Dans le cadre de son mémoire de recherche de M2 consacré à la traduction de la littérature engagée destinée à la jeunesse, Thaïs Aulnette a étudié les nouvelles de l’écrivaine argentine María Elena Walsh (1930-2011) et en a proposé la traduction de deux d’entre elles, que La Main de Thôt se réjouit de publier dans ce numéro : « El diablo inglés » (1970) et « La sirena y el capitán » (1974).
Le diable anglais
Il était une fois, un jeune homme qui s’appelait Tomás. Comme il était apprenti payador, une sorte de troubadour argentin, il se baladait souvent au bord du Río de la Plata avec sa guitare sur le dos.
Un soir d’hiver, la nuit le prit par surprise près de la plage déserte de Quilmes et il alluma un feu pour se réchauffer. Alors qu’il l’attisait, il se mit à chanter, comme à son habitude :
… le poisson traverse les eaux,
l’oiseau traverse les cieux,
et moi je traverse le temps
pour chanter à qui voudra
en cette insignifiante nuit
de l’année 1806…
Soudainement, derrière les flammes ou peut-être même entre les flammes, une forme se dessina… un fantôme… un personnage tout de rouge vêtu, au regard clair et brillant de malice.
–Au secours, c’est Añangapitanga ! s’écria Tomás, persuadé d’avoir vu le diable coloré dont il avait tant entendu parler quand il était petit.
On lui avait souvent raconté la légende qui affirme que si les diables ont la couleur du fer ardent, c’est parce qu’ils naissent dans le feu.
Sans y réfléchir à deux fois, il se hissa sur son cheval alezan et s’enfuit épouvanté, au triple galop. Il frappa à la porte d’une grange délabrée.
–Que fais-tu ici à une heure pareille ? demanda Ña Manuela, la sorcière, et pourquoi me regardes-tu ainsi ?
–J’ai vu le diable en chair et en os, Ña Manuela.
–Vraiment ?
–Aussi vrai que je vous vois.
–Lui as-tu demandé trois vœux ?
–Non, non, il faut que vous m’aidiez, Ña Manuela. J’ai eu si peur que je suis parti en courant en laissant ma guitare là-bas, au bord de l’eau.
–À tous les coups, le diable va la toucher et l’ensorceler, commenta Ña Manuela tranquillement en avalant la fumée de son cigare.
–C’est pour ça que je suis venu vous voir. Pour que vous veniez chercher la guitare avec moi et que vous rompiez le sortilège.
–Si le Malin est vraiment là-bas, dit Ña Manuela, je lui demanderai trois vœux.
–Comment ça trois vœux, Ña Manuela ?
–Quand on rencontre le diable, on peut lui demander d'exaucer trois vœux, tout le monde le sait.
–Et bien moi je n’en ai qu’un : récupérer ma guitare.
–On y va ! dit Ña Manuela en s’enveloppant dans un poncho miteux.
Et ainsi partirent Tomás et la sorcière à la recherche de la guitare et du diable coloré.
Sur la plage, le feu de camp brûlait toujours, mais le diable s’était volatilisé sans laisser de traces.
–Tu as eu des visions, dit Ña Manuela.
–Non, la preuve : il a volé ma guitare.
–C’est un voleur de chevaux qui a dû partir avec ta guitare.
–Personne ne vient ici à cette heure-ci, c’est forcément lui.
–Je ne te crois pas, dit Ña Manuela.
–Je dis la vérité : il était juste là, ses yeux pareils à des diamants.
–Bah voyons, tu as toujours aimé raconter des mensonges.
Occupés qu’ils étaient à se quereller, ils ne remarquèrent pas tout de suite qu’on pouvait à nouveau apercevoir le diable entre les flammes.
–Il est là ! dit Tomás, et il lui sembla que le diable souriait.
Ña Manuela s’arma de courage et énonça :
–Je t’invoque et te parle enfin,
réponds si tu es le Malin.
Je saurai si tu ne dis rien,
que tu es juste un bon chrétien.
Et le diable lui répondit :
–Good evening.
–Il a parlé ! dit Ña Manuela, c’est donc bien le diable.
–Et qu’a-t-il dit ?
–Je ne sais pas. Je n’ai pas bien entendu.
–Demande-lui ma guitare.
–D’abord, je veux lui demander d'exaucer mes trois vœux.
Tomás, impatient, sortit son couteau et se plaça vaillamment face au diable.
–Lâche ! Rends-moi ma guitare !
–Guitar… ? demanda le diable à son tour.
–Ma guitare, diable maudit ! Rends-la-moi avant que le feu s’éteigne et que tu disparaisses avec lui.
–Oh, yes ! Oh, yes ! répondit le diable, effrayé par le couteau qui brillait devant ses propres yeux.
Il s’éloigna un peu et revint avec la guitare qu’il avait cachée dans des buissons.
–À tous les coups, il l’a ensorcelée, dit Ña Manuela.
Tomás pinça quelques cordes, en effet, le son était étrange, elle paraissait ensorcelée. Le diable attendait impatiemment que Tomás l’ait accordée, il semblait avoir envie de l’entendre chanter.
–Oh, please, play, please, sing! dit le diable.
–Qu’a-t-il dit ? demanda Tomás à la sorcière.
–Il a dit pliplissine, répondit Ña Manuela.
–Et qu’est-ce que ça veut dire ?
–Ce sont juste des paroles de diable.
(Un clairon sonna alors au loin.)
En entendant le clairon, le diable disparu. Obnubilés par leur conversation, Tomás et la sorcière ne le virent pas partir. Ils supposèrent que le diable s’était évanoui avec les dernières petites flammes du feu que la bruine avait éteint.
–Diable qui surgit dans les flammes, s’évanouit dans les cendres, déclara Ña Manuela comme un proverbe.
–Je ne crois pas, dit Tomás. Il a dû s’enfuir à travers le marais. Je vais le chercher pour qu’il désenvoute ma guitare.
–Laisse-moi faire, je peux lever le sortilège pour quelques pièces…
Tomás partit à la recherche du diable. Il suivit un chemin jusqu’au sommet de la colline d’où il vit le soleil se lever sur la rivière. Comme dans un songe, il crut apercevoir au loin une longue file de bateaux à peine esquissés dans la brume.
Puis, il vit, au bord de l’eau, une multitude de diables colorés qui marchaient en file indienne. Il n’y en avait pas un, mais cent, peut-être mille, peut-être plus… (Et il entendit des cornemuses et des tambours jouer une marche militaire.)
Tomás se signa, affolé de voir un tel rassemblement de diables colorés qui étaient arrivés par la mer, plutôt que par le feu.
Il courut en parler avec d’autres paysans qui observaient tranquillement cette diablerie.
Quand il apprit que les diables aux vestes colorées et aux yeux pareils à des diamants n’étaient que des soldats anglais, il caressa sa guitare avec soulagement.
Cependant, bien qu’il fût désormais certain qu’elle ne pouvait pas être ensorcelée, il se rendit en ville l’échanger contre un fusil.
En 1806, des soldats anglais ont envahi celle qu’on appelle aujourd’hui la ville de Buenos Aires et qui était alors une colonie espagnole. Un bataillon improvisé les expulsa avec l’aide de braves citoyens comme Tomás, le jeune chanteur de ce conte.
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La sirène et le capitaine
Il était une fois une sirène qui vivait dans le fleuve Paraná, en Argentine. Elle habitait une petite cabane faite de feuilles posée sur un nénuphar. Elle passait ses journées à coiffer ses longs cheveux d’ébène et ses nuits à chanter, car c’était là son métier.
Les nuits où la pleine lune se voit,
sur le fleuve Paraná,
d’une sirène on entend la voix.
Ici ou bien là-bas,
les flots du fleuve sont si froids.
Joncs et sables du Paraná,
d’une sirène on entend la voix.
La sirène s’appelait Alahí, et comme elle était un peu magicienne, Alahí pouvait gouverner son nénuphar et remonter le courant. Parfois, elle allait jusqu’aux chutes d’Iguazú pour prendre une longue douche bien fraîche, pleine d’écume.
Ensuite, elle allait prendre le soleil au bord de l’eau et discutait avec ses nombreux amis venus de l’eau, de la terre ou du ciel.
Jamais ils ne lui avaient fait de mal. Même ceux qui semblaient les plus dangereux, comme les caïmans ou les vipères, étaient affectueux avec elle.
Parfois, une colonie de papillons venait lui coiffer les cheveux, et les oiseaux chantaient en cœur pour la bercer à l’heure de la sieste.
Il y a de nombreuses années, l’Amérique était encore peuplée d’Amérindiens et les Espagnols n’avaient pas encore débarqué avec leurs bateaux et leurs longues barbes. Les quelques personnes qui avaient un jour aperçu Alahí pensaient avoir rêvé et avaient couru se frotter les yeux avec un onguent pour chasser la vision de cette splendide créature mi-femme mi-poisson.
Une nuit de pleine lune, Alahí se mit à chanter comme à son habitude. Elle était si concentrée, et elle chantait si fort, allongée au bord de l’eau, loin de son nénuphar, qu’elle n’entendit pas l’énorme bateau qui glissait vers elle toutes voiles dehors.
Les hommes qui ramaient sur le bateau chantaient eux aussi.
Marin, aventurier, conquistador.
J’arrive d’Espagne, et olé.
En quête de gloire, en quête de trésors,
je serai auréolé.
Je rentrerai les poches pleines d’or,
Gloire à mon roi adulé.
–Taisez-vous ! dit le capitaine qui était maigre et barbu comme Don Quichotte.
–Taisez-vous, n’entendez-vous pas que quelqu’un chante mieux que vous ?
–C’est peut-être un de ces petits oiseaux colorés, une huppe fasciée ou un étourneau, Capitaine, lui dit un marin un peu idiot.
–Tais-toi, les oiseaux ne chantent pas la nuit. Jetez l’ancre !
–On quitte le navire, Capitaine ?
–Non, j’irai seul.
Ils larguèrent les amarres près d’Alahí, qui se tut en voyant les hommes et tenta de se s’enfuir en regagnant son nénuphar.
Le capitaine la prit par surprise en sautant sur la rive.
Alahí resta immobile, terrifiée, tandis que la panique gagnait tous ses amis.
–Qui va là ? demanda le capitaine don Gonzalo de Valderocher et Villeborgne de Grandecourge, oui, c’était bien son nom.
La sirène ne répondit pas et tenta de s’enfuir.
–Halte là !
Le capitaine leva sa lanterne et…
–Une sirène, nom de Dieu ! Serait-ce un rêve ? Que me réservent encore ces terres ensorcelées ?
–C’est vous qui êtes bizarre, monsieur, dit Alahí, vous êtes plus poilu qu’un singe et portez une boîte de conserve en guise d’habit…
–Tu es si belle que je fais fi de ton insolence. Tu seras ma femme et la reine des rivières d’Espagne.
–Non monsieur, je suis vraiment désolée, mais non…
Et Alahí tenta de se glisser entre les feuilles.
–Arrête-toi !
Le capitaine l’attacha à un tronc d’arbre. Dans les branches, les oiseaux tremblaient de peur pour leur sirène adorée.
–Je construirai un coffre et t’y enfermerai pour que tu ne puisses t’échapper.
Le capitaine sortit sa hache et se mit à couper le premier arbre venu pour construire la cage de la pauvre sirène.
–Oh, j’ai froid, dit Alahí.
Le capitaine, qui agissait tout de même en preux chevalier, voulut lui prêter sa cuirasse, mais ne parvint pas à la retirer parce qu’il avait oublié l’ouvre-boîte sur le bateau.
Pendant ce temps, les amis d’Alahí avaient sonné l’alarme et chuchotaient entre les feuilles, pendant que le capitaine taillait l’arbre. Plusieurs caïmans sortirent de l’eau et s’approchèrent furtivement. Juste à côté, les yeux du tigre et de sa famille étincelaient.
Cent petits singes sautèrent d’arbre en arbre jusqu’à atteindre celui où était attachée Alahí. Un régiment de piverts avançait en file indienne. Les papillons étaient tapis dans le feuillage. Les tortues avaient formé un pont depuis l’autre rive afin que les tatous puissent traverser.
Quand ils furent tous prêts, un perroquet lança le signal d’attaque.
–Maintenant !
Les petits singes se laissèrent tomber sur le capitaine en piaillant et en lui tirant les oreilles.
Les caïmans lui donnèrent de violents coups de queue. Les papillons l’aveuglèrent en volant autour de ses yeux. Deux couleuvres le firent trébucher en s’enroulant autour de ses pieds.
Le tigre, la tigresse et les tigreaux montrèrent les crocs et sortirent les griffes, ils n’avaient pas besoin d’en faire plus.
Ensuite arriva l’escadron blindé de moustiques qui firent battre en retraite le capitaine terrorisé. Il s’enfuit et grimpa à bord de son bateau par une échelle de corde.
–Levez l’ancre, larguez les amarres, hissez les voiles, fuyons cette terre de démons !
Pendant que le bateau larguait les amarres, les piverts finirent leur travail et libérèrent la pauvre Alahí en picorant les cordes qui la retenaient.
–Merci mes amis, merci pour ce cadeau qui est à mes yeux le plus beau des cadeaux : la liberté !
Le jour se levait quand la sirène rejoignit son nénuphar, escortée sur la terre et dans les airs par tous ses amis. Là-bas, au loin, disparaissait le bateau des hommes étranges.
Alahí partit dans la direction opposée à bord de son nénuphar et s’éloigna vers le nord, en direction de la cité légendaire inca de Païtiti où elle continue de vivre libre et de chanter pour tous ceux qui l’écoutent.