Solitaire et solidaire ou De la main qui ourdit au métier du traducteur en passant par le métier à tisser

Index

Rubriques

Propos de traductaires

Texte

Seul devant sa feuille blanche, un crayon à papier ou un stylo à la main, gommant, biffant, accumulant les variantes possibles, convaincantes ou aberrantes … à gauche ce livre en langue étrangère, au milieu, dans la tête, la langue d’arrivée, maternelle en l’occurrence, et à droite la corbeille qui au fil des heures se remplissait de brouillons bannis, froissés, foisonnants ;

plus tard, devant sa machine à écrire, mécanographique, avec ses barres de caractères qui souvent s’emmêlaient et son ruban encreur bicolore, son levier de retour de chariot, pour la duplication le papier carbone et le papier pelure, le pinceau blanc pour les reprises, et toujours le livre surélevé à gauche, la même tête au milieu (de préférence pleine et bien faite), et la corbeille vite débordante à droite ;

puis devant la même machine, en électrique, plus bruyante encore, avant que n’apparaisse l’électronique, avec son minuscule écran et sa cassette d’encrage dispendieuse et vite usée, agrémentée d’un effaceur, dit tipex, qui permettait de corriger par ci, par-là, au vol, au fur et à mesure du défilement, une faute de frappe ; ou bien l’infernale boule virevoltant devant les yeux.

Oh, n’oublions pas, indispensable, toujours à portée, la batterie d’ouvrages de référence, les bons vieux dictionnaires bilingues et unilingues et les encyclopédies, les Garnier, les Sachs-Villatte, les Bertaux-Lepointe, les Hachette-Langenscheidt, le vert Wahrig, le Klappenbach & Steinitz, le Meyers Universal-Lexikon, le Brockhaus, les Duden, les Larousse, les Quillet, les Littré, les Robert, les lexiques divers, les livres lus ou toujours pas lus, et quand cela ne suffisait pas, les fastidieuses recherches en bibliothèque… ou les courriers, les coups de téléphone aux collègues et amis susceptibles de trouver LA réponse à votre question (de ce côté-là, rien n’a vraiment changé) ;

enfin l’ordinateur vint, d’abord rudimentaire, lui aussi, nécessitant un nouvel apprentissage, celui du traitement de texte, du maniement de l’imprimante et du scanner. Si Moulinex libéra la femme, IBM unisexe contribua à émanciper les usagers et -gères d’encombrants impedimenta et leur permit de se concentrer davantage sur l’essentiel de leur tâche, avant même l’arrivée de l’outil révolutionnaire et perfide d’Internet. Perfide non pas tant en raison de son manque éventuel de fiabilité – comme tout outil, il s’agit de savoir le manier – que de la tentation toujours présente à laquelle il expose de surfer d’un site à un autre, de délaisser les circonvolutions de son propre cerveau (plus ou moins bien structuré) pour consommer les sirènes de ses alléchants « articles », de divaguer.

Mais c’est moi qui divague. Aurez-vous remarqué que les traducteurs, quand ils parlent de leur métier, le font le plus souvent en termes de comparaisons et de métaphores ? Rien à faire, il est difficile d’y échapper. Le traducteur est un artisan, un maçon, un carreleur, un architecte, bien évidemment un tisserand qui tisse sa toile, son « texte », un musicien qui interprète l’œuvre d’un compositeur ou, dans le pire des cas, un traître. On parle de « pratique » de la traduction et lorsqu’on veut « élever le débat », on convoque les sciences dures ou mi-dures, la linguistique et ses multiples ramifications, regroupées en l’espèce sous le vocable de traductologie. Y a-t-il une « théorie » de la traduction ? Je ne sais. Je me suis formé « sur le tas », avant que l’activité traduisante, comme disent les bien-parlants, n’ait été reconnue en tant que telle dans les établissements d’enseignement supérieur (l’est-elle vraiment ?), et j’avoue mes faiblesses, mes lacunes, les regrets que cela m’inspire. Si je veux parler de traduction, j’en reste donc à l’approche détournée, oblique, par la métaphore ; au mieux, je dispenserai des « recettes » de base permettant de s’inscrire à un Atelier des chefs. À chacun sa patte (sa pâte), pourvu qu’il fasse preuve de la plus grande rigueur intellectuelle, qui est aussi rigueur morale, envers la langue, le contenu et celui qu’il traduit, et la langue dans laquelle le contenu, la démarche, l’esprit se traduisent pour celui qui lit. Nous sommes heureusement bien loin des auteurs de « belles infidèles » à qui l’on pouvait reprocher d’avoir moins révélé le génie de l’autre que leur ipséité … quoi que … c’étaient des auteurs : les Baudelaire, les Nerval ou, plus près de nous, les Vialatte, étaient précisément des écrivains, des artistes, qui avaient la prodigieuse aptitude de nous faire découvrir au mieux, à travers leur monde, le monde de l’autre. Le traducteur se doit d’être l’alter ego de son original, et donc « original » lui-même.

Citer cet article

Référence électronique

Patrick Charbonneau, « Solitaire et solidaire ou De la main qui ourdit au métier du traducteur en passant par le métier à tisser », La main de Thôt [En ligne], 7 | 2019, mis en ligne le 02 janvier 2024, consulté le 24 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/799

Auteur

Patrick Charbonneau

Université de Toulouse 2
patg.charbonneau@gmail.com
Patrick Charbonneau est le traducteur ou co-traducteur français de toute l’œuvre (saufLes Anneaux de Saturne, traduit par Bernard Kreiss) de l’écrivain et essayiste allemand W.G. Sebald.

Articles du même auteur