De « châtaignier » à « castanya ». De l’intercompréhension à la traduction de la bande dessinée

Résumés

Que se passe-til quand nous réalisons un atelier de traduction de bande dessinée plurilingue avec des apprenants qui ne connaissent pas la langue originale du texte ? Quelles stratégies sont mises en place afin de faire face à cette complexe typologie textuelle Ces questions sont à l’origine d’un atelier ayant eu lieu à l’Université Autónoma de Madrid, en novembre de 2018, qui avait pour objectif, d’une part, de montrer aux jeunes le potentiel de l’intercompréhension linguistique et, d’autre part, de leur faire comprendre l’importance de la maîtrise de la composante culturelle associée à une langue.

What happens when we conduct a multilingual comic translation workshop with learners who do not know the language of the original texts? What strategies are put in place to deal with this complex textual typology? These questions are at the origin of a workshop that took place at the Universidad Autónoma de Madrid, in November 2018, which aimed, on the one hand, to show young students the potential of linguistic intercomprehension and, on the other hand, to make them understand the importance of mastering the cultural component associated with any language.

Plan

Texte

Traduction faite par Josep Vidal Arráez et révision par C. Fillière de l’original :
Llompart, J. ; Vidal, J. (2019). « De « châtaignier » a « castañazo ». De la intercomprensión a la traducción de cómic ». Textos. Didáctica de la lengua y la literatura, p. 66-71

Introduction

Il y a déjà deux décennies, face à la réalité multilingue de la nouvelle Europe et à la volonté de créer une citoyenneté globale, les autorités européennes en matière d’enseignement de langues ont rédigé des cadres et des propositions qui encouragent la diversité des langues dans l’éducation, comme par exemple le Cadre Européen de Référence pour les Langues. Dans ce sens, notons aussi que dans le Cadre de référence pour les approches plurielles des langues et des cultures (CARAP) (Candelier et al., 2008), nous pouvons trouver des approches didactiques plurielles (de langues et de cultures) qui impliquent, dans les différentes activités d’enseignement et d’apprentissage, plus d’une variété linguistique et culturelle. Ces approches s’éloignent des conceptions traditionnelles d’enseignement des langues qui tendaient à se limiter exclusivement à l’apprentissage des expressions linguistiques pour atteindre ensuite leurs contextes et leurs finalités, c’est-à-dire, leurs usages (Noguerol et Vilà, 2007). Ainsi, tel qu’il est mentionné par Caddéo et Jamet (2013), l’intercompréhension est apparue comme un possible chemin qui servait, à la fois, pour intégrer le plurilinguisme dans les apprentissages et pour réaliser la réflexion didactique sur comment nous pouvons apprendre de nouvelles langues. Les stratégies d’intercompréhension sont celles qui permettent à un locuteur, en partant de ses connaissances préalables dans une ou plusieurs autres langues, de comprendre langue qu’il connaît peu ou mal.

Malgré ces propositions, la tendance suivie généralement dans les établissements éducatifs persiste à être l’enseignement des langues de façon isolée, les unes par rapport aux autres, sans faire guère attention à si leur proximité ou non au niveau structural et/ou phonétique — comme c’est le cas des langues romanes—. Bien que, à partir de la fin du XXème siècle, les méthodologies communicatives se soient penchées sur l’enseignement des langues, en la langue cible, comme moyen de communication, et bien qu’elles aient supprimé la traduction comme méthode pour passer de la langue source à la langue cible, certains auteurs défendent une traduction pédagogique comme activité didactique (Hernández, 1996). Étant nous-mêmes enseignants auprès d’étudiants de traduction intéressés par l’innovation pédagogique et d’accord avec les études qui préconisent que les ressources linguistiques propres à un locuteur lui servent de base pour l’apprentissage de nouvelles formes linguistiques (Lüdi et Py, 2003 ; Masats et al., 2007), nous avons proposé un atelier de traduction de bandes dessinées en français à un groupe d’apprenants espagnols de traduction.

Notre principal objectif était qu’en partant d’une langue qui était apparemment peu connue des apprenants ils soient capables de traduire certaines expressions grâce au déploiement de plusieurs stratégies linguistiques, métalinguistiques et métaculturelles. Le genre littéraire de la bande dessinée présentait des caractéristiques optimales pour mettre en place cette expérience comme nous le justifierons plus loin.

Proposition méthodologique : la traduction de la bande dessinée pour travailler l’intercompréhension et l’interculturalité en langues romanes

La bande dessinée est un genre littéraire qui présente beaucoup de complexité à l’heure d’être traduite. Elle intègre une grande quantité d’éléments lexiques, grammaticaux et culturels avec une langue et un code propres, qui fait preuve de la complexité impliquée dans la traduction des expressions familières, des onomatopées et des jeux de mots. Toutes ces spécificités sont réunies dans l’univers que nous avons choisi pour l’atelier, Astérix et Obélix. Les pages de ces bandes dessinées sont truffées de jeux de mots qui, dans un premier temps, doivent être compris par le traducteur pour ensuite, dans un deuxième temps, être traduits dans la langue cible. Ainsi, l’objectif de notre atelier était qu’en partant d’une langue peu connue, les apprenants déploient, tout d’abord, des stratégies d’intercompréhension et, deuxièmement, d’autres stratégies complémentaires, afin de traduire certains extraits de cette bande dessinée en espagnol. Or, étant donné qu’il n’existe pas un consensus dans le domaine sur la traduction, par exemple, des noms propres ou des toponymes, nous n’avions pas l’intention qu’ils aboutissent à une solution unique. L’essentiel était de questionner et de comprendre le chemin parcouru par les apprenants, ainsi que les amener à produire des justifications de traduction et des commentaires de leurs prises de décisions.

En suivant la proposition didactique de la traduction pédagogique (Hernández, 1996), les auteurs de cet article et environ vingt-cinq étudiants de l’Université Autónoma de Madrid, nous avons mis en place un atelier de traduction français-espagnol-catalan1 de deux heures. Tout en prenant en considération les compétences qui, selon Hernández (1996), sont requises dans la traduction — compréhension, analyse et réexpression —, voici le processus que nous avons suivi :

  • Activation des connaissances préalables des apprenants concernant Astérix et Obélix par le biais de la vidéo Astérix le Galois (1967)2, et un brain-storming ;

  • Présentation de certains noms français des personnages de la bande dessinée et analyse par groupe des jeux de mots qui se cachent derrière, le tout avec la proposition de possibles traductions en espagnol ou en catalan (pour exemple : Panoramix (FR), Miraculix (DE), Getafix (EN)) ;

  • Présentation du matériel — Astérix en Hispanie (1969) et Le Papyrus de César (2015) — et de la tâche à réaliser : traduction en groupes de trois ou quatre personnes de deux expressions concrètes pendant un durée maximale de 45 minutes (il s’agissait du nom de Babaorum, le nom d’un village qui est basé sur un dessert typique français fait avec de l’alcool, et de l’expression Natifs du châtaignier, un des signes du zodiaque celte qui fait référence à l’arbre du châtaignier mais qui en aussi en lien étroit avec le fait de donner des coups de poing) ;

  • Travail en groupe guidé par les enseignants ;

  • Mise en commun, réflexion concernant le processus de traduction, réflexion sur les difficultés de traduction et les stratégies choisies, réflexion à propos de leurs solutions ainsi que sur le contraste avec la version en catalan.

Résultats de l’atelier

Les résultats les plus pertinents de l’atelier montrent deux aspects principaux. D’une part, le travail d’intercompréhension réalisé par les apprenants et, d’autre part, les stratégies qui ont été déployées pour résoudre la tâche de traduction des extraits proposés.

Afin de rendre compte de ces deux aspects, nous avons choisi un fragment de l’interaction de l’un des groupes d’apprenants, constitué par quatre jeunes femmes — Anna, Marta (MAR), Eli (EL) et Paola (PAO) —, dans lequel elles travaillaient sur l’expression Natifs du châtaignier (voir Tableau 2). Comme dans tous les groupes observés, la première démarche a été de chercher la traduction littérale sur Internet, ce qui les a amenées aux termes de castaña (châtaigne) et de castaño (châtaignier) et à déclencher une réflexion sur les associations créées par les châtaignes, autant en Espagne qu’en France — ce qui, d’ailleurs, a soulevé les premières réflexions interculturelles. Ensuite, lorsqu’elles se sont rendu compte qu’elles n’arrivaient pas à repérer le jeu de mots l’humour dans le nom, elles ont continué à spéculer. Pour ce faire, elles ont entrepris la lecture de différents textes en français, sur Internet, concernant les châtaignes et cette bande dessinée. Voici la transcription de ce moment, en dessous du tableau résumé de la symbolique utilisé pour la transcription (voir Tableau 1) :

Tableau . Symbolique de la transcription.

Symbolique de la transcription

Pseudonymes

ABC

Commentaires multimodalité

(( ))

Pauses

( )

Intonation ascendante

/

Allongement syllabique

: ::

Mots en français

français

Tableau . Transcription d’un fragment de l’interaction dans l’un des groupes de l’atelier.

01 MAR ira aquí hablan de las castañas y de Asterix

02 (8.5)

03 MAR ((leyendo en voz baja)) qué es bogue/ bogUe/

04 ELI bogUe (0.5) la cáscara no/

05 MAR sí/ (0.7) es más (0.3) picante que la de (2.3) qué es marron/

06 ELI marron son las castañas también se las llaman así

((Buscan châtaigne et Astérix en Internet y encuentran la citación del volumen del cómic Le tour de Gaule, donde buscan y leen las viñetas donde aparece châtaigne))

07 MAR es la especialidad de este pueblo

08 ELI fleudelotus

09 MAR flor de loto/ qué pinta aquí una flor de loto/

10 (5)

11 MAR vale mira no no nos están explicando otra cosa (0.2) la flor de lotus

12 nuestra: (0.2) nuestro pueblo te ofrece su especialidad (0.4) ah:

13 éste es flordelotus y y y le da un castañazo

14 ELI la châtaigne

15 MAR esa es la idea

16 (0.8)

17 MAR ah: porque dan castañazos es eso (0.2) por eso los habitantes de:

18 ELI vale vale

19 MAR los que los que dan castañazos porqué mira aquí hemos encontrado

20 (0.2) te vamos a dar nuestra especialidad la castaña

21 PAO ah: qué gracioso

22 MAR vale pues:

23 ELI nativos del castañazo

24 PAO de hostialandia

01 MAR regarde ici ils parlent des châtaignes et d’Astérix.

02 (8.5)

03 MAR ((en lisant à voix basse)) qu’est-ce que c’est bogue / bogUe 

04 ELI bogUe (0.5) la coque non/

05 MAR oui/ (0.7) est plus (0.3) piquante que celle de (2.3) qu’est-ce que c’est marron/

06 ELI marron ce sont les châtaignes ils les appellent aussi comme ça

((Elles cherchent châtaigne et Astérix sur Internet et elles trouvent la citation du volume de la bande dessinée Le tour de Gaule, où elles cherchent et lissent les vignettes où apparaît châtaigne.))

07 MAR c’est la spécialité de ce village

08 ELI fleurdelotus

09 MAR fleur de lotus/ pourquoi apparaît ici une fleur de lotus

10 (5)

11 MAR d’accord regarde non non ils sont en train de nous expliquer autre chose (0.2) la fleur de lotus

12 la nôtre : (0.2) notre peuple t’offre sa spécialité (0.4) ah :

13 celui-ci est fleurdelotus et et et lui donne un coup de poing

14 ELI la châtaigne

15 MAR c’est l’idée

16 (0.8)

17 MAR ah : car ils donnent des coups de poing c’est ça : (0.2) c’est pour cela que les habitants de :

18 ELI d’accord d’accord

19 MAR ceux qui ceux qui donnent des coups de poing puisque regarde ici nous avons trouvé

20 (0.2) nous allons t’offrir notre spécialité la châtaigne

21 PAO ah : c’est rigolo

22 MAR d’accord alors :

23 ELI natifs du coup du poing

24 PAO la terre du coup du poing

La recherche d’information concernant le lien entre les châtaignes et Astérix et Obélix a débouché sur la lecture des textes en français que les apprenantes ont effectuée soit en utilisant les stratégies d’intercompréhension — tel que présentées dans la ligne 9 du Tableau 2 : leurs connaissances linguistiques en espagnol leur permettent de comprendre que Fleurdelotus est « fleur de lotus » —, soit en cherchant la signification des mots plus complexes, comme nous avons pu le voir dans les ligne 3 et 5 : « qu’est-ce que c’est bogue ? » ou « qu’est-ce que c’est marron ? ». Dans la deuxième partie du fragment (7-24), Marta et Eli lissent la bande dessinée qu’elles ont trouvée en français et découvrent enfin le jeu de mots. En effet, dans la ligne 11, Marta demande de faire attention au texte et, pendant la traduction orale d’une des vignettes qu’elle réalise pour ces camarades (« la fleur de lotus notre, notre peuple t’offre sa spécialité »), elle se rend compte de qu’est en réalité Fleurdelotus : un personnage qui reçoit une « châtaigne ». Au moment où elles arrivent enfin à « châtaigne » — par le biais de l’intercompréhension du texte et de la multimodalité — et donc, à dévoiler le jeu de mots, elles sont prêtes à proposer les premières traductions : « nativos del catañazo » (natifs du coup de poing) ou « hostialandia » (la terre du coup de poing).

Les stratégies utilisées par les différents groupes participants sont semblables et elles ont suivi le processus montré dans le Tableau 3ci-dessous.

Tableau . Processus suivi par les groupes participants.

Action

Recours / stratégie

Résultat

  1. Traduction littérale

Recherche de plusieurs sources sur internet

Expression en espagnol sans les jeux de mots

  1. Recherche des jeux de mots originaux (humour)

Recherche de plusieurs sources sur internet

Lecture des textes en français et intercompréhension

Compréhension des jeux de mots

  1. Recherche des jeux de mots en espagnol

Réflexion collective

Stratégies de création de mots et réflexion interculturelle

Liste de possibilités : l’adaptation ou non des aspects culturels et le maintien ou non les jeux de mots (signe du zodiaque celte ou ibère ? Gâteau français ou espagnol ? Avec le l’alcool ou sans ? Avec la terminaison latine -um ?

  1. Sélection des traductions à l’espagnol

Réflexion collective /

Stratégies de création de mots et réflexion interculturelle

Pour « Natifs du châtaignier » :

  • Ascendants du châtaignier

  • Nés pendant le mois de la châtaigne

  • Ceux de la châtaigne

Pour « Babaorum »

  • Flanalronum3

  • Gochoebrium4

  • Ronconchurrum5

Certes, le travail d’intercompréhension et de réflexion métalinguistique a été constant tout au long de l’atelier, et c’est cela, conjointement à la réflexion socioculturelle, qui a permis aux apprenants, dans un premier temps, de comprendre en quoi consistait concrètement les jeux de mots puis, dans un deuxième temps, de pouvoir envisager comment les transmettre au lecteur espagnol, tout en les comparant aux propositions en catalan.

Conclusions

L’atelier de traduction plurilingue de bande dessinée a permis de dévoiler aux jeunes apprenants de traduction deux aspects pertinents du travail linguistique dans la traduction :

  1. par le biais de l’intercompréhension, nous avons tous la capacité de traduire des langues proches de la nôtre vers la langue ou les langues dans lesquelles nous avons plus de compétences.

  2. la traduction de bandes dessinées suppose un important exercice de réflexion métalinguistique et socioculturelle absolument indispensable qui, chemin faisant, développe la compétence interculturelle.

Les apprenants participant à l’atelier ont dû faire face à de nouvelles difficultés face auxquelles leurs stratégies habituelles de traduction ne servaient plus, ce qui a permis de travailler depuis le plurilinguisme et l’intercompréhension de langues proches afin de mettre en place les compétences demandées par la traduction — compréhension et analyse et réexpression — et donc, de considérer nécessairement plusieurs aspects linguistiques tels que les figures rhétoriques, les mécanismes de dérivation et de composition morphologique, la phraséologie, etc.

Bien que cette expérience ait été menée, dans un premier temps, auprès d’apprenants de traduction, elle serait parfaitement adaptable aux apprenants du secondaire, que ce soit en utilisant la bande dessinée que nous avons choisie ou par le biais d’autres supports qui permettent l’éveil à des langues plus éloignées, ainsi que la réflexion métalinguistique et socioculturelle.

Note de fin

1 Le travail avec le catalan a été fait dans la partie introductive de l’atelier et dans la partie finale dédiée à la réflexion groupale.

2 Disponible à https://youtu.be/guhLmFLp7X0.

3 Mot composé par les termes flan, al (au), ron (rhum) et le sufix latin -um.

4 Mot composé par les termes gocho (cochon), ebri(o) (ivre) et le sufix latin -um.

5 Mot composé par les termes ron, (rhum) con (avec), churr(o) et le sufix latin -um.

Citer cet article

Référence électronique

Josep Vidal Arráez, « De « châtaignier » à « castanya ». De l’intercompréhension à la traduction de la bande dessinée », La main de Thôt [En ligne], 8 | 2020, mis en ligne le 28 janvier 2024, consulté le 18 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/871

Auteur

Josep Vidal Arráez