Herbert Pagani traducteur de lui-même : Mégalopolis entre la France et l’Italie

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Texte

La pratique de la traduction de chansons entre la France et l’Italie est, dans les années 1960, une évidence. À partir de 1958, une industrie du disque tournée vers la jeunesse se développe et les jeunes chanteurs italiens, comme Gino Paoli ou Giorgio Gaber, s’inspirent des succès venant de France – Aznavour, Henri Salvador, mais surtout Jacques Brel – pour créer un nouveau langage musical1. Dans l’autre sens, nombreuses sont les stars françaises à franchir les Alpes pour chanter leurs tubes en italien – de Françoise Hardy à Richard Anthony en passant par Alain Barrière –, sans compter les personnalités qui passent plusieurs fois d’un pays à l’autre, comme Salvatore Adamo ou bien sûr Dalida2. Par rapport à ces deux filons, la carrière plus discrète d’Herbert Pagani témoigne d’une expérience différente, plus personnelle et expérimentale, dans un parcours qui semble moins que d’autres être guidé par la politique des studios dominants que sont la RCA italienne et la maison Ricordi3.

1. Herbert Pagani, un cantautore-traducteur

Herbert Pagani est de son parcours de vie même destiné à un rôle de passeur.4 Né en 1944 à Tripoli, alors sous domination italienne, de parents juifs libyens naturalisés par l’administration coloniale, il parcourt l’Europe durant toute sa jeunesse après la séparation de ceux-ci. Ce nomadisme forcé l’amène à maîtriser parfaitement plusieurs langues, dont deux au moins lui serviront à s’exprimer artistiquement : le français et l’italien. Son adolescence se déroule à Paris, où se développe sa première vocation, le dessin. En 1964, il réalise sa première exposition personnelle, à la galerie Pierre Picard à Cannes, illustre des livres pour le Club des Amis du Livre et en Italie pour Einaudi – de cette époque date par exemple sa couverture des Cosmicomiche d’Italo Calvino (1965)5.

1.1 Pagani passeur de chansons

C’est au milieu des années 60 qu'il revient en Italie, à Milan, centre depuis 1958 d’une chanson d'auteur interprétée par de jeunes chanteurs et chanteuses. Pagani a le même âge qu'eux, et un patrimoine en commun, celui de la chanson francophone. C'est ainsi qu'Herbert Pagani se lance dans la chanson en 1965 : en ré-écrivant et interprétant des chansons françaises ; il restera d'ailleurs par la suite parolier et interprète, confiant l'écriture des musiques à de nombreux collaborateurs. Ce qui frappe est la variété des chanteurs traduits. Jusque-là les cantautori se limitaient à Brel et Brassens, même si l'esprit d'Aznavour ou d'Henri Salvador pouvait flotter sur leurs œuvres. Pagani élargit les sources et traduit Barbara, Nougaro (Une petite fille devient Fermati), Piaf (Les amants d'un jour devient Albergo a ore, l’un des succès italiens de Pagani) ou encore Gainsbourg (La chanson de Prévert devient La mia porta). Les versions de Pagani peuvent se ranger en deux grandes catégories, les traductions et les réécritures. Ses traductions font preuve d'une grande liberté et cherchent la fidélité à l'esprit bien plus qu'à la lettre : Pagani veut donner des chansons à écouter sans que ne transparaisse forcément pour le public l'origine de l'œuvre. Prenons un exemple tiré d'une de ses meilleures réussites, la traduction de Ces gens-là de Brel : décrivant la famille bourgeoise qui guette avec impatience le décès de leur aîné, Brel avait écrit « et [on] attend qu’elle crève / vu que c’est elle qui a l’oseille » ; Pagani ne traduit pas mais transpose le concept en une image saisissante : « aspettano il momento / di chiudere la bara / e aprire il testamento ».

Il va parfois beaucoup plus loin et certaines de ses versions sont de réelles réécritures. Dans La mia porta Pagani ne conserve guère que la mélodie et l'atmosphère de La chanson de Prévert de Gainsbourg. Quand il s'empare du Plat Pays, il procède à une réécriture complète, transformant la Belgique en Lombardie, ce qui a pour effet de renverser le discours brélien : la chanson ne décrit plus une terre éloignée revécue à travers le filtre de la nostalgie, mais une ville – Milan – et une région vécues et contemporaines.

Il était bien sûr courant d’utiliser des mélodies connues pour y coller de nouveaux textes – pensons à la plus grande partie de l’œuvre de Joe Dassin, qui s’approprie les mélodies et les arrangements internationaux sur lesquels sont composés des textes souvent entièrement nouveaux – mais Pagani conserve dans ses réécritures des thèmes, des échos de la version d’origine, comme celui de l’identité dans Lombardia ou de la séparation dans La mia porta.

Nous pouvons retrouver ces caractéristiques dans les traductions que Pagani fait de ses propres œuvres. Souvent elles ne conservent que la musique ou parfois un vague souvenir du thème : Cento scalini (1969) chante la nostalgie de l’émigré loin de son amour ; elle devient en français Un italien à Paris (1970), récit de son adolescence parisienne :

Cento scalini sono partito
Cento scalini lontano da te
Quante rotaie quante stazioni
Quante frontiere quanti padroni
E quel sapore di pane e ciliegie
L’avevo in gola l’avevo qui
Ma non ti ho scritto mai una parola
La lontananza fa cose così.

Je rentre au pays, la vie se fait dure
bonjour les chansons, adieu la peinture
et de ces jours dingues où Marie m’aimait
il ne me reste que Brel et Ferré.
Brel et Ferré, c’est vous que je chante
mais dans vos refrains c’est Paris que j’invente
quand on a aimé sous un ciel de brouillard
un ciel tout bleu ça fout le cafard, oui.

En partant de ces traductions de chanteurs français, Pagani développe son esthétique, porte des chansons de son interprétation chaude et optimiste. Il est recruté comme animateur sur Radio Monte Carlo et devient la voix d’une jeune génération avide de nouveautés musicales. C’est alors que son succès le pousse à franchir à nouveau la frontière. Après un concert à Bobino et de nombreux passages à la télévision, il prépare le plus ambitieux de ses projets, le double disque Mégalopolis.

2. La version française de Mégalopolis : dystopie et opéra-rock

Mégalopolis sort en 1972 et connaît un succès immédiat. Le disque devient un spectacle qui est choisi en 1975 par le Ministère de la Culture français pour fêter la réouverture du Palais de Chaillot. Souvent présenté comme « la bande originale d’un film », Mégalopolis concentre en réalité toutes les techniques que Pagani utilisait dans ses chansons italiennes : sampling, bruitages, passages parlés voire dialogués qui mettent en perspective les différentes étapes du récit. Sur scène, la projection de tableaux de Pagani – qui confluent partiellement dans les illustrations du double 33 tours – accompagne les spectacles.

Exposons brièvement le déroulement du double disque. L’Europe de 1992 est désormais unie ; sa capitale, Mégalopolis, compte plus de trente millions d’habitants6. Son président est un PDG, dirige non plus des citoyens mais des consommateurs. Son discours est constellé de publicités pour un soda, un dentifrice ou encore un masque à gaz et un abri anti-atomique. L’idéologie de cette Europe Unie est marquée par le culte de la croissance, le développement d’une consommation individualisée qui va jusqu’à reformuler Marx contre lui-même : « à chacun la consommation qui lui échoit selon la production qui lui incombe »7. L’air est devenu payant, les fleuves sont des autoroutes et la lune une grande décharge.

Les morceaux suivants présentent le protagoniste, un jeune homme de vingt ans qui vit seul au vingtième étage d’une tour dans un petit appartement rempli d’animaux et de plantes. Le jour, il conduit un taxi, la nuit il sort dans la ville et hurle sa solitude aux immeubles, se faisant régulièrement arrêter par la police. Il n’est pas directement militant mais il est en contact avec un réseau de résistance pour lequel il réalise des bandes dessinées ; grâce à ce contact il fait la connaissance d’une jeune fille tout aussi solitaire. Leur idylle occupe une bonne partie du disque, entre la vie confinée de La cuisine, le ménage et l’amour et les ébats de Deux sous la douche, une chanson érotique. Les morceaux qui décrivent leur vie en autarcie commencent alors à alterner avec des pistes plus directement politiques. Soldats se fait l’écho de la guerre du Vietnam. Ni Marx ni Jésus a, malgré son titre8, une approche qu’on pourrait considérer comme spontanéiste, explicite dans le refrain : « contre la violence du pouvoir / nous avons les forces de la rue ». Dans Le PAPE le souverain pontife, mourant, demande pardon à l’humanité pour ne pas avoir réussi à résoudre les maux de la terre, pour avoir trahi les aspirations de la jeunesse qui a alors déserté la foi, entraînant la mort de l’Église.

Le disque se conclut par une chanson fleuve, Mégapocalypse, qui dépasse les vingt minutes et raconte l’effondrement de la civilisation. Elle est directement inspirée par un essai publié en 1971, Medioevo prossimo venturo (« le Moyen Âge à venir »), de Roberto Vacca (VACCA, 1971). Vacca est un ingénieur romain qui prédit que les grands systèmes industriels sont arrivé à un tel niveau de complexité qu’ils vont inévitablement s’effondrer tôt ou tard. Pagani met en musique l’un des scénarii de fin du monde proposés par Vacca (VACCA, 1971, 152-158). Lors d’un hiver particulièrement froid, un embouteillage gigantesque couplé à une grève des transports bloque la circulation. Personne ne vient assurer la relève des contrôleurs aériens bloqués dans la tour de contrôle. Une erreur humaine causée par l’un d’eux cause le crash de deux avions, qui tombent sur la ville et font sauter le réseau électrique. La population sombre bientôt dans la paranoïa, pille les magasins ; le chaos est tel que la police et l’armée n’ont pas les moyens de mettre de l’ordre. Voilà la fin de la civilisation. Entre-temps le couple de protagonistes et leur enfant ont réussi à quitter la ville grâce à la l’assistance du réseau de résistance. Comme le suggérait Roberto Vacca à la fin de son ouvrage, ils rejoignent un monastère isolé. Dans la dernière chanson, Au printemps d’après la fin du monde, la communauté a effectué un retour à la nature loin de la grisaille de Mégalopolis et fonde une nouvelle civilisation respectueuse de l’environnement.

Le disque connaît un succès notable en France. Pagani le présente à la télévision et le spectacle est bien accueilli : Sérénade par exemple est diffusé par Drucker9. L’année suivante Pagani décide de surfer sur ce succès pour rentrer en Italie, où il propose une adaptation de son œuvre maîtresse.

3. Mégalopolis en italien, une version expurgée ?

Quand le disque sort en Italie il connaît deux modifications importantes. Il s’agit tout d’abord d’une traduction – ce qui, nous l’avons dit, est loin d’être insolite : Pagani lui-même a déjà traduit ses chansons des deux côtés des Alpes, tandis que la vague d’interprètes francophones passés en Italie depuis le début des années 60 s’était enrichie de noms de premier plan comme Nino Ferrer ou Léo Ferré. La version italienne de Mégalopolis est toutefois notablement plus courte que l’album original et tient sur un 33 tours au lieu de deux, ce qui implique d’importantes modifications structurelles. Pagani tient à conserver Mégapocalypse, qui constitue le cœur du propos du disque et occupe entièrement une face ; le reste du disque subit donc une profonde réorganisation. Avant de regarder comment fonctionnent les traductions des chansons conservées nous pouvons donc comparer la structure même des deux versions (fig. 1). Il est frappant de constater que ce sont pratiquement toutes les chansons ouvertement politiques qui ont été supprimées : le discours du PDG d’Europe, Soldats, Ni Marx ni Jésus, Le PAPE

Fig. 1 – Structure comparée des versions française et italienne de Mégalopolis ; en gras, les chansons supprimées dans la traduction. Les transitions ajoutées dans la version italienne remplissent ainsi les vides créés dans le déroulement du récit.

Fig. 1 – Structure comparée des versions française et italienne de Mégalopolis ; en gras, les chansons supprimées dans la traduction. Les transitions ajoutées dans la version italienne remplissent ainsi les vides créés dans le déroulement du récit.

Pourquoi les avoir supprimées ? Une première raison pourrait être une volonté de toucher un public plus large. Dans les années 70 en Italie, la chanson d'auteur n'a pas encore tout à fait trouvé son public ; en 1967, au festival de Sanremo, le chanteur Luigi Tenco avait été éliminé de la compétition et avait été si frappé par cet affront qu'il avait choisi le suicide10. Cet événement avait entraîné un divorce entre le monde des cantautori et celui de la grande distribution, qui passait avant tout par un boycott du festival. Les amitiés de Pagani vont plutôt vers les chanteurs qui évitent désormais Sanremo, comme Giorgio Gaber, mais il a peut-être craint d'être mis au ban de la distribution en étant assimilé à la chanson politique liée aux mouvement sociaux qui, en 1973, agitent d’une manière ininterrompue l’Italie depuis presque six ans.

Nous pouvons trouver d’autres motivations, peut-être plus convaincantes, à l'intérieur de l'œuvre même. Contraint à réduire le nombre de pistes pour des questions de budget, le choix de Pagani d'éliminer les chansons politiques a pour effet de remettre au centre de Mégalopolis l'histoire du couple et de conserver une structure lisible malgré l'amputation de la moitié des chansons. A priori, cela ne signifie pas pour autant dépolitiser l'œuvre. La politique est renvoyée aux transitions parlées, dont celle-ci qui reprend quelques éléments de la chanson Ni Marx ni Jésus : « 27 dicembre 1991. Da due settimane si ammazzano nelle fabbriche e nelle università. E noi qui, ad aspettare. Secondo Henri è inutile combattere il sistema dall’interno. La nostra civiltà è arrivata ad un tale grado di gigantismo e di fragilità che le strutture finiranno per crollare da sole. L’importante per noi è partire prima che ci cadano addosso »11. L’allusion aux manifestations ne disparaît donc pas complètement, mais perd le caractère de revendication qu’elle pouvait avoir dans la version française.

D’une certaine manière, il est juste de dire que les réflexions politiques sur la société contemporaine ne sont pas strictement nécessaires dans le déroulement de l’œuvre au centre de laquelle trône la conviction d’un effondrement prochain et inéluctable des infrastructures. Peu importe au fond si les étudiants et les ouvriers manifestent, si la religion catholique régresse, si le commerce a acheté la politique… Roberto Vacca donnait lui-même peu d’importance à la politique d’extrême-gauche dans Medioevo prossimo venturo : il considérait que les groupes révolutionnaires étaient trop peu et trop mal organisés pour constituer une menace sérieuse alors que le système était lui-même en train de saper ses propres bases (VACCA, 1971, 133-141).

On peut remarquer que ce repli sur le personnel, sur le couple, n’est pas propre à Pagani. Dans ces mêmes années, un chanteur comme Giorgio Gaber suit le même chemin. Gaber et Pagani se connaissent bien, ils ont écrit un disque ensemble dans les années 1960 et Gaber a repris en 1971 la traduction de Ces gens-là de Pagani12. L’année de la publication de Mégalopolis, Gaber expose la crise de l’homme de gauche contemporain dans son disque Far finta di essere sani. En particulier la chanson Chiedo scusa se parlo di Maria développe l’idée que parler d’un rapport amoureux, en le déconstruisant à fond, était le seul moyen de toucher une vérité politique profonde13.

Mais ce n’est pas exactement ce que fait Pagani. Alors que Megalopolis dans sa version italienne devient surtout un discours sur l’amour en temps pré-apocalyptiques, on ne constate pas une accentuation de l’analyse des dynamiques de couple. Certains passages semblent même être une traduction un peu rapide qui accentue des clichés sexistes plus ou moins conscients. On n’est pas dans la déconstruction :

La cuisine, le ménage et l’amour

Tu sais pas faire la cuisine
Tu sais pas faire le ménage
Tu sais rien faire pour ton âge
Mais tu fais si bien l’amour.

Dieci in amore, zero in cucina

Sei uno zero in cucina
Ma ti do dieci in amore
Se tu non eri carina
Non ti tenevo con me.

Nous assistons également à un lissage de tous les éléments érotiques, qui étaient très présents dans la version française. Voyons La cuisine, le ménage et l’amour. Ce n’est pas le désir qui disparaît, ni le caractère sexuel des rapports entre ces deux jeunes gens non mariés… mais Pagani tombe dans un flou poétique qui évite les images trop précises.

La cuisine, le ménage et l’amour

T’es comme un jour de vacances
Pleine de forêts miniatures
Pleine de tunnels sur mesure
Pour mon petit train de banlieue…

Dieci in amore, zero in cucina

Sei come un giorno di festa
Sei l’albero della cuccagna
Sei una gita in campagna
Come si viaggia con te

Dans Doccia a due les métaphores érotiques sont remplacées par une allusion à la religion. On comprend bien que Pagani adapte la chanson à une culture italienne largement plus marquée par le catholicisme ; mais il en résulte surtout un appauvrissement du texte :

Deux sous la douche

T’es le jus d’orange qui rend dingues les abeilles
T’as de ces virages, t’as de ces voyages,
T’as de telles vérités
Qu’il me faudrait au moins quarante mains
Pour te caresser !

Doccia a due

Lucida e gelata, tu non sai che cosa sei
Sembri un’aranciata e quasi quasi ti berrei
Dove sta il peccato, dove sta peccato,
dimmi, dimmi dove sta?

L’éducation de l’enfant projetée dans Fils père fille mère perd de son caractère incisif. Alors que le texte français promeut l’absence de « crainte » et de « pudeur » que l’enfant à venir soit garçon ou fille, cette allusion à l’effacement des conditionnements du genre disparaît en italien :

Fils père fille mère

Je le vois déjà chevaucher le chien
Je l’entends grogner parce qu’il a faim
Petit fauve ou bien petite fleur
Il sera sans crainte et sans pudeur.

Ragazza madre, ragazzo padre

Già lo vedo andare in groppa al cane
Già lo sento urlare per la fame
Cucciolo dell’uomo in libertà
Quando ne avrà voglia morderà.

Ces traductions hâtives, ajoutées à la disparition des thématiques politiques si prégnantes dans la version française, semblent aller à rebours des problématiques du public de la chanson d’auteur en Italie en 1973. Ce qui explique peut-être l’absence d’écho rencontré par ce disque dans la péninsule, alors même que Pagani avait atteint le comble de son succès en France précisément grâce à Mégalopolis et avait été un acteur majeur de la chanson italienne quelques années auparavant. C’est là tout le paradoxe de ce disque : la traduction de chansons du français vers l’italien et vice-versa avait été la base du succès public de Pagani au milieu des années 1960. Il introduisait en Italie des thèmes, des textes, des mélodies et inspirait ainsi une chanson d’auteur qui était encore en train de chercher ses marques. Mais en 1973 l’auto-traduction d’un disque entier comme Mégalopolis apparaît comme un échec relatif. Conçu comme un tout organique pour le public français, il ne réussit pas à trouver sa place dans un panorama de la chanson italienne qui avait, depuis le départ en France de Pagani, notablement progressé, notamment en ce qui concerne la création de concept-albums14.

Si certaines chansons de Mégalopolis apparaissent encore sur ses derniers disques français d’Herbert Pagani (c’est le cas de Chez nous, La cuisine, le ménage et l’amour ou encore Sérénade), il se contente désormais en Italie de composer des chansons ex novo. Il enregistre ainsi en 1975 la bande originale d’une série historique à succès produite par la Rai, Marco Visconti, dans laquelle il interprète un ménestrel du XVe siècle (PAGANI, 1975). Quelques traductions apparaissent bien sur son dernier disque italien, Palcoscenico, mais il s’agit de morceaux consacrés à sa dernière bataille en tant que chanteur, la paix en Palestine, au nom de sa position qu’il définit comme un sionisme de gauche (PAGANI, 1976). C’est un autre chapitre de la carrière de Pagani entre les cultures.

Note de fin

1 En 1962 Gino Paoli publie un 45 tours qui propose une traduction de Brel (Non andare via pour Ne me quitte pas, destinée à être reprise de nombreuses fois) et une d’Aznavour (Devi sapere pour Il faut savoir) ; c’est le manifeste d’une esthétique qui s’inspire de la chanson « rive gauche » et cherche à donner une image de chanteur-intellectuel existentialiste. Pour le disque cf. Ricordi, 1962, SRL 10-260.

2 Sur le premier de ces aspects, la traduction de chanteurs francophones par les jeunes cantautori, la bibliographie ne manque pas (voir en particulier ABBRUGIATI, 2017 ainsi que les premiers numéros de la revue Vox Popular). Sur le deuxième aspect, les stars françaises qui tentent une carrière italienne, le champ d’étude semble plus ouvert ; nous sommes en train de rassembler un corpus qui pourra bientôt, nous l’espérons, éclairer ce chapitre inédit de la chanson entre France et Italie.

3 Sur la place centrale de ces deux maisons dans l’Italie des années 1960, MICOCCI, 2009 et RICORDI, 2010. Les deux biographies sont intitulées « Vincenzo io t’ammazzerò. La storia dell’uomo che inventò i cantautori », et « Ti ricordi Nanni ? Con Nanni Ricordi, l’uomo che inventò i cantautori » : il ressort des titres mêmes combien la concurrence des mémoires est vive, à l’heure des bilans, entre les deux directeurs artistiques que furent Nanni Ricordi et Vicenzo Micocci. Un autre texte utile bien que tout autant apologétique est la Storia della RCA du directeur de la RCA Ennio Melis (MELIS, 2016).

4 Le musicologue Carlo Bianchi a synthétisé la biographie de Pagani dans deux articles récents. Le premier apparaît dans le premier numéro de la désormais indispensable revue Vox Popular (BIANCHI, 2013). Le deuxième fait entrer le chanteur dans le monument qu’est le Dizionario Biografico degli Italiani (BIANCHI, 2014, en ligne : http://www.treccani.it/enciclopedia/herbert-avraham-haggiag-pagani_ (Dizionario-Biografico).

5 On peut trouver plusieurs de ses œuvres, en plus de l’intégrale du texte/des textes des chansons, dans PAGANI, 2010.

6 Les illustrations de la pochette du disque montrent quelques traits de cette ville : elle emprunte ses éléments architectoniques surtout à Rome et à Paris.

7 La citation originale étant bien sûr « De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins », dans La critique du programme socialiste allemand du Gotha, publié en 1875 (pour une version française récente cf. Paris, Les Éditions Sociales, 2008).

8 Dans le titre de cette chanson on peut reconnaître celui du livre du libéral Jacques Revel (REVEL, 1970), que Pagani cite d’ailleurs comme l’une de ses sources en couverture du disque. Mais le propos de Pagani est en réalité très loin de sa source, quand Revel argumentait surtout que l’avenir du monde reposait sur le modèle américain.

9 Voir la vidéo https://www.youtube.com/watch?v=Q3Eb9-KtWuQ, qui donne également une idée de la représentation scénique de Mégalopolis.

10 Pour l’influence de cet événement sur l’histoire de la chanson italienne cf. SANTORO, 2010.

11 « 27 décembre 1991. Depuis deux semaines il y a des morts dans les usines et les universités. Et nous on reste là, à attendre. D’après Henri [le chef du réseau de résistance] il est inutile de combattre le système de l’intérieur. Notre civilisation est arrivée à un tel degré de gigantisme et de fragilité que ses structures finiront par s’écrouler toutes seules. L’important c’est de partir avant qu’elles ne nous tombent dessus ». On reconnaît là les idées de Roberto Vacca.

12 Nous nous permettons de renvoyer ici à nos deux articles COLETTI, 2018 et COLETTI, 2019.

13 « Chiedo scusa se parlo di Maria » fait partie de l’album-spectacle de Gaber Giorgio/Giorgio Gaber, Far finta di essere sani (GABER, 1973).

14 Il nous suffira de penser à la carrière de Giorgio Gaber à partir de 1970 ou, mieux encore, à trois chefs-d’œuvre de Fabrizio De André, La buona novella, Non al denaro non all’amore né al cielo, Storia di un impiegato, sortis coup sur coup entre 1970 et 1973.

Illustrations

  • Fig. 1 – Structure comparée des versions française et italienne de Mégalopolis ; en gras, les chansons supprimées dans la traduction. Les transitions ajoutées dans la version italienne remplissent ainsi les vides créés dans le déroulement du récit.

Citer cet article

Référence électronique

Fabien Coletti, « Herbert Pagani traducteur de lui-même : Mégalopolis entre la France et l’Italie », La main de Thôt [En ligne], 8 | 2020, mis en ligne le 01 décembre 2020, consulté le 18 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/832

Auteur

Fabien Coletti