Les textes de Leonard Cohen traduits par Joaquín Sabina : la traduction libre, hommage d’artiste

Texte

Joaquín Sabina est en Espagne une figure incontournable, voire mythique, de la chanson d’auteur pop-rock, auteur de plus d’une vingtaine d’albums1 et de chansons qui font partie intégrante du patrimoine culturel populaire espagnol, comme « Y nos dieron las diez » ou « Pongamos que hablo de Madrid ». Âgé à ce jour de 71 ans, il est toujours en activité, seul ou aux côtés de l’illustre Joan Manuel Serrat : leur troisième tournée commune triomphale ne s’est interrompue en février 2020 qu’en raison d’un accident dont a été victime Joaquín Sabina sur scène2. La biographie de l’artiste relate qu’il a commencé à écrire des vers très jeune, à l’adolescence ; sa formation scolaire puis universitaire, nourrie par de nombreuses lectures, ont fait de lui un homme de lettres au goût très sûr, qui voue un véritable culte au poète péruvien César Vallejo3 ; un très bon étudiant, fils de bonne famille de classe moyenne (le père de Sabina était commissaire de police et catholique), qui serait probablement devenu enseignant dans un lycée de province, dit-il lui-même (MENÉNDEZ FLORES, 2018, 44), s’il n’avait pas vécu sept ans, entre 1970 et 1977, en exil à Londres, où il écoute Dylan, Cohen et les Stones. Ces influences anglo-saxonnes vont résolument orienter sa carrière artistique, même si elles ne sont pas les seules. Sabina revendique presque tout autant l’héritage de Georges Brassens, du tango argentin, ou d’une certaine chanson latino-américaine : Atahualpa Yupanqui, Silvio Rodríguez ou Chavela Vargas, pour qui il écrira deux chansons dont une interprétée en duo avec elle sur l’album 19 días y 500 noches (1999). Menéndez Flores, son biographe, prend plaisir à le présenter ainsi :

Flaco, ateo, escéptico, irónico, tímido, provocador, exultante, ciclotímico, calavera, tramposo, entrañable, realista y soñador, Sabina es el más notorio ejemplo nacional del hombre que se resiste a envejecer, del salvaje ilustrado que se niega en redondo a civilizarse.

Una suerte de Keith Richards a la española −aunque más cercano a la órbita literario-musical de Dylan o Cohen− […]4. (MENÉNDEZ FLORES, 2018, 45)

Au panthéon personnel de Sabina figurent effectivement, aux meilleures places, Bob Dylan et Leonard Cohen : dans un poème intitulé « Mis juglares. Dos sonetos », publié dans la revue Interviú en novembre 2007, il dit avoir appris de l’un « la insolencia caprichosa » (« la capricieuse insolence ») et de l’autre « la pasión de los profetas » (« la passion des prophètes »). Surnommé « el Dylan de los que no sabemos inglés5 » par le journaliste Ángel Antonio Herrera (MENÉNDEZ FLORES, 2018, 432), Sabina n’hésite pas à qualifier « Knocking on heaven’s doors » de « canción más hermosa del siglo xx en cualquier lengua6 » et Dylan de « mejor poeta de América y de la lengua inglesa actual y también el que más ha influido en varias generaciones7 ». Il dit lui devoir énormément et l’avoir beaucoup imité, que ce soit au niveau de la voix, de la diction, du phrasé, de l’attitude, de l’inspiration ; mais il n’a jamais enregistré d’adaptation ou de traduction de Dylan. L’influence de Leonard Cohen, si elle est en apparence plus discrète, n’en est pas moins profonde pour autant, et l’on en veut pour preuve le choix de l’expression « passion des prophètes » : pour un athée convaincu comme Sabina (qui a bien failli renier Dylan lorsque celui-ci s’est converti au christianisme et affiché aux côtés de Jean-Paul II), ces mots sont lourds de sens, et la dimension mystique est à saisir bien au-delà du religieux. Dans les trois principaux poèmes que Sabina a consacrés à son idole8, il s’en empare sans complexes lorsqu’il décrit, dans « Sonetos para Cohen », l’artiste en concert, célébrant une « liturgia pagana », et termine un peu plus loin par cette strophe :

oyéndote cantar tus aleluyas
me rasgué la camisa y la casulla,
llorando, sin sombrero y a tus pies.

La parole incarnée par Cohen dans ses chansons les plus habitées n’est pas forcément reçue par Sabina comme une parole divine, mais comme une parole mystérieuse, en quête de sens, parfois en souffrance, assumant ses incertitudes : telle est la passion revendiquée par l’artiste espagnol, une émotion, une flamme, mais aussi un doute existentiel profond ; « su duda es mi pasión », écrit-il à la fin du poème « Príncipe de Montreal ».

Cette admiration sans limites de Joaquín Sabina pour Leonard Cohen explique sans aucun doute qu’il ait accepté la proposition de Sony de traduire les textes de l’édition espagnole du douzième album studio de Cohen, Old ideas, sorti en 2012 ; l’un des derniers parus de son vivant, juste avant Popular problems en 2014 et You want it darker en 2016. La démarche artistique et commerciale de traduction des textes par un autre artiste n’est pas très courante et mérite une attention particulière dans la mesure où elle nous amène à réfléchir tout à la fois sur le statut des textes et sur les traductions en elles-mêmes.

Le disque se présente en Espagne de la même façon que dans tous les autres pays de diffusion, avec une photographie de couverture représentant Leonard Cohen, et un livret au design soigné reproduisant des dessins et des extraits manuscrits de l’artiste. C’est là, simplement glissé entre deux pages, que l’on peut trouver un second livret réduit à sa plus simple expression (impression noire sur fond blanc, pliage en trois pour s’adapter au format CD), sans autre intitulé que : « VIEJAS IDEAS (OLD IDEAS) Traducción de Joaquín Sabina ». La communication publicitaire autour du lancement de l’album a, certes, utilisé les traductions de Sabina comme argument de vente, mais on ne peut pas dire que leur mise en forme matérielle les valorise beaucoup ; sans doute n’est-il pas aisé pour les maisons de disque de trop s’écarter du format unique en particularisant une édition nationale.

Habituellement, que ce soit pour son œuvre littéraire ou pour ses textes de chansons, Leonard Cohen est traduit en Espagne par Alberto Manzano, lui-même poète, ami et biographe de l’artiste, spécialiste de son œuvre. Manzano est un traducteur passionné, auteur d’une anthologie poétique du rock (Antología poética del rock, Hiperión, 2015) où il présente sa traduction de plus de deux cents chansons anglo-saxonnes. Il aime à répéter que l’on ne traduit pas une chanson de la même façon selon le destin auquel elle est promise9 : si la chanson doit être chantée dans la langue d’arrivée, les contraintes sont énormes en termes de musicalité et de chantabilité (métrique, rimes, syllabes, accents toniques), et le traducteur en vient à créer une nouvelle version de la chanson, toujours cohérente avec l’esprit de l’originale, mais différente. Si la traduction de la chanson est destinée à être lue, elle pourra plus aisément rester fidèle à la lettre du texte.

La nature même du texte peut s’avérer ambiguë chez des artistes pour qui poésie et chanson ne font souvent qu’un. Certaines chansons de Cohen ont d’abord été des poèmes publiés comme tels, et mis en musique par la suite : tel est le cas par exemple sur son premier album Songs of Leonard Cohen, paru en 1967, où plusieurs chansons ont été créées à partir de poèmes publiés l’année précédente dans le recueil Parasites of Heaven. À l’inverse, les textes de certaines chansons sont ensuite édités sous la forme de poèmes dans des livres comme Book of Longing (2006), qui reprend quelques titres enregistrés en 2001 pour Ten New Songs ou en 2004 pour Dear Heather. Chez Joaquín Sabina, on retrouve une démarche initiale très semblable puisque son premier album, Inventario (1978), est en grande partie élaboré à partir de poèmes parus deux ans plus tôt dans un recueil publié à compte d’auteur et intitulé Memoria del exilio. Comme Leonard Cohen, il a continué à écrire de la poésie parallèlement à sa carrière de chanteur, même s’il ne publie régulièrement que depuis 2001. Enfin, une anthologie de ses textes de chansons est parue en 2017 dans la « Colección Visor de Poesía » (dont le prestige et l’ancienneté sont très reconnus dans le domaine de la poésie en Espagne), qui publie également les chansons et poèmes de Cohen traduits par Alberto Manzano10. On peut donc parler d’une certaine forme de mélange des genres chez les deux artistes, sauf à considérer que la relation entre la poésie et la chanson est, dans ce cas, si étroite que les frontières s’effacent complètement.

Suffirait-il alors de mettre en musique un poème pour qu’il devienne chanson ? Si l’on se place d’un point de vue technique, pratique, on peut sans doute répondre par l’affirmative et même en rester là. Suffirait-il de publier un texte de chanson sur du papier pour qu’il devienne poème ? C’est moins évident : le texte de chanson tel qu’il est publié dans les livrets d’accompagnement des disques n’est en première intention qu’un simple support écrit permettant de mieux appréhender une œuvre orale et musicale, qui se retrouve là amputée de tout un pan de son identité. La publication sous forme de recueil constitue sans aucun doute une nouvelle étape fondamentale, peut-être vers un statut littéraire : c’est ainsi que l’analyse le chercheur québécois Gilles Perron après avoir rappelé la définition de la chanson comme une poésie orale sonorisée (selon Paul Zumthor) :

De l’oralité, cette poésie, par la publication en volume, sans la mélodie, veut donc accéder à l’écrit. Ce passage est avant tout la recherche d’une confirmation de la valeur littéraire des textes publiés. Si la plupart des auteurs de chansons s’entendent pour admettre que le texte de chanson n’est pas un poème, ils n’en pensent pas moins que celui-ci a une valeur poétique – qu’elle soit équivalente ou non à celle du poème est un autre débat − et qu’il est ainsi investi d’une valeur littéraire. (PERRON, 2000, 78).

Les textes de chanson publiés sous forme de recueil représentent un pourcentage minime de la production enregistrée, et ce caractère exceptionnel semble, en effet, les doter d’un supplément d’âme, les faire accéder à une forme de pérennité et de solennité que le papier pourrait encore incarner (illusoirement peut-être) mieux que l’enregistrement sonore. Au-delà du statut, ce passage à l’écrit littéraire pose question quant à la réception :

La réception de ces publications, qui se donnent pour littéraires, aura tout de même une orientation différente, car leur lecture suppose habituellement la connaissance de la mélodie même si celle-ci n’apparaît pas dans le volume. Seuls seront publiés des auteurs ayant rencontré, sur disque ou sur scène, un succès certain. La plupart des chansons dont les textes se retrouveront en volume seront assez bien connues du public, ce qui fait que le lecteur compensera à la lecture l’absence de l’accompagnement musical. (PERRON, 2000, 79)

Si la politique éditoriale à l’origine d’un recueil de chansons se fonde sans doute sur une familiarité préalable des lecteurs avec les textes publiés, on ne peut pas exclure la possible existence de lecteurs qui découvriront les textes en les lisant, sans avoir aucune idée de la mélodie. Si de surcroît ils sont publiés dans une collection de poésie, comme c’est le cas pour ceux de Joaquín Sabina ou de Leonard Cohen en Espagne, ils seront très probablement abordés, lus, comme des poèmes, ou tout du moins comme une certaine forme de poèmes caractérisée par l’existence d’un refrain ; ou, a minima, comme des textes poétiques, sachant qu’il peut être très malaisé de déterminer où s’arrête le narratif pur et où commence la poésie (ou vice-versa), et que l’on peut fort bien considérer l’existence d’une poésie narrative. Dans cette perspective, on peut d’ailleurs raisonnablement postuler qu’il existera pour certains textes des différences d’interprétation du sens dues à l’absence de la musique.

Les traductions de Joaquín Sabina distribuées en 2012 avec l’édition espagnole de l’album Old Ideas combinent le changement de statut énonciatif (du texte chanté au texte lu, c’est-à-dire de l’oral à l’écrit) et le changement de langue, ce qui implique un processus de recréation important. Mais l’évolution de leur statut, voire de leur identité, ne s’arrête pas là : même si les textes de Sabina nés de sa démarche de traduction n’ont jamais été chantés par l’artiste espagnol et n’ont a priori pas été conçus dans cet objectif, ils ont connu un destin relativement inattendu en faisant l’objet d’une publication très particulière. Il faut savoir qu’en 2011, c’est-à-dire cinq ans avant l’attribution du prix Nobel de littérature à Bob Dylan, Leonard Cohen recevait en Espagne le prestigieux prix Príncipe de Asturias dans la catégorie des Lettres (et non pas dans celle des Arts, qui avait récompensé en 2007 Bob Dylan ; celui-ci n’était d’ailleurs pas venu chercher son prix). Une cérémonie très officielle est organisée chaque année à Oviedo, capitale des Asturies, pour la remise de ce prix doté de cinquante mille euros, en présence du prince ou de la princesse des Asturies, c’est-à-dire de l’héritier ou héritière du trône d’Espagne. Le 21 octobre 2011, Leonard Cohen, tout en élégance, accueillit son prix avec un émouvant discours dans lequel il expliquait tout ce que sa poésie et sa musique devaient à l’Espagne et à Federico García Lorca en particulier ; il décida de faire don de sa dotation à l’université d’Oviedo pour qu’une chaire à son nom y soit créée. La cátedra Leonard Cohen11 fonctionne ainsi depuis 2014, avec pour mission principale la diffusion et l’étude de l’œuvre de Leonard Cohen, mais aussi la recherche universitaire sur la chanson en général. Sous la direction de son premier directeur, Javier García Rodríguez, enseignant et lui-même poète, la chaire a édité début 2019 un livre hommage à Cohen qui comprend à la fois :

  • les textes de l’album Old Ideas en anglais ainsi qu’en espagnol, dans la traduction de Joaquín Sabina

  • le texte original de la chanson de Cohen « There Is a War » ainsi que celui de la version espagnole enregistrée par Sabina en 2005 sur l’album Alivio de luto

  • les trois poèmes que Sabina a consacrés à Cohen, en espagnol, ainsi qu’en traduction anglaise

L’ouvrage est extrêmement soigné, illustré par six dessinateurs, publié dans un format élégant et original, conçu avec une attention particulière à l’esthétique de l’objet. Ce travail d’édition modifie considérablement le statut des textes publiés, en leur offrant une reconnaissance institutionnelle et en les consacrant sous la forme de poèmes : on parle bien cette fois de chansons mises en poèmes, et c’est une impression à laquelle contribuent beaucoup les choix de présentation des textes. La disposition typographique sur la page respecte les codes habituels de la poésie, et la confrontation en vis-à-vis du texte anglais sur la page de gauche et du texte espagnol sur celle de droite laisse à penser qu’il existe une proximité immédiate, voire une correspondance vers à vers, ce qui n’est d’ailleurs pas toujours le cas. Cette configuration confirme s’il en était besoin que la distinction entre une chanson interprétée, un texte de chanson destiné à être lu et un poème se fait en grande partie grâce à de l’extra-textuel, via les circonstances d’énonciation ou d’édition. Javier García Rodríguez précise d’ailleurs à la fin de son prologue que les textes de Old Ideas en anglais sont publiés dans leur version écrite et corrigée, telle que parue dans le recueil posthume sorti en 2018 et intitulé The Flame (Poems. Notebooks. Lyrics. Drawings), dans le respect de l’absence de ponctuation et de la présence de la majuscule en début de vers qui figuraient déjà dans le livret du disque. Les traductions en espagnol de Sabina étaient, elles aussi, déjà distribuées en vers dans le disque, sans majuscules, et elles ont seulement été corrigées lorsqu’il y avait des fautes d’impression.

Parler des « traductions » de Sabina, c’est sans doute courir le risque d’utiliser un terme aussi réducteur qu’inadéquat dans ce cas précis. Il n’est d’ailleurs pas employé sur la couverture de l’ouvrage, où l’on a préféré parler de « versiones libérrimas », en choisissant à dessein un adjectif plutôt soutenu, directement issu du superlatif latin : il s’agit en effet de versions très libres, complètement libres, basées sur des principes de « libertad, infidelidad y creatividad » selon Javier García Rodríguez (COHEN/SABINA, 2019, 21), qui précise que ces termes pourraient s’appliquer à bien d’autres domaines de l’expérience humaine de Sabina.

Le prologue nous rappelle que ce n’est pas la première fois que l’artiste espagnol travaille sur les textes de Cohen puisqu’il a enregistré en 2005, sur l’album Alivio de luto, une version espagnole de la chanson de Cohen « There Is a War » (New Skin for the Old Ceremony, 1974). Dans le livret du disque de Sabina, la chanson, qui s’appelle « Pie de guerra » en espagnol, est présentée comme une chanson de Leonard Cohen (texte et musique), avec, concernant le texte, la mention : « versión libérrima de Joaquín Sabina ».

Les différences sont effectivement importantes à tous les niveaux, y compris celui de la structure : la chanson originale est brève (à peine trois minutes), se compose de quatre strophes et quatre reprises de refrain avec variantes, vingt-sept vers en tout ; la version de Sabina est plus longue (près de cinq minutes), se compose de sept strophes et combine trois refrains différents repris deux fois chacun, cinquante-quatre vers en tout. Sur ces cinquante-quatre vers, seul un et demi correspond à une traduction littérale de ceux de Cohen : le premier, « Están en guerra el hombre y la mujer », qui correspond au second du texte original, « A war between the man and the woman » ; et le début du troisième, « el negro, el blanco », qui traduit un vers de la fin du texte de Cohen, « A war between the black and white ». L’intention créatrice et la logique interne sont globalement respectées, mais tout le reste est recréé, ce qui pourrait nous amener à parler d’adaptation, dont le spécialiste Georges Bastin donne la définition suivante :

L’adaptation est le processus, créateur et nécessaire, d’expression d’un sens général visant à rétablir, dans un acte de parole interlinguistique donné, l’équilibre communicationnel qui aurait été rompu s’il y avait simplement eu traduction. (BASTIN, 1993, 477)

C’est en quelque sorte face à la difficulté de traduction ou à l’intraduisible que l’on a recours à l’adaptation comme forme de traduction, en particulier lorsque cette situation est induite par des facteurs culturels (par exemple, l’absence d’équivalent dans la culture d’arrivée). Pourtant, le texte original de « There Is a War » ne repose pas sur des ancrages référentiels fortement contextualisés qui justifieraient absolument une stratégie d’adaptation aussi radicale, comme le prouve d’ailleurs l’existence d’une traduction aussi fidèle à Cohen que son auteur, Alberto Manzano : « Hay una guerra » (COHEN, 2011, vol. 1, 194).

Mais Sabina n’est pas un traducteur de métier, et c’est bien avec liberté, infidélité et créativité qu’il a abordé la chanson « There Is a War », dont la polysémie interprétative favorise sans doute une forme d’appropriation subjective par chaque auditeur ou lecteur, a fortiori par le traducteur ou adaptateur. En effet, le texte de Cohen a été compris aussi bien comme un manifeste pacifiste que belliciste12, d’autres y ont vu un cri d’alarme ou une incitation à réagir, alors qu’elle est également, voire surtout, un amer constat de l’inexorable incommunicabilité entre les hommes, en particulier entre les hommes et les femmes, à une période de la vie de l’artiste où il est déstabilisé par l’expérience de la vie conjugale et familiale : « Well I live here with a woman and a child / The situation makes me kind of nervous ». Joaquín Sabina, lui, a souhaité interpréter la chanson de façon extensive, estimant que Cohen n’avait pas assez développé le thème de ce qu’il appelle le « guerracivilismo », c’est-à-dire selon lui la forme de guerre totale qui caractérise notre époque13.

C’est donc à partir d’un vers ou deux, les seuls identifiables comme des traductions relativement littérales, que Sabina déroule le fil de sa propre version, dans une intention de prolonger la chanson de Cohen plutôt que de la traduire à proprement parler. La modification du titre, de « There Is a War » (il y a une guerre) à « Pie de guerra » (pied de guerre), semble annoncer un texte potentiellement plus offensif, avec un appel à l’action voire à la prise de risque : « Ven a la guerra, túmbate de una vez / en mitad de la vía14 ». Dans sa version de la chanson, Sabina prend le parti d’entremêler plusieurs niveaux d’interprétation possibles, au risque d’opacifier le sens du texte, en choisissant la forme de l’énumération chaotique et apparemment hétéroclite, de l’inventaire à la Prévert que l’on retrouve dans plusieurs de ses poèmes ou de ses chansons (comme « Todos menos tú », « Ruido » ou « La del pirata cojo » par exemple) :

En guerra están la baba y el carmín,
el duermevela y la pesadilla,
el chevalier servant y el puercoespín,
la extremaunción y las espinillas.
Están en guerra el cojo y el ciempiés,
los ascensores y el purgatorio15, […]

En fin de compte, « Pie de guerra » est une chanson qui ressemble à celles de Sabina à tous points de vue, qu’il s’agisse du texte en général, de la diction de l’artiste, des arrangements musicaux sur la mélodie d’origine, ou d’un trait stylistique typique de son écriture comme la liste énumérative : « un resultado absolutamente sabiniano », comme le dit Javier García Rodríguez pour conclure son prologue (COHEN, 2019, 24). Le texte d’arrivée est tellement éloigné de celui de départ qu’il a mérité dans l’ouvrage sa propre traduction en anglais : une rétrotraduction, donc, qui paradoxalement n’a plus grand-chose en commun avec l’original.

Si García Rodríguez compare le travail de Sabina sur « There Is a War » aux traductions proposées pour l’album Old Ideas, il s’agit pourtant d’une observation qui mérite d’être nuancée, car la démarche n’est pas similaire. Les objectifs sont, en effet, très différents, puisqu’une traduction destinée à un livret de disque n’a pas pour vocation première d’être chantée, mais simplement d’expliciter le sens du texte original aux auditeurs qui ne maîtrisent pas la langue de départ. En ce sens elle peut se contenter, pour remplir son office, d’être juste, fidèle et littérale. L’adaptation et la recréation n’y sont pas forcément les bienvenues dans la mesure où elles pourraient même s’avérer contre-productives, que ce soit en masquant le propos d’origine ou en empêchant l’auditeur de confronter efficacement le texte écrit dans la langue cible et le texte écouté dans la langue source : le livret de disque doit aussi permettre cet usage, a fortiori quand la langue de départ est aussi répandue que l’anglais et que chacun peut ainsi s’exercer à l’art délicat de la traduction. Les versions espagnoles de Old Ideas ne pouvaient sans doute pas être aussi « libérrimas » que celle de « There Is a War », mais en sollicitant Joaquín Sabina (en lieu et place d’un traducteur interne), la maison de disques a bien conscience, au-delà ou dans la continuité de l’argument commercial, qu’il y apportera sa propre patte, et par là même une vraie valeur ajoutée pour l’auditeur espagnol. Pour le traducteur, il s’agit d’un positionnement particulièrement subtil, reposant sur un équilibre que Sabina semble avoir voulu préserver en dosant sa liberté avec une certaine agilité.

Sur les dix textes de l’album Old Ideas, seules deux des versions espagnoles comportent une part de recréation très importante.

Il s’agit d’abord de « Banjo », un texte court qui, en anglais, parle d’une sorte de vision, peut-être un rêve ou une hallucination, décrite dès la première strophe :

There’s something that I’m watching
Means a lot to me
It’s a broken banjo bobbing
On the dark infested sea

La traduction en espagnol s’avère très libre, en grande partie sans doute pour respecter les rimes croisées que Sabina a tenu à préserver :

La postal que estoy mirando
me hace sollozar,
es un banjo naufragando
en el hondo y sucio mar16

Certains choix de traduction ne peuvent cependant pas s’expliquer par des contraintes métriques et ne semblent pas a priori nécessaires, comme celui qui consiste à transformer la vision initiale en une carte postale que le sujet aurait devant les yeux, nous faisant ainsi passer sur un plan bien plus prosaïque que mystique ; ou encore celui qui consiste à surtraduire « Means a lot to me » par « me hace sollozar » en spécifiant, voire en modifiant assez considérablement, le sens de l’expression d’origine et la nature du sentiment décrit.

Un autre texte attire l’attention par la liberté de traduction et le degré d’adaptation, celui de « Lullaby », une berceuse poétique : la version espagnole est très fidèle à l’esprit général de l’original, ainsi qu’à l’intention de rappeler l’univers des histoires pour enfant par l’évocation du chat et de la souris dans un contexte de type comptine. Mais là encore la contrainte du respect des rimes croisées, qui sont même plus riches en espagnol qu’en anglais, semble peser lourd dans les choix lexicaux, et l’on observe comme dans « Banjo » une perte de sens dans la dimension mystique : l’expression « to talk in tongues », qui se traduirait littéralement en français par « parler en langues », renvoie au phénomène religieux de la glossolalie, également appelé « don des langues » ; elle est employée à trois reprises par Cohen, alors même que le texte est bref, et la connotation spirituelle qu’elle apporte imprègne discrètement toute la berceuse : « The wind in the trees / Is talking in tongues », dit la première strophe, puis la locution verbale réapparaît avec pour sujet d’abord le chat et la souris, ensuite les arbres. La traduction de Sabina oblitère la profondeur de l’expression originale, en proposant pour la première occurrence citée un peu plus haut « de árboles inermes / que conjuga el viento », reprise telle quelle en dernière strophe alors que le sujet change dans le texte d’origine, et en la contournant complètement dans les références aux comptines.

Les autres traductions des textes de l’album sont globalement assez littérales, dans le respect du texte de départ, avec des variations qui se justifient essentiellement par des contraintes formelles (rimes, métrique) : tel est le compromis auquel certains donnent le nom de tradaptation17, qui désignerait dans ce cadre un texte de chanson adapté juste assez pour être chantable par un interprète natif de la langue cible, recréé juste assez pour seoir aux oreilles des auditeurs de cette même langue. La démarche de Sabina correspond à cette intention mais va un peu au-delà, en ne donnant la priorité ni au sens textuel ni au sens musical, mais au sens poétique avant tout, comme un hommage rendu par un poète à un autre poète. Avec parfois, peut-être, ce qui ressemble à une fausse note, un petit décalage sous la forme d’un choix trop marqué par l’identité du traducteur. Quand le texte de « Show Me the Place » dit « For my head is bending low18 », l’image convoquée est celle de l’échine courbée, symbole d’humilité ou de docilité. La traduction de Sabina par « he perdido mi cresta de gallo » (littéralement « j’ai perdu ma crête de coq ») substitue cette image par une autre très différente, celle de la perte d’une marque d’orgueil dressée vers le ciel, et il le fait avec un choix de termes par ailleurs souvent associés en espagnol à une coiffure punk, rebelle comme le sont certains personnages des chansons de Sabina, qui a toujours aimé mettre en scène les voyous ou les petits délinquants de quartiers. Même si l’interprétation reste ouverte et la stratégie de traduction tout à fait défendable, ce choix lexical peut être considéré comme proche du contre-sens, un peu saugrenu au beau milieu d’un texte en forme de supplique, un peu trop familièrement espagnol, un peu trop typique de Sabina pour un texte de Leonard Cohen.

Au terme de cette réflexion sur la traduction en espagnol des textes de Cohen par Joaquín Sabina, les mots de Javier García Rodríguez nous guident vers le sens d’une démarche de traduction originale dans le domaine de la chanson :

Sabina no es traductor, pero hace suyas las palabras de Cohen valiéndose de personales decisiones, peculiaridades, opciones arbitrarias, alejadas de lo académico, de lo gramatical, de lo ajustado al original. Sabina establece un diálogo con las letras de Cohen, hace un trasvase hacia su propia mirada, excede el sentido, lo desborda (a veces también lo limita)… Su labor autoimpuesta es al tiempo su homenaje: devolver al papel una letra que habría cantado Sabina19. (COHEN, 2019, 24)

Le dialogue et l’hommage, soulignés dans cette analyse de la démarche de Sabina, sont dans l’esprit de la tradaptation mais vont au-delà de la technique en permettant de considérer l’existence d’une véritable dimension affective, indéniable lorsqu’un géant de la chanson hispanophone traduit les textes d’un autre géant de la chanson anglophone qu’il admire éperdument. Pas au point de s’effacer complètement, non, car ce serait là un contre-sens, mais en lui prêtant sa voix, sans pour autant laisser de côté ce qui fait son identité : un certain sens du partage, en quelque sorte.

Note de fin

1 Le premier album, Inventario, (dix chansons) sort en 1978. Le dernier album studio paru à ce jour est Lo niego todo, en 2017, écrit en collaboration avec le poète et romancier Benjamín Prado.

2 La première des trois tournées en duo, intitulée « Dos pájaros de un tiro », s’est déroulée en 2007, avec 72 concerts en Espagne et en Amérique latine, la suivante, « Dos pájaros contraatacan », en 2012, et la troisième « No hay dos sin tres », a débuté fin 2019 avant d’être interrompue par une lourde chute de scène de Sabina en février 2020 puis définitivement condamnée par le contexte sanitaire.

3 Le titre de la principale biographie de Sabina, écrite par Javier Menéndez Flores, est d’ailleurs un hommage à Vallejo : « Perdonen la tristeza », extrait du poème « Fue domingo en las claras orejas de mi burro », paru dans Poemas humanos (1923-1938).

4 Traduction par nos soins : « Maigre, athée, sceptique, ironique, timide, provocateur, exultant, cyclothymique, tricheur, libertin, attachant, réaliste et rêveur, Sabina est le plus bel exemple national de l’homme qui ne veut pas vieillir, du sauvage éclairé qui refuse tout net de se civiliser. Une sorte de Keith Richards à l’espagnole – mais plus proche de l’univers littéraire et musical de Dylan ou Cohen ».

5 « le Dylan de ceux qui ne parlent pas anglais »

6 Extrait d’une interview disponible sur Youtube sous le titre « Dylan by Sabina » : https://www.youtube.com/watch?v=UnwDkRXID00 (consulté le 28/08/2020)

Traduction par nos soins : « la plus belle chanson du xxe siècle toutes langues confondues ».

7 Extrait d’un article d’opinion publié par Sabina dans El País du 14 octobre 2016 en réaction à l’attribution du Prix Nobel de littérature à Bob Dylan, et intitulé « Poeta torrencial, maestro del caos » : https://elpais.com/cultura/2016/10/13/actualidad/1476380406_964576.html (consulté le 28/08/2020)

Traduction par nos soins : « meilleur poète actuel d’Amérique et en langue anglaise, et aussi celui qui a eu le plus d’influence sur plusieurs générations ».

8 « Sonetos para Cohen », parus dans Interviú le 28 septembre 2009, et « Príncipe de Montreal », paru dans Público le 30 octobre 2011.

Traductions par nos soins des extraits cités :

« lithurgie païenne »

« En t’écoutant chanter tes alléluias / j’ai déchiré ma chemise et ma chasuble, / en pleurant, sans chapeau, à tes pieds »

« ses doutes sont ma passion »

9 Cf. l’interview accordée par Alberto Manzano en novembre 2019 au journal en ligne de l’université du Pays basque : https://www.ehu.eus/es/-/-hay-que-ser-un-poco-poeta-para-traducir-a-un-poeta- (consulté le 28/08/2020)

10 Palo seco. Letras de canciones, de Joaquín Sabina, est paru en 2017. Les deux volumes de A mil besos de profundidad. Canciones y poemas, de Leonard Cohen, en 2011.

11 La chaire Leonard Cohen de l’université d’Oviedo a d’abord été dirigée par Javier García Rodríguez, de 2014 à 2016, puis par Miriam Perandones, professeure d’Histoire de l’art et de Musicologie, que nous remercions d’avoir bien voulu nous adresser avant même sa mise en vente un exemplaire du livre dont il est question dans ce travail. Un site internet consacré à la chaire est consultable à cette adresse : https://www.unioviedo.es/leonardcohen/ (consulté le 28/08/2020).

12 La chanson « There Is a War » est ainsi recensée sur le site internet https://www.antiwarsongs.org (consulté le 29/08/2020), alors que les auteurs de Leonard Cohen par lui-même préfèrent décrire le malaise parfois provoqué par une chanson pouvant être interprétée comme une incitation à la violence (cf. BRIERRE/VASSAL, 2014, p. 193-195).

13 Cf. l’interview accordée au quotidien argentin Página/12 du 19 septembre 2005, parue sous le titre « A veces las canciones nacen de las noticias » disponible en ligne : https://www.pagina12.com.ar/diario/dialogos/21-56715-2005-09-19.html (consulté le 30/08/2020).

14 Traduction par nos soins : « Viens à la guerre, allonge-toi une bonne fois pour toutes / au milieu de la voie ».

15 Traduction par nos soins : « Il y a une guerre entre la bave et le rouge à lèvres, / le demi-sommeil et le cauchemar, / le chevalier servant et le porc-épic, / l’extrême-onction et les comédons. // Il y a une guerre entre le boiteux et le mille-pattes, / les ascenseurs et le purgatoire / ».

16 Traduction littérale par nos soins : « La carte postale que je regarde / me fait sangloter, / c’est un banjo en train de sombrer / dans une mer sale et profonde ».

17 Pour plus de précisions sur ce terme et surtout son utilisation dans le champ de la chanson, on peut consulter le site internet réalisé par Antoine Guillemain : https://letradapteur.fr/ (consulté le 31/08/2020). Le glossaire proposé dans la rubrique « Le coin des tradapteurs » rappelle l’histoire du terme « tradaptation » et en donne la définition suivante : « Version (écrite dans une langue B) des paroles d’une chanson originale (écrites dans une langue A) qui est un compromis entre fidélité au sens textuel de ces paroles (les idées qu’elles véhiculent) et fidélité au sens musical (présent dans des contraintes de forme telles que rimes, rythme, accentuation, métrique, mais aussi dans l’atmosphère infusée par la musique et la voix de l’interprète). Une tradaptation fait un usage mesuré de stratégies de recréation ».

18 Le vers est emprunté à la chanson traditionnelle « Old black Joe », composée par Stephen Forster au xixe siècle et popularisée par le negro spiritual des esclaves qui travaillaient dans les champs du Sud des États-Unis ; elle est souvent incluse aujourd’hui encore dans les répertoires de gospel.

19 Traduction par nos soins : « Sabina n’est pas traducteur, mais il fait siens les mots de Cohen par des décisions personnelles, des particularités, des choix arbitraires, loin de l’académisme, de la grammaire, ou de la fidélité à l’original. Sabina établit un dialogue avec les paroles de Cohen, opère un transfert vers son propre point de vue, il en excède le sens, va au-delà (parfois aussi le limite) …, le travail qu’il s’impose est à la fois son hommage : coucher sur le papier des paroles que Sabina aurait pu chanter ».

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Référence électronique

Myriam Roche, « Les textes de Leonard Cohen traduits par Joaquín Sabina : la traduction libre, hommage d’artiste », La main de Thôt [En ligne], 8 | 2020, mis en ligne le 01 décembre 2020, consulté le 28 mars 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/830

Auteur

Myriam Roche

Université Savoie Mont Blanc, myriam.roche@univ-smb.fr