Quelques remarques sur l’usage de la référence dantesque et de citations tirées de la Divine comédie dans la création littéraire en France

Résumés

L’évolution de la réception de la Divine Comédie de Dante Alighieri en France.

On the evolution of the reception of Dante Alighieri's Divina Commedia in France.

Texte

L’étude de la réception de Dante en France n’est pas l’histoire d’une influence ni celle d’une fortune (ou plus exactement celle d’une infortune, selon l’expression bien connue d’Arturo Farinelli)1, mais celle d’une dynamique créatrice, d’un transfert culturel qui a accordé sur une longue durée, dans la littérature française, une place et un sens bien précis à la Divine Comédie. Jacqueline Risset, la traductrice de Dante, liée aux Avant-gardes des années 1970, avait défini cette réception sur un mode paradoxal, comme une « absence »2. Les nombreux travaux recensés, consacrés à la relation qu’ont entretenue les écrivains français avec l’œuvre de Dante démentent ce jugement et mettent en évidence la fécondité de cette relation, particulièrement au XIXe siècle3.

Cette fécondité est d’autant plus remarquable que, pas plus qu’en Italie, la Divine Comédie n’a pas été considérée comme un modèle générique, capable de faire l’objet d’une imitation d’ensemble, pour donner lieu à un grand poème épique de même nature, en français. Seules les traductions en vers, qui n’étaient pas considérées comme des œuvres originales, pouvaient assumer provisoirement cette forme et cette ambition, ainsi la version de Balthazar Grangier (1596-1597).

Ni les Tragiques (1616) d’Agrippa d’Aubigné, parfois rapprochés de la Comédie par certains critiques4, ni La Légende des siècles ou le poème « La Vision de Dante » (1853) de Victor Hugo, un poète qui, comme Aubigné, pouvait afficher un éthos d’exilé, ne ressortissent à un tel projet, même si la référence à Dante y est revendiquée5. « La Vision de Dante » était dans un premier temps destinée à s’adjoindre aux Châtiments. Elle fut insérée dans la Légende des Siècles. Il s’agit d’un récit de plus de 700 vers, en alexandrins à rimes plates et, pour certaines séquences, en vers lyriques, disposé en dix-sept sections ; il évoque la vision du poète, à qui Dante apparaît et lui narre une nouvelle vision de l’enfer moderne, confondu avec un Jugement dernier : la succession des victimes des guerres et des révolutions du XIXe siècle qui réclament justice et celle des coupables qui se défaussent de leur culpabilité sur leurs supérieurs, des soldats aux capitaines, aux juges, aux princes et aux rois, qui eux-mêmes dénoncent le pape, en l’occurrence Pie IX, qui finira déchiré en un double châtiment.

Ce poème se réduit à la matière infernale, la damnation des mauvais papes, qui correspond à la réception restreinte habituelle de la Comédie, identifiée à l’Inferno. Toutefois, il prend sens dans l’ensemble du recueil de la Légende des siècles. Celui-ci, brassant toutes les époques et toutes les religions, est ordonné, comme le poème de Dante en un mouvement ascendant, qui culmine sur la vision de Dieu, par un poète-mage. Dans le poème de Hugo, les beaux détails ne manquent pas, dans une profusion poétique de sons et d’images. La perfection formelle, celle du vers et de la rime y est égale, en français, à celle de Dante en italien, à la différence que ce dernier innovait en créant une langue, et que Hugo, tard venu, épuisait toutes les ressources poétiques de la sienne. Aucune œuvre française ne semble plus proche de l’inspiration et de la poésie dantesques ; la Divine comédie fait l’objet d’une connaissance approfondie de la part de Hugo, elle est la source même du détail de son poème, dans une étroite relation d’imitation et d’émulation.

Mais à la cohérence poétique fondée sur la vigueur doctrinale d’une conception unitaire du monde et de Dieu en termes chrétiens s’oppose un fatras de notions confuses tirées des sources les plus diverses, qui tiennent lieu d’idéologie : l’anticléricalisme, la conception d’une vague religion universelle, ennemie des religions particulières, et vouée à la célébration d’un Dieu bavard et plus encore, du poète lui-même, prétendant faire parler son Dieu avec sa propre emphase. Et partant, à l’unité et à la cohérence de l’œuvre de Dante répondent la disparate et l’arbitraire des épisodes et des sujets mis ensemble en une composition non-organique du poème.

L’impossible imitation générique de la Divine comédie révélait l’inactualité du poème Dante, telle que l’avait formulée Sainte-Beuve : « plus il est de son siècle, moins il est du nôtre6 ». Elle était due à ses caractéristiques formelles. Considérée à la Renaissance et à l’âge classique comme une épopée irrégulière, mélangeant les genres, et par conséquent non conforme au modèle épique, en dépit de l’autorité conférée par le personnage de Virgile, guide de Dante, la Comédie ne fut reconnue dans sa qualité de poème épique qu’au XIXe siècle, au moment même où s’élargissait la conception de l’épopée, mais où l’on dénia au genre et en particulier à une épopée chrétienne toute possible modernité, face au triomphe du nouveau genre romanesque.

On pourra lire dans le roman d’Anatole France, Le Livre de mon ami (1883) comme l’allégorie de cette impossible création sur la base d’une imitation dantesque. En effet, il s’ouvre par l’incipit même de la Comédie, suivi de sa traduction. La citation est commentée dans un monologue du protagoniste, qui met en évidence l’analogie qu’il éprouve entre sa propre vie et celle de Dante :

Ce vers, par lequel Dante commence la première [sic] cantique de La Divine Comédie, me vient à la pensée, ce soir, pour la centième fois peut-être. Mais c’est la première fois qu’il me touche.

Avec quel intérêt je le repasse en esprit, et comme je le trouve sérieux et plein ! C’est qu’à ce coup j’en puis faire l’application à moi-même. Je suis, à mon tour au point où fut Dante quand le vieux soleil marqua la première année du XIVe siècle. Je suis au milieu du chemin de la vie7.

La citation joue ici un rôle structurel, permettant la caractérisation du personnage, un homme de la fin du XIXe siècle qui va relater ses souvenirs d’enfance. Elle définit celui-ci comme un homme cultivé, un puriste au point d’oser le solécisme « la cantique » pour respecter l’usage italien. La citation est répétée à la fin du monologue comme en une méditation. En revanche, elle ne jouera plus aucun rôle dans la narration. L’incipit dantesque ne donne pas lieu à une imitation suivie. Il a ici le rôle d’une citation à forte charge culturelle, sans avoir aucune fonction générique.

La Divine comédie était considérée non pas dans son ensemble, mais à travers quelques épisodes privilégiés, sur lesquels il était possible d’inventer une trame romanesque. Anatole France composa ainsi une nouvelle, Farinata degli Uberti ou la guerre civile, qu’introduisaient deux vers du chant X de l’Enfer, cités en italien8. Les plus souvent, ces épisodes étaient évoqués sous forme d’allusion dans une fiction romanesque. Dans Colomba (1840), Mérimée en fait usage, au deuxième degré, sur un mode ludique et réflexif. Il évoque la lecture de l’épisode de Francesca da Rimini par Orso, à la demande de Miss Nevil, dont Dante était le poète favori. Il souligne l’étonnement du héros à la réaction de la sauvage Colomba, sa sœur, pleine d’admiration pour cette poésie si savante qu’elle entend pour la première fois:

« Mon Dieu, que cela est beau ! » répétait Colomba : et elle dit trois ou quatre tercets qu’elle avait retenus, d’abord à voix basse ; puis, s’animant, elle les déclama tout haut avec plus d’expression que son frère n’en avait mis à les lire9.

À l’ironie du narrateur, qui joue du snobisme et des nouveaux goûts littéraires de son temps (l’action étant située vers 1818, au moment où venait de paraître la traduction de la Divine comédie par Artaud de Montor), s’ajoutent les fines intuitions de l’écrivain Mérimée sur les origines orales de la poésie, et la puissance évocatrice du vers dantesque, dont l’effet est sublimé par la déclamation.

Au mieux, l’imitation stylistique de Dante se confond avec celle d’une prétendue couleur qu’évoque Marcel Proust:

Plus loin, derrière un vitrage clos, des gens étaient assis dans un salon de lecture pour la description duquel il m’aurait fallu choisir dans le Dante tour à tour les couleurs qu’il prête au Paradis et à l’Enfer, selon que je pensais au bonheur des élus qui avaient droit d’y lire en toute tranquillité, ou à la terreur que m’eût causé ma grand’mère, si dans son insouci de ce genre d’impressions, elle m’eût ordonné d’y pénétrer10.

Il s’agit là d’une subtile variation sur un « lieu » rhétorique de l’invocation. On trouve celui-ci précisément développé dans la poésie française par l’abbé Delille, qui ouvrait sous cette forme un récit inséré dans le chant IV de son long poème didactique L’Imagination :

Ô toi, qui d’Ugolin traças l’affreux tableau,
Terrible Dante, viens, prête-moi ton pinceau !
Prête-moi tes couleurs !

Le poème de Delille a été publié en 1806, mais il avait été composé dès 1784, au moment même où un élève de David composait le premier tableau sur un sujet dantesque, une Mort d’Ugolin précisément, aujourd’hui conservé au Musée de Valence.

On retrouve un incipit analogue, évoquant la couleur dantesque, en ouverture du récit d’un naufrage dans La Navigation (1805), un poème narratif et didactique de J. E. Esménard :

Ô toi qui fis parler le spectre d’Ugolin […]
Ô peintre de l’enfer, prête-moi des pinceaux11.

Dans les deux cas, à travers une référence commune au même épisode de la Divine Comédie, Dante était pris comme un modèle, non pas un modèle d’inventio épique ou didactique, mais un modèle d’elocutio. Il venait renouveler un « lieu » poétique, celui de l’invocation aux Muses et aux grands modèles antiques. Toutefois, cette référence n’inaugurait pas une topique renouvelée par le modèle dantesque, elle servait à marquer le terme de l’ancienne conception oratoire de la poésie en France, vers 1800. Lorsque Proust, qui connaissait peut-être ces deux poèmes, fait à son tour référence à ce « lieu », dans le cadre d’un genre non poétique, il exprime une forme de dénégation et de regret ironiques (« il m’aurait fallu »), qui récusait définitivement l’idée même d’une couleur dantesque12.

Alors même qu’ils n’imitaient pas la Divine Comédie, en tant qu’épopée, qu’ils ne jouaient pas de sa couleur rhétorique capable de donner à voir l’horreur de l’Enfer, qu’ils ne développaient guère de sujets modernes en relation au poème de Dante, de nombreux écrivains français n’ont pas moins mis en œuvre les ressources d’une référence dantesque. Celle-ci, facilitée par la large diffusion du texte de Dante en français et en italien, trouvait son origine dans le discours général sur le poète et l’œuvre, évoqué dans des contextes et des genres très divers, de la littérature d’idées à la littérature de fiction, en prose comme en vers, dont elle était le résidu filtré13. À côté de la mention et de l’allégation, une des formes remarquables du processus de tri et de sélection à l’œuvre dans la réception d’une œuvre étrangère dans une autre culture est la citation.

On trouvera ainsi des vers de la Comédie, dans les Essais de Montaigne comme dans les Mémoires d’Outre-tombe de Chateaubriand, deux-cent cinquante ans plus tard. Chez le premier, ces citations sont peu nombreuses. Dans l’édition de 158214, publiée après son retour d’Italie, Montaigne cite un vers de l’Inferno (XI, 93) : « Che non men che saper dubbiar m’aggrada » dans le chapitre « De l’institution des enfans » (I, 25). Il s’agit encore d’une citation de seconde main, tirée de la Civil conversazione (1574) de Stefano Guazzo. Montaigne l’adaptait à sa réflexion sceptique, au prix d’un contresens volontaire par rapport au contexte original, dans lequel le poète florentin se réjouissait paradoxalement de ses doutes pour les voir résolus par la réponse de Virgile. L’autre citation, plus importante, est insérée dans l’« Apologie de Raymond Sebond ». Il s’agit de trois vers du Purgatorio (XXVI, 34-36) :

Così per entro loro schiera bruna
S’ammusa l’una con l’altra formica,
Forse a spiar lor via, e lor fortuna.

Ces vers sont également cités de seconde main, d’après l’Ercolano de Benedetto Varchi, une des sources de la connaissance que les Français avaient de Dante à cette époque. En 1588, Montaigne ajouta au même chapitre un vers, « Che ricordarsi il ben doppia la noia », que la critique a souvent rapporté à l’épisode de Paolo et Francesca, mais qui provient en réalité de Giocasta, une tragédie de Lodovico Dolce15. Ces rares citations font apparaître par contraste la familiarité de Montaigne avec Pétrarque et plus encore avec la Gerusalemmme liberata du Tasse, dont il fut le premier auteur français à faire usage, en citant de nombreux vers de la façon la plus fine, afin d’enrichir son propre autoportrait16. On ajoutera à cette référence dantesque l’expression « guide et maître d’école », que Montaigne emploie en français, pour définir la dette de Virgile à l’égard d’Homère. Elle révèle peut-être une innutrition plus profonde du poème de Dante17.

De son côté, avant d’être un lecteur de Dante, Chateaubriand était un lecteur attentif et bienveillant de Montaigne, qu’il prenait comme un modèle dans son projet autobiographique, fondé sur un même éthos nobiliaire. Aucun effet d’intertextualité pourtant ne le rattache les deux auteurs via Dante. Celui-ci était l’objet d’une découverte propre à l’auteur des Mémoires d’Outre-tombe, qui s’inscrit à la fois dans sa culture italienne, dans la réévaluation de Dante, en France, à la fin du XVIIIe siècle, illustrée par la belle traduction de Rivarol (1785) et dans une évolution personnelle.

Dans un premier temps, Chateaubriand avait eu une certaine difficulté à comprendre et à aimer un poète, qui selon lui « tire du néant la parole de son esprit »18. En 1802, dans Le Génie du Christianisme, il ne prenait encore en considération que l’Enfer, et au sein de celui-ci, quelques scènes propres à toucher, qu’il rattachait également « aux dogmes menaçants » de la foi catholique. Dans les Mémoires, conçus dès 1803, mais rédigés en grande partie après 1830, il revint sur ce qu’il considérait comme le « jugement étriqué ou faux » qu’il avait porté sur Dante dans ce premier écrit, et il rappelle qu’il lui avait rendu depuis un « éclatant hommage »19.

Dans un développement consacré à la littérature anglaise, pour caractérisé l’esprit d’un long Moyen-âge, une suite de « siècles énormes que ferma Shakespeare », il définissait Dante comme un « génie-mère »20. Cette relation à Dante et à son œuvre ne cessa de s’approfondir. Elle fit l’objet d’un véritable rituel littéraire. Chateaubriand relatait ainsi sa visite-pèlerinage au tombeau de Dante à Ravenne, le 1er octobre 1828, transcrite d’un Journal de route. Ce fut pour lui l’occasion d’un développement, en référence à Alfieri et à Byron, et la paraphrase d’une citation du Purgatoire (XVI, 65-66). À cette occasion, il évoquait Dante comme le « créateur d’un nouveau monde de poésie »21. Plus tard, à Venise, il visita la bibliothèque du palais ducal et notait: « j’ai contemplé avec le saint respect du poète un manuscrit du Dante »22.

Toutefois, comme pour Montaigne, pour Chateaubriand, le grand auteur italien restait le Tasse, auquel il consacra un long chapitre. Mais Dante, évoqué par deux fois en relation au Tasse, n’était pas moins une figure-clé et une référence déterminante dans sa culture, dans une perspective biographique, plus encore que le poète de la Gerusalemme. Cette perspective mettait en valeur la figure du poète et de l’exilé, mais elle lui ajoutait celle d’un homme politique de premier plan, qui garantissait d’une autorité supérieure et encore plus prestigieuse l’éthos du mémorialiste.

Ainsi personnalisée, l’œuvre de Dante pouvait offrir des ressources poétiques qui permirent à l’auteur français de tisser un fin réseau de références et de comparaisons. Par la référence à Dante, Chateaubriand était à même de mieux dire sa propre vie, pour l’insérer dans une suite de vies illustres, lui qui, dans sa Préface testamentaire, prétendait être le seul de tous les écrivains français dont la vie ressemblait aux ouvrages23. Cette vie s’identifiait à une carrière publique. Pour Chateaubriand, Dante avait « réussi » en politique, comme après lui Arioste et Milton ; cela justifiait sa propre action publique et le fait qu’il en parlât. Il s’identifiait ainsi au personnage du poète et du banni : « Ainsi que Dante, je m’étais arrangé pour ne plus rentrer dans ma patrie »24.

Dès le début des Mémoires, il évoquait le moine qui lui avait raconté l’histoire de sa famille, de la même manière que le grand-père de Dante avait fait à celui-ci l’histoire de ses aïeux ; il aurait pu, ajoutait-il, comme Cacciaguida, y joindre la prédiction de son exil, qu’il évoque par une longue citation de onze vers et sa traduction25. Ailleurs, il établissait un parallèle entre Napoléon en exil, « qui demandait la paix à la vallée de Slane », et Dante banni qui « demandait la paix au cloître de Corvo »26. Ce parallèle se poursuivait dans le livre suivant en un parallèle entre l’écrivain et le poète, via la figure de Napoléon. Après l’Empire, dans le néant politique et moral de la Restauration, Chateaubriand se demandait quel personnage pourrait intéresser le monde en dehors de Napoléon, et il recourait à nouveau à Dante :

De qui et de quoi peut-il être question après un pareil homme ? Dante a eu seul le droit de s’associer aux grands poètes qu’il rencontre dans les régions d’une autre vie27.

De façon plus évocatrice encore, la référence à Dante donnait à comprendre la nature spirituelle du lien qui le liait à Mme Récamier, sa Béatrice. Dans Le livre sur Venise, à propos du buste de Béatrice qu’avait sculpté Canova, Chateaubriand, en une sorte de mise en abyme, évoquait une confidence de l’artiste, qui, selon Artaud de Montor, le traducteur de Dante, et son ami Ballanche, aurait révélé que la statue lui aurait été inspirée par Mme Récamier. Chateaubriand compléta la citation de Dante que le sculpteur avait adressée au modèle, et, adoptant une posture de modestie, dit regretter de « n’avoir reçu du ciel ni le ciseau de Canova ni la lyre du Dante » pour célébrer la dame qu’il avait aimée28. Un rapport d’identification, tout aussi subtil, est lié à François d’Assise. Chateaubriand l’illustre par la traduction d’une citation tirée du chant XI du Paradis et la mise en exergue des deux mots en italien « Francesco e Povertà »29.

La référence dantesque permettait à Chateaubriand de comprendre et de décrire la réalité de son temps, celle des lieux et celle des hommes, et de l’exprimer en des évocations dont la force était ainsi renforcée. Il traçait le portrait de Mirabeau, en le coloriant en relation aux origines de celui-ci : « Il avait de plus du Mirabeau, famille florentine exilée, qui gardait quelque chose de ces palais armés et de ces grands factieux célébrés par Dante »30. La réalité prenait sens pour lui à travers la poésie de Dante. Il évoquait la cité de Rimini selon une formule poétique, adaptée d’une citation de Dante : « E pajon sì al vento esser leggieri »31. La visite de l’arsenal de Venise ne laissa pas d’autre impression, mais elle se justifiait selon le mémorialiste par les vers de Dante qu’il rappelait à cette occasion, en une citation de trois strophes (Enfer, XXI, 7-15). Ces vers avait déjà servi à d’autres écrivains à l’occasion des mêmes lieux32. Il est possible que Chateaubriand ait mis à profit ces ressources de seconde main. Ailleurs, la référence dantesque était même l’occasion de révéler un intertexte discret. Évoquant le dernier voyage de Napoléon vers l’exil, Chateaubriand mentionnait la Croix du Sud en alléguant le Voyage aux régions équinoxiales d’Alexandre de Humbolt, qui lui-même avait cité Dante :

Je me rappelais le passage sublime de Dante que les commentateurs les plus célèbres ont appliqué à cette constellation :

Io mi volsi a man destro, etc. (Purg. I, 22)33.

Dans l’œuvre de Chateaubriand, la référence dantesque nourrit ainsi la réflexion du politique, du moraliste et du chrétien, qui ne se dissociaient chez lui. Il appuyait une réflexion morale et politique à propos de l’expédition d’Alger, par une maxime, « Les nations marchent à leurs destinées à l’instar de certaines ombres du Dante, il leur est impossible de s’arrêter, même dans leur bonheur »34. Dante, utilisé par Chateaubriand moraliste, permettait aussi d’éclairer ce qu’il considérait comme son propre échec personnel d’homme politique et d’homme privé :

Il se peut qu’il fût utile à mon pays de se retrouver débarrassé de moi : par le poids dont je me sens, je devine le fardeau que je dois être pour les autres. Les esprits de quelque puissance qui se rongent et se retournent sur eux-mêmes sont fatigants. Dante met aux enfers des âmes torturées sur une couche de feu35.

De même, à la fin de son existence, Chateaubriand déplorait le malheur de vivre trop longtemps, en voyant l’état de stérilité auquel était réduits la France et les Français, qu’il qualifiait de « générations maigres ». Il illustrait cette conception par un vers de la Comédie : « Lupa carca nella sua magrezza » (Enfer, I, 50)36. Enfin, à l’occasion de la mort de son propre frère, tué par les révolutionnaires, il développait une longue réflexion sur la mort, la sienne et celle de son œuvre, en une allégorie dantesque désormais devenu un « lieu » commun:

Déjà mon front se dépouille ; je sens un Ugolin, le temps, penché sur moi qui me ronge le crâne : Come’l pan per fame si manduca37.

De façon plus subtile, la référence dantesque participait à la création d’une poésie personnelle qui donnait aux Mémoires leur originalité littéraire. Réfugié en Angleterre durant la terreur, Chateaubriand avait rencontré une certaine miss Ives; celle-ci désirait connaître la littérature italienne et elle invita le jeune écrivain à lui donner des précisions sur la Divine Comédie. Le mémorialiste imaginait alors ce qu’il serait devenu s’il s’était établi définitivement dans son refuge en compagnie de la jeune femme. Son ombre aurait-elle pu dire comme celle de Virgile à Dante : « Poeta fui e cantai, je fus poète et je chantai »38 ? Durant cet exil anglais, Chateaubriand avait traduit l’élégie de Gray « Le Cimetière de campagne » ; il en citait un vers, pour le rapprocher de la poésie de Dante :

The curfew tolls the knell of parting day

Imitation de ce vers de Dante:

Squillo da lontano

Che paja ’l giorno pianger che si muore. (Purg., VIII, 1-6)39

Chateaubriand reprit cette même citation, à l’occasion d’une nouvelle évocation de Mme Récamier. Il décrit sa demeure habitée, il la revoit chez elle, à la tombée du soir, au piano en même temps que tintait l’angélus :

Les sons de la cloche, qui semblait « pleurer le jour qui se mourait », il giorno pianger che si muore, se mêlaient aux derniers accents de l’invocation à la nuit de Roméo et Juliette de Steibelt. Quelques oiseaux se venaient coucher dans les jalousies relevées de la fenêtre ; je rejoignais au loin le silence et la solitude, par-dessus le tumulte et le bruit d’une grande cité40.

Le vers de Dante, cité dans ce passage sans indication de son auteur, appartenait désormais au plus profond de la culture littéraire de Chateaubriand ; il concentrait en italien tout le lyrisme français des Mémoires.

La Divine Comédie offrait pour certains écrivains, et non pas seulement pour ceux qui se consacraient à la traduire, une réserve d’inventions qui pouvaient donner lieu à des variations personnelles. Nombre d’hommes de lettres ont nourri leur production d’emprunts à Dante, de variations sur des motifs de son poème, d’une matière dantesque, élaborée à partir du texte original ou des traductions41. La Comédie, traduite à de nombreuses reprises, a ainsi été fréquemment invoquée sous forme de citations, en français ou en langue originale. Elle a pu faire l’objet d’une pratique épigraphique, qui demande encore à être inventoriée42.

On pourra, en mettant en évidence ces nombreuses références, souligner à la fois la force d’une autorité et la présence d’une véritable innutrition dantesques dans une création personnelle qui allait bien au-delà des limites de la seule poésie. Cette utilisation du poème, sélective, fragmentaire, porte toujours sur des détails de l’expression, des thèmes, des images, des métaphores ; elle procède par sélection et par amplification.

Proust lui-même, tout en récusant la couleur dantesque, tout en transposant sur un mode presque burlesque la référence dantesque des hauteurs de l’épopée à la familiarité de l’évocation pesonnelle, inventa ainsi une admirable suite de comparaisons entre les nénuphars solitaires de la Vivonne et les neurasthéniques, entre ceux-ci et les damnés de l’Enfer, entre le narrateur et Virgile :

Ces malheureux dont le tourment singulier, qui se répète infiniment durant l’éternité, excitait la curiosité de Dante, et dont il se serait fait raconter plus précisément les particularités et la cause par le supplicié même, si Virgile, s’éloignant à grands pas, ne l’avait forcé à le rattraper au plus vite, comme moi mes parents43.

Dans tous les cas, cette réception repose sur la modification et la transformation de l’original en de nouvelles formes et à de nouvelles fins. Jacqueline Risset voyait dans ces citations et ces références un « abaissement radical » du poème de Dante. Il s’agissait simplement des modalités de sa réception, qui garantissaient sa pérennité littéraire, autrement que sous la forme patrimoniale et savante de la traduction et du commentaire.

Note de fin

1 A. Farinelli, Dante e la Francia dall’età media al secolo di Voltaire, Milano, Hoepli, 1908.

2 Jacqueline Risset, « Dante en France. Histoire d’une absence », dans N. Borsellino et B. Germano (éd.), L’Italia letteraria e l’Europa, Atti del Convegno, Aosta, 20-23 ottobre 1997, Roma, Salerno Editrice, 2001, p. 59-71.

3 S. Vignali, « Bibliografia degli studi su Dante in Francia », Studi francesi, LIX, 2015, p. 319-334.

4 Voir L. Feugère, Caractères et portraits littéraires du XVIe siècle, Paris, 1859, t. II, p. 371.

5 Voir M. Pitwood, Dante and the French Romantics, Genève, Droz, 1985, p. 208.

6 Cité par E. R. Curtius, La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, Paris, Puf, 1991, p. 546.

7 Anatole France, Le Livre de mon ami [1883-1885], in Œuvres, éd. M.-C. Blanquart, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, p. 433.

8 Anatole France, Farinata degli Uberti ou la guerre civile, in Œuvres, cit., t. III, 1991, p. 690.

9 Prosper Mérimée, Colomba (1840), éd. Jean Balsamo, Paris, Le Livre de poche classique, 1995, p. 92-93.

10 M. Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, in À la Recherche du temps perdu, éd. P. Clarac et A. Ferré, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1968, t. I, p. 664.

11 Cité par M. Pitwood, Dante and the French Romantics, p. 67-68.

12 Sur Proust et Dante, voir K. Stierle, Zeit und Werk. Proust’s ’À la Recherche du temps perdu’ und Dantes ‘Commedia’, München, Hanser, 2008.

13 Voir Jean Balsamo, « Quelques remarques sur la réception de la Divine Comédie en France », Studi di letteratura francese, XL, 2015, p. 9-31.

14 Michel de Montaigne, Les Essais, I, 25 (26), éd. Bordeaux, Millanges, 1582, p. 117 ; Les Essais, éd. J. Balsamo et alii, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 2007, p. 156 ; II, 12 ; 1582, p. 445; 2007, p. 480.

15 Michel de Montaigne, Les Essais, II, 12, éd. 2007, p. 520. Cette source a été identifiée par Fr. Giacone, La source du vers ‘Che ricordarsi il ben doppia la noia’ de Michel de Montaigne, in La langue de Rabelais - La langue de Montaigne, éd. Fr. Giacone, Genève, Droz, 2009, p. 587-591.

16 Voir J. Balsamo, « “Qual l’alto Ægeo”. Montaigne et l’essai des poètes italiens », Italique, XI, 2008, p. 107-129.

17 Michel de Montaigne, Les Essais, II, 36, éd. cit., p. 789.

18 François de Chateaubriand, Essai sur la littérature anglaise, Paris, Furne & Gosselin, 1836, I, p. 252. Voir R. Pouillard, « Comment Chateaubriand lut Dante », Lettres romanes, 19, 1965, p. 335-380 ; E. Costadura, « Parmi les ombres. Chateaubriand et Dante », Littératures, CXXXIII, 2004, p. 64-75 ; P. Gallo, « Su alcune riscritture dantesche in Chateaubriand », Il Confronto letterario, XXIX, 2012, p. 321-333.

19 François de Chateaubriand, Mémoires d’Outre-tombe, XIII, 11, éd. M. Levaillant & G. Moulinier, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1951, 21969, t. I, p. 466.

20 Ibid., XII, 1, p. 408.

21 Ibid., XXX, 2, t. II, p. 228.

22 Ibid., XL, 5, t. II, p. 775.

23 Ibid., Préface testamentaire, t. I, p. 1046 ; repris dans XLIV, 8, t. II, p. 935.

24 Ibid., XXXII, 4, t. II, p. 383.

25 Ibid., I, 4, t. I, p. 26.

26 Ibid., XXIV, 12,t. I, p. 1023.

27 Ibid., XXV, 1, éd. cit., t. II, p. 3.

28 Ibid., Le Livre sur Venise, t. II, p. 1015. Le buste sculpté par Canova est conservé au Musée des Beaux-arts de Lyon.

29 Ibid., XXXI, 14, t. II, p. 369.

30 Ibid., V, 12, t. I, p. 175.

31 Ibid., XXX, 2, t. II, p. 231.

32 Ibid., XL, 8, t. II, p. 782 ; En particulier J. C. P. Valéry, Voyage historique et littéraire en Italie, Paris, Le Normant, 1831-1833, t. I, p. 460-461.

33 François de Chateaubriand, Mémoires d’Outre-tombe, XXIV, 9, t. I, p. 1012.

34 Ibid., XXXII, 6, t. II, p. 389.

35 Ibid., XXVIII, 17, t. II, p. 147.

36 Ibid., XLIII, 2, t. II, p. 874.

37 Ibid., X, 2, t. I, p. 343.

38 Ibid., X, 9, t. I, p. 371.

39 Ibid., XII, 5, t. I, p. 424. Le vers de Gray « La cloche du couvre-feu tinte le glas du jour qui nous quitte » imite Dante : « La cloche qui dans le lointain semble pleurer le jour qui se meurt ».

40 Ibid., XXIX, 23, t. II, p. 221.

41 M. Pitwood, op. cit., p. 99-124.

42 Le roman de Thomas Mann, Le Docteur Faustus, traduit en français en 1950 par Louise Servicen, s’ouvre par une longue épigraphe dantesque, en italien (Inferno, II, 1-9). La réception française de Dante passe aussi par cette médiation indirecte. Le répertoire des épigraphes reste à établir.

43 Marcel Proust, Du côté de chez Swann, cit., p. 169.

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Référence électronique

Jean Balsamo, « Quelques remarques sur l’usage de la référence dantesque et de citations tirées de la Divine comédie dans la création littéraire en France », Line@editoriale [En ligne], 13 | 2021, mis en ligne le 13 mars 2023, consulté le 24 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lineaeditoriale/1550

Auteur

Jean Balsamo

Centre de Recherche Interdisciplinaire sur les Modèles Esthétiques et Littéraires (CRIMEL), Université de Reims Champagne-Ardenne

jean.balsamo@univ-reims.fr