Stylistique, métrique et musique des coplas flamencas traduites en français

Plan

Texte

Le chant flamenco ou cante est un art gitano-andalou de tradition et de transmission orales : il n’est donc pas conçu pour être écrit et, aujourd’hui encore, ses principaux interprètes ne s’appuient généralement pas sur des sources écrites pour chanter. Par conséquent, la traduction des letras, c’est-à-dire des paroles du flamenco chanté, devrait assez logiquement prendre une forme orale, si l’on voulait respecter l’esprit du flamenco, au sujet duquel le cantaor Joaquín el de la Paula (1875-1933) aurait prononcé cette célèbre phrase : « El flamenco no cabe en er papé » (Leblon, 1995, 86)1. Celle-ci signifie que le flamenco ne peut être écrit, sous peine d’être dénaturé, de perdre ce qui fait son essence. Pourtant, et aussi surprenant que cela puisse paraître, les traductions existantes du cante flamenco en français semblent jusqu’à présent avoir toujours été écrites, pour être ensuite généralement publiées, sur support papier ou sur Internet. Il n’existe pas de trace d’interprétation orale chantée de ces traductions et, a fortiori, aucun enregistrement, sans doute au moins en partie en raison de difficultés liées aux spécificités prosodiques, rythmiques et mélodiques du genre.

À défaut de chant en français, il est possible de recenser les traductions réalisées à partir de transcriptions de letras, sous forme de courtes strophes de poésie populaire, les coplas. Outre les nombreux auteurs francophones qui ont inséré des traductions de letras dans des ouvrages sur le flamenco, des livrets multilingues adjoints à des CD, des programmes de concert ou même des sites Internet consacrés à ce genre esthétique2, au moins treize traducteurs ont publié des recueils dédiés aux coplas et letras flamencas en français. Certaines de ces publications ayant fait l’objet de plusieurs éditions, l’on peut actuellement répertorier au moins vingt-six livres, parus entre 1896 et 2016. Le tableau suivant permet d’en obtenir une vue d’ensemble :

Traducteur

Titre

Date

Léo Rouanet

Chansons populaires de l'Espagne

1896

Léo-Louis Barbès

333 coplas populaires andalouses

1939

Anonyme

333 coplas populaires suivies de 33 coplas sentencieuses du folklore andalou

1946

Guy Lévis Mano

Douze coplas pour les douze mois de l'année

1951

Cantes flamencos : trente-six coplas

1955

Coplas de la peine et de l'amour

1958

Soleares = Solitudes

1960

Coplas espagnoles

1961

Coplas de l'amour andalou

1964

Cantes flamencos

1965

Cantes flamencos : coplas, soleares

1970

Coplas, poèmes de l'amour andalou

Cinq éditions de 1993 à 2016

Tomás Andrade de Silva

Anthologie du cante flamenco

1954

Danielle Dumas

Chants flamencos. Coplas flamencas

1973

Mario Bois

Flamencos : une approche du grand chant flamenco et de la poésie populaire chantée en Andalousie

1985

Le flamenco dans le texte. Grand chant et poésie populaire

2016

Jacques Perciot

Alfonso Eduardo Pérez Orozco et Miguel Alcalá, Le flamenco et les Gitans

1987

Robert Jean Vidal

Coplería flamenca : coplas et letras

1992

Nathalie Capdevila

Pedro Amaya, El mundo es mi casa: cantes flamencos y otros poemas gitanos

1993

Jean-Raphaël Prieto

Je me consume. Coplas flamencas

1996

Martine Joulia

Je me consume. 2, Coplas flamencas

2001

Vicente Pradal

100 coplas flamencas

2014

À partir de ce corpus, l’on peut se demander ce qui fait la spécificité de la traduction des coplas et letras flamencas en français. Quels partis ont été pris par ces traducteurs, sachant que, dans tous les cas, la traduction écrite des cantes comporte aussi, en amont, le défi de la transcription de ces chants ? Il s’agira ici de comparer les démarches adoptées, à partir d’un exemple commun : une partie de ces recueils présente notamment la traduction d’une même copla, encore chantée de nos jours, qui fait donc partie du répertoire vivant actuel, et qui a été transcrite dès la fin du XIXe siècle par Antonio Machado y Álvarez. Celui-ci, également connu sous le pseudonyme Demófilo, avait alors fait le choix de tenter de reproduire la prononciation andalouse dans ses transcriptions, ce qui donne la copla suivante, pour l’exemple dont nous allons comparer les traductions :

Es tu queré como er biento,
Y er mio como la piera,
que no tiene mobimiento [sic].
(1881, 50)3

Cette copla, classée parmi les « soleares de tres versos » par celui qui est considéré comme le premier flamencologue de l’histoire, a été enregistrée par le cantaor Antonio Mairena et le tocaor Melchor de Marchena, (1972) puis par El Pele, accompagné des guitaristes Vicente Amigo et Isidro Muñoz, en 1986 pour la version vinyle ([1986] 1998)4. L’on pourra donc mettre en regard ces versions musicales avec les transcriptions et les traductions en français, sachant que l’oral présente des singularités, dans la mesure où « les chanteurs flamencos, attentifs au découpage de la copla en tercios ou segments chantés, ne sont pas toujours conscients de sa forme écrite » (LEBLON, 1995, 86). Leur interprétation vocale n’est donc pas fondée sur les transcriptions, en règle générale, mais ces dernières simplifient la lecture et la compréhension des récepteurs, surtout s’ils sont étrangers. C’est pourquoi, depuis le XIXe siècle, ces transcriptions ont facilité le travail des traducteurs : ces derniers partent souvent de ces dernières, et non pas uniquement de la forme orale, qui varie en fonction de chaque interprète et qui est plus difficile à appréhender et à traduire.

La letra choisie, transcrite dès 1881, a traversé les siècles et attiré l’attention d’au moins neuf traducteurs : Léo Rouanet, l’auteur anonyme des 333 coplas populaires suivies de 33 coplas sentencieuses du folklore andalou, Guy Lévis Mano, Danielle Dumas, Mario Bois, Robert Jean Vidal, Jean-Raphaël Prieto, Vicente Pradal et, parmi les auteurs d’ouvrages scientifiques et didactiques, Bernard Leblon5. Pour comparer ces traductions, trois aspects seront mis en regard : d’abord, des questions stylistiques, grammaticales et graphiques, en lien avec la copla retenue, puis des réflexions sur la métrique et enfin, des considérations prosodiques et musicales, liées aux deux enregistrements mentionnés.

1. Stylistique, grammaire et graphie

Pour cinq des versions françaises, les variantes de la copla espagnole qui ont servi de point de départ aux traducteurs sont extrêmement proches les unes des autres, voire identiques, la source commune la plus évidente étant le recueil de Demófilo. Dans chaque recueil, les traductions qui apparaissent en regard des transcriptions peuvent être considérées comme littérales, dans la mesure où elles reprennent non seulement le sens, mais aussi la plupart des caractéristiques grammaticales et stylistiques de l’espagnol. Elles sont ici présentées dans l’ordre chronologique de publication :

Léo Rouanet (1896, 32-33)

Es tu queré como er biento,

Y el mío como la piera

que no tiene mobimiento.

Ton amour est comme le vent,

Et le mien comme la pierre

qui n'est pas douée de mouvement.

Guy Lévis Mano (1993, 98-99)

Es tu queré como er biento,

y er mío como la piera,

que no tiene mobimiento.

Ton amour est comme le vent,

le mien comme la pierre

qui est sans mouvement.

Danielle Dumas (1973, 76-77)

Es tu amor como el viento

y el mío como la piedra,

que no tiene movimiento.

Ton amour est comme le vent

et le mien comme une pierre

car il est immobile et constant.

Jean-Raphaël Prieto (1996, 29)

Es tu queré como er biento,

Y el mío como la piera

que no tiene mobimiento.

Ton amour est semblable au vent,

Le mien à une pierre

qui ignore le mouvement.

Vicente Pradal (2014, 39)

Es tu querer como el viento

y el mío es como la piedra

que no tiene movimiento.

Ton amour est comme le vent

et le mien comme la pierre

qui n'a pas de mouvement.

Dans chaque transcription en espagnol, apparaît la même comparaison, sous forme d’opposition, entre l’amour exprimé par le moi poétique, et celui de son allocutaire : ils sont respectivement comparés à la pierre et au vent, ce qui donne à penser que le locuteur est fidèle, contrairement à son inconstant interlocuteur – probablement une interlocutrice, car la plupart des coplas sont chantées par un homme à l’adresse d’une femme, ce qui est effectivement le cas dans les enregistrements de Antonio Mairena et de El Pele. Cette copla présente donc une double comparaison, grâce à la conjonction « como » qui est répétée une fois dans la version espagnole, et qui est traduite quatre fois sur cinq par son équivalent français « comme ». Seul Jean-Raphaël Prieto lui préfère l’adjectif « semblable », celui-ci s’appliquant aux deux éléments de la comparaison (1996, 29).

De même, la copla originale se fonde sur une série d’antithèses que l’on retrouve en français : ainsi, l’adjectif possessif « tu » et le pronom possessif « el mío » (ou « er mío »)6 sont systématiquement traduits par « Ton » et « le mien », dans les cinq versions françaises. Les substantifs qui sont mis en regard, à savoir « biento » (ou « viento ») et « piedra » (ou « piera »), sont également traduits dans tous les cas par « vent » et « pierre ». De façon similaire, l’affirmation initiale « Es » trouve un écho dans l’auxiliaire équivalent français « est », qui apparaît dans les cinq versions. La négation « no tiene » lui répond de façon symétrique, donnant le jour à cinq propositions : « n’est pas [douée de mouvement] » chez Rouanet, « est sans [mouvement] » chez Lévis Mano, « est » + préfixe privatif – ce qui donne « est im[mobile et constant] – chez Dumas. Enfin, cette formule négative se transforme en deux autres verbes également imprégnés de négation chez Prieto et Pradal avec, respectivement : « ignore [le mouvement] » et « n’a pas [de mouvement] ». Aussi les traductions respectent-elles la simplicité du vocabulaire de cette copla, si caractéristique d’un grand nombre de letras : les mots du quotidien « viento », « piedra », « movimiento » ou encore les auxiliaires ser et tener sont soit traduits littéralement, soit donnent lieu à des expressions courantes telles que « n’est pas douée de », « est immobile et constant » ou encore « ignore ». Du point de vue sémantique, les différences sont donc minimes entre les originaux et les traductions : elles se réduisent à des détails comme la transformation de l’article défini « la » en article indéfini dans le second vers, ce qui donne « une pierre », chez Dumas et Prieto, ou la substitution du pronom relatif « que » par la conjonction de coordination « car » chez Prieto (ce qui peut se justifier du point de vue du sens) ou encore, la disparition de la conjonction de coordination « y » au deuxième vers, chez Lévis Mano comme chez Prieto (LÉVIS MANO, 1993, 98-99; PRIETO, 1996, 29). Ces légères nuances ne nous empêchent donc pas de qualifier ces traductions de littérales, dans la mesure où elles sont très proches du sens original, de la forme grammaticale et de l’effet produit sur le plan stylistique.

Concernant les transcriptions adoptées par Léo Rouanet et Guy Lévis Mano, elles sont quasiment identiques à celles d’Antonio Machado y Álvarez, qui avait pris le parti de restituer la prononciation andalouse et populaire. Néanmoins, dans les traductions, aucune tentative de restitution d’une forme de prononciation ou de langue populaire française n’est perceptible. Comme on le voit chez ces deux traducteurs, dans la version espagnole, le « b » remplace le v dans « biento » et « mobimiento » ; le « d » est élidé dans « piera » ; le « r » se substitue au « l » dans l’article « er » ; et l’accent aigu sur « queré » permet de souligner que la lettre « r » a été supprimée, comme l’indique Lévis Mano (1993, 10). Pour leur part, Vicente Pradal et Danielle Dumas privilégient l’orthographe actuelle pour les transcriptions et pour la traduction, comme l’explique cette dernière (1973, 5). Ainsi, même si les traductions diffèrent quelque peu entre elles, aucune ne tente de restituer de quelque manière que ce soit une prononciation populaire ou régionale française. Les variations entre les traductions concernent essentiellement le troisième vers « que no tiene movimiento », quatre traducteurs ayant cherché une formulation plus naturelle en français que la version littérale « qui n’a pas de mouvement » adoptée par Vicente Pradal (2014, 39), en optant respectivement pour « qui n’est pas douée de mouvement » (ROUANET, 1896, 33), « qui est sans mouvement » (LÉVIS MANO, 1993, 98-99), « car il est immobile et constant » (DUMAS (ed.), 1973, 76-77) et « qui ignore le mouvement » (PRIETO, 1996, 29).

Par ailleurs, une des spécificités des coplas flamencas réside dans l’existence de nombreuses variantes, ce qui contribue à expliquer la pluralité des traductions possibles. Ainsi, la version suivante est proposée dans l’ouvrage anonyme de 1946, dont la particularité est de ne pas proposer de transcription – ce qui n’est pas illogique, étant donné que le flamenco est un art oral, toute transcription revêtant par conséquent un caractère artificiel :

Ton amour est comme le vent
et le mien est comme une digue :
l'un est toujours en mouvement
et l'autre toujours immobile. (1946, 91)

Bien que la copla originale ne soit pas citée dans l’ouvrage, on constate d’emblée de fortes ressemblances avec celle qui fait l’objet de notre étude, à commencer par le premier vers, qui est identique aux cinq traductions antérieurement citées. Toutefois, des différences peuvent également être repérées : tout d’abord, il ne s’agit plus d’un tercet mais d’un quatrain. La « pierre » est remplacée par « une digue ». Enfin et surtout, l’ajout du quatrième vers complète le sens de la copla en explicitant et en systématisant l’antithèse entre un « amour […] en mouvement » et l’autre « immobile », grâce à la présence redoublée de l’adverbe « toujours », aux troisième et quatrième vers. Le parallélisme et le balancement qui en résultent sont renforcés par ces procédés. Néanmoins, en l’absence de modèle espagnol, il n’est pas possible de savoir si ces marques d’originalité proviennent du traducteur anonyme ou de la copla espagnole dont il ou elle s’est inspiré(e).

En outre, plusieurs variantes apparaissent dans les recueils de coplas et letras en espagnol, engendrant encore d’autres versions françaises.

Es tu querer como el toro

que donde lo llaman va,

y el mío como la piedra:

donde la ponen se está.

(BOIS, 2016, 253; LEBLON, 1995, 92; LÉVIS MANO, 1993, 54; VIDAL, 1992, 64-65)

Guy Lévis Mano, Cantes flamencos (1965, 15 ; 1993, 55)

Tel le taureau est ton amour,

où on l'appelle il court,

et le mien est comme la pierre,

qui reste où on la pose.

Mario Bois (2016, 253)

Ton amour est comme un toro [sic]

il va où on l'appelle

le mien est comme une pierre

il ne bouge pas.

Robert Jean Vidal (1992, 64-65)

Ton amour est comme le toro [sic]

qui va où on l'appelle.

Le mien est comme la pierre ;

Il reste où on le met.

Bernard Leblon (1995, 92)

Ton amour est comme le taureau,

il va où on l'appelle

et le mien est comme la pierre,

il demeure où on le place.

Comme on peut le voir dans le tableau ci-dessus, les traducteurs sont partis d’une unique transcription : il s’agit probablement d’une adaptation à la graphie contemporaine de la version recueillie par Francisco Rodríguez Marín dans le troisième tome de ses Cantos populares españoles, en 1882-1883 :

Es tu querer como er toro,
Qu' adonde lo yaman ba,
Y er mió como la piedra:
Donde la ponen s' está (1882, 86)
.7

Celle-ci aurait été composée par Vicente Adrián, selon Francisco Rodríguez Marín : « Esta copla y, si no me engaño, las dos anteriores, fueron compuestas, en su juventud, por Vicente Adrian y Nevado, habilísimo cajista de Sevilla y verdadero poeta popular. » (1882, 223, note 69)8. De plus, Rodríguez Marín rapproche bien la copla du taureau de celle du vent, puisqu’il les cite l’une après l’autre dans ce troisième volume de son anthologie :

Es tu queré como er biento,
Y er mió como la piera.
Que no tiene mobimiento. (1882, 86)

Si la première comparaison sur laquelle repose cette copla diffère entre les deux coplas, puisque dans un cas, l’amour est comparé au vent et, dans l’autre, au taureau, la seconde comparaison reste la même : l’image de la pierre est conservée. Cependant, une autre différence majeure attire l’attention : la strophe du taureau est un quatrain, le vers supplémentaire étant le deuxième. Elle est également traduite par un quatrain dans les traductions françaises qui l’incluent9. En réalité, les variantes sont encore bien plus nombreuses, en espagnol comme en français. Parmi celles qui présentent le plus de similitudes avec la copla sur laquelle nous nous centrons, l’on retiendra, à titre d’exemple, les trois variantes suivantes, tirées du recueil anonyme intitulé 333 coplas populaires suivies de 33 coplas sentencieuses du folklore andalou :

Je le compare, ton amour,
au moulin à vent un peu fou
qui un jour peut moudre beaucoup
et une autre fois point ne tourne (1946, 90)

Tu es comme la girouette
qui tout là-haut
se donne aussi vite au vent d'ouest
qu’au sirocco. (1946, 90)

Ton amour est comme une mare
et le mien comme une fontaine :
dure le soleil, l'une sèche
l'autre remplit toujours la vasque. (1946, 92)

Il existe encore davantage de variantes, qu’il serait impossible de toutes citer ici, mais dont une partie est transcrite dans les recueils en espagnol, et parfois traduite en français10. Cette abondance suffit à suggérer que les interprétations vocales non écrites soient encore bien plus nombreuses et variées, ce qui fait l’une des spécificités, et l’une des difficultés, de la traduction des letras flamencas. Difficulté à laquelle il convient d’ajouter, dans certains cas, la présence de marqueurs de langue familière, ou encore du vocabulaire gitan issu du caló comme « Undebé » pour Dieu, « sacais » pour les yeux, « camelar » pour aimer, entre autres exemples11, même si la letra que nous avons choisie ne comporte pas de tels termes.

2. Questions métriques

Une autre spécificité de ce répertoire flamenco tient à sa dimension poétique, en partie perceptible à l’oreille, pour les letras chantées, et remarquable visuellement, pour les coplas transcrites et traduites à l’écrit. Le paramètre le plus évident concerne la structure strophique : la copla qui fait allusion au vent est transcrite, en espagnol, sous la forme d’un tercet composé de trois vers octosyllabiques, admettant des rimes aux vers impairs : il sert à interpréter l’un des chants les plus expressifs, les plus profonds et les plus fondamentaux du flamenco, la soleá. On appelle parfois ce premier modèle soleá de tres versos ou soleá corta, en raison de sa brièveté. Cependant, le cante de la soleá peut aussi être transcrit sous forme de quatrain composé d’octosyllabes, avec une rime généralement assonante aux vers pairs : c’est la forme la plus fréquente de la poésie populaire espagnole et du flamenco. Elle prend les noms de copla, cuarteta asonantada ou encore tirana. C’est la strophe utilisée pour la soleá grande (CARMONA GONZÁLEZ, 2013, 145-147). Dans les exemples choisis, les deux formes strophiques sont employées et présentent des particularités métriques, comme la rime, déjà évoquée :

Es tu queré como er biento,
Y er mio como la piera,
que no tiene mobim
iento [sic]. (MACHADO Y ÁLVAREZ, 1881, 50)

Cette copla comporte une rime consonante paroxytone en « –ento », avec une diphtongue en « -ie » aux vers impairs ; cette rime est donc d’autant plus perceptible qu’elle est riche et complète. Cependant, une étude des recueils bilingues révèle que les traducteurs proposent rarement des rimes régulières en français. Certes, pour cet exemple, les versions françaises proposent toutes une rime en [ɑ̃] aux vers impairs, qui était relativement spontanée dans le cas d’une traduction littérale avec les termes « vent » et « mouvement » ou « constant » :

Léo Rouanet (1896, 32-33)

Es tu queré como er biento,

Y el mío como la piera

que no tiene mobimiento.

Ton amour est comme le vent,

Et le mien comme la pierre

qui n’est pas douée de mouvement.

Guy Lévis Mano (1993, 98-99)

Es tu queré como er biento,

y er mío como la piera,

que no tiene mobimiento.

Ton amour est comme le vent,

le mien comme la pierre

qui est sans mouvement.

Danielle Dumas (1973, 76-77)

Es tu amor como el viento

y el mío como la piedra,

que no tiene movimiento.

Ton amour est comme le vent

et le mien comme une pierre

car il est immobile et constant.

Jean-Raphaël Prieto (1996, 29)

Es tu queré como er biento,

Y el mío como la piera

que no tiene mobimiento.

Ton amour est semblable au vent,

Le mien à une pierre

qui ignore le mouvement.

Vicente Pradal (2014, 39)

Es tu querer como el viento

y el mío es como la piedra

que no tiene movimiento.

Ton amour est comme le vent

et le mien comme la pierre

qui n’a pas de mouvement.

Toutefois, les rimes sont loin d’être omniprésentes dans ces traductions, alors qu’elles sont beaucoup plus fréquentes en espagnol, du moins sous la forme de rimes assonantes, un vers sur deux, comme c’est de nouveau le cas dans la cuarteta qui compare l’amour au taureau :

Es tu querer como el toro

que donde lo llaman va,

y el mío como la piedra:

donde la ponen se es.

(BOIS, 2016, 253 ; LEBLON, 1995, 92 ; LÉVIS MANO, 1993, 54 ; VIDAL, 1992, 64-65)

Guy Lévis Mano, Cantes flamencos (1965, 15 ; 1993, 55)

Tel le taureau est ton amour,

où on l’appelle il court,

et le mien est comme la pierre,

qui reste où on la pose.

Mario Bois (2016, 253)

Ton amour est comme un toro [sic]

il va où on l’appelle

le mien est comme une pierre

il ne bouge pas.

Robert Jean Vidal (1992, 64-65)

Ton amour est comme le toro [sic]

qui va où on l’appelle.

Le mien est comme la pierre ;

Il reste où on le met.

Bernard Leblon (1995, 92)

Ton amour est comme le taureau,

il va où on l’appelle

et le mien est comme la pierre,

il demeure où on le place.

En espagnol, on observe une rime oxytone en –á, assonante aux vers pairs, alors que dans les versions françaises, la rime est beaucoup plus aléatoire, reflétant davantage la démarche habituelle des traducteurs francophones. Lévis Mano propose une rime en « –our » aux deux premiers vers mais pas après ; on l’entend donc moins que si elle sonnait à la fin de la strophe. Bois, Vidal et Leblon se contentent d’une timide rime vocalique imparfaite car diphtonguée en [ε], qui s’entend d’autant moins qu’elle concerne les vers centraux à chaque fois.

Cette rime, si fréquente en espagnol, est d’autant plus audible dans cette langue qu’elle ponctue un mètre précis, l’octosyllabe, caractéristique de la poésie populaire. La plupart des traducteurs, en revanche, n’accordent pas de priorité à la régularité métrique en français, tandis que les letras espagnoles en sont très imprégnées, bien que les chanteurs qui les interprètent n’aient pas toujours conscience de cet aspect formel qu’ils respectent plutôt de manière spontanée et instinctive. Ainsi, les coplas originales du taureau et du vent se composent d’octosyllabes, le vers le plus utilisé de la poésie espagnole, parce qu’il « coïncide avec le groupe phonique de base de la langue espagnole » (PARDO et PARDO, 2010, 57-58). Pour cette raison, c’est un vers employé à la fois dans la poésie savante et dans la poésie populaire. Il constitue même le mètre par excellence de cette dernière (QUILIS, [1983] 2010, 65-66), ce qui explique sa fréquence dans le flamenco en général et plus particulièrement, dans les variantes de la copla étudiée ici :

Es tu querer como el toro (8)
que donde lo llaman va, (8)
y el mío como la piedra: (8)
donde la ponen se está. (8) (BOIS, 2016, 253 ; LEBLON, 1995, 92 ; LÉVIS MANO, 1993, 54 ; VIDAL, 1992, 64-65)

Es tu queré como er biento, (8)
Y er mio como la piera, (8)
que no tiene mobimiento [sic].
(8) (MACHADO Y ÁLVAREZ, 1881, 50)

Presque tous les traducteurs optent pour une transcription qui tienne compte de ce rythme octosyllabique, à l’exception de Danielle Dumas qui, pour la copla du vent, remplace le verbe substantivé « querer » par son synonyme « amor » au premier vers. Cette substitution engendre une synalèphe supplémentaire, de sorte que l’on obtient un heptasyllabe à la place d’un octosyllabe :

Es tu amor como el viento (7)
y el mío como la piedra, (8)
que no tiene movimiento (8).
(1973, 76-77)

On ignore si cette liberté prise par la traductrice provient d’une interprétation qu’elle aurait écoutée et prise en dictée ou d’une erreur de transcription qu’elle aurait commise ou reproduite ; mais il est vrai que si la métrique est un paramètre habituel du flamenco, elle n’est pas toujours parfaitement rigoureuse (LEBLON, 1990, 75). Les traductions, quant à elles, présentent rarement la même régularité métrique que l’original. Ceci peut être vérifié dans les versions françaises de la copla du taureau qui contiennent à la fois des pentasyllabes, des hexasyllabes, des heptasyllabes, des octosyllabes et des ennéasyllabes, comme le révèle le décompte syllabique des quatre exemples suivants :

Tel le taureau est ton amour, (8)
où on l’appelle il court, (6)
et le mien est comme la pierre, (8)
qui reste où on la pose. (6) (LÉVIS MANO, 1993, 55 ; 1965, 15)

Ton amour est comme un toro [sic] (8)
il va où on l’appelle (6)
le mien est comme une pierre (7)
il ne bouge pas. (5) (BOIS, 2016, 253)

Ton amour est comme le toro [sic] (9)
qui va où on l’appelle. (6)
Le mien est comme la pierre ; (7)
Il reste où on le met. (6) (VIDAL, 1992, 64-65)

Ton amour est comme le taureau, (9)
il va où on l’appelle (6)
et le mien est comme la pierre, (8)
il demeure où on le place. (7) (LEBLON, 1995, 92)

La même variété métrique est observable dans les traductions de la copla du vent reproduites ci-dessous, hormis, peut-être, chez Vicente Pradal, si l’on apocope la fin de « comme » dans le premier vers, ce qui donnerait un tercet composé de trois heptasyllabes. Dans ce cas, l’accent principal tomberait sur la septième syllabe pour chaque vers de la strophe, comme dans le cas des octosyllabes espagnols :

Ton amour est comme le vent, (8)
Et le mien comme la pierre (7)
qui n’est pas douée de mouvement. (9) (ROUANET, 1896, 33)

Ton amour est comme le vent, (8)
le mien comme la pierre (6)
qui est sans mouvement. (6) (LÉVIS MANO, 1993, 99)

Ton amour est comme le vent (8)
et le mien comme une pierre (7)
car il est immobile et constant. (9) (DUMAS, 1973, 77)

Ton amour est semblable au vent, (8)
Le mien à une pierre (6)
qui ignore le mouvement. (8) (PRIETO, 1996, 29)

Ton amour est comm(e) le vent (8 ou 7)
et le mien comme la pierre (7)
qui n’a pas de mouvement. (7) (PRADAL, 2014, 39)

Cette constatation à propos de la version de Vicente Pradal n’est pas étonnante, dans la mesure où il est le seul, parmi tous les traducteurs cités, à annoncer, dans l’introduction de son recueil 100 coplas flamencas, sa quête de coplas qui puissent sonner comme de la poésie en français. Certes, il ne précise pas le sort qu’il réserve à la rime et n’entre pas dans des considérations liées aux accents intérieurs, par exemple, mais il tient explicitement compte de critères métriques et stylistiques12. Au contraire, Danielle Dumas affirme qu’elle n’a « pas cherché à faire œuvre de poète » mais s’est « simplement efforcée de rester fidèle à l’esprit de cette expression spontanée et populaire que sont les chants gitano-andalous » (1973, 5). La plupart des autres traducteurs adopte la même perspective qu’elle, se montrant avant tout respectueux de l’« esprit » des coplas, conçues comme une forme d’expression simple, populaire, n’ayant « pas fait l’objet d’une recherche de langage » (PÉREZ OROZCO in ALCALÁ et PÉREZ OROZCO, 1987, 128). Il est vrai que ces éléments métriques ne sont pas toujours audibles dans l’interprétation vocale, ce qui pourrait justifier ou du moins expliquer le fait que la majorité des traducteurs les relèguent au second plan. Pour autant, leur démarche ne semble pas due à une méconnaissance de l’existence de ce rythme poétique dans les strophes originales, puisque ces mêmes traducteurs y font référence, à l’occasion, et évoquent ce répertoire comme un ensemble de « poèmes », ce qui prouve qu’ils ont conscience de leur richesse littéraire (BOIS, 2016, 50). Toutefois, il semble qu’ils aient surtout cherché à ne pas forcer la versification : dans un échange de courriers électroniques, Martine Joulia, par exemple, reconnaît avoir accueilli les rimes et le rythme qui s’offraient spontanément, sans en faire une priorité et s’en s’appuyer sur une quelconque théorie (2020). Corinne Frayssinet-Savy, quant à elle, était surtout en quête d’« une traduction visant le sens, l’idée, l’image, la métaphore… » (2019). En somme, parmi toutes les versions françaises présentées, la plus régulière du point de vue métrique s’avère être le quatrain anonyme de 1946 qui comporte non seulement quatre octosyllabes, mais également des rimes croisées en [ɑ̃] et en [i] (la seconde étant féminine puisqu’elle est suivie d’un –e muet) :

Ton amour est comme le vent (8)
et le mien est comme une digue : (8)
l’un est toujours en mouvement (8)
et l’autre toujours immobile. (8) (1946, 91)

Toutefois, indiqué auparavant, il n’est pas possible de comparer cette version avec l’original, puisque celui-ci n’est pas cité : d’ailleurs, s’il est probable que ce recueil puisse être considéré comme un ensemble de traductions, l’auteur lui-même ne le présente pas comme tel. Ainsi, l’analyse successive de l’aspect littéral et de la métrique révèlent que d’une manière générale, les traducteurs privilégient le premier au détriment de la seconde, quoiqu’ils n’ignorent pas cette dernière13.

3. Paramètres prosodiques et musicaux

Si l’on considère enfin la dimension musicale de ces traductions, comme nous l’avons signalé, aucune d’entre elles ne semble avoir été interprétée vocalement ; même les traductions de Vicente Pradal ne sont pas conçues pour être chantées : s’il indique bien avoir « essayé de “faire sonner” le poème en [s’]approchant du cantabile » (PRADAL, 2014, 10), il a reconnu lui-même, lors d’un entretien téléphonique en décembre 2019, qu’il ne désirait pas faire chanter ses traductions (2019). L’on peut donc se poser la question de savoir pourquoi le flamenco n’a pas encore été chanté en français ni, semble-t-il, dans d’autres langues14, bien que ce genre esthétique bénéficie d’un succès durable en dehors de l’Andalousie, sa région d’origine, et même au-delà des frontières espagnoles, comme l’atteste notamment son inscription sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO depuis 2010. Plusieurs raisons peuvent être invoquées : sans doute existe-t-il historiquement une forme d’autocensure à traduire un répertoire relevant du folklore, de la musique traditionnelle, par crainte de le dénaturer. Il subsisterait ainsi une sorte d’interdit vis-à-vis de la traduction d’un genre qui risquerait de perdre de son authenticité et deviendrait un sous-genre de world music. Une autre hypothèse possible – et compatible avec la précédente – serait liée au goût des auditeurs pour les sonorités de la langue espagnole, indépendamment de sa signification. Il est probable qu’une part importante des amateurs de flamenco apprécie ce genre, même sans le comprendre : si la beauté des sons suffit, quel intérêt ou quelle nécessité y aurait-il à traduire ces textes, surtout s’ils ne font référence à rien de connu, au préalable, dans la langue cible ? Les attentes du public ne sont pas les mêmes, en termes de compréhension du texte, s’ils connaissent ou non le chant original auparavant. En l’occurrence, l’exotisme de cet art pluriel et la part de mystère qu’il recèle peuvent satisfaire des spectateurs ou auditeurs étrangers. Néanmoins, ces explications doivent aussi être complétées par une réflexion sur les spécificités musicales du flamenco, et ses difficultés d’interprétation.

En effet, les letras possèdent au moins deux caractéristiques qui les rendent particulièrement ardues à interpréter – y compris dans la langue d’origine –, et qui expliquent que les personnes les plus à même de les chanter soient non seulement des artistes de langue maternelle espagnole, mais aussi des flamencos imprégnés par cet environnement socio-culturel depuis leur enfance : ceux-ci maîtrisent en profondeur un art qui a émergé en Andalousie au contact des Gitans et s’est transmis de génération en génération oralement, en suivant des codes musicaux (harmoniques, mélodiques, rythmiques et prosodiques) tout à fait différents de la musique occidentale. La première des spécificités qui rendent malaisée l’interprétation du flamenco dans une autre langue est la nécessaire maîtrise du compás15, séquence rythmique dans laquelle s’insère la letra flamenca : le respect de ce compás est indispensable car il permet aux danseurs, chanteurs et musiciens d’intervenir de concert, selon les codes propres à chaque famille de chants. Or, ce compás est fondé sur douze temps dont les accents irréguliers sont difficiles à repérer, à respecter et à reproduire par des chanteurs formés dans un autre contexte musical (comme les conservatoires ou les écoles de musique classique, par exemple).

La seconde particularité du chant flamenco, qui est liée à la précédente, est prosodique, et concerne « l’éclatement de la strophe », lorsqu’elle est interprétée par le cantaor : tout en respectant le compás, celui-ci est libre d’introduire des silences, des pauses entre les mots et même à l’intérieur de ceux-ci, découpant « la copla en tercios (ou séquences chantées) qui ne tiennent pas compte du sens et se distinguent du découpage en vers de la copla écrite » (LEBLON, 1995, 57). Ce morcellement implique certaines infractions à la logique sémantique, dans la mesure où les mots sont anatomisés, ce qui ne facilite ni la compréhension, pour l’auditeur, ni l’interprétation pour les éventuels chanteurs qui souhaiteraient chanter dans une langue étrangère. Ainsi, le cantaor propose une version personnelle de chaque letra, dans le cadre de sa performance, ce qui lui confère une importance capitale, qui peut même être considérée comme supérieure à celle de l’auteur initial, souvent anonyme : ainsi, pour Jean-Paul Tarby, qui se fonde sur des réflexions de Ramón Menéndez Pidal à propos du romance,

[Si] l’auteur désigne l’instance de création première et anonyme qui assure la création du support textuel qu’exploitera l’interprète, ce dernier ne peut-il prétendre au même titre, en raison des diverses variantes qu’il impose à la version originale du texte lors de la performance ? […] Compte-tenu de la nature intrinsèque de la poésie flamenca, c’est sur le rôle de l’interprète que nous devons centrer notre attention, car sa fonction importe davantage que celle de l’auteur-compositeur initial. L’interprète désigne l’ensemble des rôles engagés dans la performance poétique (1992, 18).

Cet interprète correspond en réalité, le plus souvent, à un groupe composé non seulement du chanteur mais également du guitariste et, éventuellement, d’autres artistes ou techniciens qui l’accompagnent. Pour reprendre l’exemple de la letra du vent, il est utile de comparer les deux interprétations qu’en donnent Antonio Mairena et El Pele, dans des enregistrements respectivement effectués pour la première fois en 1972 et en 1986 : dans les deux cas, l’auditeur perçoit à l’oreille une douzaine de tercios, qu’il est possible de représenter de la manière suivante, en suivant les codes proposés par Bernard Leblon (1995, 57-58) :

…………

Era tu quere

Cōmo el viēntō

…………

E tu quere

Cō /

mo el viēntō

Y el mío comō

La piera (buena compā /

Ñerītā)

Que no tiene mō /

Vimientō

Y el mío comō

La piera

(Borde malnacīā)

Que no tiēne mō /

Vimientō

………….. (MAIRENA et MARCHENA, 1972)

………..

Y es tu querē /

e cōmo el vientō

………..

Y es tu querē

es como el vientō

Y el mío como

la piēdrā /

a que no tienē mō /

vimientō

Y el mío como

la piēdrā /

a que no tienē mō /

vimientō

………… (EL PELE, AMIGO et MUÑOZ, [1986] 1998)

Cette figuration des tercios tient compte d’une série de paramètres audibles dans l’enregistrement : tout d’abord, chaque voyelle ornée d’un mélisme est surmontée d’un tiret ou accent horizontal, indiquant non seulement son allongement du point de vue rythmique mais aussi l’oscillation mélodique dont elle fait l’objet. Les pauses entre les tercios sont signalées par un retour à la ligne et, en outre, lorsque la pause engendre la rupture d’un mot, une barre oblique est ajoutée, de manière à mettre en valeur le fait qu’une voyelle puisse être littéralement coupée en deux. Cette modalité de transcription montre le caractère en partie artificiel de la forme du tercet pour mettre en valeur, à l’inverse, les répétitions et certaines variations qui ne caractérisent pas ce type de strophe ; ici, par exemple, le premier vers est répété par chacun des deux cantaores – mais avec des variations à la deuxième occurrence, puisque les mélismes, les silences et certains mots-mêmes sont modifiés. Ainsi, Mairena commence par employer le verbe ser à l’imparfait avant de l’utiliser au présent, la deuxième fois. Puis, les cantaores répètent les deux derniers vers après les avoir chantés l’un après l’autre mais, là encore, des différences se font entendre, notamment quand Antonio Mairena ajoute les expressions « buena compañerita » et « borde malnacía ». Ce type d’interpellation est fréquente dans le flamenco et révèle la liberté – et l’autorité – de l’interprète, qui peut modifier et compléter les paroles à sa guise (CARMONA GONZÁLEZ, 2013, 155). Bien sûr, la mélodie et le rythme de la voix peuvent différer, ce qui est ici le cas si l’on compare les deux enregistrements, même si le schéma ci-dessus ne le met pas en valeur. Enfin, la strophe est entrecoupée de silences, meublés par des falsetas, qui sont les séquences musicales jouées à la guitare : ces pauses vocales agrémentées de musique instrumentale sont représentées ci-dessus par des séries de pointillés. Comme le souligne Leblon, « cet éclatement de la strophe en séquences chantées de formes et de dimensions variables n’en facilite pas la compréhension pour un public non familiarisé avec ce type de technique » (1995, 58)16. Ce phénomène qui affecte directement la prosodie, contribue à expliquer les obstacles rencontrés à la fois par les hispanophones et par les traducteurs pour appréhender, transcrire, interpréter ou traduire ce répertoire. A fortiori, la traduction poétique doit être écartée, la plupart du temps, en raison des contraintes qu’elle suppose, d’autant que les deux paramètres susmentionnés, à savoir le compás et l’atomisation de la strophe, dissimulent au moins en partie les paramètres métriques. Enfin, ces spécificités musicales d’ordre prosodique, mélodique et rythmique contribuent probablement à expliquer l’absence de tentative de traduction chantée de ce répertoire.

En définitive, l’analyse des différentes traductions d’une copla et de plusieurs variantes a permis de mettre en lumière certaines entraves à la transposition du chant flamenco en français, en expliquant pourquoi ce genre, né il y a près de deux siècles, a uniquement fait l’objet de traductions écrites vers cette langue et ce, uniquement pour une petite partie du répertoire. Les coplas et les letras espagnoles correspondent à des dizaines de milliers de strophes, qu’il est impossible de dénombrer précisément, étant donné que de nouvelles créations peuvent encore voir le jour et que chacune est susceptible de donner lieu à autant de variantes qu’il y a d’interprètes17. En revanche, les traducteurs français sont une dizaine à avoir publié jusqu’à présent et chacun a choisi un nombre restreint de coplas ou de letras – quelques centaines tout au plus –, opérant parfois une sélection drastique, afin de ne garder que les meilleures versions18. La question se pose néanmoins aujourd’hui, puisque des aficionados et des chercheurs s’y intéressent, et dans la mesure où des chanteurs se montrent également attirés par l’expérience : de quelle manière est-il possible d’interpréter des letras traduites ? Flamencos ou non, francophones d’origine ou pas, ces artistes professionnels ou amateurs offriront probablement bientôt à un public curieux des interprétations qui laissent de belles perspectives à la recherche menée dans ce domaine19.

Note de fin

1 « Le flamenco ne tient pas sur le papier. » Traduction de Vinciane Trancart.

2 Les références sont aussi variées que les supports : l’on compte aussi bien des livres imprimés didactiques ou appartenant à une collection artistique (GOBIN, 1975; LEBLON, 1995; PASQUALINO, 2003, 2004; DELACAMPAGNE et DELACAMPAGNE, 2007; BRETÉCHÉ, 2008) que des ouvrages littéraires, de la bande dessinée au roman (ZENTNER et VERACRUZ, 2002; FAUQUEMBERG, 2013). L’on peut également considérer les programmes de concert (FRAYSSINET-SAVY, 1995, 1996, 2002) et les livres ou livrets multilingues accompagnant des CD (EL BARULLO et MORAITO, 1995; EL TORTA et MORAITO, 2004; CURRO PIÑANA, 2011; PACO EL LOBO, 2010, 2016; NIÑO DE ALMADEN, LEIVA et JESÚS DE MADRID, 2010; SÁNCHEZ, 2016), ou encore des articles publiés sur des sites Internet spécialisés tels que www.flamencoweb.fr, qui incluent également des traductions de letras flamencas (LÓPEZ RUIZ, 2008; NAÏMI, 2010, 2014).

3 Cette copla a de nouveau été transcrite par la suite, par exemple, peu de temps après, par Francisco Rodríguez Marín. Celui-ci choisit alors la graphie suivante :
Es tu queré como er biento,
Y er mió como la piera.
Que no tiene mobimiento. (RODRÍGUEZ MARÍN, 1882, 86)

4 Les cantes se composent souvent de plusieurs coplas, choisies et organisées par le cantaor en fonction de ses connaissances et de sa mémoire, ainsi que de l’émotion qu’il ressent et veut transmettre à cet instant précis, de sorte que l’ordre varie à chaque fois. Dans le premier exemple, Antonio Mairena interprète en deuxième position la letra étudiée ici, entre 3’ et 4’05 (MAIRENA et MARCHENA, 1972). Dans le second exemple, El Pele chante également en deuxième position (de 1’34 à 2’20) la letra dont nous allons étudier les transcriptions et les traductions, entre deux autres letras qui ne seront pas analysées ici (EL PELE, AMIGO et MUÑOZ, [1986] 1998).

5 Martine Joulia et Jean-Raphaël Prieto ont collaboré ensemble à la publication des volumes intitulés Je me consume, ce qui explique que la traduction de la letra n’apparaisse que dans l’un des deux, en l’occurrence le premier, dont J.-R. Prieto est plus directement l’auteur. Par ailleurs, la letra en question n’est ni mentionnée ni traduite dans l’ouvrage de A. E. Pérez Orozco et M. Alcalá, traduit par J. Perciot (1987). Enfin, nous n’avons pas encore pu consulter les ouvrages traduits respectivement par Nathalie Capdevila et Léo-Louis Barbès, de sorte que nous n’avons pas pu vérifier si la copla analysée dans cet article s’y trouve (AMAYA, 1993 et ANONYME, 1946)

6 Légère différence de graphie de l’article défini chez Guy Lévis Mano qui écrit « er mío », pour souligner la spécificité de la prononciation andalouse (1993, 98-99)

7 Voici une autre variante, qui se trouve dans le même volume :
Tu querer es como el toro
Cuando se encuentra en la plaza;
Que, como se ve heridito.
Quiere tomar la venganza
. (RODRÍGUEZ MARÍN, 1882, 157)

8 Certaines des coplas traditionnelles sont d’origines diverses et la plupart sont devenues anonymes, mais celle-ci aurait été composée par Vicente Adrián, qui aurait révélé son autorité en présence du transcripteur lui-même. Leblon commente à ce propos une anecdote, rapportée par Francisco Rodríguez Marín et datant de l'époque où celui-ci était rédacteur du journal satirique El Alabardero de Séville : « Il était en train de corriger les épreuves d’un article, dans lequel il avait introduit quelques coplas, avec l’aide d’un vieux typographe nommé Vicente Adrián, lorsque ce dernier interrompit brusquement sa lecture, la voix paralysée par l’émotion. [Il] répondit que les larmes lui étaient venues aux yeux en reconnaissant au passage une copla [sic] devenue très populaire, mais qu’il avait composée lui-même dans sa jeunesse, lors d’une fête champêtre, alors qu’il était amoureux et jaloux, avec toute la puissance du premier amour. » (LEBLON, 1995, 92)

9 Ceci explique d’ailleurs que Lévis Mano, qui traduit les deux variantes, publie dans un premier temps le tercet dans le recueil intitulé Soleares, car celui-ci est consacré aux strophes de trois vers, et le quatrain dans celui intitulé Cantes flamencos qui, lui, ne comporte que des strophes de quatre vers. Ces recueils seront ensuite rassemblés dans un volume plus conséquent, qui a fait l’objet d’au moins cinq éditions, de 1993 à 2016 (1960 ; 1965, 15 ; 1993 ; 2016, 54-55).

10 Concernant les transcriptions de coplas qui commencent par une comparaison entre l’amour de l’interlocutrice et un autre objet, du type « Tu querer es como », « A tu queré lo comparo », « Se parece tu cariño » ou encore « Es tu querer como », etc., Rodríguez Marín en cite au moins quatorze en seulement quatre pages successives du tome III de son anthologie (1882, 84-87).

11 Chaque traducteur pose alors des choix quant à la meilleure manière de traduire ce lexique. Danielle Dumas, pour sa part, le met en valeur en écrivant en majuscule tout le vocabulaire caló. Elle les mentionne dans son glossaire bilingue final et établit même des statistiques sur leur présence dans le répertoire qu’elle a sélectionné (1973: pp.208-209, note 3 et glossaire, p. 228-232).

12 « J’ai essayé ici d’allier la plus grande rigueur littérale à un respect de la métrique chaque fois que cela était possible, en cherchant des rimes et des assonances – bénies soient-elles quand elles récompensent le traducteur ! » (PRADAL, 2014, 10)

13 Seul Mario Bois revendique une traduction « libre », éloignée de l’original, dans une démarche de « re-création » (BOIS, 2016, 58, note de bas de page). Toutefois, dans le cas de la copla du taureau qu’il a traduite, sa version n’est pas aussi éloignée de l’espagnol que dans d’autres exemples, plus caractéristiques de cette démarche.

14 Pour l’instant, grâce à Claude Worms, a seulement pu être répertorié un garrotín, le « Garrotín de Lleida », chanté en catalan par Tío Rafael et Joan Garriga, accompagnés par David Torras « El Barretina » (basses), Francisco « Rambo » Batista (cajón), Rafalito Salazar et Johnny Tarradellas (guitare), ainsi que Joan Garriga (accordéon), au sein d’un CD de rumbas (2005). Il s’agit d’un air à danser traditionnel de Lleida, qui n’est pas à proprement parler traduit de l’espagnol mais qui est proposé directement en catalan. Ce n’est pas un cante flamenco au sens exact de l’expression, même s’il en existe une version « flamenquisée ». Il ne s’agit donc pas précisément d’une traduction mais plutôt d’un transfert culturel qui serait de l’ordre d’une « émulation stylistique » (MARC, 2015, 8-12 ; ESPAGNE, 2013).

15 « Le compás est la séquence rythmique inhérente à l’accompagnement instrumental d’un chant ou d’une famille de chants » (GARCÍA PLATA – GÓMEZ, 2002, 229, note 21)

16 Bernard Leblon précise cependant : « Tous les types de cantes ne sont pas affectés de la même manière car ce phénomène de morcellement […] concerne les plus “gitanisés” d’entre eux, tout spécialement les siguiriyas, dans une moindre mesure les soleares et pratiquement pas la famille des fandangos, ni les autres chants d’origines diverses. Ces problèmes de structure montrent bien que le répertoire flamenco est loin d’être uniforme et de telles différences sont significatives du point de vue de l’origine et de l’histoire de chacun de ces types. Certains traits trahissent l’influence gitane, d’autres indiquent au contraire une appartenance nettement andalouse » (1995, 58).

17 La seule anthologie Joyero de coplas flamencas (antología y estudio) de Juan Alberto Fernández Bañuls en comporte quelques cinq mille (FERNÁNDEZ BAÑULS (éd.), 1986, 49) : il s’agit de coplas vivantes, c’est-à-dire encore chantées ou ayant été chantées par le passé, réunies à partir de la Colección de Cantes flamencos d’Antonio Machado y Álvarez et de La Poesía Flamenca, lírica en andaluz (FERNÁNDEZ BAÑULS et PÉREZ OROZCO (éds.), 1983).

18 C’est ce que nous ont confié à la fois Vicente Pradal et Martine Joulia, respectivement lors d’un échange téléphonique et dans un courrier électronique (PRADAL, 2019 ; JOULIA, 2020). Mario Bois lui-même, qui part du principe que les letras sont innombrables – selon lui, « il y a une voie lactée de coplas » (2016, 52) –, explique qu’il s’est inspiré librement d’environ « 18 à 20000 coplas lues et 5 à 6000 letras [sic] entendues » (2016, 58). Son ouvrage comporte quelques centaines de traductions. Les autres volumes les plus importants sont ceux de Danielle Dumas, avec huit cent vingt coplas traduites (1973), du traducteur anonyme qui en a sélectionné trois cent soixante-six (1946) et de Robert Jean Vidal, dont la « coplería » en compte trois cents (1992).

19 Nous remercions Justin Bonnet, Andrés de Jerez, Antonio Campos, Chloé Houillon ou encore Juan Murube, qui se sont d’ores et déjà montrés intéressés pour chanter des traductions du flamenco en français.

Citer cet article

Référence électronique

Vinciane Trancart, « Stylistique, métrique et musique des coplas flamencas traduites en français », La main de Thôt [En ligne], 8 | 2020, mis en ligne le 01 décembre 2020, consulté le 20 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/825

Auteur

Vinciane Trancart

Université de Limoges vinciane.trancart@unilim.fr