Les Temps noirs de l’écrivain marocain francophone et contemporain Abdelhak Serhane se présente comme un récit post-colonial relatant l’histoire d’un narrateur et de son cousin, à peine sortis de l’enfance, qui prennent part, à leur insu, au combat de la France contre le nazisme de manière distincte : l’un en tant que civil et l’autre en tant que soldat goumier - terme par lequel se sont faits désignés, à l’époque du protectorat français, les soldats marocains enrôlés par la France dans les unités d’infanterie légère de l’Armée d’Afrique pour être en première ligne des combats de la libération de la France durant la Seconde Guerre mondiale-. Le Maroc étant à l’époque sous protectorat français, chacun entre en contact avec l’Autre, le Français s’entend, d’une manière différentielle1.
Ce roman possède des particularités scripturaires qu’il convient de préciser d’emblée afin de saisir toute sa portée littéraire et traductologique. Il s’agit d’un texte littéraire écrit en français par un auteur marocain situé entre le Maroc et le Canada ; un texte où l’auteur transpose les réalités sociales et linguistiques de sa société marocaine d’origine dans sa langue d’expression littéraire, en l’occurrence le français. Il résulte d’une expérience d’écriture marquée par la coexistence de plusieurs langues et cultures en contact. En effet, tout en étant à la croisée des langues (GAUVIN, 1997, 15), ce roman recèle également une rencontre culturelle dans laquelle la tradition littéraire marocaine du conte oral est transmise par le biais d’un roman, celui-ci n’étant qu’une forme importée dans ce pays de tradition orale donnant lieu ainsi à une rencontre entre l’oralité et l’écriture. Ainsi, par cette mise en contact des langues et des références culturelles, l’auteur fait montre d’un maniement fin de la langue française en laissant place à des emprunts oraux et écrits à sa culture d’origine, en l’occurrence arabo-berbère, s’inscrire et se transcrire dans le texte en graphie française. Non seulement ces traces visibles de la langue et de la culture maternelle aux côtés de la langue française enrichissent le texte littéraire, mais elles témoignent également d’une écriture fondée sur un mouvement de va-et-vient entre des systèmes culturels et des codes linguistiques totalement éloignés. C’est grâce à cette langue d’écriture qu’émerge un hétérolinguisme littéraire laissant place à des traces arabo-berbères dans la langue d’expression de l’auteur, inscrivant ainsi son roman dans le cadre de l’écriture postcoloniale hétérolingue.
En tant que traductrice de ce roman en langue arabe2, nous proposons dans cette contribution de partager notre vision et notre démarche traductive à l’égard de ce texte en situation hétérolingue, et tout particulièrement la question de l’onomastique. Aussi souhaiterions-nous répondre aux deux questions suivantes : comment notre geste traductif a cherché-t-il à résister à l’effacement des marques de l’hétérolinguisme lors du passage de la langue source à la langue cible ? Quelle approche traductologique nous a semblé la plus adéquate pour préserver et restituer les caractéristiques linguistiques de ce texte hétérolingue ? Pour ce faire, dans un premier temps, nous proposons d’exposer les caractéristiques linguistiques du roman en question, puis d’examiner la notion d’hétérolinguisme, ses modalités d’apparition et d’insertion dans le roman, avant de nous atteler à la problématique de l’acte de traduire d’un texte hétérolingue, dans le but de présenter notre démarche traductive de l’onomastique comme exemple de l’une des marques de l’hétérolinguisme du texte.
Les langues en jeu dans le texte
Une brève présentation du contexte sociolinguistique est nécessaire afin de mieux cerner la fonction des langues au Maroc. Au lendemain de l’indépendance, plusieurs foyers linguistiques se côtoient et se partagent l’espace marocain : il y a en effet deux langues écrites et deux langues orales qui sont loin de se partager la même échelle. La langue arabe est, de fait, représentée sous une forme double, écrite et orale. D’abord, l’arabe littéral, langue écrite, sert d’usage pour l’administration et l’enseignement dont le religieux. En dehors de cette sphère précise, et hormis cet usage à la fois administratif et éducatif, cette langue n’est ni parlée, ni n’est même considérée comme la langue maternelle d’aucun citoyen marocain. Elle représente la langue symbolique du patrimoine arabo-musulman d’une part. Ensuite, l’arabe marocain (dit, en français, arabe dialectal) constitue la forme orale qui assure le rôle de communication quotidienne dans toutes les activités des citoyens, sans distinction de classe sociale. Communément appelé la Dârija, l’arabe marocain sert à la fois de langue maternelle pour les Marocains non berbères et de langue seconde pour les Marocains berbères. Aussi sa fonction véhiculaire assure-t-elle la communication entre arabophones et berbérophones. Par conséquent, la coexistence de ces deux systèmes linguistiques donne lieu à la situation de diglossie que Fouad Laroui s’attelle à analyser dans son ouvrage Le drame linguistique marocain (LAROUI, 2011,10)3.De plus, le berbère, demeurant une langue de communication encore orale après l’indépendance4, se décline en plusieurs variétés linguistiques régionales5 et est pratiqué dans une zone géographique étendue6. Enfin, le français a été largement introduit pendant la période du protectorat entre 1912 et 1956 ; cette langue a joué un rôle prépondérant dans le domaine de l’enseignement avant la mise en place de la politique de l’arabisation post-indépendance. Ainsi, le moins que l’on puisse soutenir, c’est que la langue française a toujours été en contact avec les langues vernaculaires du pays, à savoir l’arabe et le berbère tout en préservant une position privilégiée au Maroc. Elle demeure la première langue étrangère pratiquée au Maroc là où la langue espagnole est exclusivement pratiquée au nord du pays, la géographie imposant ici sa loi.
Ainsi, le Maroc offre au regard une richesse linguistique qui a pour effet de dynamiser l’écriture littéraire elle-même. Plus particulièrement, cette situation plurilingue se perçoit dans le roman marocain d’expression française où s’installe un jeu de relations entre les différentes langues du pays. Les langues influent alors sur l’écriture, de sorte que l’auteur ne cherche plus à les faire taire ; bien au contraire : il inscrit dans la langue hôte tout ce qui contribue à façonner son identité. En effet, ce jeu de (ou avec les) langues s’inscrit dans une démarche postcoloniale comme le démontrent les auteurs de L’Empire vous répond (ASHCROFT, 2012, 45), ouvrage qui théorise le concept selon lequel le fait colonial ne cesse de modeler la littérature publiée après les indépendances dans les anciennes colonies. La littérature postcoloniale7, se présentant comme une réponse discursive à la représentation coloniale, s’efforce notamment de réfuter les stéréotypes propagés par le discours hégémonique occidental. Elle vise ainsi une réappropriation du discours, une réaffirmation de soi et une acceptation des cultures africaines au sein d'un espace postcolonial8 hybride9. Plutôt que de mettre l'accent sur les dichotomies binaires traditionnelles définies en termes de rapport de force (colonisateur Vs colonisé, centre Vs périphérie), l’époque postcoloniale se caractérise par une résistance à cette binarité coloniale et post-coloniale, évoluant vers des négociations constructives. C’est dans ce contexte que la littérature postcoloniale francophone au Maroc, marquée par la colonisation, s’efforce d’imposer une nouvelle vision du monde, marquée par la coexistence et la négociation des langues et des cultures (MOURA, 1999, 4). Aussi assiste-t-on à un changement dans la situation d’énonciation, une réhabilitation de l’identité et l’émergence d’un contre-discours (MOURA, 1999, 175). Cette prise de parole découle du besoin de s’exprimer et de s’affirmer autrement en façonnant un imaginaire propre, en remettant en cause les schémas narratifs empruntés à l’Occident et en enterrant le conflit entourant l’usage de la langue française10. Cette évolution se recoupe avec le mouvement de la pensée postcoloniale qui réclame « un autre temps de l’écriture, capable d’enregistrer les croisements ambivalents du temps et de l’espace qui constitue l’expérience moderne de la nation moderne » (BHABHA, 2007, 187).
Fidèle à cette tradition littéraire et à la richesse linguistique de son pays d’origine, Serhane déploie, à l’instar d’autres écrivains marocains d’expression française, ses langues maternelles dans ses textes, en faisant ainsi émerger de nouveaux aspects de son écriture hétérolingue. Aussi observe-t-on des traces de ces langues à travers l’onomastique, les contes, les proverbes, qui dévoilent une pensée nouvelle, ouverte sur l’autre et met en place cette dynamique observée dans les textes postcoloniaux hétérolingues.
Traduire sans trahir l’hétérolinguisme : définitions et position traductive
Sans être une caractéristique exclusivement propre à l’époque contemporaine, les textes écrits à la croisée des langues ont vu émerger plusieurs notions terminologiques destinées à théoriser cette interaction des langues au sein du même texte : la diglossie (JARDEL 1979, 27)11, le bilinguisme (JARDEL 1979, 25)12, le multilinguisme (SAKHNO, 2020, 59)13…et autres. Cependant, ces notions14, tout en mettant davantage l’accès sur l’aspect quantitatif et cumulatif (GRUTMAN, 2012, 51), n’entretiennent que des rapports indirects avec les œuvres comme l’influence d’une situation sociale sur un écrivain (GRUTMAN, 2019, 59). Aussi Grutman forge-t-il la notion d’hétérolinguisme pour désigner ce phénomène de mise en scène de la pluralité linguistique, la variété, la diversité, l’hétérogénéité, ainsi que les rapports de force et d’interaction dans un texte tant il vise principalement l’aspect littéraire de ce fait. En tant que caractéristique spécifique au genre romanesque perçu comme espace où peuvent se croiser plusieurs niveaux de langue, Grutman entend par hétérolinguisme « la présence dans un texte d’idiomes étrangers, quelque forme que ce soit, aussi bien que de variétés (sociales, régionales ou chronologiques) de la langue principale » (GRUTMAN, 2019, 60). En effet, Grutman identifie trois motivations à ce phénomène littéraire : souci du réalisme15, de composition16 et d’esthétique17 (GRUTMAN, 2002, 332).
Ainsi, l’une des questions que peut soulever la traduction d’un texte littéraire hétérolingue concerne sa transposition d’une langue source à une langue cible en raison de son hétérogénéité linguistique. Le philosophe Jacques Derrida fut parmi les premiers théoriciens à évoquer la question de la traduction et de l’hétérolinguisme en mettant en évidence les limites des théories de la traduction qui, selon lui, « traitent trop souvent des passages d’une langue à l’autre et ne considèrent pas assez la possibilité pour des langues d’être impliquées à plus de deux dans un texte » (DERRIDA, 1987, 208). Cette dimension problématique de la « prolifération babélienne des langues » (BERMAN, 1999, 52) en traduction a également été soulevée par Antoine Berman qui s’oppose à tout effacement des superpositions des langues dans l’acte de traduire, susceptible d’engager le processus de destruction de l’œuvre. En effet, la co-présence des langues dans l’espace textuel représente un véritable défi lors du passage d’une langue à une autre selon R. Grutman. Il affirme que traduire un texte hétérolingue :
n’est jamais une opération purement linguistique, mais à la fois une transformation textuelle et une transaction contextuelle, une intervention et un positionnement dans le champ culturel. On ne traduit pas tout (ni surtout de toutes les langues) et ce qui est sélectionné pour être traduit ne l’est pas n’importe comment (GRUTMAN, 2012, 50).
Ainsi, un espace textuel hétérolingue peut s’avérer donc lourd de conséquences pour tout traducteur littéraire, lequel aura non seulement la tâche de transposer le texte d’une langue à une autre, mais également de tenir compte de la dimension hétérolingue comme composante substantielle du roman. La traduction du texte hétérolingue nécessite donc une prise en considération de sa portée symbolique. Pour le cas du roman Les Temps noirs, la question judicieuse à se poser en tant que traductrice arabe de cette œuvre est de savoir la manière dont on peut traduire un texte hétérolingue sans priver l’œuvre de sa signifiance originale, sans gommer toutes les traces des autres langues présentes dans l’espace textuel, soit l’arabe littéral, l’arabe marocain et le berbère aux côtés de la langue d’écriture de l’auteur. Aussi est-il question de révéler l’approche jugée la plus en mesure de résister à l’effacement corollaire à l’acte de traduire et à préserver la part d’intraduisibilité que postule l’écriture de l’hétérolinguisme dans ce roman.
Face à toute entreprise de traduction littéraire, avant tout intellectuelle, exigeante en termes de rigueur, et de connaissance approfondie des langues en cause, il n’est pas possible de se contenter de traduire les mots uniquement, mais de les outrepasser pour cerner les insinuations, capter les nuances des expressions et saisir la portée de l’ouvrage avant d’entamer l’acte de traduire. Cet acte qui va au-delà de servir deux maîtres à la fois pour exiger du traducteur de plonger dans le génie des deux langues auxquelles il a affaire. Aussi a-t-on admis en théorie des positions moins catégoriques qui sont mises en jeu dans la pratique et pour lesquelles en tant que traductrice du roman nous avons opté dans la perspective d’un compromis relevant d’une position que l’on peut résumer de la sorte : ni « absolument sourcière, ni absolument cibliste » (RAO, 2007, 80) pour résister à l’effacement des caractéristiques de l’écriture hétérolingue. Antoine Berman définit la position traductive comme un :
Compromis entre la manière dont le traducteur perçoit, en tant que sujet pris par la pulsion de traduire, la tâche de la traduction, et la manière dont il a internalisé le discours ambiant sur le traduire », ou encore comme l'impact d'un « discours historique, social, littéraire, idéologique sur la traduction (et l'écriture littéraire) ». (BERMAN, 1995, 74)
Rappelons qu’en Allemagne romantique, la traduction se définissait comme une « création, [une] transmission et [un] élargissement de la langue » (BERMAN, 1984, 49). Toutefois, dans les apports de cette école dont Berman s’est inspiré, il n’est question, à aucun moment, de s’approprier l’Autre ou d’aplatir le texte. La traduction assimilatrice ou naturalisante est totalement discréditée. Aussi l’approche bermanienne prône-t-elle l’ouverture sur l’Autre, sur son identité et sur sa culture ; elle s’oppose de la sorte à toute tentative d’intégrer, de domestiquer ou de renier l’Autre, recommandant, au contraire, de préserver l’étrangeté culturelle, de maintenir le « lointain » (BERMAN, 1999, 52) et de faire en sorte que le lecteur aille à sa rencontre sans adaptation ou équivalence. En outre, Berman va jusqu’à extirper la traduction littérale de son ancien confinement « du mot à mot » pour lui attribuer une nouvelle dimension représentée par la traduction « de la lettre » (BERMAN, 1999, 26).
Ainsi, avons-nous jugé que cette définition de l’acte de traduire correspondait bien à la visée de la littérature marocaine d’expression française, qui se veut une littérature hétérolingue en ceci qu’elle laisse place à une pluralité des langues dans son espace textuel. Le potentiel de cette vision de la traduction mène à une plus grande conscience de l’hétérolinguisme du texte littéraire, c’est-à-dire la manière avec laquelle l’auteur marocain se sert des langues mises à sa disposition. Nous nous sommes ainsi positionnée en faveur d’une stratégie de traduction qui préserve « l’Étranger » (Ibid., 26) dans le texte en tant que tel. Une stratégie en harmonie avec la visée éthique de la traduction qui, contrairement à la visée ethnocentrique, « ramène tout à sa propre culture, à ses normes et valeurs, et considère ce qui est situé en dehors de celle-ci - l’Étranger - comme négatif ou tout juste bon à être annexé, adapté, pour accroître la richesse de cette culture » (Ibid., 27). De ce fait, la visée éthique de la traduction est une visée positive du fait qu’elle reconnaît à l’Autre une existence propre et s’engage afin qu’advienne l’ouverture du texte-cible aux caractéristiques propres du texte-source. Ajoutons également que l’avantage principal de cette visée est de laisser apparaître, ne serait-ce qu’en creux, le travail du sujet traduisant et n’éclipse point les efforts déployés rendant la traduction de cette écriture hétérolingue possible.
Par ailleurs, en traduction s’impose toujours à un moment ou à un autre la question de la transparence. Berman exprime sa méfiance envers le mythe de la « transparence » et de « la traduction qui ne sent pas la traduction », regrettant que la grande majorité des théories de la traduction semblent être hantées par l’obsession de produire « un texte que l’auteur étranger n’aurait pas manqué d’écrire » s’il l’avait écrit dans la langue d’arrivée (BERMAN, 1999, 35). Or, ce mythe de la traduction transparente et du traducteur ou de la traductrice invisible, auquel Venuti (VENUTI, 1992, 9) a consacré une grande partie de ses travaux, conduit principalement, de notre point de vue, à l’effacement de « l’Étranger » et au nivellement du texte hétérolingue. Pis encore, opter pour une traduction plus fluide ne peut que mener à traduire le texte dans une « langue normative - plus normative que celle d’une œuvre écrite directement dans la langue traduisante » (BERMAN, 1999, 35). Si le traducteur ou la traductrice littéraire est celui ou celle à qui l’on demande d’agir en tant qu’auteur ou autrice, mais sans jamais être l’auteur ou l’autrice du texte qu’il traduit, de produire une œuvre au moins égale au génie, sans jamais être « l’Œuvre » (BERMAN, 1984, 35), il leur est donc proscrit tout dépassement de la texture de l’original. Cela reviendrait à être une « sur-traduction déterminée par la poétique personnelle du traduisant » qui « dépasse l’œuvre » et « n’est qu’une « recréation libre » ou « forme hypertextuelle poétique [...] que l’on n’a pas le droit de confondre avec des [vraies] traductions » (BERMAN, 1999, 50).
Cela posé, il va sans dire qu’au moment où nous avons entrepris la traduction de ce texte hétérolingue, nous avons tenté de respecter autant que possible la double exigence (BERMAN, 1999, 93) à laquelle toute traduction doit se conformer, à savoir la poéticité et l’ethicité. Concrètement, le texte traduit ne doit pas posséder une qualité scripturaire supérieure à celle du texte du départ, en revanche, il doit présenter un « degré de consistance immanente en dehors de toute relation à l’original. Et [un] degré de vie immanente » (BERMAN, 1999, 65). De plus, ce texte doit également respecter l’œuvre à traduire, ce qui implique de la part du sujet traduisant, au moment de traduire, une attention particulière portée aux traits de l’écriture hétérolingue de l’œuvre en évitant par un acte délibéré ou méthodologique toute omission, dissimulation, addition ou soustraction. Parallèlement à cette double exigence, nous avons eu recours à la note infrapaginale là où nous l’avons jugé indispensable : soit que l’on a jugé nécessaire une explicitation complémentaire à la transparence, soit que l’on a estimé nécessaire de compenser une déperdition de sens évitable. Tout en étant moins intrusives, par leur place précisément infratextuelle, ces notes témoignent de notre souci de préserver les marques de l’hétérolinguisme intactes dans le texte traduit, sans perturber le récit par des interventions ou des insertions métadiscursives. Ainsi, ces notes nous ont permis de restituer des éléments perdus lors de la traduction ou de procéder à éclaircir le sens par son explicitation. L'essentiel est que ces notes de bas de page nous ont permis de nous conformer dans notre traduction aux marques de la pluralité linguistique du texte du départ. D’ailleurs, la bonne traduction, c’est-à-dire la traduction éthique, comme le souligne Berman, n’est-elle pas celle qui n’opère pas « une négation systématique de l’étrangeté de la langue étrangère » (BERMAN, 1984, 17), et dont l’essence même est « d’être ouverture, dialogue, métissage, décentrement. Elle est mise en rapport, ou elle n’est rien » (BERMAN, 1984, 16) ?
De la traduction arabe à composante hétérolingue : l’onomastique comme exemple
Pour rappeler les propos de Grutman, l’hétérolinguisme renvoie à la présence d’idiomes étrangers dans un texte et celui de l’auteur marocain A. Serhane nous en fournit plusieurs situations que nous avons limité ici à l’onomastique18. Dans le domaine de la traduction littéraire, aucun consensus ou modalité explicite n’existe quant au traitement de l’onomastique19, seules des pratiques sont mises en application par les différents traducteurs et traductrices. Lorsqu’il s’agit d’un nom propre, sa traduction est catégoriquement récusée comme le rappelle M. Ballard : « Tous les noms propres, quelque imprononçables qu’ils soient, doivent être rigoureusement respectés » (BALLARD, 2001, 18). Dans le cas du roman qui nous occupe, le code onomastique est porteur de différents niveaux de sens. En tant que composante à la fois du décor et de la couleur locale de l’œuvre, l’onomastique fait sens et s’insère dans les réseaux sémantiques du texte littéraire sans oublier qu’elle constitue une marque d’hétérolinguisme sous forme d’emprunt à la culture d’origine de l’auteur. C’est pourquoi l’onomastique, notamment les anthroponymes divisés en noms de famille, prénoms et surnoms, a mérité une attention toute particulière lors du passage de la langue-source à la langue-cible, c’est-à-dire du français à l’arabe.
L’exemple qui s’est imposé à nous d’emblée dans le roman est celui du personnage principal Moha Ou Hida ; un anthroponyme riche en implicites, et c’est la raison pour laquelle nous avons choisi de le mettre en relief. En effet, au-delà du simple fait qu’il confronte le lecteur à la figure de l’Autre, il fonctionne comme un code socioculturel, disposant ainsi d’un pouvoir d’évocation intertextuelle car il renferme un indicateur géographique qu’il serait préjudiciable de sous-estimer en traduction. Notons en effet, que, dépourvu d’un bagage cognitif similaire à celui de l’auteur, le lecteur du texte-source manque à saisir l’ensemble des implicites de cet anthroponyme qui se compose du prénom Moha : la forme berbère et diminutive du prénom arabe Mohammed, largement répandue dans les régions du Moyen Atlas et du Sud-est du Maroc. Ainsi, il véhicule une indication sur l’identité berbère et agit à ce titre comme un « indicateur imparable et fixateur de cadre géographique » (GALLEPE, 2006, 667). Puis, d’un patronyme « Ou Hida » qui véhicule à titre connotatif des indications relatives à l’appartenance tribale ou familiale de son porteur grâce à la particule « Ou ». En choisissant un prénom répandu au Maroc, l’auteur ancre l’identité et l’appartenance à la région du Rif sans y faire explicitement mention ; c’est une sorte de clin d’œil adressé au lectorat marocain de son roman écrit en français, à l’exclusion de tout autre. Cet aspect est corroboré par l’analyse d’Eugène Nicole à propos des fonctions du nom propre dans le texte romanesque, qui considère l’acte de nomination comme un processus d’identification qui « fonde le récit et oriente la lecture dans l’expectative d’un destin : l’« écho » créé autour du nom propre est là pour rappeler le symbole d’une qualité ou une référence exemplaire » (NICOLE, 1983, 235). Voilà d’ailleurs pourquoi le lecteur arabophone du texte source peut se heurter à une étrangeté face à cet anthroponyme à faible consonance arabe. Au moment de traduire le roman, nous nous sommes beaucoup interrogée quant à l’effet de l’onomastique sur le lecteur arabophone non maghrébin sachant que cet anthroponyme en particulier est loin d’être le fruit du hasard. Comment devrions-nous donc procéder en traduction pour concilier le respect de l’intégralité de l’œuvre et le rapprochement de ce personnage dans sa totalité pour un lecteur arabophone ?
Deux possibilités s’offraient à nous. Toutefois, nous l’admettons, elles sont fort discutables : soit l’arabisation de ce prénom par le biais de l’explicitation en substituant « Mohamed » à « Moha », mais cela équivaut à une traduction ethnocentrique qui vise à domestiquer la référence à la culture-cible. Il s’agit là d’un risque que nous avons tenu à éviter car cette domestication ethnocentrique serait également préjudiciable au texte et à l’intention de l’auteur. Ce choix réducteur aurait été amer et peu judicieux pour deux raisons : d’une part, il risquait de porter atteinte à une référence culturelle évocatrice d’un personnage héroïque de la région et, d'autre part, de gommer une identité berbère subtilement voilée par l’auteur. En somme, l’arabisation lui aurait ôté sans conteste son caractère étrange et original, affaiblissant ainsi son impact narratif sur le plan stylistique. L’autre possibilité aurait été le choix d’un patronyme autre que celui de Moha Ou Hida, mais cela équivalait à une pure et simple atteinte aux réseaux signifiants du texte. Sacrifier le prénom berbère original au profit d'un autre à consonance arabe risquait de faire perdre au personnage principal du récit sa charge sémantico-culturelle, provoquant ainsi l’abandon d’une partie du corps du récit et la création d’un personnage autre, totalement étranger à celui du texte-source.
Face à une référence marquée d’un point de vue socioculturel sur laquelle s’érige ce que nous pourrions même qualifier d’intrigue du texte et autour de laquelle se tisse un réseau de significations essentielles au récit, il nous a semblé plus judicieux de garder l’anthroponyme berbère tel quel, sans même y changer la moindre lettre dans le texte cible. Cette décision s’est imposée car elle permet au lecteur de prendre conscience de l’effet étrange voulu par l’auteur et illustré par l’onomastique : tout se passe, en effet, comme si l’auteur appelait ses lecteurs complices à se livrer à un jeu intellectuel de décodage. Certes, la réception du texte est limitée à un public situé dans un espace culturel spécifique. C’est pourquoi l’auteur use d’un anthroponyme comme partie intégrante de l’acte créatif, qui fait appel à la fois au cognitif et au socioculturel. Aussi l’étrangeté de cette marque d’hétérolinguisme nous a-t-elle semblé préférable à toute forme d’aplatissement ou d’omission qui aurait dénaturé le texte original et aurait provoqué un appauvrissement qualitatif, s’inscrivant ainsi dans l’une des tendances déformantes décriées par A. Berman dans le domaine de la traduction. Toutefois, afin de permettre au lecteur arabophone non marocain de saisir la portée de cet anthroponyme, nous avons opté pour une stratégie explicative, à savoir l’utilisation de la note infrapaginale. Celle-ci a, en effet, l’avantage de fournir au lecteur arabophone toutes les connotations implicites qui ne peuvent que lui échapper : au premier chef l’identité berbère du personnage, son origine géographique, la forme diminutive du prénom, le sens de la particule « Ou » en tant qu’indicateur d’appartenance à une famille ou à une tribu qu’aucune traduction, du moins à notre sens, ne peut se permettre d’omettre. Ainsi, le lecteur est suffisamment introduit aux significations essentielles, faute de quoi il ne pourrait accéder aux sens implicites qui nourrissent le texte. Nous lui fournissons donc ce que nous pourrions appeler les matériaux de l’intelligibilité du roman. Il s’agit là de mieux doter le lectorat cible de la signification souterraine des prénoms et éviter toute amputation ou hypertrophisation sémantique.
Un autre cas de figure de l’onomastique dans le roman touche, cette fois-ci, au surnom à propos duquel M. Ballard note que : « S’il relève également d’un acte de baptême, il s’effectue en liaison avec la description d’un extralinguistique qui demande une traduction » (BALLARD, 2001, 18). Les surnoms sont porteurs de sens, ils ne sont généralement donnés qu’après une familiarité bien établie. Dans le texte-source, nous trouvons un exemple de surnom décrivant l’apparence physique de la personne : « Tu connais Borass ? demanda à Moha Ou Hida. - Le teigneux ? Je ne connais que lui. Qu’est-ce qu’il a ? » (SERHANE, 2002, 166). « Borass », littéralement « grosse tête », mais non pas dans le sens que le français accorde à cette expression : Einstein est une grosse tête. Le surnom désigne ici une personne ayant une tête volumineuse par rapport à la norme. L’auteur emploie ce surnom dans sa version arabe marocain. Ce surnom est porteur de sens et n’est inscrit que pour renvoyer à un personnage supposé connu par les membres du personnel romanesque grâce à une caractéristique physique. L’autre aspect intéressant de ce surnom est qu’il est aisément compris par le lecteur cible, contrairement au lecteur francophone qui perd le sous-entendu de ce surnom car la graphie et la prononciation du surnom suffisent à faire deviner au lecteur le jeu de mots implicite dans le texte cible. D’un point de vue traductif, la simple restitution du surnom suffit sans intervention de notre part face à ce cas de figure.
Outre les anthroponymes et les surnoms, l’auteur recourt à un système d’appellations auxquelles font appel les Marocains pour interpeller leur interlocuteur dans le cadre d’un échange. Ces appellatifs indiquent et reflètent la relation sociale que le locuteur instaure avec son interlocuteur. Dans le texte source, l’appellatif appartient, en effet, à la langue et à la culture maternelle de l’auteur, contribuant ainsi à marquer l’étrangeté du locuteur. Aussi avons-nous décidé de ne pas gommer de notre traduction les appellatifs transcrits tels qu’ils sont, afin de préserver l’intégrité du réseau sémantique du texte. Ces formes d’adresse figurent dans les deux passages suivants :
« Puis ce fut le tour de Lalla Itto, de Rabha et de Nanna Rqia. Un enfant donna l’alerte et les hommes accoururent. Les corps inanimés furent évacués d’urgence. »20 (SERHANE, 2002, 172)
Et :
« Chacun lui avait réclamé quelque chose. Des cigarettes américaines pour Si Mansour, l’usurier. Une montre-bracelet pour Si Hamza. » (SERHANE, 2002, 164)
Dans le premier extrait, les termes à consonance arabe et berbère se succèdent dans la même phrase et constituent un signe des langues étrangères au lecteur, à la fois pour le lectorat francophone qu’arabophone du texte-source. « Nanna » est un mot berbère inscrit dans le récit avec une variation sémantique ; il désigne la tante paternelle et s’utilise parfois pour précéder le prénom d’une femme plus âgée que le locuteur. Puis, deux titres honorifiques « Lalla » et « Si » sont également présents. Si le lecteur francophone identifie les noms propres grâce à la marque de la majuscule mais ignore leur sens, le lecteur arabophone reconnaît assez aisément le mot « Si » comme étant l’abréviation du mot arabe marocain « Sidi » (Monsieur), mais aurait plus de mal à saisir le sens de « Lalla ». En effet, ce dernier est un mot d’origine berbère utilisé dans l’arabe marocain pour témoigner du respect envers les femmes d’un certain âge. En vue d’inscrire cette diversité linguistique dans le texte-cible, nous avons opté, pour le premier cas, pour une note infrapaginale détaillant soigneusement l’origine berbère de l’appellatif, sa polysémie et son équivalent en langue arabe. Quant aux titres honorifiques tels que « Lalla » et « Si », nous nous sommes alignée sur les propos de M. Ballard qui estime que les appellations utilisées en « conjonction avec un prénom ou un patronyme constituent un syntagme dont l’homogénéité devrait être préservée en traduction » (BALLARD, 2001, 23). Aussi la suppression de ces signes de respect aurait-elle entraîné une sorte de dépersonnalisation, rendant ce passage hétérolingue plus abstrait et privé de sa particularité linguistique. Autrement dit, nous aurions appauvri le texte sur le plan qualitatif.
Enfin, deux autres exemples ont trait au système d’appellations dans le récit et, tout particulièrement, à la coexistence forcée entre les Marocains et les Français pendant la période coloniale, ce qui n’est pas sans engendrer un ensemble de sociolectes dévalorisants pour désigner l’Autre dans le texte. En effet, le fait colonial se fait fortement sentir dans la perception que les autochtones ont de l’Autre, à savoir le colon français. S'effectuant sur le mode du conflit, la rencontre avec l’Autre s’avère des plus cruelles. L’image que le lecteur en reçoit dépeint non seulement l’écart béant entre deux réalités culturelles, mais dévoile le système de valeurs sur lequel se fonde le mécanisme de la représentation durant l’époque coloniale. Ainsi, pour Martin, figure du colonisateur dans le récit, l’autochtone n’est rien de plus qu’un « arabe, un pouilleux ou un bandit ». Sa vision de l’Autre ne dépasse pas les stéréotypes relatifs à l’infériorité de l’étranger, ce qui débouche sans conteste sur un langage légitimant la supériorité raciale du colonisateur sur le colonisé. En témoigne le passage suivant où une injure à connotation raciste, largement répandue à l’époque coloniale, est inscrite : « Sacrée bonne fatma ! Elle a eu tout le monde en beauté. Venus pour prendre, nous voilà obligés de restituer une partie du butin à cette femme » (SERHANE, 2002, 193).
L’expression « bonne fatma » figure au premier rang des expressions blessantes chargées de mépris et de dédain envers l’autochtone. Dans le contexte colonial, le surnom « La Fatma », emprunté à la langue arabe, devient, surtout avec l’ajout ironique et dépréciatif de l’article défini français « la », un terme avilissant21. Il dérive, par déformation, du prénom Fatima, courant dans les sociétés arabo-musulmanes en référence à la fille du prophète Mohammed. « La Fatma » s’est ensuite répandue parmi les colons d’Afrique du Nord pour désigner une domestique arabe (TREPS, 2017, 79-81). Dès les années trente, ce terme est intégré dans l’argot au sens de « femme arabe », associé à des stéréotypes dégradants et xénophobes. Afin de ne pas gommer le sous-entendu de cette appellation stéréotypée et réductrice, nous avons choisi de restituer l’expression dans le texte-cible, tout en l’accompagnant d’une note infrapaginale plus explicite. Dans le texte cible, nous avons également mis en évidence l’expression en la soulignant, les italiques n’étant pas suffisamment clairs en langue arabe.
En revanche, les postulats qui sous-tendent la représentation des autochtones à l’égard des Français ne se détachent pas des croyances religieuses : au racisme répond un autre racisme. La jeune Française Nadine n’est décrite dans le texte que par son appartenance religieuse, c’est-à-dire en tant qu’ennemie de la foi islamique locale. En voici un exemple : « La présence de la roumia rendait moins pénible la vie de Moha Ou Hida qui s’appliquait dans l’apprentissage de la langue. » (SERHANE, 2002, 89). Le terme « roumia », féminin de « roumi » (EL HOUSSI, 2007, 75), est à la fois un adjectif et un substantif dérivés du mot arabe littéral « rum »22, qui désigne initialement les Grecs du Bas-Empire (EL HOUSSI, 2007, 22). Il convient de noter que c’est une désignation donnée par les musulmans de l’Afrique du Nord aux chrétiens et aux Européens. Dans l’arabe marocain, « roumi » renvoie cependant à tout ce qui est de type européen. En revanche, le terme acquiert un sens péjoratif après le choc colonial et englobe tous les chrétiens sans distinction d’origine. Il est associé à la religion du colon envahisseur « rumi = chrétien=Européen=envahisseur » (EL HOUSSI, 2007, 33), de sorte que les distinguos entre ces termes finissent par se résorber pour ne désigner rien d’autre que le chrétien, soit l’ennemi par excellence, celui qui, menaçant la foi, constitue un péril pour l’identité musulmane.
Par conséquent, le terme « roumia » est empreint de haine dans la bouche des autochtones. La jeune femme est également désignée à certains endroits du texte par l’adjectif « nasraniya », c’est-à-dire nazaréenne qui, en arabe, du moins à l’origine, désigne le Nazaréen, c’est-à-dire Jésus de Nazareth, le fils de la vierge Marie, pour laquelle le Coran n’a, en effet, que respect et louanges. Ainsi, dans notre geste traductif, ces deux termes arabes « roumia » et « nāsrāniyā » ont fini par intégrer l’arabe marocain étant donné que nous avons choisi de reporter ces représentations de l’altérité telles quelles dans le texte-cible. À cela s’ajoute l’insertion d’une note infrapaginale indiquant l’origine et le référent de chaque terme. En effet, le recours aux sociolectes dans le texte-source est motivé par la volonté de l’auteur de faire revivre au lecteur une histoire à visée réaliste associée à un ensemble de représentations de cette époque révolue.
Pour conclure, le romancier marocain Abdelhak Serhane écrit en langue française tout en injectant dans sa syntaxe des emprunts issus de ses cultures maternelles, à la fois berbère et arabe. Lire ce romancier marocain n’est pas en soi une tâche ardue, son lectorat étant plongé dans un monde lointain, confronté à des cultures et à une altérité différentes. C’est précisément l’expérience d’un roman marocain d’expression française que nous avons désiré transmettre à d’autres lecteurs par sa traduction en langue arabe. Au cours de ce processus de traduction, les marques de l’hétérolinguisme, sous forme d’emprunts à la culture d’origine, que nous avons limitées dans cet article au cas de l’onomastique, posent le problème de leur degré d’intégration dans la langue-cible et pousse tout traducteur ou toute traductrice à s’interroger sur la démarche traductive à suivre. À défaut de céder à une démarche ethnocentrique en cherchant à proposer des équivalences dans la langue cible, ou de résister à l’ouverture sur l’Étranger, nous avons opté pour le maintien des emprunts dans une démarche de traduction éthique et respectueuse de la pluralité linguistique inscrite par l’auteur dans son texte hétérolingue. En effet, nous avons conclu que Les Temps noirs appartient à ces romans dans lesquels les auteurs se servent de plus d’une langue pour exprimer des réalités propres à leur pays et leurs cultures maternelles. Aussi toute traduction homogéneisante desservirait-elle le projet d’écriture de l’auteur et aurait donné lieu à un texte cible monolingue dépourvu de sens.