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Introduction : J. de Fonteny, érudit et maître-confrère de la Passion
Une précision s’impose avant tout quant à l’italianité à laquelle nous nous référons dans le titre de cette étude. Au XVIIe siècle, dans une Italie faite d’une mosaïque de petits états, le sentiment d’appartenance à la péninsule italienne n’a pas lieu d’être : aussi n’est-on pas italien mais vénitien, bolonais, milanais ou encore florentin. En revanche, le théâtre des comédiens italiens itinérants professionnels de passage à Paris dès 1571 fascine déjà la France précisément pour son italianité, c’est-à-dire pour des caractéristiques propres à un théâtre transalpin qui s’incarne plus que jamais en la figure métissée du Capitan Spavento da Vall’Inferna, aux côtés des zanni et des Pantaloni, figures incontournables des premières compagnies professionnelles. Par conséquent, notre objectif est ici d’évaluer les traits caractéristiques du Capitano, portés par le texte original italien de Francesco Andreini, et de voir ensuite ce que de Fonteny fait de l’italianité théâtrale propre à ce masque et au comédien. La perçoit-il seulement ? Sa traduction est-elle apte à la restituer ou au contraire la trahit-elle inévitablement ?
Profitant probablement d’un réseau aristocratique ramifié1, Jacques de Fonteny (actif entre 1587 et 16292) est contrôleur des comédiens auto-proclamé3, « conseiller et secrétaire de Madame sœur unique du roi [Catherine de Bourbon, sœur de Henri IV], contrôleur des comédiens français et étrangers, maître de la confrérie de la Passion »4. De ce fait, il est cogestionnaire de l’Hôtel de Bourgogne qui est alors géré par les Confrères5, où il agit en qualité de « receveur de la confrérie »6. Également poète et auteur dramatique à ses heures et faiseur d’anagrammes7, cet énigmatique érudit entreprend de traduire les six premiers ragionamenti des soixante-cinq Bravure del Capitan Spavento (Venise, Somasco, 1607)8 qui composent l’ouvrage de Francesco Andreini9, dès l’année suivant la publication italienne, avec pour titre les Bravacheries du Capitaine Spavente (Paris, Le Clerc, 1608)10.
À l’instar des autres troupes de passage à Paris, la troupe italienne de Francesco Andreini (les Gelosi) paie un loyer aux Confrères de la Passion, qu’ils se produisent ou non à l’Hôtel de Bourgogne11. En novembre 1603, la troupe des Andreini demeure trente-six jours au château de Fontainebleau pour revenir ensuite à Paris jusqu’en avril 1604, prenant la suite de celle d’Angela Maloni et de ses compagnons12. Le 4 janvier 1604, les Gelosi mettent en scène la tragédie Il califfo d’Egitto à l’Hôtel de Bourgogne13. C’est donc probablement au moins entre fin 1603 et le printemps 1604 que Jacques de Fonteny voit, rencontre ou découvre l’existence du Capitan Spavento da Vall’Inferna. Or Jacques De Fonteny semble jouer un rôle de premier plan, notamment comme contrôleur des comédiens comme en témoignent les baux signés avec les Italiens. S’il est toujours cité et impliqué à maintes reprises entre 160314 et 1629, sa trace dans les baux connus (y compris comme doyen entre 1624 et 162715) révèle une volonté croissante d’être présent et d’avoir une emprise sur l’usage des lieux, même s’il finit par devoir renoncer à son statut de doyen en 162716. On le retrouve comme « maître » le 2 septembre 162717 mais, outre son rôle de « contrôleur » toujours en vigueur ou parmi les « maîtres et gouverneurs » en 1628-1629, il bénéficie du titre d’« ancien doyen » dans le bail de location avec les comédiens ordinaires du prince d’Orange (9 juillet 1629)18.
Les baux accordés aux comédiens, italiens ou français, dont rendent compte les Documents du minutier central des notaires de Paris illustrent clairement sa présence assidue parmi les spectateurs de l’Hôtel de Bourgogne, avec la « loge du Sieur de Fonteny », citée parmi les loges réservées, exclues du bénéfice des comédiens de passage dans quasiment tous les baux et documents notariés de 1608 à 162919. Or Fonteny paraît vouloir renforcer son influence précisément à partir de 1608. En effet, le Vidame du Mans, auquel est dédiée la traduction, est un spectateur assidu des comédiens italiens puisque sa loge fait l’objet de la controverse avec les Italiens et les Confrères dont nous parlions plus haut, précisément le 29 mai 1608.
La traduction de Fonteny se situe dans une chronologie précise : le 15 février 1608 il prétend profiter à titre personnel de l’une des six loges des maîtres, qu’il déclare avoir obtenue par privilège du roi, l’une d’elles étant occupée – comme par hasard – par son ami le Vidame du Mans20. La traduction des Bravure de Francesco Andreini advient précisément au beau milieu chronologique de cette controverse, entre la date du bail signé par les comédiens italiens à l’Hôtel de Bourgogne (mi-février 1608) et la date à laquelle les Confrères prennent position contre Fonteny aux côtés des comédiens (fin mai 1608). En effet, le frontispice de la traduction donne les Bravacheries « traduictes par I.D.F.P.21/à Paris/par David Le Clerc, rüe Fre-/mentel au petit Corbeil, pres/le puits Certain./ avec privilege du Roy/mcdviii » et l’extrait final du privilège d’édition, sur la dernière page du volume, indique que ce dernier est « donné à Paris, le dernier Mars 1608 » 22. On l’aura compris, Jacques de Fonteny offre probablement ses Bravacheries à Charles d’Angennes par pur opportunisme et intérêt personnel23 pour s’arroger quelques privilèges au sein de la Confrérie.
Les comédiens italiens à Paris entre 1603-1604 et 1608 : présences du Capitano ?
De Fonteny ayant approché de près les comédiens italiens, c’est par ce biais direct que lui vient probablement l’envie ultérieure de s’emparer du texte. Le voyage des Bravure par-delà les Alpes est par conséquent facile à suivre et à identifier. Mais si de Fonteny a sûrement assisté au jeu de Francesco Andreini en Capitano sur la scène de l’Hôtel de Bourgogne lors de la tournée de 1603-1604, les Bravure italiennes ne sont toutefois pas encore publiées à cette date. Aussi peut-on supposer que la grande proximité de l’érudit avec les comédiens italiens ait pu contribuer à ce qu’il s’empare de ce texte bien plus littéraire que véritablement scénique24.
Si en amont a lieu la dernière tournée parisienne des Gelosi en 1603-1604, menée par Isabella et Francesco Andreini25, la traduction française de 1608 est aussi contemporaine de la présence des comédiens Accesi entre 1607 et 1608 à Paris, à cette date menés par Pier Maria Cecchini (Frittellino)26. Postérieure à la tournée des Gelosi et du Capitan Spavento, la traduction de Fonteny est donc contemporaine de la présence des comédiens Accesi entre 1607 et 1608 à Paris, mais en l’absence de Francesco Andreini et fort probablement en l’absence du rôle du Capitano dans la troupe en visite parisienne. En effet, il semble qu’aucun comédien n’occupe le rôle de Capitano dans la compagnie venue à Paris en 1607-1608. Si une source A.m.at.i. de 2006 intègre le Capitano Rinoceronte (Girolamo Garavini) dans la compagnie des Accesi en route pour Paris en 160727, la même source l’atteste en réalité beaucoup plus vraisemblablement actif au sein des Fedeli restés à Mantoue pour les fêtes en l’honneur de Francesco Gonzaga et Margherita di Savoia dès juin 160828, ce qui rendrait impossible sa présence à Paris avec les Accesi.
Lors de cette tournée, s’il n’est donc pas possible d’affirmer que Capitan Rinoceronte fît partie de la troupe de Accesi pour la tournée parisienne29, l’acteur constitue néanmoins l’un des héritiers du répertoire du Capitano. L’autre Capitano susceptible d’être en France à la même époque pourrait être Silvio Fiorilli30, qui fait partie des Accesi depuis au moins 160131, puis en 1607 puis à nouveau en 1611. Mais sa présence à Naples est attestée entre 1604 et 160932, pour de suffisamment longues périodes pour que sa présence soit rigoureusement impossible pour la tournée parisienne avec les Accesi de 1607-1608.
Après une présence systématique dans la compagnie italienne des Gelosi33 en France et ce jusqu’en 1604, il semblerait que le seul Capitano marquant de retour sur le sol français ait été Girolamo Garavini [Jérôme Garravini] (Capitan Rinoceronte), attesté le 17 octobre 1613 aux côtés des Fedeli de Giovan Battista Andreini34. Bref, force est de constater la probable absence de toute figure de Capitano dans la compagnie italienne lors de la tournée 1607-1608, période à laquelle Fonteny traduit les Bravure. Jacques de Fonteny produit donc ses Bravacheries sans avoir, sous les yeux et sur la scène de l’Hôtel de Bourgogne, aucun comédien héritier direct du répertoire de Francesco Andreini en Capitan Spavento : l’entreprise de traduction se révèle d’autant plus détachée de l’exercice scénique auquel de Fonteny assiste en revanche en 1603-1604.
Le masque du Capitano : quelle italianité théâtrale et linguistique ?
Francesco Andreini est né Francesco De’ Cerrachi di Pistoia, de famille noble35. À l’âge de vingt ans, il embarque comme soldat sur les galères médicéennes des Chevaliers de Santo Stefano engagées dans la guerre contre les Turcs. Il est alors fait prisonnier et ne rentre que huit ans après36. Le comédien épouse Isabella sans doute en 1575. Après 1576, il abandonne le métier de soldat et embrasse la profession de comédien comme innamorato. À la mort de son épouse en 1604, il s’établit à Mantoue comme le prouve son testament en 160737.
De 1583 à 1589, Francesco Andreini occupe à la fois les fonctions de capocomico et d’innamorato et indique dans L’adresse aux lecteurs des Bravure del Capitan Spavento avoir incarné ensuite « la parte del milite superbo, ambizioso e vantatore » et qu’il a aimé jouer ce rôle au point d’abandonner finalement celui d’innamorato38, travaillant (« con molto studio ») le masque du capitano avec acharnement non seulement pour ne pas perdre la renommée déjà acquise, mais aussi pour rendre cette figure « ricca e adorna »39. Acteur de grande culture classique comme le sera son fils Giovan Battista, il affirme aussi publier ce texte afin de laisser « qualche memoria di me, e per seguitare l’onorato grido di moglie mia » (très littéraire et très écrit, l’ouvrage contient d’ailleurs aussi une double préface, la première s’intitulant « Corinto pastore alla sua defunta Fillide »40).
Le Capitano est en effet souvent en duo avec son épouse et prima innamorata Isabella, comme en témoignent certains canevas publiés par Flaminio Scala en 1611 (Li duo capitani simili41). En développant à l’écrit les « bravacheries » de son répertoire sous la forme épique, dialoguée, très littéraire et savante des Bravure, Francesco Andreini s’inscrit dans la démarche mémorielle de de son collègue Flaminio Scala avec ses Favole42 quatre ans plus tard. Bien que très littéraire et savante, issue de ce « studio » dont il parle dans la préface aux lecteurs, la langue de Francesco Andreini suggère les caractéristiques de la figure du Capitano, profil exemplaire de l’un des masques de la compagnie des Gelosi. Francesco Andreini n’est ni l’inventeur, ni le premier à avoir joué le Capitano, mais il est le premier à avoir laissé une trace écrite, certes magnifiée, de l’emphase rhétorique du masque, même si celle-ci ne s’appuie pas sur l’idiome espagnol souvent vanté comme condition d’excellence du masque du Capitan43.
Plus tardives ou contemporaines de celle de Francesco Andreini, d’autres traces écrites témoignent précisément de la rhétorique propre au Capitano. Bien souvent, un comédien en particulier et l’idiome utilisé pour interpréter le personnage ont pu servir de modèle ou d’inspiration au texte de papier. L’exemple le plus chronologiquement proche du Capitan Spavento est celui du Capitan Basilico présent dans Gli amorosi inganni (1609)44 de Vincenzo Belando45, figure dont l’idiome est la langue espagnole. Le modèle en est soit Silvio Fiorillo (Capitan Matamoros), soit plus probablement Fabrizio de’ Fornaris (Capitan Coccodrillo)46, alors même que Vincenzo Belando ne manque pas de rendre hommage au canon posé par les « Bravure o Rodomontate del signor Francesco Andreini » 47. Par la suite, le « Capitano Bellerofonte Martellione forestiero » qui paraît dans la liste des « interlocutori »48 de l’Inavertito de Nicolò Barbieri (alias Beltrame) publié en 162749, est probablement inspiré de son interprète Francesco Antonazzoni, membre des Confidenti et collègue de Barbieri, passé avec l’âge de primo innamorato à capitano au sein des comici Confidenti. En dépit de ses longues rodomondates canoniques, aussi épiques que grandiloquentes50, Bellerofonte s’exprime en langue italienne à l’instar de son interprète.
Le modèle italien du masque et de la langue du Capitano
Inventé sur le sol italien (à la différence d’Arlecchino, invention du sol français51), son profil s’est forgé à la faveur d’une vraie lignée d’acteurs italiens qui incarnent tous un « Capitano » dont le nom diffère à la scène52, et reconnaissables précisément par leurs nomi d’arte respectifs.
Considéré comme source iconographique indirecte et dérivée53, le tableau des Farceurs français et italiens daté de 167054 mêle les repères chronologiques, tout en offrant le point de vue d’un peintre de la fin du XVIIe siècle sur les comédiens italiens et français. Au fond à gauche « le Capitaine Matamore » en légende, fait référence à Silvio Fiorillo (mort vers 1641), dans une tenue voyante et sophistiquée en rouge et bleu, tandis qu’au premier plan à droite, figure une autre évolution hybride du Capitano, celle de Tiberio Fiorillo fils de Silvio, en Scaramouche tout de noir vêtu avec son béret, décédé en 1694 à Paris.
Parmi les autres sources indirectes, Siro Ferrone signale sur un tableau de Michelangelo Cerquozzi55 (alias Michelangelo delle Battaglie) daté de 1630-1640 un personnage « inquadrato in una trance etilica […], mascherato e vestito di un abito verde tagliato da sottili fenditure verticali rosse, [che] ricorda i primi Capitani dell’Arte identificati con lo stereotipo del lanzichenecco raffigurato sovente alle prese con una solenne ubriacatura »56.
Si cette ivresse solennelle pouvait figurer parmi les traits distinctifs des premiers capitani, il est alors aisément imaginable que celle-ci ait pu trouver son exutoire dans la rhétorique épico-burlesque qui devient ensuite pierre angulaire de l’italianité du capitano. Nous entendons désormais par italianité l’ensemble des signes distinctifs (langue, rhétorique, costume) qui font du capitano une figure spécifique du théâtre italien professionnel entre XVIe et XVIIe siècles.
Or dès la fin du XVIe s., le costume du Capitano se cristallise déjà dans certains portraits, classables dans les sources iconographiques directes et intentionnelles : Fabrizio De’ Fornaris (Capitan Coccodrillo) y figure moustachu, armé d’un gros bâton, coiffé d’un chapeau noir à plume striée et couvert d’une cape assortie, ornée d’une collerette travaillée en dentelle blanche, sous laquelle on devine une tenue et des chausses couleur ocre57, une tenue plutôt sobre par rapport à ses collègues du XVIIe s. mais porteuse d’indices dénotant l’incidence espagnole sur la tenue58. En revanche, les portraits directs et intentionnels de Silvio Fiorillo (Mattamoros)59 et Francesco Andreini (Spavento)60, sciemment assimilés à leurs personnages de Capitani, les représentent dans une tenue déjà codifiée, élégante et sophistiquée, assez proche d’un l’innamorato qui serait muni d’une épée. C’est probablement Francesco Andreini puis Silvio Fiorilli qui ont contribué à forger cette italianité, mâtinée de matamore espagnol. Silvio Fiorilli était d’ailleurs le plus demandé à la cour française précisément parce qu’il jouait le rôle en espagnol, aidé probablement par son passage par le Royaume de Naples (né à Capua vers 1565, alors sous domination espagnole).
Pour comprendre l’italianité du personnage (dont l’hispanophonie61 fait paradoxalement partie), il est nécessaire de remonter à sa genèse, sur laquelle existe une probable influence du vécu de soldat de Francesco Andreini, mais il faut aussi le croiser avec les gènes du Capitan Matamoros de Silvio Fiorilli, le seul acteur à avoir été capable de le jouer en espagnol. Descendant direct du miles glorius latin, mais croisé avec le soldat espagnol dont il parle parfois la langue (comme le fit Silvio Fiorillo), ses caractéristiques le font vantard, homme à femmes, dans un registre situé entre l’innamorato outré et le soldat fanfaron.
L’extravagance grandiloquente et les traits récurrents du personnage sont très clairement décrits par Pier Maria Cecchini en 162862 : il indique qu’il s’agit d’une « iperbolica parte » (un rôle fondé sur l’hyperbole), dont le jeu est plus satisfaisant en espagnol63 mais, qu’il soit dans l’une ou l’autre langue, le dépouiller de tout le « superfluo » revient à lui faire perdre son langage. Et lorsqu’il prend l’exemple de discours qui devraient être énoncés par ce masque, ses allusions coïncident avec le style des Ragionamenti (traduits ‘discours’ par de Fonteny) que tient le Capitan Spavento dans les Bravure de 1607. En 1628, le modèle proposé par Cecchini illustre que l’ouvrage de Francesco Andreini donne déjà en 1607 une version écrite, certes très savante, du modèle rhétorique du masque. Parmi les traits dominants du Capitano, Pier Maria Cecchini indique qu’il s’agit d’une « nobilissima parte » (rôle très noble, digne aussi d’un comédien dell’arte de qualité) qui plaît beaucoup et qui doit être à la fois élégante et gracieuse, jouée d’une voix forte, avec un costume aussi extravagant que la rhétorique employée, y compris dans un discours dont le contenu semble parfaitement improbable :
Piace, ed è di molto diletto questa nobilissima parte quando vien però leggiadramente trattata da personaggio habile di vita, gratioso di gesto, intonante di voce, vestito bizzarro, e tutto composto di stravaganze, il quale poi si eserciti in parole, benché di lor natura impossibili […]64
Nous avons ci-dessus rassemblé les caractéristiques propres au masque du capitano, celles qui le rattachent au groupe des comédiens professionnels s’emparant du rôle dans la péninsule entre XVIe et XVIIe siècle.
Passant les Alpes, que devient alors la veine épico-burlesque propre au Capitan Spavento, une fois traduite par de Fonteny ?
Du Capitan Spavento épico-burlesque d’Andreini aux Bravacheries par de Fonteny
Le Bravure del Capitan Spavento se composent de 65 « ragionamenti » 65qui sont une série de dialogues nourris et burlesques, fondés sur l’hyperbole jusqu’à l’absurde, entre le Capitano Spavento da Vall’Inferna et son serviteur Trappola (ed. 1607), complétés dans une édition de 161766 par 30 autres « ragionamenti », dialogues dont les répliques sont plus courtes.
Après des années sur la scène, le capitano tel qu’il est enregistré sur le papier par Francesco Andreini est moins physiquement proche de l’acteur, qu’il ne l’est du masque par sa verve.
En effet, lorsque Spavento raconte l’histoire de sa naissance, dans un style grandiloquent, il se décrit pêle-mêle monstre hermaphrodite, fils-ami de mère Nature, engendré à l’époque du Déluge, ami proche du Diable, mais aussi Démiurge et proche de tous les Dieux de l’Olympe. Il décide de naître femme pour pouvoir, une fois déguisé en homme, épouser une jolie femme67. Le texte publié en 1607 permet en réalité assez peu d’imaginer son physique. On le suppose plutôt laid d’après ce qu’il en dit et d’après les questions de Trappola.
Hors norme, l’œuvre a pour objectif essentiel de sauver Francesco Andreini et les Gelosi du caractère éphémère de la comédie all’improvviso68. D’ailleurs, à l’instigation de son mari, le Lettere d’Isabella sont publiées en 1607, trois ans après la mort de la comédienne (Lyon, 1604), la même année que les Bravure, avec l’objectif affiché de « lutter contre la mort » 69.
Pour faire de son Capitano un personnage de papier, Francesco Andreini choisit le genre épique70. La langue « epico-burlesca » 71caractérise le « milite superbo » (le soldat fanfaron) à la limite entre comédie et tragédie72. Ainsi, Francesco Andreini aurait fait en sorte de maintenir avant tout un équilibre entre statut de l’acteur et statut du poète73, en s’appuyant sur une virtuosité stylistique burlesque74. La composition du texte est un dialogue entre deux personnages qui ont digéré Dante, Pétrarque, Boiardo, l’Arioste ou le Tasse75. Mais les deux interlocuteurs ne se privent pas non plus d’un name dropping déroulé à l’infini, en un catalogue de poètes de toutes les époques (Ragionamento XXVI)76.
D’autres exemples illustrent l’essentiel de cet être de paroles grandiloquentes qui miment parfaitement l’improvisation verbale – dont le masque du Capitano est le meilleur exemple (avec les rôles d’innamorati) – telle que la définit Nicolò Barbieri en 1634 : « i comici moderni son tali, che non vi è buon libro, che da loro non sia letto […] I comici studiano e si muniscono la memoria di una gran farragine di cose, sentenze, concetti, discorsi d'amore, deliri, disperazioni, per averli pronti all'occasione »77. En effet, dans le Ragionamento XVI, le Capitan Spavento se déclare auteur et démiurge du Globe terrestre tout entier78, comme s’il était à la tête de l’immense Carnaval du Monde, peuplé de dieux réels et de personnages sont il s’invente être l’ami ou d’inventeur. Roberto Tessari parle de la « prestidigitazione verbale che sembr[a] magia »79 d’un personnage tantôt despote et suprême destructeur (nommé à la tête de l’Armée par la Mort80), tantôt démiurge et constructeur du Cosmos. « Andreini e il suo personaggio credono solo al piacere teatrale della finzione » 81, celle que créent les paroles de Spavento.
Peut-être est-ce en ce suprême métissage paradoxal que réside l’italianité du masque de capitano : « un personaggio frutto di un meticciato analogo a quello da cui era scaturito l’Arlecchino di Martinelli »82. Idéalement hispanophones, les premiers capitani historiques de la comédie professionnelle, à l’image de cette Italie encore bien loin d’être unifiée, produits de l’itinérance des comédiens italiens et de leur origine territoriale, forment par conséquent les masques les plus métissés et, par là, les plus « italiens » ne serait-ce que par leurs caractéristiques inédites en France. Leur costume constitue la matérialisation même d’un métissage mythique83 comme le prouve l’affirmation de Francesco Andreini qui, via son Capitan Spavento, distingue bien de celle du bouffon84 sa tenue vestimentaire « da cavalcare » (pour chevaucher) telle qu’il la décrit à Trappola : un « abito mezo spagnuolo, mezo francese, mezo todesco, e mezo italiano, foderato tutto di contrari pareri, ricamato di strane bizzarie, con la sua bottoniera d’interesse di stato », un habit « superbissimo, che dianzi vestiva un prencipe »85.
Éminement né de l’itinérance, cet entre-deux du masque, illustré par son métissage vestimentaire, surprennent peu lorsqu’on constate l’origine napolitaine et militaire du Capitan Coccodrillo de Fabrizio de’ Fornaris, ou qu’on songe encore au duo entre le serviteur sicilien Catonzo, vivant d’expédients entre Rome et Naples à la suite du Capitan Basilisco, dont l’hispanophonie épico-burlesque est emblématique dans Gli amorosi inganni de Vincenzo Belando86. Si son costume a, dit-il, un peu d’espagnol, l’italien est en revanche l’idiome du Capitan Spavento de Francesco Andreini. L’italianité linguistique est aussi celle que de Fonteny s’attèle à traduire.
Entre XVIe et XVIIe siècle, la comédie professionnelle italienne produit un théâtre éphémère qui se nourrit de paroles, de jeux avec le langage, de virtuosité rhétorique (y compris jusqu’à l’absurde) qui donne à voir, crée sous nos yeux un imaginaire, dont l’improvisation parfois délirante est fondée sur une érudition parodique savante, bien plus que sur théâtre de gestes87.
De cette méthode de composition dramaturgique, le Capitano est la meilleure allégorie, à côté des figures d’innamorati. Nous citons ci-dessous un exemple tiré du Ragionamento V, avec la traduction de Fonteny en regard :
Ragionamento V, F. Andreini (1607) |
Discours V, J. de Fonteny (1608) |
Cap. Vinto dell'ira calda, e bollente, e dallo sdegno infuocato ed arso, diedi uno schiaffo così grande, e così forte a Giano, ch’io gli feci voltar la testa sul busto, in modo tale, che la faccia, che prima era celeste, divenne terrena, e la terrena celeste e divina. Al gran romore di quello onnipotente schiaffo, tremò l'inferno, il ciel, la terra e ‘l mare, ed all’istesso romore comparve Giove tutto impaurito, il quale vedendo l'atto incomparabile e tremendo, per mio dispregio ed in un subito aggiunse due altre faccie al busto di Giano, formando la estate, la primavera, l’autunno, ed il verno88. |
Cap. Vaincu de colère chaulde, et bouillante, et d'un désir bruslant & ardent ie donnay un si grand soufflet, et si fort à Ianus, que ie lui feis tourner la teste sur son buste, de face que la face [sic] qui estoit auparavant celeste fut terrestre, et la terrestre celeste et divine. Au bruit de ce puissant soufflet, l'enfer trembla, le ciel, la terre et la mer, et au mesme bruit comparut Iupiter tout effrayé, lequel voyant l'acte incomparable et formidable, en mespris de moy, et à l'instant il adiousta deux autres faces au buste de Ianus, formant l'Esté, le Printemps, l'Autonne, & l'Hyver89. |
Suprêmement épique, franchissant les époques et les limites humaines, le Capitan Spavento est celui qui administre une gifle magistrale à Janus, en plus de s’ériger en fondateur originel des quatre saisons. Ailleurs dans le recueil une hyperbole farfelue parmi tant d’autres lui fait recommander à Trappola d’utiliser le Colisée de Rome comme récipient, comme rasoir la faux de la Mort et la colonne Trajane comme outil pour se nettoyer les oreilles90. En résumé, bien à l’opposé du classicisme français prôné et suivi entre XVIe et XVIIe siècle, le langage et le style dominants du masque du Capitano dans Bravure s’appuieraient sur les procédés suivants :
-un usage outrancier des hyperboles et exagérations
-les jeux de mots et les personnifications allégoriques, même les plus incongrues
-les actions épiques et absurdes
-les transformations ou métamorphoses cosmiques et magiques
-les obscénités hyperboliques, les allusions érotico-épiques
-les métaphores et allégories parodiques.
Bien que cette liste ne soit pas exhaustive, ces caractéristiques sont indissociables de la figure épico-burlesque du capitano dans la comédiemercenaria italienne. Le Capitan Spavento de Francesco Andreini n’y fait pas exception. De Fonteny parvient-il à les conserver dans sa traduction ou au contraire les trahit-il inévitablement ?
Les marqueurs linguistiques choisis par De Fonteny: italianismes ou italianité ?
Nous nous limitons ici à étudier la manière dont la figure emblématique du théâtre mercenario italien qu’est le Capitan Spavento est « traduite » par de Fonteny, sans développer la question du contexte de la traduction théâtrale italienne en France au XVIIe siècle91.
Les choix de traduction effectués par De Fonteny ont de quoi interroger : entre calques de l’italien, contresens patents et tournures de phrases alambiquées – outre la traduction du nom de l’auteur par « François Andreini de Pistoie » – il s’agit de s’interroger sur la manière dont l’imitation italienne (ou le « faire italien ») se niche linguistiquement et insidieusement au cœur de son texte. Si tel est le cas, de quel « faire italien » s’agit-il et pour quelles raisons ?
Au fil des marqueurs linguistiques choisis par De Fonteny dans sa version française, nous verrons quelle italianité sa version française véhicule depuis l’original italien. Nous avons rassemblé ci-après divers exemples tirés des deux textes en regard, afin de repérer les conséquences du tranfert de l’italien vers le français.
1/ Atténuation du registre imagé épico-burlesque au profit de la diction baroque française :
Ragionamento I, F. Andreini, 1607 |
Discours I, Fonteny, 1608 |
Cap. E sequitando il bellicoso e marzial ragionamento, dirai con lingua di bronzo, e voce di metallo, che, quando ch’io vò in battaglia, l’Ira ed il Furore mi vestono l’armi, il Terrore mi conduce il Destriero, la Discordia m’imbraccia lo scudo, la Superbia mi pone l’elmo, e che la Morte mi dà la lancia in mano, per far del Campo ostil l’ultima strage92. |
Capit. Et suyvant mon belliqueux et martial discours, tu diras avecques une langue de Bronze et une voix de Metail, que lors que ie marche en bataille, l’ire et la fureur me vestent mes armes, la terreur m’ameine mon cheval, la discorde me ceind mon escu, la superbeté m’y met mon casque, & que la mort me baille la lance en la main pour faire une derniere desconfiture du camp de mes ennemis93? |
La réplique ci-dessus s’ouvre sur un usage du verbe ‘suivre’ français, employé ici au figuré94 pour traduire « esequitare/ eseguitare » qui en italien signifie mettre en action, exécuter. En effet, le Capitano exhorte Trappola à imiter sa façon de parler par la pratique – d’une voix de bronze et de métal, dit-il, ce qui file martialement la métaphore en unissant le fond et la forme épico-burlesque. Fonteny paraît avoir bien saisi ce topos de la comédie dell’arte qui consiste à faire du zanni le double parodique du Capitano. Le choix de la forme « métail » au lieu de métal dénote chez Fonteny une volonté d’user de la langue d’érudits de son temps95. Les allégories chères au baroque italien, personnifiant la Terreur, la Discorde, l’Orgueil et la Mort, ne disparaissent pas du texte de Fonteny.
Quant au presque néologisme « superbeté » – par sa syllabe supplémentaire plus grandiloquent que « la superbe »96 – il ajoute une touche de pédantisme archaïsant (attesté dès le début du XVIe siècle)97 qui reflète bien le langage alambiqué du Capitano italien. Il est possible que Fonteny ait traduit avec en-tête l’imaginaire baroque des scènes françaises de l’Hôtel de Bourgogne, où un comédien français eût prononcé le texte dans une veine déclamatoire avec, entre autres, les « r » roulés et « la musique » contenue dans le texte (superrrrbeté), propres à la diction baroque française98.
Nichée dans sa traduction, cette diction implicite, dithyrambique à l’instar du personnage, privilégie une phonétique dont la sonorité baroque prend inévitablement le dessus sonore sur l’italianité du contenu imagé, épico-burlesque virtuose et semi-impromptu propre à la rhétorique du Capitano dell’arte. Enfin, la « desconfiture » finale entraîne un léger affaiblissement sémantique de l’emphase épico-burlesque du capitano par rapport à la destruction épique de la « strage », terme italien plus proche de l’hécatombe ou du massacre, que de la simple déconfiture99 du camp ennemi.
2/ Évolution sémantique des connotations épico-érotiques :
Ragionamento I, F. Andreini, 1607 |
Discours I, Fonteny, 1608 |
Cap. Ordinato che tu avrai il tutto, e detto tutto quello ch’io t’ho imposto, anderai alla stalla del Sole, e quivi farai metter la sella a Piroo Palafreno della dorata sua quadriga, perché nell'ora di Venere, voglio andare a diporto, per le contrade d'Averno a far cinquanta corvettate** innanzi a Proserpina Regina del sotterraneo regno, la quale arde, sfavilla, spasima, crepa, e muore per amore mio100. |
Cap. Quand tu auras ordonné tout, et dit tout ce que ie t’ay enchargé, tu t’en iras à l’escuirie du Soleil, et la tu feras seller Pirous le Palefroy, de son char doré, pource qu’a l’heure de Venus, ie veux aller à l’esbat par les contrees de l’Averne, et faire cinquante courbettes** devant Proserpine Reine du Royaume Souterrain qui brusle, qui estincelle, qui se pasme, qui se fend de douleur, & meurt pour mon amour101. |
Dans la réplique ci-dessus, le Capitano fait une métaphore filée autour de la figure de son cheval en forme de prolongement de lui-même, avec une ambiguïté sémantique à la fois épique et graveleuse – propre au masque – d’autant plus efficace qu’elle est ambivalente. En effet, le terme de corvettata vient du verbe italien corvettare102 qui signifie : faire se dresser un cheval sur ses pattes postérieures, ce qui correspond aussi à l’équivalent français originel « courbettes »103.
Mais tandis que, dès la fin du XVIIe s. (La Fontaine, Regnard), le français « courbettes » comporte le double-sens de « faire des politesses trop humbles », l’italien corvettare n’aura jamais ce sens-là, limitant ainsi l’image à la parade sexuelle, illustrée par le cheval qui se cabre. En effet, la puissance épico-érotique du Capitano est un topos du masque104 qui n’échappe probablement pas à la traduction de l’érudit français, mais apparaît aujourd’hui comme un affaiblissement sémantique.
3/ Atténuation des allitérations italiennes épico-burlesques:
Ragionamento I, F. Andreini, 1607 |
Discours I, Fonteny, 1608 |
Cap. Mi soprabbonda il riso, dico, quando ch’io rammemoro di un certo baron francese, il quale domandò del nome mio e udendo dire ch'io era nominato il Capitano Spavento da Vall’Inferna, tempio di Giano, scudo di Medusa, falce della Morte, e genere generalissimo di bravura, subbito cadde tramortito in terra105. |
Cap. Ie dis que le ris m’est superabondant, quand ie me resouviens d’un certain Baron Français, lequel s’enquestant de mon nom, et ayant ouy dire que i’estois nommé le Capitaine Spavente de la vallée infernale, le Temple de Ianus, l’escu de Meduse, la faux de la mort, et le genre generalissime des braveries, cheut subitement demy-mort en terre106. |
Plus complexes (impossibles ?) à traduire pour de Fonteny est la puissance sonore de l’italien retentissant du Capitan Spavento. Dans l’exemple ci-dessus, la virtuosité linguistique du Capitano d’Andreini repose d’une part sur la richesse sonore de la périphrase initiale, avec les doubles consonnes bondissantes (« bb ») du latinisme « sovrabbondare »107, en forme de superlatif – précisément surabondant – du verbe « abbondare », et d’autre part sur la relative brièveté de ladite périphrase (en trois mots, sujet-verbe-complément). Chez Fonteny, le choix de placer le verbe « dire » en guise de proposition principale dont dépend la périphrase (au lieu d’un éventuel « le ris m’est superabondant, dis-je, quand… » etc.) fait pencher le texte vers un pédantisme qui serait plus propre au dottor Graziano108 qu’à la figure du Capitan Spavento. La traduction de la chute finale – qui, en italien, est une probable référence à l’implacable fameux vers conclusif de Dante (« e caddi come corpo morto cade » 109) – perd encore en efficacité rythmique et tonitruante. En effet, les allitérations et assonances s’appuyant sur une série de doubles consommes (« ss », « bb », « dd », « rr ») s’amenuisent considérablement côté Fonteny, au profit d’une langue française érudite encore incertaine à la différence de l’idiome italien. À cette date, la traduction de Fonteny trahit parfois l’objectif selon lequel traduire de l’italien doit contribuer à embellir une langue française encore en devenir110.
4/ Pétrarquisme italien versus pétrarquisme français :
Ragionamento II, F. Andreini, 1607 |
Discours II, Fonteny, 1608 |
Cap. Legato e sgridato ch’io ebbi il maggior figlio di Saturno, qual genuflesso mi stava innanzi piangendo e chiedendo perdono, mi sopravenne Venere Dea delle bellezze e madre degli Amori, la quale dolcemente ridendo, e soavemente sospirando mostrava il ricco tesoro delle sue candide perle, dentro la conca dei rubini ardenti della sua purpurea bocca. Mi disse: Valoroso Capitano Spavento, degno di regnare non in terra, ma qui tra noi ne gli stellati giri […]111. |
Cap. Ayant lié et tancé le plus grand fils de Saturne, qui estoit à genoux devant moy pleurant, et me requerant pardon, Venus Deesse des Beautez, et mere des amours vint vers moy, qui riant doucement, et souspirant souevement, me monstroit le riche tresor de ses blanches perles dans la conche des ardans rubis de sa bouche purpuree, me dit, valeureux Capitaine Spavente, digne de regner, non en terres mais icy parmy nous, dans les rondz estoilez […]112. |
Dans l’extrait ci-dessus, l’érudit de Fonteny se révèle très à l’aise avec les blasons du visage féminin, sa pléthore de métaphores et d’adjectifs opposant la carnation immaculée au rouge de la bouche de la femme courtisée (candide, ardenti, purpurea), topoi chers au Pétrarquisme en vogue au XVIIe siècle français113. Quant à l’archaïsme latinisant « purpurée » 114, il est comme légitimé par l’italien d’origine, illustrant à quel point traduire de l’italien au XVIIe vise aussi à faire vivre une langue française encore en devenir. Pour de Fonteny, il s’agit peut-être aussi de restituer la sonorité d’une diction baroque projetée, qui eût effectivement prononcé le « e » final prolongé115. Érudit et spectateur à l’Hôtel de Bourgogne, de Fonteny ménage son érudition latinisante autant qu’une éventuelle diction baroque propre à la scène française de son temps et qu’il connaît bien.
Une série d’autres exemples prouveraient que la traduction de Fonteny cherche fortement à respecter la structure et la ponctuation de la phrase du Capitano et de Trappola. Les principales dominantes en sont le calque, les italianismes, probablement encore avec le souci de renvoyer à une langue française érudite, parfois teintée des codes linguistiques du siècle précédent116. Si Fonteny conserve généralement la longueur des phrases non moins que leur ordre syntaxique, le résultat aboutit souvent à un mime de la langue italienne bien plus qu’à traduire l’italianité du Capitano décrite plus haut.
Outre quelques contresens dommageables qui émaillent sa traduction117, le fait le plus marquant réside, chez l’érudit, dans la volonté de respecter la syntaxe complexe ou les calques de l’italien, ce qui a pour effet d’accentuer la préciosité et le pédantisme du texte : ainsi, « in breve giro di parole » (« en quelques mots » ) est visiblement surtraduit par le grotesque « en un petit circuit de paroles ». On relève aussi nombre d’italianismes ou latinismes assez systématiques, dont on imagine – comme c’est le cas pour purpurée – qu’il s’agit d’enrichir la langue française employée par un surcroît d’érudition: ainsi, « esercito » (l’armée) devient-il l’ « exercite » (ou exercité), substantif féminin uniquement attesté en 1451 chez Antoine de la Sale118 dans le Dictionnaire du Moyen Français (1330-1500).
En somme, si le texte des Bravacheries perd en chemin un peu de l’italianité du Capitano de la comédie dell’arte au bénéfice d’archaïsmes remontant aux XVe et XVIe siècles, et en faveur de la recherche linguistique érudite, dans ce processus de traduction, l’italien est mis au service de la langue française.
Conclusion
Hormis la prononciation française du XVIIe s., susceptible de proposer une « voix de tonnerre » avec « r » roulés par exemple, ce qui eût été conforme aux préconisations de Pier Maria Cecchini pour le Capitano, la syntaxe maniériste de Fonteny éteint quelque peu l’italianité sonore, épique et loufoque de Spavento, au profit du pédantisme d’un bourgeois gentilhomme puisant son érudition linguistique dans le siècle précédent comme l’illustrent les nombreux archaïsmes repérés ici et là.
Si « au XVIIe siècle, le mythe de l’Italie est bien vivant » 119, l’italianisme entre XVIe et XVIIe siècle est souvent associé à l’image d’une maladie qui serait une sorte de trouble du goût synonyme de toutes les décadences, et dont le symptôme serait l’enflé, le pompeux, le mélodramatique ou encore le boursouflé (J. Balsamo, 1998)120. Or Jean Balsamo souligne la nécessaire distinction entre « influence italienne » et « italianisme » 121dans la mesure où ce dernier apparaît comme une notion bien commode pour faire de l’Italie du XVIIe siècle l’image même de la décadence, valorisant ainsi la primauté culturelle et politique française en Europe122. Selon Jean Balsamo, la notion d’italianisme serait née au XIXe siècle pour justifier le mauvais goût des productions françaises du début du XVIIe siècle123, alors que ces dernières – dont on ne niera pas les imitations – ne font alors que chercher leur autonomie stylistique, afin de donner la primauté à la France et à sa langue124.
Aussi convient-il de ne pas confondre italianisme et italianité, notamment dans le cas des Bravacheries. En effet, si au XVIIe siècle, à l’heure où – à la différence de l’italien – la langue française n’est pas fixée125, « le traducteur de l’italien en français reconnaît la supériorité de l’Italien, par le seul choix de le traduire » 126, nous nous rendrions coupable d’une erreur historique digne du XIXe en accusant Jacques de Fonteny de pécher par excès d’italianisme avec ses boursouflures langagières, au seul prétexte qu’il puise dans un patrimoine italien dont il ne parvient que difficilement à restituer, à l’inverse, toute l’italianité (celle des caractéristiques du masque du Capitano).
Si l’érudit trahit l’esprit en voulant sauver la lettre, c’est qu’il privilégie l’érudition, appuyée sur ce que cherchent à faire ses collègues traducteurs de l’italien vers une langue française encore instable en ce début de XVIIe siècle, trente ans avant la création de l’Académie française en 1635 et cela, afin d’enrichir la langue française127.
Ainsi, même si de Fonteny saisit certains des aspects du masque du Capitano (sa grandiloquence aussi savante que burlesque, le duo qu’il forme avec Trappola, nombre des jeux de mots et allégories), il lui est techniquement impossible de restituer l’emphase sonore que permet la langue italienne de Spavento, notamment lorsqu’il s’agit de jouer sur les séries de doppie consonanti (les doubles consonnes). Dans la langue d’arrivée, c’est probablement la diction théâtrale baroque qui dicte la plume de Jacques de Fonteny, lui offrant une option de transfert linguistique courant le risque de faire pencher la figure du Capitano vers celle du pédant (ou dottor Graziano).
En somme, de Fonteny saisit et conserve de l’italien ses italianismes, passeurs bien utiles vers une érudition linguistique française latinisante, mais il ne parvient pas totalement à préserver l’italianité du Capitan Spavento telle que nous l’avons définie. Empreint d’érudition sérieuse, son pastiche langagier reflète seulement en partie l’extrême capacité protéiforme de la rhétorique impromptue et virtuose des comédiens professionnels, entre la fin du XVIe et le début du XVIIe s. Car l’italianité rhétorique du Capitano, à l’instar de celle des zanni, est d’abord productrice d’images épiques, avant d’être érudite, mimant le refus de la parole savante écrite128, précisément à l’opposé de la quête de Fonteny. Ou, si parole savante il y a chez Spavento, c’est au service de la création d’images burlesques, jamais au service de l’érudition pour elle-même.
La traduction de l’érudit129 présente au moins le mérite d’illustrer le paradoxe suivant : l’italianisme érudit du XVIIe siècle n’est pas forcément le passeur le plus efficace de cette italianité-là.