le normand. Pour cette dernière terminaison, c’est le nom d’un personnage principal qui en donne la raison : Olaf Grossebaf. Si l’on considère que le prénom Olaf est caractéristique des Vikings — c’est le prénom d’un certain nombre de rois de Norvège —, alors la terminaison en « -af » sera le marqueur de leur origine. C’est donc la terminaison qui est chargée de déclarer l’origine du personnage. Et c’est par elle qu’il se définit. De là la facilité, dans le monde d’Astérix, à changer d’identité. Lorsque, dans Astérix et les Goths, Astérix et Obélix se déguisent en légionnaires, ils doivent aussi changer leur identité en Astérus et Obélus. « Et souviens-toi, Obélix, si nous rencontrons des Romains, toi tu es le légionnaire Obélus et moi le légionnaire Astérus. Il faut dire : par Jupiter et ave…»7

Toutes les traductions recensées par le site Astérix.com ont opté pour la même forme, à l’exception du portugais qui se démarque par l’introduction d’un [i] que l’on retrouve dans la « latinisation » des noms des deux héros (Figure 2).

Nom anglais :

Asterus

Nom anglais :

Obelus

Nom allemand :

Asterus

Nom allemand :

Obelus

Nom néerlandais :

Asterus

Nom néerlandais :

Obelus

Nom espagnol :

Asterus

Nom espagnol :

Obelus

Nom italien :

Asterus

Nom italien :

Obelus

Nom portugais :

Astérius

Nom portugais :

Obélius

Figure 2. Traductions des latinisations Asterus et Obelus.

À l’inverse, lorsque le légionnaire Caligula Minus, dans Astérix, le Gaulois, est déguisé en prisonnier gaulois, il prend le nom de Caligulaminix, nom supposé lui donner une identité gauloise. De même, le coq du village s’appelle-t-il Chanteclairix qui est la gallicisation du nom rendu célèbre par le roman de Renart. Enfin, lorsqu’Uderzo, veut faire un clin d’œil à une de ses connaissances, négociant en vin du nom de Saintgès, il utilise la forme Saingesix8 qui a fait couler un peu d’encre. Le point commun à tous ces exemples est que les auteurs, pour une raison ou une autre, se sont contentés d’ajouter une terminaison supposée être suffisante pour déclarer l’appartenance d’un personnage à un groupe ou un autre. Passer d’Astérix à Astérus, c’est donner à un nom supposément gaulois des sonorités latines ; il en va de même avec Caligula Minus transformé en Caligulaminix. Mais la modification ne s’arrête pas là. Si le nom romain a un sens, on pourrait traduire ce nom par « Caligula le Petit », le nom gaulois, lui, n’a aucun sens. Il sonne aussi faux que sont postiches les moustaches du légionnaire romain. C’est d’ailleurs sans doute ce que prétendent les auteurs qui soulignent par là combien le travestissement est approximatif et combien le personnage est peu doué pour l’espionnage. Son nom est à l’image de ses habits trop grands : peu convaincant.

Pourtant, à bien y regarder, il y a beaucoup à apprendre de exemples limites. À cette occasion, les auteurs se sont comportés comme le traducteur paresseux qui croit qu’il suffit d’ajouter la terminaison appropriée pour rendre compte du calembour initial. Mais si elle a une fonction, la terminaison ne fait pas tout. Dans Astérix en Corse, lorsque Barbe-Rouge est présenté au préteur Suelburnus, il raconte avoir transporté dans son bateau un personnage appelé Ocatarinetabellaploumploum. Repris par le préteur, il corrige « Oui, c’est ça, pas ploumploum, tchitchix » ce que le traducteur espagnol transcrit à l’identique « Si, esto es, chitchix, y no plum plum ». De même lorsque le légionnaire zélé Sciencinfus promet de capturer le chef corse l’appelle-t-il Ocatarinetabellatsointsoin (« chinchan » en espagnol), corrigé par Barbe-Rouge. On peut conclure de cet épisode que la terminaison fait partie du nom propre. Evidence, truisme dira-t-on. Sans doute, pourtant, Asterus, Obelus semblent déclarer le contraire et manifester la primauté de la terminaison comme marqueur identitaire. En d’autres termes, c’est le statut de cette terminaison qui permet de définir si une traduction est acceptable ou non. En évoquant le « traducteur paresseux », on fait allusion à celui qui penserait qu’il suffit qu’un mot se termine en « -ix » pour être une traduction satisfaisante. Or, il n’en est rien. En effet, la terminaison en « -ix » ou en « -us » ou « -um » ou « -af » n’est pas comme on a pu le lire, çà et là, un suffixe mais bel et bien une partie intégrante du nom propre. En quoi la différence consiste-t-elle ? C’est relativement simple. En morphologie, le suffixe est un morphème et donc un signe c’est-à-dire, selon la terminologie saussurienne, l’alliance d’un signifiant et d’un signifié. En tant que suffixe, qui est un formant grammatical, il vient modifier, dans le processus dit de dérivation, le sens de l’unité considérée : par exemple, dans nombre de langues romanes, la différenciation générique est marquée par la variation de morphèmes tels que « a » pour le féminin et « o » pour le masculin. En tant que formant grammatical, le suffixe est porteur d’un sens défini, identique dans tous ses emplois. En l’espèce, donc, il serait dévolu au « suffixe » « -ix » de déclarer l’identité gauloise d’un personnage, c’est ce que signifie donc le nom Caligulaminix. De même, le personnage louche de La serpe d’or, Avoranfix est-il traduit en espagnol par Gangstérix qui n’est autre qu’un gánster (avec déplacement d’accent) affublé d’un suffixe gaulois. Il en va de même avec le nom du coq Chanteclairix. Or, les choses ne fonctionnent pas du tout comme cela. La terminaison en « -ix » ou en « -us » ou en « -um » n’est pas un formant mobile que l’on peut modifier. Ainsi que nous l’avons vu Astérix déguisé en romain, devient Astérus et c’est le calembour qui disparaît, preuve que la terminaison en est une constituante, ce qui semble-t-il a échappé à nombre de traducteurs. Ganstérix est sans doute un gaulois comme le signale la terminaison mais elle ne saurait jouer le rôle qu’elle peut avoir en français dans Avoranfix. D’une certaine manière, elle est le point central du jeu de mot, sa raison d’être. En considérant que le nom des personnages se constitue comme un vocable usuel, à savoir une partie porteuse de sens et des éléments formels, on dénature tout ce qui faisait le sel des noms propres. On comprend mieux, ainsi, les discussions et les méprises autour d’Ocatarinetabellatchitchix : les erreurs dont on a parlé plus haut « ploum ploum » ou « tsoin tsoin » montrent que l’essentiel de la désignation est porté par le corps du nom propre et non pas la terminaison qui, rappelons-le, serait alors chargée de ne dire que l’appartenance identitaire. Or, pour que le calembour fonctionne, il faut que toutes les composantes soient tenues sur le même plan. Le rebelle corse s’appelle Ocatarinetabellatchitchix et pas autrement. On remarquera d’ailleurs que la chanson de Tino Rossi (1936) s’appelle en réalité Tchi Tchi, ce qui rend, sans doute, plus importante la fonction de cette terminaison. Le même personnage s’appelle en anglais Boneywasawarriorwayayix, qui fait allusion à un chant imité des chants de marins (shanty) et qui retrace la vie de Napoléon. « Boney was a warrior /Away, a-yeah ». Si l’on peut considérer que la référence musicale est une trouvaille, comparable à celle qui a présidé au nom originel du personnage, l’ajout d’une terminaison en « ix » supposée « faire gaulois », est pour le moins artificielle et détonne dans la traduction du nom, pour la simple raison qu’elle lui est étrangère et est donc ressentie comme une pièce rapportée.

Il est un autre élément que l’on se doit de prendre en compte et qui est propre au français, rendant complexe par là même la traduction desdits noms propres. Le français à l’inverse d’un grand nombre de langues romanes est oxytonique, c’est-à-dire que l’accent tonique porte sur la dernière syllabe. La conséquence est que l’intonation insiste sur la dernière voyelle, ce qui la rend capitale. La conséquence secondaire est la latitude qui est donc laissée à la consonne finale : en d’autres mots c’est parce que l’accent porte sur le [i] que les noms Astérix, Panoramix ou Abraracourcix fonctionnent de la même manière et peuvent être considérés comme des calembours, malgré la diversité des consonnes ou groupes consonantiques des mots censés être évoqués par ces noms propres.

On le voit bien, la terminaison est donc une composante primordiale du nom propre des personnages. Le traducteur devra donc s’y attacher tout particulièrement et lui réserver une place spécifique. De fait, ici, et contrairement à ce que l’on pourrait dire dans d’autres cas, la fidélité ne passe pas toujours par la traduction littérale. Bien souvent, et paradoxalement, c’est l’écart qui correspond au respect du texte original. Soit l’exemple des camps romains : Laudanum, Aquarium, Babaorum et Petibonum. Si les deux premiers font jeu de mots c’est avant tout en raison de la prononciation spécifique de la finale en français. Ainsi que le signale le Trésor de la Langue Française, au sujet d’aquarium « En ce qui concerne la finale -ium, Fouché Prononc. 1959, p. 383 note qu'elle se prononce “[iɔm] dans atrium, [jɔm] dans aquarium, géranium, harmonium, minium, opium, palladium, pallium, radium, Actium [aksjɔm], Latium [lasjɔm], Laurium, Sunium, etc., tous mots ou noms latins” »9. L’ouverture de la voyelle [u] du latin et le maintien du [m] de l’accusatif qui correspond à une réinterprétation des formes latines conduit à cette prononciation particulière. On a, dès lors, une graphie latine UM mais une prononciation qui, elle, est propre au français. Bien évidemment, c’est là une source importante de jeux de mots : les mots proprement latins comme Aquarium (noter le son [kw] qui demeure dans son état latin) ou Laudanum10 jouent exclusivement sur la graphie (désinence de neutre ou d’accusatif masculin), puisque les vocables sont passés tels quels dans la langue française ; c’est leur physisme qui est ici utilisé. Le lecteur trouvera donc comique de voir nommer des lieux par des mots qui ont, par ailleurs, un sens différent qu’il connaît.

Il n’en va pas de même avec les deux noms suivants : Babaorum, Petibonum qui ont certes, l’allure de mots latins mais renvoient par leur consonnance à d’autres réalités. Mais, comme on a pu le dire auparavant, le jeu n’est possible qu’en vertu de la prononciation française du groupe UM. Dans la version espagnole d’Astérix en Corse11, ces deux camps donnent lieu à des traductions curieuses. Alors même que le nom de Babaorum est généralement conservé à la première page des albums, dans le texte de cette aventure, on trouve le nom Pastelalrhum ou Pastelalrum. Or, sous cette forme, le nom ne signifie strictement rien car s’il s’agit d’une traduction littérale (encore que grammaticalement, la forme soit des plus discutables), elle ne répond en rien aux exigences du calembour. En premier lieu, la prononciation de la finale, selon les critères phonétiques de l’espagnol, est [um] et non pas [om]. Or le gâteau dont il est question est élaboré avec du rhum qui en espagnol, se dit ron. Cela signifie qu’il ne peut y avoir de réelle identification entre RUM et RON. On imagine donc que le lecteur hispanophone lisant Pastelalrum prononcé [pastelalrum] ne comprendra pas immédiatement l’astuce et pourra se demander ce qui se cache derrière ce mot abscons.

En ce qui concerne Petibonum, on le trouve parfois (Astérix en Corse) sous la forme hispanisée Hombrecitum : il s’agit ni plus ni moins que de la traduction du syntagme auquel renvoie le nom du camp romain augmenté d’une désinence supposément latine. En un premier temps, on pourrait penser que la traduction fonctionne à partir d’un contrat d’acceptabilité passé avec le lecteur où la finale en UM des noms de la BD correspondraient à un [o] final de l’espagnol : dans cette optique, Aquarium renverrait à Acuario et Laudanum à láudano. Toutefois babaorum, quelle que soit la forme traduite serait exclu de cette répartition. C’est que le jeu, ici, joue à plein de la sonorité finale. Si le calembour est avant tout sonore, c’est-à-dire jeu phonique, et donc, jeu sur le signifiant, alors c’est à cette caractéristique qu’il convient de s’attacher. Si, comme on l’a vu pour les noms gaulois, la chaîne consonantique souffre quelques adaptations, il n’en va pas de même pour la voyelle. Or, la disparité de traitement entre les quatre camps emblématiques de la présence romaine laisse un goût d’inachevé dans la traduction. C’est d’autant plus vrai dans la traduction d’Astérix en Corse où la première page, au lieu de la carte de France montre la Corse dont le littoral est entouré d’une multitude de camps romains. Tous ont un nom qui utilise la séquence finale [om]. Ainsi que le dit Marie-France Merger dans son article « Ça se corse … chef-lieu Ajaccio ou la difficulté de traduire les calembours » :

« Face aux toponymes Hum, Balatum, Mariapacum ou encore Tartopum, un lecteur italien moyen ne sachant pas le français ou ignorant la réalité française aura du mal à saisir l’allusion respectivement à homme, au balatum12 qui était une marque de linoléum et à Maria Pacôme, une actrice de cinéma et une comédienne qui a interprété de nombreux rôles dans des pièces théâtrales de boulevard et qui était très connue à l’époque de la publication d’Astérix en Corse (1973). Quant au nom du camp Tartopum, il est facile pour un Français de reconnaître sous le « ludant », c’est-à-dire « le texte tel qu’il est donné (celui qui joue) » - pour reprendre la terminologie de Pierre Guiraud –, le « ludé », le texte latent, le texte normal, logique, dans ce cas, le mot ‘tarte aux pommes’ »13.

Le jeu phonique va même plus loin puisque l’on trouve les formes Derbidepsum, Colonnevendum et même ouelcum ou shalum qui sont totalement transparents à condition que l’on garde à l’esprit la clef de lecture fondée sur la syllabe finale. L’article signale que « [u]n seul toponyme reste une énigme : il s’agit de Tedbum qui, nous semble-t-il, ne contient aucune allusion, à moins que ce ne soit une allusion à Thierry Benoit (Ted Benoit), un scénariste-dessinateur né en 1947, qui avait publié deux récits chez Actuel en 1971 et qui, depuis, est devenu un auteur de BD avec son personnage fétiche Ray Banana. »14.

L’examen des traductions espagnoles révèle, par contraste, beaucoup moins d’homogénéité : Tartopum devient Catapum, Balatum, Horariodeveranum, Mariapacum, Quinielum. Dans la traduction espagnole, le statut de la finale ne peut, pour des raisons phonétiques être identique mais on constate une grande disparité : tantôt la finale « um » renverra à [um], comme dans le cas des vrais latinismes comme Calcium ou Factotum, tantôt à une voyelle finale [o] comme horariodeveranum (« horario de verano »), ou Pluriempleum (« pluriempleo »), mais aussi à une finale [a] plus inattendue, comme dans la traduction de Mariapacum qui devient Quinielum (pour « quiniela ») ou Derbidepsum qui devient Cabezotum (« Cabezota »). Plus étrange encore le traducteur choisit d’utiliser la finale [um] là où la langue ne connait pas voyelle désinentielle, c’est le cas du camp de Gasnaturalum qui renvoie au « gas natural ». Enfin, on remarquera que si certains noms semblent être demeurés identiques, le traducteur n’a pas toujours pris la mesure du décalage qui peut exister entre prononciation et graphie : c’est le cas du camp de Ouelcum qui devient dans la traduction espagnole Uelcum. Or, si la graphie « OU » pour transcrire le son [u] est caractéristique du français, ce qui explique qu’à l’initiale, on passe du digraphe « ou » à la seule voyelle « u », le traducteur a oublié qu’il en va de même à la fin du mot. Le résultat est que Uelcum s’éloigne quelque peu du Welcome anglais. C’est sans doute en raison des mêmes problèmes phonétiques qu’il renonce à traduire Shalum, lequel deviendra Patum (« Pato »). Dernier point à souligner : parfois le traducteur, sans que l’on en perçoive les raisons ou les causes, se prend à imposer sa marque contre toute logique. Dans le sud-est de la Corse ainsi représentée, Uderzo et Goscinny avaient placé le camp de Incaudavenenum. La citation latine est immédiatement identifiable tant en français qu’en espagnol. En l’occurrence, le toponyme ne demandait aucune traduction. Or, la locution latine est devenue Impuestumsobrelarentum, sans doute beaucoup moins satisfaisante. On peut remarquer que la finale en [um] de impuestum n’avait, là non plus, aucun critère d’obligation. Sans doute a-t-il pensé qu’il convenait d’insister sur l’apparence latine puisqu’il ne gardait pas la citation authentique.

On le voit, les calembours d’Astérix sont avant tout faits par et pour des Français. Ils s’appuient bien souvent sur des réalités françaises, sont mis en œuvre à partir de réalités phonologiques et phonétiques françaises. De là, la difficulté pour le traducteur de mener à bien son entreprise. Pour autant doit-il renoncer ? Il serait commode de dire que nombre de choses dans Astérix sont intraduisibles et qu’il vaut mieux, soit utiliser les notes de bas de page, soit laisser les choses en l’état en se disant que le signifiant graphique à lui seul est capable de renvoyer à ce monde antique imaginaire : les noms des romains s’y terminent en « -us », ceux des gaulois en « -ix » et cela suffit comme cela. Le traducteur alors se contente de suggérer et ne traduit le calembour que lorsqu’il le peut. Cet à-peu-près, cette acceptation du pis-aller, c’est celle que l’on retrouve aussi lorsque l’on cherche à traduire des textes anciens. Peut-on en effet restituer dans la langue-cible les décalages temporels qui sont ceux de la langue source ? C’est douteux et c’est ce que relève Jean-Claude Chevalier dans « La traduction des œuvres anciennes »15. Que l’on choisisse la traduction modernisée ou la traduction archaïsante, aucune n’est dans le fond satisfaisante. Il faut donc adapter et s’adapter, accepter des solutions de compromis qui peuvent sembler artificielles. Le traducteur d’Astérix est dans la même situation, qui doit rendre compte de jeux de mots qui n’ont pas été faits pour sa langue, pour ses mots à lui. Pourtant, le lecteur est bienveillant et il est prêt à voir l’allusion — et à en sourire — même là où elle n’est que dévoilée à condition qu’il se rende compte que l’on a tenté l’aventure. Que le lecteur espagnol s’amuse des noms Astérix ou Panoramix n’est donc pas surprenant, après tout, le lecteur français en fait tout autant. Tout au plus pourra-t-on relever que les réalités accentuelles sont différentes et qu’il serait plus exact qu’Astérix fût en espagnol Asterix (accentué sur la dernière syllabe) et que le nom du druide fût Panorámix, ce qui aurait le mérite de respecter l’accentuation de « panorámico ». En outre, il serait impossible ou presque de remplacer les noms des protagonistes. Toutefois, on pourrait imaginer que le nom d’Abraracourcix soit traduit ou adapté. Comment dira-t-on ? C’est là le choix du traducteur. Un peu facile ? Non car on se fait sans doute une fausse idée de la valeur du nom propre. Il ne rapporte pas vraiment à la nature du personnage : le chef du village ne s’appelle pas Abraracourcix parce qu’il serait plus brave ou plus batailleur qu’un autre. Seul compte alors le fait que l’on puisse à partir de la sonorité obligatoire, celle de la finale en « -ix », renvoyer à un terme ou une expression identifiable. L’espagnol peut-il s’accommoder de cette terminaison ? Oui, sans doute, puisqu’il dispose d’un grand nombre de formes en « -is » final, à commencer par les deuxièmes personnes du pluriel des verbes en « -ir ». Mais toute suggestion peut être acceptée à condition qu’il y ait un jeu de mots. Après tout le même personnage s’appelle Vitalstatistix en anglais et Majestix en allemand ou Matasétix en portugais. L’absence de traduction, par contre ne saurait être une solution satisfaisante. Le personnage pourrait tout à fait s’appeler Dodecafonix ou Fantasmagorix cela ne changerait rien.

Il semble bien que les traducteurs veuillent « traduire » les noms des personnages au risque de se heurter à l’impossibilité. Mis à part certains personnages comme Tullius Detritus dont le nom est révélateur du caractère, pour une majorité d’entre eux, seul compte le clin d’œil adressé au lecteur : rien dans le nom d’Assurancetourix ne fait référence à ses piètres talents musicaux. Que certaines langues comme l’anglais, l’allemand ou le portugais aient choisi de l’appeler Cacofonix est, certes, un plus, mais tout autre calembour acceptable dans sa forme aurait convenu. C’est pourquoi, en l’espèce, le traducteur doit se munir d’un outil indispensable : outre ses lexiques et dictionnaires, il doit utiliser aussi un dictionnaire de rimes qui lui permettra de comprendre combien la syllabe finale a d’importance.

Sources et bibliographie

Ouvrages

BRUNOT, Ferdinand. La pensée et la langue. Méthode, principes et plan d’une théorie nouvelle du langage appliquée au français. Paris : Masson, 1922, p. 58.GOSCINNY, René et Albert UDERZO. Astérix et les Goths. Dargaud, 1998, p. 19.GOSCINNY, René et Albert UDERZO. Astérix en Córcega. Salvat, 2014.

Chapitres d’ouvrages

CHEVALIER, Jean-Claude. « La traduction des œuvres anciennes ». Il tempo, i tempi – Omaggio a Lorenzo Renzi. Padoue : Esedra editrice, 1999, p. 51-61. CHEVALIER, Jean-Claude. « La traduction des œuvres anciennes ». In CHEVALIER, Jean- DELPORT, Claude et Marie-France, Jérômiades. Problèmes linguistiques de la traduction, II. Paris : L’Harmattan, 2010, p. 115-126.

Articles

CAZALBOU, Renaud. « La connivence comme concept opératoire global en linguistique ». Crisol. Revue numérique. 2018, n° 3. https://crisol.parisnanterre.fr/index.php/crisol/article/view/85 [Consulté le 12/01/2023]MERGER, Marie-France. « Ça se corse … chef-lieu Ajaccio ou la difficulté de traduire les calembours ». Publifarum. 2007, n° 6. http://www.farum.it/publifarum/ezine_articles.php?id=16 [Consulté le 08/01/2023]

Sites web

Article « Aquarium », Trésor de la Langue Française sur la plate-forme du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales. https://www.cnrtl.fr/definition/aquarium [Consulté le 08/01/2023]

Asterix.com https://www.asterix.com/portfolio/lentix/ [Consulté le 12/01/2023]

Asterix.com https://www.asterix.com/portfolio/saingesix/ [Consulté le 12/01/2023]Bureau de la traduction du gouvernement du Canada : https://www.btb.termiumplus.gc.ca/tpv2guides/guides/clefsfp/index-fra.html?lang=fra&lettr=indx_catlog_a&page=9mWoUaLVVFiE.html [Consulté le 15/12/2022]FONDARCH, Le portail complet sur l'architecture, le design, l'art, la photo et le tourisme culturel. https://fondarch.lu/la-balatome-ou-balatum-avantages-et-inconvenients/

Notes

1 Bureau de la traduction du gouvernement du Canada : https://www.btb.termiumplus.gc.ca/tpv2guides/guides/clefsfp/index-fra.html?lang=fra&lettr=indx_catlog_a&page=9mWoUaLVVFiE.html [Consulté le 15/12/2022] Retour au texte

2 Il est à noter qu’il existe une variante en « -ic » représentée par Alambix, Pronostix ou Diagnostix. Retour au texte

3 « Plus de deux mille ans plus tard, les fans s’interrogent : Lentix, c’est un jeu de mots avec « L’antique » ou « lentille » ? Les plus érudits évoquent même le « lentisque », arbrisseau proche du pistachier… Felix qui potuit rerum cognoscere causas, conclurait Triple-Patte ! » Astérix.com https://www.asterix.com/portfolio/lentix/ [Consulté le 12/01/2023] Retour au texte

4 Père d’Obélix Retour au texte

5 Père d’Astérix Retour au texte

6 CAZALBOU, Renaud. « La connivence comme concept opératoire global en linguistique. ». Crisol – Revue numérique, n° 3 – 2018 Connivence. https://crisol.parisnanterre.fr/index.php/crisol/article/view/85 Retour au texte

7 GOSCINNY, René et Albert UDERZO. Astérix et les Goths. Dargaud, 1998, p. 19. Retour au texte

8 « Ce « jeu de mots » introuvable a dû perturber les traducteurs d’Astérix : certains s’en sont tirés en créant de toutes pièces un calembour local, d’autres ont laissé le nom inchangé, assurant la notoriété internationale dudit Saintgès à défaut d’en éclaircir le mystère. Sans oublier le traducteur en castillan, qui opta pour une solution radicale en retirant toute mention de l’enseigne ! » Asterix.com https://www.asterix.com/portfolio/saingesix/ [Consulté le 12/01/2023] Retour au texte

9 Nous trouverons cette définition donnée par le Trésor de la Langue Française sur la plate-forme du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales. https://www.cnrtl.fr/definition/aquarium [Consulté le 08/01/2023] Retour au texte

10 À rapprocher de ce qu’écrit Ferdinand Brunot dans La pensée et la langue : « laudanum devient lait d’ânon ». BRUNOT, Ferdinand. La pensée et la langue. Méthode, principes et plan d’une théorie nouvelle du langage appliquée au français. Paris : Masson, 1922, p. 58. Retour au texte

11 GOSCINNY, René et Albert UDERZO. Astérix en Córcega. Salvat, 2014. Retour au texte

12 On remarquera que le mot balatum s’écrit aussi balatome comme en témoigne cette précision tirée d’un site internet spécialisé dans le design : « L’histoire du balatome commence au cours des années 1920. Il s’agit alors d’une marque déposée par les papeteries de Genval qui venaient de découvrir la recette d’un revêtement de sol low cost, aux atouts très vantés. Du nom de marque, le balatome se généralise pour finalement devenir l’appellation d’un revêtement de sol ». https://fondarch.lu/la-balatome-ou-balatum-avantages-et-inconvenients/ Retour au texte

13 MERGER, Marie-France Merger. « Ça se corse … chef-lieu Ajaccio ou la difficulté de traduire les calembours ». Publifarum. 2007, n. 6. http://www.farum.it/publifarum/ezine_articles.php?id=16 [Consulté le 08/01/2023] Retour au texte

14 Ibid. Retour au texte

15 CHEVALIER, Jean-Claude. « La traduction des œuvres anciennes ». Il tempo, i tempi – Omaggio a Lorenzo Renzi. Padoue : Esedra editrice, 1999, p. 51-61. Repris dans CHEVALIER, Jean-Claude et Marie-France DELPORT. Jérômiades. Problèmes linguistiques de la traduction, II. Paris : L’Harmattan, 2010, p. 115-126. Retour au texte

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Référence électronique

Renaud CAZALBOU, « « Traduire dans les marges ou comment rendre les noms des personnages d'Astérix en espagnol ? » », Reflexos [En ligne], 6 | 2023, mis en ligne le 19 avril 2023, consulté le 29 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/reflexos/1337

Auteur

Renaud CAZALBOU

Université Toulouse Jean Jaurès

Département Études hispaniques et hispano-américaines – CEIIBA (EA 7412)

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