The Spanish Galleon1 (Le Galion espagnol) est une pièce courte en un acte signée de J. Brandane et A. W. Yuill qui a été jouée par la troupe des Scottish National Players le 25 septembre 1922 à Oban, ville portuaire de la côte nord-ouest de l’Ecosse métropolitaine. Le texte n’a été publié qu’en 1932. Avant de travailler sur des possibilités d’une traduction française de ce texte plurilingue, il est nécessaire de rappeler son contexte social et politique, pour définir les enjeux de ce texte dramatique qui appartient à la littérature écossaise. La raison de ce travail est que les traducteurs de textes de littérature écossaise sont très mal à l’aise devant ces textes plurilingues qui font la spécificité de cette nation et de sa littérature. La critique de la littérature écossaise ne peut pas se contenter d’appliquer les critères en cours de la littérature anglaise du simple fait qu’elle est plurilingue.
Il n’est plus possible de continuer à ignorer cette réalité parce qu’elle est plus que jamais d’actualité à cause du référendum sur la séparation de l’Ecosse de la Grande-Bretagne prévu pour le 18 septembre 2014 : les conséquences politiques ne nous concernent ici que parce que l’Ecosse se retrouve plus fortement que jamais dans la position d’un pays obtenant son indépendance2 d’une tutelle politique récusée par le peuple depuis trois siècles — pourtant l’Ecosse n’a jamais été colonisée3, mais simplement unie par contrat à sa voisine l’Angleterre. Une telle démarche pose de nombreuses difficultés, dont celle de la langue du pays : avant l’union de 1707, l’Ecosse était une nation bilingue, écossais et gaélique ; après l’union, elle devenue une nation trilingue, écossais, gaélique, anglais. Depuis le dix-huitième siècle, l’anglais a tenté par tous les moyens d’éradiquer et l’écossais, langue affine, et le gaélique, en vain. Après la réouverture du parlement d’Ecosse en 1999, le gaélique (rénové et unifié) a retrouvé son droit de cité, il est même devenu langue officielle à parité avec l’anglais en avril 2005. L’écossais revendique sa reconnaissance, mais le statut de cette langue est en cours de clarification.
Cette pièce en un acte, The Spanish Galleon, est un « drame écossais » puisqu’il s’agit d’un événement historique consécutif au fiasco de la fameuse Invincible Armada de 1588, sous la responsabilité de Medina Sidonia. Cette pièce dramatique est archétypale parce qu’elle est un des tout premiers textes ouvertement plurilingues dont le sens politique était manifeste aux spectateurs de 1922. Un siècle auparavant, Walter Scott avait pratiqué le plurilinguisme sans retenue, il est un élément primordial dans son discours politique sous-jacent, ce que la critique semble avoir re/découvert4 il y a une quinzaine d’années. Le traducteur de cette pièce se retrouve, à son corps défendant, devant un choix politique : reconnaître ou ignorer le plurilinguisme du texte. Cette étude ambitionne de chercher une manière, ou une théorie, de réduction d’un texte plurilingue à une seule langue, le français – une gageure !
1. Le contexte, ou pourquoi respecter la dimension plurilingue
John MacIntyre (1869-1947), au retour de la Première Guerre mondiale où il servit dans le corps médical, décida de s’adonner pleinement à son hobby : le théâtre. Il entreprit de faire renaître, sous le nom de The Scottish National Players, le Glasgow Repertory Theatre, qui avait été fondé en 1909 mais dissous en 1914 lorsque la quasi-totalité des acteurs s’engagèrent dans les forces armées. Cette troupe nationale d’Ecosse, née en 1920 devint bientôt la Société du théâtre national d’Ecosse (Scottish National Theatre Society). Les succès du théâtre irlandais, notamment à l’Abbey Theatre de Dublin, depuis la fin de la période victorienne avaient suscité une émulation en Ecosse où le public manifestait une attente de pièces dramatiques qui mettent en avant des sujets résolument écossais, à l’instar de Campbell of Kilmhor de Fergusson, jouée au printemps 1914. Le succès de la tragédie, pièce en un acte, montra la force de la demande d’un théâtre national d’envergure qui puisse rivaliser avec les pièces de James M. Barrie. L’évolution du répertoire de la Société du Théâtre National d’Ecosse accompagne la fin de la période du Kailyard et l’ouverture vers la réalité contemporaine de l’Ecosse. La culture en Irlande comme en Ecosse est associée au nationalisme.
John MacIntyre, sous le pseudonyme de John Brandane, entreprit de créer des textes dramatiques propres à servir l’objectif de la Société, c’est-à-dire des pièces dont l’objet serait non pas l’Angleterre mais l’Ecosse. Peut-être faut-il penser qu’après avoir soigné par centaines des soldats malades ou blessés dans les tranchées du Nord de la France, le docteur MacIntyre prit conscience de la réalité du plurilinguisme du monde anglophone, de la Grande-Bretagne à l’Empire. Est-ce dans cette période-là qu’il put ressentir l’incongruité des cours de bonne prononciation de l’anglais donnés par le professeur de phonétique Henry Higgins à la séduisante marchande de fleurs, Eliza, dans la pièce de George B. Shaw, Pygmalion (1912) Le brassage des nationalités et des langues et dialectes au cours de ce conflit mondial permit aux soldats venus d’Ecosse de prendre conscience, pour le moins, de la richesse linguistique de leur pays et de la puissance politique de la langue anglaise normée dans le « Received-Pronunciation English ». On sait que les années 1920 ont vu naître une forme de renaissance multiforme en Ecosse, dont celle de la langue écossaise appelée « Lallans » par Hugh MacDiarmid.
Mais John MacIntyre était originaire de l’île de Bute, à l’ouest de Glasgow, c’est-à-dire dans cette partie de l’Ecosse aux contours changeants, appelée Argyll, signifiant littéralement, la Côte des Gaëls. Bute, dont les natifs étaient surnommés « Brandane », faisait partie des zones gaélophones au dix-neuvième siècle. Il n’est pas surprenant que John MacIntyre, après avoir fait sa médecine à Glasgow, ait choisi de s’installer sur l’île voisine de Mull, qui était au cœur de l’ancien royaume des Gaëls. Il vécut et travailla une vingtaine d’années avant le début de la Première Guerre mondiale, parmi les gaélophones et anglophones. Et même s’il n’était pas linguiste de formation, on peut penser qu’il fut confronté à des patients d’horizons divers parlant soit le gaélique, soit l’écossais, soit l’anglais, soit des formes dialectales mélangeant ces trois langues. Quoi qu’il en fût, le choix de la langue, ou des langues, pour un texte dramatique destiné à être interprété sur scène ne pouvait pas être indifférent, pas plus que ne l’était la volonté de créer une troupe d’acteurs écossais jouant une pièce écossaise écrite par un auteur écossais.
2. La fable, le récit et la crise
On peut s’autoriser à penser que Brandane s’est fait l’émule de l’inventeur du roman historique, Walter Scott, en décidant de mettre en scène un drame historique : l’histoire d’un galion espagnol qui, après l’échec de la tentative d’invasion de l’Angleterre en 1588, avait réussi à échapper à ses poursuivants anglais dans la Mer du Nord, et s’était sérieusement abîmé dans les tempêtes de l’Atlantique au nord de l’Ecosse. On ne sait comment ce galion était parvenu jusqu’au port de Tobermory, à la pointe nord de l’île de Mull, au cœur des Hébrides. Et il faut s’en remettre au folklore pour deviner comment cet impressionnant navire de guerre espagnol avait coulé dans la baie de Tobermory.
Le récit se déroule à l’automne 1588 : le capitaine, malade ou blessé, est débarqué du galion et installé dans une chambre du magasin de Tobermory (on ne sait pas ce que les gens viennent acheter, et on ne voit pas de client ; en revanche on entend le propriétaire, John Smollett, se féliciter de faire des affaires en approvisionnant le galion.). Le capitaine est mort avant le début du récit. Il a été enterré à l’insu de l’équipage, par crainte d’une rébellion. Son fils, Don Sebastian, se prépare à reprendre en main l’équipage et les soldats qui s’ennuient de ne pas pouvoir se battre.
John Smollett est un marchand venu de la région centrale de l’Ecosse : il ne parle pas le gaélique mais l’écossais. Il représente la caricature du colon anglo-scottophone qui impose sa langue et sa loi à Tobermory. Son fils, Jonathan, qui a été instruit à l’université (de Glasgow ou d’Edimbourg), revient d’Edimbourg avec une missive du gouvernement central de l’Ecosse. En 1588, l’Ecosse était entièrement indépendante de l’Angleterre : c’est en 1603 que le roi d’Ecosse, Jacques VI, né en 1566, succéda à la reine Elisabeth I. Mais le gouvernement d’Ecosse était très au fait de la victoire anglaise sur la fameuse « Invincible Armada » venue d’Espagne ; et l’on peut penser que la diplomatie anglaise a été très active dans la gestion des galions perdus et égarés dans les eaux territoriales d’Ecosse. Il n’est pas incongru que ce marchand installé à Tobermory, à l’instar des marchands et colonisateurs des générations à venir, accepte, contre rémunération, de servir d’agent secret pour l’Etat.
L’événement central, qui est l’arrivée inopinée de ce navire de guerre espagnol, potentiellement dangereux pour la ville et son port, et sa destruction, est doublé d’une triangulaire amoureuse entre Sebastian, Jonathan et la jeune et jolie Barabel. Ce conflit d’amoureux jaloux, digne des comédies ordinaires, est sous-tendu par l’opposition entre John Smollett, le métropolitain scottophone calviniste, et Ewan, l’ilien gaélophone catholique. Ce conflit entre Ewan et Smollett est exacerbé par l’arrivée d’un étranger qui sert de faire valoir dans un effet de mise en abyme : Don Sebastian représente l’Europe continentale catholique (l’Espagne se substituant ici à la France) tant détestée par les presbytériens (protestants calvinistes) et redoutée par les protestants anglicans.
Dans les forces en présence, trois niveaux d’antagonisme — local (des jeunes rivaux amoureux), national (des adultes que tout oppose) et international (des Espagnols humiliés par les Anglais soutenus par les marchands avides) — composent le cœur de la crise. L’explosion finale du navire de guerre réalisée par un homme de main de Smollett constitue la catastrophe qui signifie la mort de tous les marins et soldats présents à bord du galion, ce qui inclut Sébastian (qui ne songeait qu’à repartir de Tobermory) et Jonathan, fils de Smollett et fiancé de Barabel, venu malgré lui pour s’assurer que Barabel ne courrait aucun danger en visitant le navire étranger.
The Spanish Galleon offre une représentation naturaliste qui est un miroir d’une réalité historique supposée concentrée sur un lieu, le magasin de Smollett. Cette pièce présente une esthétique naturaliste avec un décor dont les détails sont réalistes ; le jeu des comédiens crée une impression de réalité mimétique ; et les langues idiosyncratiques des personnages reproduisent sans modification les dialectes susceptibles de se parler. Cette œuvre de fiction assume quelques anachronismes (en effet, il est peu vraisemblable que Ewan et Barabel aient parlé anglais en 1588) acceptés par le spectateur complice dans l’objectif de cette nouvelle forme de théâtre écossais.
3. La question des langues
Dans cette pièce aux enjeux simples au point d’en être archétypale, nous nous intéresserons exclusivement aux langues parlées par les personnages et à leur traduction en langue française : le théâtre faisant un usage non ordinaire du langage ordinaire5, la scène devient une arène où non seulement les paroles s’échangent mais les langues s’affrontent. Mais ce serait sortir de notre objectif que de vouloir évaluer ici le réalisme dans The Spanish Galleon. Il nous suffit de penser que ces personnages se comprennent à la fois par habitude et par la volonté de l’auteur qui ne cherche pas à gommer l’image de Babel dans ce magasin de village : Smollett, ne supportant pas qu’on s’adresse à lui en gaélique, même s’il comprend les insultes proférées à son encontre par Ewan, traite de charabia (gibberish) la langue maternelle du vieux pêcheur.
Prendre en considération la question des langues, dans The Spanish Galleon, est un acte politique dont le traducteur doit être conscient. S’il garde à l’esprit que l’événement de 1588 n’est qu’une toile de fond pour un jeu interlinguistique du début du vingtième siècle, le traducteur peut identifier les langues en présence avec le bénéfice d’un siècle de recul : depuis la réouverture du parlement d’Ecosse en 1999, les linguistes écossais travaillent à une clarification du statut des langues en Ecosse.
La langue maternelle de Ewan MacMorran est le gaélique mais il comprend l’anglais standard et l’écossais et il parle l’anglais des Hautes-Terres qui se définit comme une syntaxe anglaise comprenant des mots gaélique et des calques d’expressions idiomatiques gaéliques. En langue orale, les syllabes accentuées ne sont pas appuyées mais allongées. La jeune Barabel MacLean, probablement gaélophone, parle l’anglais des Hautes-Terres. Mais, chez elle, les caractéristiques sont bien moins marquées que chez Ewan. John Smollett, originaire des Basses-Terres ou centre de l’Ecosse, s’exprime dans un écossais non modifié par l’anglais. Son fils, Jonathan Smollet, qui est allé à l’université, s’exprime dans un parler que l’on qualifie aujourd’hui d’anglo-écossais (Scottish Standard English), langue très proche de l’anglais standard parsemée de mots et expressions idiomatiques écossais. C’est une langue pratiquée par les gens instruits et qui voyagent. Don Sebastian, le fils du commandant décédé, est un personnage cultivé qui a grandi dans la haute société espagnole. Son anglais est standard, surprenant pour un étranger, et même châtié : on peut imaginer qu’il lit de la poésie. Il emploie de temps en temps des mots espagnols, comme pour justifier son origine : « señorita ; mil gracias ; Caballero ». En bref, ces cinq personnages parlent trois langues en plus de l’espagnol : l’anglais, l’écossais, le gaélique et/ou sa version « traduite » en anglais des Hautes-Terres. A cela s’ajoute la langue de l’auteur et de l’éditeur : l’anglais, tel qu’il apparait dans les didascalies. Dans ce texte, on peut avancer que l’anglais est la langue norme : toutes les autres langues ou dialectes se déterminent par rapport à elle, comme si c’était un « lingua franca ».
4. L’intention de l’œuvre
La question qui nous concerne est comment traduire ces langues et dialectes sans trahir ni l’auteur, ni le texte : nous renvoyons ici à l’approche critique d’Umberto Eco6 qui distingue intentio auctoris de intentio operis. Nous devons aussi prendre en considération l’attitude du lecteur ou auditeur et ne pas négliger intentio lectoris/spectatoris. Il importe donc de préserver la stratégie d’information de l’auteur tout en présumant ce que pense le spectateur : autant dire que, n’ayant pas de directives explicites de l’auteur, et considérant que la réception des spectateurs est très variée, nous ne pouvons que nous appuyer sur le texte pour saisir le discours de l’auteur de texte plurilingue. Cela dit, les réactions très favorables des spectateurs traduisent la satisfaction de leurs attentes, y compris linguistiques.
Force est de constater que l’auteur n’établit pas de hiérarchie linguistique : en effet, on peut avancer cet aspect de la culture écossaise de l’égalité sociale, qui n’exclut ni l’autorité, ni la rivalité… Il n’y a pas de langue dominante dans ce texte, car chaque personnage a un parler différent. De fait, chaque discours de ces cinq personnages est une « action parlée ».
Même si, en 1588 ou en 1920, Smollett méprise le gaélique7, son attitude violente est au détriment du personnage qui exécute son propre fils à son insu8, son attitude préfigure celle des Anglais (Smollett se fait traiter de « Sassenach » qui signifie littéralement « Saxon », et qui devrait se traduire par « sale Anglais ».) qui, à partir du dix-huitième siècle, vont déclarer que la langue écossaise n’est autre que du mauvais anglais, qu’elle ne mérite pas le statut de langue et qu’elle appartient à un registre inférieur à celui de l’anglais standard ; et c’est pour cette raison que les locuteurs scottophones doivent être corrigés, comme Eliza, la petite marchande de fleurs de Pygmalion. Cette infériorisation de la langue écossaise est projetée par les scottophones sur les gaélophones ; de fait, avant la Première Guerre mondiale, l’antagonisme entre gaélophones et scottophones en Ecosse était une réalité puissante qui ne va cesser qu’avec l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher, ennemie commune pour les nationalistes écossais de tous bords.
Envisager de traduire l’anglais standard par le français standard semble aller de soi, et les variations de niveau de langue sont du domaine du possible. Mais décider de traduire l’écossais par l’occitan, au motif que l’on voit un parallèle avec l’écossais qui est une langue affine de l’anglais, risque fort de desservir cette langue : en effet, l’occitan ne jouit pas d’un statut de reconnaissance nationale en France, comme c’est le cas pour l’Ecossais en Ecosse. De plus, dans la fiction et la publicité, un personnage qui imite l’accent méridional est souvent un caractère comique ou niais. Le problème devient plus grand avec le gaélique : faut-il le traduire en breton ? Ce serait le rendre tout aussi incompréhensible pour les lecteurs et auditeurs ne maîtrisant pas la langue. Et parsemer un texte français de mots et expressions bretons aurait un effet d’exotisme désastreux. Marcel Pagnol a montré qu’un personnage qui a un accent marseillais ou provençal peut être comique ou tragique, pathétique ou romanesque… le spectateur entend la différence, mais le lecteur doit reconstruire un contexte pour tenter d’imaginer l’accent de tel ou tel personnage. Mais comment amener le lecteur francophone d’un texte de littérature écossaise dont il ne connaît pas le contexte culturel et linguistique ?
5. Des variations sur le français
Pour tenter de respecter l’absence de hiérarchie entre les trois langues, il semble nécessaire de ne pas chercher à imiter tel ou tel accent régional de la langue française puisque le québécois, le corse et l’alsacien véhiculent leurs propres références culturelles et historiques. La proposition est de travailler sur les spécificités de chacune de ces langues pour les transposer, dans la mesure du possible, sur le français. Puisqu’il s’agit d’un texte dramatique destiné à être dit, après avoir été lu, il est possible de travailler sur la langue écrite autant que sur la langue orale, sans dénaturer la phonologie française.
L’espagnol
Il y a très peu de mots en langue espagnole. Ce sont des mots d’usage courant faciles à comprendre : señor, señorita, sangre mia, Madre de Dios… En ne les traduisant pas, le sens du texte n’est pas altéré.
Le dialogue dans la première scène offre une possibilité d’intervalle comique :
VOICE (Outside.) Abra, abra !
SMOLLETT (Going to the door.) Let me see (Scratching his head.) Quien esta ahì?
VOICE Soy yo amigo.
SMOLLETT (Going to the small stair and calling.) Don Sebastian, Don Sebastian! Here's anither Spanisher frae the ship.
La première réponse de Smollett peut être comique si l’acteur montre qu’il cherche ses mots et que sa prononciation est très française. La seconde réponse offre une possibilité de commentaire anti-espagnol-catholique sur le mot « Spanisher », puisque le mot usuel est « Spaniard ». Cela reflète l’attitude méprisante d’un Etats-unien qui traite un Britannique de « Britisher ».
Une voix (hors scène) Abra, abra !
Smollet (s’approche de la porte) Heu… voyons voir. (il se gratte la tête) Quien esta ahì ?
La voix Soy yo amigo.
Smollett (va vers le petit escalier et appelle) Don Sebastian ! Don Sebastian ! Y a là un autre Espingoin du bateau.
L’anglais
C’est la langue de l’éditeur et c’est aussi la langue de l’auteur, en l’occurrence, qui s’exprime dans les didascalies, assez abondantes comme c’était l’usage au début du vingtième siècle. Tout ce qui n’est pas identifiable comme étant de l’anglais standard doit être considéré comme une variation de la norme.
Les didascalies s’adressent aux lecteurs qui peuvent aussi être metteurs en scène, et acteurs. Les directives données peuvent ne pas être suivies à la lettre par le metteur en scène.
[Don Sebastian enters by the door on the left. He is a young man of twenty-eight, in the dress of a Spanish military officer. He has a dusky complexion, black hair, and sharp, well-cut features. He carries himself proudly and has something of the courtier's elegant, punctilious, almost flamboyant manner, but at the moment his look is strained and anxious. He crosses to the main door and opens it, giving a glimpse of the waters of the Bay, and a cloaked figure seen against them. He goes out, shutting the door after him.
La première phrase est une indication scénique précise : le personnage entre par la gauche, vu de la salle. Rien n’interdit de traduire par un terme technique : « la porte côté jardin. » Le lecteur reçoit une description du personnage qui tient du cliché, ce qui devra être préservé dans la traduction. Enfin, le personnage non identifiable participe du mystère, donc de la mise en tension.
Don Sebastian entre par la porte côté jardin. C’est un homme jeune : il a vingt-huit ans. Il est vêtu comme un officier de l’armée espagnole. Il a le teint mat, les cheveux noirs et des traits anguleux typés. Il a un port altier et il arbore l’élégance, la rigueur et ce je-ne-sais-quoi de la flamboyance des nobles ; mais à cet instant il a les traits tirés et il est nerveux. Il traverse la scène jusqu’à la porte de l’entrée principale ; il l’ouvre, laissant entrevoir les eaux de la Baie d’où se détache la silhouette d’un personnage portant une cape. Il sort et referme la porte derrière lui.
Ce personnage a l’aspect du héros : il doit être séduisant pour les spectateurs comme pour Barabel. Son destin étant tragique, rien d’ironique ne doit moduler cette didascalie.
Don Sebastian est un personnage aux qualités visibles. Mais s’il a vingt-huit ans en 1588, c’est qu’il est né en 1560, l’année où l’Ecosse a adopté la réforme calviniste de John Knox. Le catholicisme présumé de Don Sebastian doit le rendre insupportable aux yeux des Smollett, père et fils, pour des raisons différentes. Il s’exprime dans un anglais irréprochable, peut-être livresque ? L’auteur ne lui donne pas l’occasion de s’en expliquer. Rien n’est dit sur son accent, le metteur en scène a toute latitude pour imposer, ou non, à l’acteur d’adopter un accent espagnol, avec le risque d’en faire, peut-être involontairement, un personnage comique. Mais le traducteur s’abstiendra de traduire « Ah, Señorita! I was wondering if you would ever return. » par « Ah ! Señorita ! Yé mé demandé si vous réviendriez yamais. »
SEBASTIAN Flowers! as from a Castilian garden. Things of beauty in this dark, stern land ! Mil gracias, senorita !
SEBASTIAN Des fleurs ! Comme si elles venaient d’un jardin de Castille. Des objets de beauté dans cette terre sombre et austère ! Mil gracias, señorita !
SEBASTIAN The crew is mutinous, and I dare not let them know what has happened, lest they break into open revolt. You, too, must keep it secret.
Cette première phrase est complexe avec deux expression littéraires peut-être pas pertinentes au seizième siècle : « I dare not let them know… » et « lest they break into open revolt ».
SEBASTIAN L’équipage est au bord de la mutinerie, et je n’ose leur révéler ce qui s’est passé, de crainte qu’ils ne se révoltent pour de bon. Vous aussi, vous devez garder le secret.
Cet autre exemple indique le haut niveau de langue chez Sebastian :
SEBASTIAN (With gallantry.) Sangre mia, why not? I come upon a sweet northern flower. Must it only turn to me its thorns?
SEBASTIAN Sangre mia, pourquoi pas? Je rencontre une douce fleur boréale. Faut-il qu’elle ne me tende que ses épines ?
Ce dernier exemple montre l’écart de niveau de langue entre l’Espagnol et l’Ecossais, bien qu’on puisse y voir trois vers classiques, des pentamètres :
SEBASTIAN Then it's for my father! But what rashness, what folly! When I've tried so hard to conceal his death!
[John Smollett comes in hastily by the door on the right.
SMOLLETT What's this I'm hearing? Whatna madness is this?
« What rashness » se traduira par « Quelle témérité », tandis que « Whatna madness is this? », (littéralement : « what not madness ») par « Non mais, quelle folie que c’est, ça ? »
L’écossais
Depuis la signature de l’Acte d’Union entre l’Ecosse et l’Angleterre, qui fondait officiellement la Grande-Bretagne en 1707, la langue anglaise a cherché à s’imposer à toute l’Ecosse. Les langues vernaculaires ont été décriées, et même parmi les Ecossais, Adam Smith et John Hume en tête, il s’est trouvé des promoteurs de cette langue que le peuple considérait comme étrangère. Parmi les défenseurs, on trouve Robert Burns, le poète national, Walter Scott, Robert Louis Stevenson et Hugh MacDiarmid : le choix de langue est encore une cause politique. Mais aujourd’hui bien qu’il y ait de nombreux désaccords entre experts et pratiquants, il semble que le travail patient des lexicographes permette de commencer à résoudre la confusion. Pour simplifier la question et intégrer le point de vue d’un auteur de 1920, il convient de distinguer l’anglo-écossais, qui est une langue littéraire à parité avec l’anglais standard, de la douzaine de dialectes écossais identifiables. Dans The Spanish Galleon, on peut avancer que Jonathan parle en anglo-écossais et son père John Smollett en dialecte des Basses-Terres, très probablement de la région de Glasgow (l’acteur décidera).
Il ne nous appartient pas de prendre parti dans cette querelle sur la nature de l’écossais : est-ce du mauvais anglais ou une langue distincte de l’anglais ? L’écossais est issu du nord-anglien, dialecte des Angles installés au sixième siècle dans ce qui sera le nord de l’Angleterre et le sud de l’Ecosse. Alors que les royaumes saxons du sud de l’Angleterre ont graduellement fusionné leurs dialectes avec le mercien du royaume du centre du pays, l’implantation du royaume danois dans le nord de l’Angleterre du neuvième au onzième siècles a entrainé une évolution séparée des parlers du nord et de ceux du sud. Ce n’est pas le lieu de faire une étude comparée exhaustive des deux formes linguistiques, mais on peut rechercher dans le texte de Brandane les points de différences dans le discours des Smollett, et établir quelques éléments récurrents, en plus du fait que l’écossais est moins chuintant que l’anglais : à l’anglais ‘church’ correspond l’écossais ‘kirk’.
Quelques noms communs ne sont pas anglais, tels que ‘change-hoose’ (auberge, pub), ‘hoyroyally’ (tintamarre), ‘clamjamfry’ (bande, horde, smala), ‘maun’ (= must ; devoir), bruilzie’ (brouille),’muckle’ (= much ; beaucoup) ‘syne’ (depuis), ‘ken’ (savoir), ‘partan’ (crabe), ‘speiring’ (s’enquérir)… et l’expression ‘ne’er fash your thoomb’ (t’inquiète pas).
L’écossais a affirmé son existence distincte de l’anglais à la suite de la guerre de Cent ans qui a entrainé un rejet de la langue français pourtant parlée en Angleterre depuis l’invasion normande. On remarque que le son ‘u’ français, ‘guid’ (good), ‘bluidy’ (bloody), est resté. Le mot ‘ile’ est, à l’évidence, dérivé du français ‘[h]uile’. Les variations vocaliques sont un phénomène banal : hing (hang) ; anither (another) ; ‘mair’ (more) ; drap (drop), wha (who)…
On note, dans la langue écossaise, une absence notable du phénomène de diphtongaison apparu dans la langue anglaise dans le courant du seizième siècle : ‘blaw’ (blow), nicht (night)… la plus sensible est la voyelle longue comme dans ‘noo’ (maintenant), alors qu’en anglais la diphtongue s’est imposée : (now) ; ainsi que dans : aboot (about), oot’ (out), doot (doubt), hoo (how), ‘doon’ (down), ‘oor (hour).
L’allongement de certaines voyelles est devenu une caractéristique majeure de l’accent écossais : ‘weel’ (well), ‘heid’ (head) ; ‘peety’ (pity), ‘feenish’ (finish), ‘wheesht’ (whisht) ; dee (die). Il en va de même pour ‘na’ correspondant à ‘not’ en anglais, d’où les multiples ‘Havena’ (have not), ‘shouldna’ (should not), ‘canna’ (cannot), et l’incontournable ‘dinna’ (don’t). On note que l’anglais contracte ‘have not’ en ‘haven’t’ et l’écossais en ‘havena’. Le phénomène observable est l’absence de certains phonèmes, comme dans : ‘ta’en’ (taken), ‘o’ ’ (of), ‘gi’e’ (give), ‘wi’ ’ (with), ‘ha’e’ (have). En Angleterre, depuis des générations, il est convenu que la suppression de sons consonantiques était une marque d’ignorance et de mauvaise éducation : il suffit d’écouter des émissions dites populaires sur les chaines anglaises pour saisir la différence d’instruction entre les intervenants. Les suppressions de phonèmes dans la chaine parlée sont l’apanage des personnes appartenant aux classes sociales dites basses. Est-ce une banale confusion que d’assimiler un scottophone à un anglophone mal instruit ? Est-ce un acte politique que déclarer qu’un scottophone disant « masel’ » est un individu qui parle mal anglais, alors qu’il signifie ‘myself’ dans la langue anglaise en ne prononçant pas naturellement une voyelle dans « ma— » (anglais : ‘my’) et une consonne dans « —sel’ » (anglais : ‘self’) ? Les phonéticiens ont répertorié les écarts entre les voyelles anglaises et les voyelles écossaises, et ils ont montré la cohérence phonologique de la langue. Et pour cette raison, en écossais moderne ce qui s’écrivait avec une apostrophe pour montrer une élision, comme « wi’ » s’orthographie désormais « wi » par convention : il s’agit de montrer que l’écossais n’est pas du ‘mauvais’ anglais. Et ce que Brandane a orthographié « ta’en », « gi’e », « ha’e », « o’ », s’écrit désormais : « taen, gie, hae, o ». Le traducteur devra-t-il transformer certains mots en appliquant une élision judicieuse qui ne les rende pas incompréhensibles ?
En langue orale, la prononciation du phonème ‘r’ est caractéristique : de manière générale, le ‘r’ prévocalique est roulé ; le ‘r’ postvocalique est prononcé (au point de réalisation des consonnes voisées vélaires) mais non grasséyé : l’anglo-écossais (contrairement à l’anglais anglais / de la Reine / de la BBC…) et l’écossais sont des langues rhotiques, à la manière de l’anglais américain et de l’anglo-irlandais. On est en droit de penser qu’il s’agit là d’un héritage du gaélique : ‘loch’/ ‘lough’ (lac) ; ‘rach’ (aller) ; ‘fliuch’ (humide)… Un anglophone s’exprimant en anglais standard ne prononce pas le phonème final de ‘loch’ /R/ mais /k/. Ce phonème étant usuel chez les francophones (bar, mure, fière, ‘tire’…), faut-il l’exploiter dans une traduction de texte écossais ?
Le traducteur qui est au fait des enjeux politiques de la publication d’un texte en écossais aura l’expérience des locuteurs scottophones. Dans un texte plurilingue la différence entre les personnages anglophones et scottophones peut se marquer par un emploi calculé des phénomènes identifiés ci-dessus. Il sera nécessaire d’évaluer l’effet produit des idiosyncrasies conférées à tel ou tel personnage : en le faisant s’exprimer en français, change-t-on radicalement son image à l’esprit du lecteur ? S’il faut parler de théorie, il convient de comprendre qu’il s’agit surtout d’une description d’un produit linguistique résultant de la compréhension d’une réalité.
John Smollet s’exprime en écossais dialectal (‘broad Scots’ / ‘Scotch’) :
SMOLLETT But they're no' to bide here. Aren't they gaun ower to Loch Sunart on this splore o' Maclean's?
SMOLLETT Mais, ils vont pas rester là. Ils vont bien traverser jusqu’au Loch Sunart faire cette escapade avec les MacLean, non ?
On constate 1) des variations de phonèmes : gaun — ‘going’, ower — ‘over’ ; 2) des absences de phonèmes : no’ — ‘not’, o’ — ‘of’ ; 3) un terme écossais : splore — (escapade, virée…). On peut tenter de retirer un phonème : par exemple, « tra-erser », ou bien « essapade » « a-ec » ; on peut aussi moduler un phonème : « just’au », « citte » ; on peut enfin créer un néologisme pour traduire ‘splore’ qui doit venir du français ‘explore/r’ : « sploration » ou « scapade ».
SMOLLETT Dinna worry me! Hoo can we stop them? I ken we're at the mercy o' a crood o' redhanded Jesuitical cut-throats,
SMOLLETT M’embête pas ! Comment (qu’)on peut les arrêter ? Je sais qu’on est à la merci d’une bande de coupe-jarrets jésuitiques qui ont du sang sur les mains.
Dans cet extrait on trouve 1) des élisions de consonnes : o’ ; 2) des variations de voyelles : dinna — ‘don’t’, hoo — ‘how’ ; crood — ‘crowd’. La traduction de ‘dinna’ par la suppression de ‘ne’ devant le verbe (M’embête pas !) serait une erreur de niveau de langue, parce que la négation est complète dans « dinna worry » : peut-on moduler le « ne m’embête pas ! » à l’aide d’un explétif : « Ne m’embête pas, toi / te ! » ? Mais remplacer le « toi » par « te » serait dialectal et dépréciatif. Reste à savoir si cette formulation peut se répéter sur les « shouldna », « canna » et « havena »…
SMOLLETT He has his ain troubles. The hale ship's seething wi' discontent. It's a peety they ever won here. We'd be weel redd o' them.
SMOLLETT Il a ses ennuis bien à lui. Tout le bateau (littéralement : bouillonne de mécontentement) déborde de râleurs. Quel dommage qu’ils soient arrivés ici. On se serait bien passé d’eux.
Hormis les variations sur les voyelles (ain — ‘own’ ; hale — ‘whole’ ; redd — ‘rid’), on note deux cas d’allongement de voyelles : weel — ‘well’ ; peety — ‘pity’. Il semble possible de calquer cet allongement sur « dommaage ». Quant à ‘weel’ / « bien », on peut soit le transférer directement, soit le faire passer sur un autre mot : « bieen passé », ou « bien paassé ». Cela nous amène à imaginer une possibilité de rallongement systématique sur les « a » : « baateau », raaleur », dommaage », « paassé »… Mais pour éviter un excès contreproductif, on peut décider de ne faire l’opération que sur les noms communs, ou sur une autre voyelle moins fréquente.
SMOLLETT I micht ha'e kent there was a lass in't.
SMOLLETT Je me doutais bien qu’il y avait une fille là-dessous.
L’auxiliaire de modalité ‘micht’ ne diffère de son homologue anglais ‘might’ que par l’absence de diphtongue et la prononciation du digraphe ‘ch’, alors que l’anglais ‘gh’ est muet mais appelle une diphtongue sur le ‘i’. Le mot ‘lass’ est courant pour désigner une fille, comme ‘girl’ en anglais, sans valeur dépréciative a priori.
SMOLLETT Noo dinna anger me. I've tell't ye the danger. And there are ither things I'm no' free to speak o'. I'm gaun doon to the quayheid. You'd better come wi' me. You'll get a guid enough sicht o' her there.
SMOLLETT Allez ! va pas m’énerver. Je t’ai expliqué le danger. Et puis il y a d’autres choses que je n’ai pas le droit de te dire. Je descends à la pointe de la jetée. Tu ferais mieux de venir avec moi. Tu le verras (le navire) aussi bien de là.
Dans cet extrait, on note le mot ‘sicht’ (en anglais ‘sight’ — une vue) qui suit la même formation que ‘micht’ ; le mot ‘enough’ (assez) a la même graphie qu’en anglais mais le digraphe ‘gh’ se prononce comme une constrictive vélaire (cf ‘loch’) ; enfin, la voyelle de l’adjectif ‘guid’ (en anglais ‘good’) se prononce comme le ‘u’ français. Dans la totalité de cette réplique, on relève une quinzaine d’écarts par rapport à la prononciation anglaise standard. Ce qui justifie un travail de composition important autant pour le traducteur que pour l’acteur qui joue ce personnage « haut en couleur ».
Jonathan Smollet est allé à l’université et il s’exprime en anglo-écossais. C’est-à-dire qu’il utilise parfois des mots non anglais, comme dans : « You treat me as if I was a bairn ! », où ‘bairn’ (enfant) est un mot écossais d’usage courant. Parfois une contraction lui échappe, comme dans : « I might think lighter o't if I cared for you less. » S’il ne se contrôle pas, des formes moins correctes (pour un Anglais) se glissent dans ses phrases : « At this hour? Among such men? They threaten mutiny. And other things are whispered. You dinna ken the danger, Barabel! I canna allow you to do this. » Ce dernier exemple montre sa correction d’usage de la langue : « I ken no more than I've tell't ye. To you—a stranger—it may matter little what happens to her. But it matters a great deal to me. And I’ll not see her jeopardized through any foreigner's whim. » Hormis ‘ken’ et ‘tell’t’ qui peuvent passer pour des formes archaïque de l’anglais ou des scotticismes, toute la réplique est donnée dans un niveau de langue élevé. Il s’agira de montrer que, dans la même réplique, Jonathan peut être spontané (« I ken no more than I’ve tell’t ye ») et formel. Le traducteur se fera fort d’exprimer la différence : « J’en sais pas plus que que ch’t’ai dit. Pour vous, un étranger, il se peut très bien que ce qui lui arrivera vous importe peu. Mais à moi, cela importe grandement. Et je ne tiens pas à la voir se mettre en danger à cause d’un caprice du premier étranger venu. » Le texte dramatique force le traducteur à donner à lire autant qu’à entendre.
Le gaélique
C’est la langue vivante la plus ancienne d’Ecosse (hormis le latin). Cette langue celtique est très différente de l’anglais et de l’écossais, même si l’écossais, au fil des générations, lui a emprunté des lexèmes et des phonèmes. La syntaxe du gaélique n’a rien de commun avec celles de l’anglais et de l’écossais. Si Brandane avait écrit The Spanish Galleon de nos jours, il est probable qu’il aurait fait parler Ewan beaucoup plus souvent en gaélique, en laissant quelques possibilités aux spectateurs non gaélophones de suivre les paroles soutenues par des intonations et des gestes. Barabel n’aurait pas hésité à s’exprimer en gaélique, peut-être pour exprimer ses sentiments aurait-elle joint le geste à la parole…
Ewan ne s’exprime qu’une fois en gaélique, parce qu’il est excédé par le comportement odieux de Smollett : « Mhic a choin ! Sasunnach, suarach, sallach! Mallachd ort! » (« Fils de chien ! Anglais/Saxon ! Ignoble ! Salaud ! Je te maudis ! »). Mais il n’est pas nécessaire de traduire la réplique, car le lecteur ou l’auditeur comprend le fond de sa pensée de Ewan !
Brandane a choisi de faire parler Ewan MacMorran en anglais des Hautes-Terres (Highland English) et dans le peu de répliques qu’il doit donner, Ewan livre trois caractéristiques : la forme en ‘-ing’ des verbes conjugués qui correspond littéralement à la conjugaison du présent : « I'll no' be wanting you to show that light. » (« Je ne veux pas que vous montriez cette lumière. »), ou bien « I will not be liking this at all, at all. » (« Je ne vais pas aimer ça, du tout, du tout. »). L’exclamation, « Och! sorrow on you ! » (Oh là là ! Malheur à toi ! / Je te maudis ! »), est un calque de l’expression gaélique ; mais ce n’est pas vraiment différent de l’anglais, comme dans « Shame on you ! ». Enfin, en disant : « It's not happy he's looking, », Ewan fait une traduction littérale d’une expression idiomatique très courante en gaélique : comment rendre dans un français recevable ce « Il n’a pas l’air très heureux ». Quel effet sera produit sur le lecteur ou spectateur si nous écrivons : « Pas heureux, qu’il a l’air ! » ?
Barabel utilise cette tournure qui trahit son origine : « It's sorry I am to hear this », (« Désolée que je suis d’entendre ça / Désolée, vraiment désolée d’entendre ça. ») « It's dying I am to see over that wonderful ship » (« J’en meurs d’envie, moi, d’aller voir ce bateau magnifique. »). Mais Barabel utilise quelques expressions écossaises quand elle s’adresse à Jonathan : « Dinna be foolish, Jonacky » (« Sois pas idiot, mon Jonnie. »), ou bien : « Oh, I havena told you! You put it clean out my head. » (Oh, je t’ai pas dit ! Tu m’as fait carrément oublier tout ça. »)
Barabel, dans la même réplique passe de l’anglais des Hautes-Terres à l’écossais : « I’m sorry you'll be speaking this way. I canna go with you this evening. » Mais ce qui rend ce personnage délicat à traiter pour un traducteur, c’est qu’elle peut s’exprimer dans un anglais irréprochable : « And what now have I done that you should be speaking to me this way? » (« Et maintenant, qu’ai-je donc fait pour que tu me parles sur ce ton-là ? »), voire de niveau élevé avec son traitement du modal : « Dare you not go near the ship now? » (« N’oses-tu plus t’approcher du bateau maintenant ? ») Nous laisserons aux critiques littéraires émettre quelques réserves sur la cohérence du personnage.
Dans le cas de ce texte plurilingue, la langue française reste la seule langue cible pour de multiples langues sources. Il importe donc d’identifier la langue source de chaque personnage, d’en connaître les caractéristiques et d’inclure dans l’opération traduisante des choix phonologiques tels que : une langue usuelle standard avec des niveaux variés pour l’anglais standard, une langue plus gutturale agrémentée de formes lexicales elliptiques pour l’écossais, une langue plus chuintante parée de voyelles allongées pour le gaélique ou pour l’anglais des Hautes-Terres… Tout est affaire de dosage pour ne pas transformer la nature des personnages et de leur discours. S’il apparaît qu’ils doivent être caractéristiques phonétiquement de leurs caractères, la cohérence de leurs idiolectes respectifs doit éviter les erreurs d’interprétation. Le traducteur devra peut-être insérer une brève explication en avant-propos, où il peut être aussi question d’intonations distinctives.
Quelques échantillons pour conclure :
JONATHAN Well, it's a far cry to Dumbarton town. What hills, what bogs, what moorland torrents!
SMOLLETT To say naething o' the change-hooses by the way, eh? The packman saw ye on the Ridge an hour syne.
JONATHAN News travels fast here. I met Barabel on the Aros Road and stopped for a word wi’ her. Good e’en to ye, Ewan.
SMOLLETT I micht ha'e kent there was a lass in't. Ha'e ye letters?
JONATHAN Letters and letters. And a dispatch frae Holyrood.
EWAN I’ll be stepping, Mr. Smollett. I’ll be back again in a short while.
JONATHAN Il faut dire que Dumbarton n’est pas la ville la plus proche. Avec toutes ces collines, tous ces marais, tous ces torrents sur la lande !
SMOLLET Pour rien dire des taavernes tout le long de taa route, hein ? Le colpoorteur t’aa vu en haut de la côte, çaa fait quatre quaarts d’heure.
JONATHAN Les nouvelles vont vite par ici. J’ai rencontré Barabel sur la route d’Aros et je me suis arrêté pour bavarder un peu.
SMOLLETT Crénom, j’aurais dû me douuter qu’il y aavait une fille làà-dessous.
JONATHAN Des lettres et encore des lettres. Et une missive d’Holyrood.
EWAN Vais faire un tour, Chmollett. Reviendrai chans tarder.
SEBASTIAN Master Jonathan is still suspicious. He forgets that it is as friends and allies the musketeers are being disembarked.
JONATHAN It's not the first time that foreign help has proved a danger to those that sought it.
BARABEL The soldiers arena landing at all. They are going aboard Duart's biorlinns, and many are already half across to Sunart.
SEBASTIAN Master Jonathan is not to be satisfied. Also, he disapproves of your going out to the ship.
BARABEL Oh! And will you not be for taking me?
JONATHAN I told him I’m opposed to it—at this hour—and among such men.
SEBASTIAN Maitre Yonathan est toujours soupçonneux. Il oublie que c’est en tant qu’amis et alliés que les mousquetaires sont en train de débarquer.
JONATHAN Ce n’est pas la première fois que l’aide d’étrangers s’est révélée dangereuse pour ceux qui l’ont sollicitée.
BARABEL Les soldats ne viennent pas sur le quai. Ils embarquent dans les birlinns de Duart, et d’ailleurs beaucoup sont déjà dans le Loch Sunart.
SEBASTIAN Maitre Yonathan ne se laissera pas convaincre. Et aussi, il n’approuve pas que vous veniez à bord du galion.
BARABEL Oh ! Et vous n’allez pas être d’accord pour me prendre à bord ?
JONATHAN Je lui ai dit que je m’y opposais. Pour l’instant. Et tant qu’il y aura tous ces hommes-là.
SMOLLETT Noo, Ewan, keep you oot o' this, or it'll be the waur for ye! I'm acting under orders frae Holyrood, and, it'll be a serious thing if you intermeddle again.
EWAN Oh, I’ll not be meddling with you any more, Mr Smollett. For, look you! I’ll not be forgetting you have the strong arm for striking. Oh, yes, Mr Smollett, I’ll be standing aside.
SMOLLET You're showing some sense at last, then. Dol' MacLean, whilst firing that magazine—like the brave man he is—is, taking his life in his haun's. Torquil's in nae waur case.
SMOLLETT Crénom, aalors maintenant, Ewan, tuu restes caarément en dehors de tout çaa, sinon crois-moi ça va baarder pour toi ! Sache que j’aagis sur les ordres d’Holyrood, moi. Et que çaa va faire du viilain si tu te mets encoore en travers.
EWAN Oooh, je me mêlerai plus de vos affaires, Chmollett. Parche que, voyez-vous, je n’oublie pas : vous avez le bras fort et vous chavez frapper. Oooh oui, Chmollett, je rechte à l’écart.
SMOLLETT Bon, tu te montres raisonnable. Que c’est pas trop tôt, ça. Dol’ MaacLean, quand c’est qu’il mettra le feu aux poudres… C’est un gaarçon courageux, ça… MaacLean prendra saa vie en main, crénom ! Là où qu’il est, Torquil, c’est pas pire. Tuu peux croire qu’ils trouveront coomment s’en sortir.