ELUA
ISSN 2171-6692
N° 35, 2021, p. 179-201
https://doi.org/10.14198/ELUA2021.35.9
I. INTRODUCTION
Ces dix dernières années, deux mouvements sociaux en lien avec les identités sexuelles et de genre ont réussi à trouver une place dans les médias et ont transmis à la société une problématique étroitement liée au domaine linguistique. Deux secteurs sociaux se trouvent à la tête de ces mouvements : d’un côté, le féminisme, qui réclame, au niveau linguistique, une plus grande présence du genre féminin, déplaçant ainsi l’usage du masculin générique, par lequel les activistes féministes ne se sentent pas représentées ; de l’autre, le collectif LGBTI2, qui revendique également le droit à la liberté sexuelle et à une identité de genre libre. En outre, une partie de ce collectif plaide en faveur d’une rupture avec la dichotomie de genre (masculin-féminin) et défend la possibilité de s’identifier en dehors de cette dernière, se définissant comme personnes non-binaires et réclamant une option linguistique qui les représente (ce collectif-ci sera l’objet de cette étude).
C’est ainsi que ce secteur de la communauté LGBTI a réussi à provoquer l’apparition progressive de nouvelles terminaisons grammaticales, parmi d’autres phénomènes linguistiques3, qui font référence à un nouveau genre grammatical, le non-binaire, en réponse à ces nouvelles identités.
Pour d’autres langues, ces formes ont déjà été régulées dans le domaine législatif de certains pays comme la Suède ou les Pays-Bas ; de plus, elles sont incluses dans certains de leurs ouvrages lexicographiques4. Ce n’est pas le cas dans la langue espagnole, pour laquelle un genre qui sorte de la dichotomie masculin-féminin n’est pas reconnu par les normes académiques. Néanmoins, quelques membres de la communauté linguistique LGBTI commencent déjà à utiliser certaines nouvelles formes grammaticales pour inclure ces nouvelles identités et pour qu’elles puissent être représentées dans la parole. C’est le cas de la terminaison en -e pour des adjectifs et des substantifs, en tant qu’alternative au -o du masculin et au -a du féminin, ou de la terminaison en -i, qui est aussi utilisée dans de nombreux contextes de communication indifféremment du genre du récepteur. Les deux formes semblent remplir des fonctions du langage distinctes, comme il sera démontré plus en avant.
2. OBJECTIFS
Cette étude envisage plusieurs objectifs principaux :
-
Présenter toutes les formes qui sont utilisées dans la langue espagnole, tant au niveau écrit qu’au niveau oral, dans le but de remplir les objectifs linguistiques des deux mouvements sociaux mentionnés : le féminisme et l’activisme LGBTI ;
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Parmi les formes les plus utilisées et consolidées au sein de l’activisme LGBTI, établir les profils des personnes qui les emploient, ainsi que leurs contextes d’utilisation les plus habituels ;
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Définir les objectifs de l’utilisation de ces formes ; essentiellement, le pluriel inclusif (qui prétend éviter l’usage du masculin générique) et la représentation du genre non-binaire ;
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Réaliser une analyse pragmalinguistique afin d’énumérer les différentes fonctions pragmatiques que remplissent chacun de ces groupes de terminaisons dans la parole ;
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Pour finir, nous chercherons à savoir si les groupes de terminaisons -i/-is et -e/-es remplissent tous deux la fonction linguistique du genre inclusif ou si, au contraire, le premier groupe ne signale pas simplement une marque de familiarité qui possède des fonctions différentes ; additionnellement, nous verrons si les deux groupes sont caractéristiques de la communauté linguistique LGBTI.
3. MÉTHODOLOGIE
Afin de mener à bien ses recherches, l’auteur a fait appel à un corpus qu’il a lui-même élaboré et qui rassemble des échantillons de parole du collectif LGBTI. Ce corpus est formé de sondages et d’enregistrements (d’entretiens semi-directifs et de conversations informelles). Pour cette étude, les documents du corpus suivants ont été utilisés :
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20 entretiens semi-directifs, tous enregistrés par des pairs à Valence, Madrid et Barcelone, au cours des années 2018 et 2019. Tous les informateurs étaient pleinement conscients que l’entretien était enregistré par la personne chargée de mener la recherche.
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En plus de cela, les échantillons réels de parole ont été complétés par 200 publications faites sur les réseaux sociaux (en particulier Facebook, Twitter et WhatsApp) dans lesquelles les terminaisons analysées étaient employées. De nombreux utilisateurs des réseaux sociaux appartiennent au collectif LGBTI et utilisent ces médias pour représenter et construire leurs identités à travers la publication d’actes de langage performatifs, qui ont fait l’objet d’une analyse.
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478 réponses à un sondage qui a circulé dans toute la Péninsule Ibérique par le biais des réseaux sociaux et grâce à la collaboration d’associations et d’ONG spécialisées dans l’aide et la visibilisation du collectif LGBTI. L’objectif de ce sondage est d’obtenir des informations sur les utilisateurs des nouvelles terminaisons de genre. Les variables considérées comme importantes sont l’âge, le genre et l’orientation sexuelle, parmi d’autres facteurs spécifiques aux études sociolinguistiques. Dans le cadre de cette étude, les seules réponses comptabilisées et prises en compte sont celles des participants appartenant à la communauté linguistique LGBTI.
4. CADRE THÉORIQUE
Le cadre théorique dans lequel s’inscrit cette étude est la linguistique queer, discipline qui s’inscrit elle-même dans la dénommée théorie queer.
La théorie queer étudie la pertinence « de réaffirmer des identités que les groupes dominants avaient naturalisées et utilisées contre les individus eux-mêmes » (VÉLEZ-PELLEGRINI, 2008, 424), ainsi que les identités sexuelles et de genre qui sortent de la normativité sexuelle, c’est-à-dire, l’hétérosexualité et les identités cisgenres5. Elle analyse aussi « ces positions subjectives qui se trouvent dans les limites de la norme sociale et culturelle » (BALZA, 2009, 234).
Dans cette même lignée, la linguistique queer se charge d’étudier les formes et les ressources linguistiques utilisées pour construire et/ou fortifier ces identités. En ce sens, Alberto Mira (2000, 245) souligne que « the construction of a social identity is mostly about its expression »6, ce qui veut dire que l’on attend des groupes sociaux qui représentent des groupes culturels déterminés qu’ils se comportent d’une certaine manière pour se différencier des autres, s’identifier à leur propre groupe et construire une identité collective. Ces attitudes sont également linguistiques.
4.1 Sexe et genre
Au sein du cadre que forment la théorie et la linguistique queer, une différence très nette est faite entre les concepts de sexe et genre. Traditionnellement, une classification sociale et fondamentale a été établie entre les sexes, de laquelle découle la dichotomie masculin-féminin, dans laquelle chaque côté possède des caractéristiques opposées, habituellement aussi inscrites dans des binarismes (par exemple fort-faible). Les différences qui sont créées entre les deux pôles (le masculin et le féminin) sont complémentaires entre elles. D’ailleurs, il est considéré que la construction de la masculinité hégémonique se fait en accord avec trois négations : l’homme n’est pas une femme, il n’est pas un enfant et il n’est pas homosexuel (HERDT, 1981, 1988 ; GODELIER, 1986 ; BADINTER, 1992 ; GILMORE, 1994 ; CONNELL, 1997 ; KIMMEL, 1997).
C’est ainsi que sont établies une série de caractéristiques qui vont définir les deux sexes en fonction des rôles et comportements que doivent développer les membres de chacun d’entre eux, selon les conventions sociales. Ceux de genre masculin doivent être forts, courageux, intelligents, dominants, rustres, agressifs, productifs… tandis qu’aux membres du sexe féminin sont attribuées des caractéristiques telles que la faiblesse, la beauté, la sensibilité, la passivité, la soumission, la coquetterie, la tendresse et la reproduction, entre autres (CABRAL, GARCÍA, 2000).
Dans les dernières décennies, les mouvements féministes et LGBTI ont grandi et des études qui déconstruisent cette classification sociale et hégémonique ont surgi, à l’image de la susmentionnée théorie queer, défendue, entre autres, par Judith Butler. Ainsi, nous commençons à différencier sexe et genre. Le sexe commence à être considéré comme une question strictement biologique liée aux organes génitaux de chaque individu, comme le signalent Angel Moreno Sánchez et Jose Ignacio Pichardo Galán (2006, 146) :
[le sexe] fait référence aux caractéristiques physiologiques des individus qui sont marquées culturellement pour définir ce que sont un homme et une femme. Dans le cas de notre culture occidentale, cela correspond à la génitalité (pénis-vagin), les gonades (testicules-ovaires), la génétique (chromosomes XX ou XY) ou les dénommés caractères sexuels secondaires dont le développement possède normalement une origine hormonale (seins, hanches, poils, masse musculaire…).
Tandis que le genre est lié au concept d’identité, comme l’indiquent également Angel Moreno Sánchez Moreno et Jose Ignacio Pichardo Galán (2006, 146) :
[le concept de genre] renvoie aux différents contenus socioculturels présents dans ces caractéristiques physiologiques des hommes et des femmes qui établissent des comportements, des attitudes et des sentiments masculins et féminins et les hiérarchisent de façon à donner plus de valeur à ceux qui s’identifient au masculin.
Ainsi, ces mouvements affirment qu’une personne peut naître avec un sexe biologique qui ne correspond pas à son identité de genre. Pour cela, le rôle du langage est également fondamental, comme le montre Laurentino Vélez-Pellegrini (2008, 425) :
le sexe est fictif […], comme le genre, il s’acquiert au fur et à mesure par le biais de la pression même qu’exerce la linguistique au travers du discours et des processus en pourcentages qui émanent d’un cadre épistémique historiquement contingent. La fonction de la modernité et de la Raison Patriarcale a été de fragmenter le corps à travers le langage lui-même, créant des asymétries entre les hommes et les femmes et de ce fait, entre l’hétérosexualité et l’homosexualité. Ainsi, le langage a créé des effets de réel et à force de nommer la différence a fini par générer l’apparence d’une différence naturelle.
4.2 De nouvelles identités
Actuellement, de nombreuses personnes affirment ne s’identifier ni à la dichotomie de genre masculin-féminin ni aux rôles qui ont traditionnellement été attribués à chacun d’entre eux. Cette non-identification aux genres établis peut être due à deux raisons : d’un côté, une raison biologique, c’est-à-dire une personne qui est née avec les deux organes sexuels et qui décide de ne pas se soumettre à une intervention chirurgicale qui lui assigne l’un des deux ; de l’autre, une question identitaire qui a déjà été mentionnée et en raison de laquelle une personne peut ne se sentir identifiée à aucun des rôles de genre traditionnels et sent, par conséquent, qu’elle se situe hors du binarisme.
C’est dans ces cas-là que la théorie queer, dans cette déconstruction de la société hétéro-patriarcale, démonte (ou tente de démonter) la dénommée dichotomie de genre dans laquelle il n’y a de place que pour deux pôles opposés (masculin-féminin) et propose de réinventer le concept de genre afin que de nouvelles identités puissent trouver leur place et se voient, également, représentées.
Les personnes qui ne sentent ni homme ni femme sont appelées personnes non-binaires ou intergenres7, et celles qui possèdent les deux organes reproducteurs sont connues sous le nom d’intersexes8, ce qui pour Kim Pérez Fernández-Figares (2010, 102) est une « variante biologique naturelle ». L’exemple (1) présente un extrait du témoignage de l’une des personnes interrogées s’étant désignée comme personne de genre fluide :
C : et ça m’a fait me demander- et ça me- et ça me faisait même me questionner moi-même/ et là c’est arrivé à un point où j’ai dit/// après des mois et des mois à tourner dans ma tête genre/qu’est-ce que je suis/ qu’est-ce que je suis pas et tout/ c’est arrivé à un stade où j’ai dit/écoute/ à partir de maintenant je vais me laisser porter → et je vais pas essayer de me catégoriser parce que tout ce que j’obtiens c’est beaucoup d’anxiété↓
5. LE REFLET DANS LA LANGUE
En tenant compte de cette nouvelle réalité et des mouvements sociaux (celui du féminisme comme celui de la communauté LGBTI), il est possible de contextualiser l’émergence de différentes flexions, au sein de ces communautés, qui tentent de rassembler tous les genres dans une seule flexion afin d’éviter la discrimination linguistique. Nous établirons une distinction en considérant les deux niveaux de langue fondamentaux : l’écrit et l’oral.
5.1 Le niveau écrit
Dans un premier temps surgissent des formes écrites qui, bien qu’elles n’aient pas d’équivalent oral, simplifient effectivement le traitement du genre au niveau écrit :
Le symbole @ est devenu une terminaison de genre, puisqu’il représente une fusion des terminaisons masculine (-o) et féminine (-a). Au niveau écrit, il simplifie l’écriture car il évite de devoir répéter deux fois un même substantif ou adjectif en changeant le genre de ce dernier. Cependant, cette forme, malgré le fait qu’elle soit encore utilisée par quelques personnes, pose des problèmes d’oralité. Qui plus est, bien qu’elle prétende inclure le genre féminin, elle reste une forme qui renforce le binarisme, ce qui est contraire aux idées défendues par les mouvements transféministes.
Par conséquent, apparaissent d’autres formes qui, graphiquement, tentent d’accueillir toutes les identités dans une seule terminaison. On trouve principalement deux représentations :
-
*
-
x
(2) Lo cierto es que hay tanto hablantes como académicos de la lengua (grupo A) quienes sostienen que es innecesario modificar esa norma. A otras y otros les parece insuficiente el masculino como genérico (grupo B), incluso excluyente e invisibilizador. Por otra parte, existen otrxs quienes no se asumen bajo identidades de género binarias masculino/femenino (grupo C)9. (BARRERA, ORTIZ, 2007, 1)
La plus utilisée est la seconde (-x). Bien que la tendance veuille qu’elle soit appliquée à la fin des mots, de façon à en faire un morphème marquant le genre, on trouve des cas où la forme -x apparaît dans le premier caractère d’un mot, par exemple, dans des substantifs hétéronymes pour lesquels la distinction de genre apparait dans la racine et non dans la terminaison :
(3) ¡Hola! Pregunta lingüística. ¿cuando hablas de traductores en inclusivo mantienes la e o la cambias de algún modo? Por saber más estrategias (como la de xadres para padres y madres).10
5.2 Le niveau oral
Au-delà du langage écrit, d’autres propositions morphologiques qui semblent inclure tous les genres (ou du moins qui comportent une certaine neutralité de genre) ont surgi. Ainsi, de nouveaux morphèmes apparaissent, non-normatifs, pensés pour le niveau oral, tel que, par exemple, le morphème -i. Celui-ci est moins développé pour le traitement du genre et nous pouvons l’observer aussi dans d’autres types de mots, comme les interjections :
(4) ¡Holi! ¿Alguien viene esta tarde al gimnasio?11
Ce morphème est généré uniquement dans le cadre du registre familier et, bien qu’un grand nombre des registres ayant été rassemblés pour cette étude soient des publications écrites sur les réseaux sociaux, elles simulent toutes de l’oralité. De plus, comme le démontrera la partie suivante, le morphème est particulièrement employé en tant que pluriel inclusif (afin d’inclure tous les genres, binaires ou non-binaires, et non pour faire référence aux nouvelles réalités signalées plus haut, particulièrement par cette connotation de neutralité que nous avons mentionnée). Qui plus est, son usage n’est pas exclusif à la communauté linguistique LGBTI, bien que ce soit effectivement dans le discours de ses membres qu’il apparait le plus fréquemment (comme nous le confirmerons dans la partie 7).
Après cette analyse, nous pouvons confirmer que les fonctions pragmatiques avec lesquelles cette forme a tendance à être utilisée sont au nombre de deux : d’un côté, nous détectons un caractère affiliatif grâce auquel l’usager prétend créer de la proximité avec son ou ses interlocuteur(s) :
(5) Puti, que lo llevo muy mal...12
(6) Amiguis, esta noche iremos al cedro a hacernos unas tapas, por si os animáis13
Et, d’un autre côté, nous avons trouvé divers exemples qui sont inclus dans la catégorie pragmatique de l’atténuation, comme il sera développé dans la partie 8 :
(7) Buenas noches, en especial a xxxxxx que está enfadadi14
(8) No estoy enfadadi, solo puntualizo, para que no se confunda lo que es realmente el Independentismo15
Ce morphème n’apparaît pas uniquement en tant que flexion de substantifs ou d’adjectifs, comme c’est le cas dans les exemples (5), (6), (7) et (8). Nous avons également trouvé des exemples au sein desquels il apparaît tant dans des interjections, comme dans l’exemple (4), que dans des adverbes, comme dans le (9) :
(9) ¡Te veo pronti!16
5.3 Les niveaux écrit et oral
La flexion -e est beaucoup plus répandue au sein du collectif LGBTI. Il s’agit d’une terminaison proposée par Álvaro García Meseguer (1977) afin d’éviter le sexisme linguistique du masculin générique qui, selon lui, ne représentait pas les femmes. Cette forme a été reprise des décennies plus tard, face à la nécessité d’une partie du collectif LGBTI qui ne s’identifiait ni avec le genre masculin ni avec le féminin (les personnes dites de genre non-binaire) de se désigner avec des terminaisons qui s’ajustaient mieux à leur identité (WÓJTOWICZ, 2017 ; FRANCO MARTÍNEZ, 2019). Nous pouvons trouver cette terminaison tant au niveau oral qu’à l’écrit, comme dans l’exemple (10) :
(10) A medida que vamos aprendiendo más sobre el coronavirus (COVID-19), queremos que les usuaries de Grindr tengan la mejor información para que podamos cuidarnos a nosotres mismes y a nuestras comunidades.17
Cette flexion n’a été repérée qu’avec des substantifs et des adjectifs, en tant que terminaison de genre alternative aux flexions normatives (masculine et féminine).
Qui plus est, des pronoms ont été élaborés pour ce genre grammatical non-binaire, comme indiqué dans le tableau 1. Cette élaboration pronominale est une imitation de ce qui a déjà été fait dans d’autres pays européens, comme la Suisse, les Pays-Bas ou la Belgique, qui ont créé un pronom neutre pour leurs langues respectives avec lequel les personnes qui se considèrent en dehors de la dichotomie de genre masculin-féminin peuvent se sentir linguistiquement représentées. Ces pronoms apparaissent déjà dans certains documents officiels ou bureaucratiques aux côtés du masculin et du féminin, en tant que troisième option à cocher par les usagers (NAVARRO-CARRASCOSA, 2020).
Singulier |
Pluriel |
|
1ère personne |
Nosotres |
|
2ème personne |
Vosotres |
|
3ème personne |
Elle |
Elles |
Tableau 1. Pronoms personnels du genre non-binaire
Ces pronoms, ainsi que leurs terminaisons en -e (exemplifiées dans le tableau 2) sont nés au sein des mouvements transféministes, comme signalé par Carles Navarro-Carrascosa (2020).
Masculin |
Féminin |
Neutre |
|
Singulier |
-o |
-a |
-e |
Pluriel |
-os |
-as |
-es |
Tableau 2. Flexions normatives du genre grammatical en espagnol et flexions de genre non-binaire
Dans le cas de la flexion au singulier, l’objectif des usagers au moment de l’appliquer à la langue est la plupart du temps de faire référence aux personnes non-binaires :
(11) B: pero es verdad que uno de los que estaban→ bueno/ une ¿no? porqueee- a mí me cuesta mucho utilizar la e perooo/ nos lo pedían [...]18
En ce qui concerne les substantifs au pluriel, nous avons trouvé des énoncés dans lesquels il semblerait qu’ils fassent référence au genre non-binaire (12) ou qu’ils soient utilisés comme forme inclusive pour tous les genres (surtout le masculin et le féminin), comme illustré dans l’exemple (13) :
(12) No se identifican ni como hombres ni como mujeres; en esa nomenclatura no se sienten cómodes.19
(13) Aquelles que subís fotos y esperáis aprobación normativa promovéis la discriminación a todes les que salgan de la asfixiante norma que promueve la bulimia, anorexia, etc.20
La question qui se pose à présent est de savoir quel est l’usage le plus répandu de ces groupes de flexions (-i/-is et -e/-es), et nous tenterons d’y répondre dans la partie qui suit.
6. ANALYSE
L’analyse proposée pour cette étude est double : dans un premier temps, une révision qualitative des usages des deux terminaisons, parmi lesquels seront soulignées les fonctions qu’elles exercent (l’atténuation, l’affiliation et la performativité) ; dans un deuxième temps, une analyse quantitative sera présentée grâce aux résultats d’un sondage sociolinguistique dans lequel ont été formulées des questions concernant l’utilisation des deux terminaisons.
6.1 Fonctions
L’atténuation est la catégorie pragmatique qui prétend mitiger la force illocutoire d’actes de langage déterminés. Antonio Briz Gómez (1995, 1998, 2003) fait la différence entre l’atténuation de ce qui est dit, qui consiste à exprimer de façon vague le contenu de la proposition, et l’atténuation de l’acte de parole.
L’affiliation est un processus par lequel l’usager s’identifie à un groupe ou à une communauté spécifique dans le but de devenir membre de l’un de ces derniers (BRAVO, 1999 ; BONNIN, 2019). Les usagers d’une langue utilisent des stratégies linguistiques qui leur permettent de s’identifier aux membres d’une communauté particulière et leur facilitent l’insertion dans cette dernière. L’objectif est de former des liens, même temporaires, car « l’action affiliative possède une orientation prosociale, puisqu’elle forme un lien entre l’usager et celui qui le crée, basé sur une identification (au moins partielle) à son point de vue ou à sa perspective » (BONNIN, 2019, 237).
Pour ce qui est de la performativité, il s’agit d’une stratégie qui se situe dans la théorie des actes de langage d’Austin (1971). Au travers des énonciations et de leurs répétitions, « le discours se réalise par les actions qu’il incarne et produit » (GONZÁLEZ MONTERO, 2009, 34). L’une des autrices qui travaille le plus sur la performativité en lien avec les questions de genre est Judith Butler (1990, 2002, 2007, 2009). Son idée en lien avec la performativité est que certains concepts (comme le sexe, le genre, etc.) sont construits culturellement à travers la répétition d’actes performatifs (des actions comme des énoncés) qui, simultanément, renforcent continuellement des identités et des réalités.
6.2 Analyse qualitative
Après l’analyse quantitative des deux groupes de terminaisons qui neutralisent le genre en langue espagnole (-i/-is et -e/-es) réalisée à partir des sondages, la conclusion est que les fonctions prédominantes dans les deux groupes sont, d’un côté, l’atténuation et l’affiliation, majoritairement représentées par le groupe de terminaisons -i/-is, et de l’autre la performativité, qui est incluse dans les terminaisons -e/-es. Cette partie se conçoit comme une analyse qualitative proposée à partir de la partie quantitative obtenue par le biais des résultats des sondages, dans laquelle seront analysés des échantillons de parole (oraux et numériques) d’énoncés présentant les deux groupes de terminaisons.
(14) ¿Quién juega al FFXIV o soy yo la única tonti?21
Dans l’exemple (14) nous voyons une forme d’atténuation de ce qui est dit, qui a pour objectif de réduire la charge négative de l’adjectif tonto dans le but de ne pas nuire à l’image de l’énonciatrice elle-même.
(15) No me pudo haber tocado un humano mejor. Gracias por cuidar de todos, todas y todes22
Dans l’exemple (15) nous voyons la façon dont la terminaison -es construit une nouvelle forme linguistique pour s’adresser aux personnes de genre non-binaire. Ceci est signalé par le fait que dans l’énoncé lui-même sont incluses les formes masculine et féminine, tandis que dans l’exemple (16) nous trouvons un énoncé dans lequel la même terminaison correspond au pluriel inclusif :
(16) Confirmen si todes nos queremos dar de baja de la uni23
La première sous-partie étudiera l’atténuation dans ces terminaisons, et se concentrera par conséquent sur le groupe -i/-is ; la deuxième décrira la performativité qui est réalisée avec les énoncés qui sont formulés avec le groupe -e/-es.
6.2.1 Groupe de terminaisons -i/-is
L’usage du groupe de terminaisons -i/-is peut activer deux phénomènes : l’atténuation, comme nous pouvons le voir dans les exemples (7), (8) et (14), et l’affiliation, comme l’illustre l’exemple (9).
6.2.1.1 L’atténuation
L’atténuation, comme la définissent Antonio Briz Gómez et Marta Albelda Marco (2010, 237)
est une catégorie pragmatique dont la fonction consiste à minimiser la force illocutoire des actes de langage et qui, souvent, régule la relation interpersonnelle et sociale entre les personnes participant à l’énonciation. Elle est donc employée de façon stratégique pour remplir les objectifs désirés par la communication. Certaines valeurs qui décrivent plus concrètement cette opération linguistique sont adoucir le message, enlever de l’importance, mitiger, corriger ou cacher la véritable intention.
Comme il a déjà été signalé dans des parties précédentes de cette étude, dans certains énoncés où sont employées les terminaisons -i/-is l’objectif est la mitigation de la force illocutoire d’énoncés qui peuvent affecter de façon négative l’image du récepteur, de la personne référencée, ou de l’émetteur lui-même :
(17) Si es que eres tonti pero eso no es culpa de Barcelona24
(18) Va tonti no te pongas así que hay muchos más torneos y todos sabemos que puedes. Ánimo y fuerza para el siguiente25
Dans l’exemple (17), l’émetteur insulte le récepteur de sa publication sur le réseau social Twitter, mais, à travers la terminaison -i de l’adjectif, la charge négative de l’insulte est réduite. Dans ce cas, une atténuation de l’image du récepteur est faite dans le but d’éviter le conflit qui pourrait se produire sans l’utilisation de cette flexion. L’exemple (18) montre un acte de langage dans lequel l’atténuation que procure la terminaison à travers l’adjectif tonti permet de préserver l’image de l’émetteur lui-même, qui ne veut pas que son interlocuteur pense qu’il est en train d’être insulté. La différence entre les deux exemples est que, en utilisant le même adjectif, l’intention de l’émetteur de l’exemple (17), qui est un acte de langage assertif, est d’insulter son interlocuteur, tandis que dans l’exemple (18) est utilisé le même adjectif dans un acte de langage directif pour tenter de mitiger la force illocutoire des impératifs qui apparaissent dans l’énoncé.
Pour chercher l’atténuation dans ces énoncés et pouvoir l’analyser, les tests présentés par Cristina Villalba Ibáñez (2018, 2020) ont été utilisés : il s’agit des tests d’absence, de commutation et de solidarité. Le test d’absence consiste à éliminer l’élément considéré atténuant afin de vérifier si des changements se produisent au niveau de la force illocutoire ; le test de commutation remplace le dispositif mitigeur par un autre interchangeable pour contrôler s’il y a des changements dans l’énoncé ; pour finir, le test de solidarité revient à chercher d’autres éléments atténuants au sein de l’énoncé. Prenons les exemples suivants :
(19) Quién juega al FFXIV o soy la única tonti26
(20) Puti, hablemos por wa que me aburro27
(21) Me cago en la puti que no llego28
Dans l’exemple (19) nous avons un acte de langage assertif dans lequel la charge négative du lexème tonta est réduite afin de préserver l’image de l’émettrice ; si nous appliquons le test de commutation et maintenons la flexion de genre féminin (tonta), la force illocutoire de l’énoncé devient plus agressive, tout comme dans l’exemple (21), qui est un acte de langage expressif dans lequel la force illocutoire d’une expression qui comporte habituellement un certain degré de colère ou d’agressivité est atténuée par le biais de la terminaison -i, probablement dans le but de réduire le possible malaise qu’elle peut produire chez les récepteurs potentiels. Dans l’exemple (20) nous voyons un acte de langage directif qui prétend provoquer une réaction de la part du récepteur au travers d’un impératif. La possible menace que cela peut impliquer, en plus de la charge sémantique négative que peut comporter l’appellatif, est mitigée à travers la terminaison en -i de ce dernier ; qui plus est, en appliquant le test de solidarité, nous trouvons d’autres éléments atténuants, comme le diminitif wa (pour WhatsApp). Dans l’exemple (18), présenté plus haut, le test d’absence démontre que s’il manquait le mot tonti, l’acte de langage directif pourrait résulter plus menaçant.
6.2.1.2 L’affiliation
D’un autre côté, comme il a déjà été mentionné au début de cette partie, l’atténuation n’est pas le seul résultat qui peut être généré avec l’emploi du groupe de terminaisons -i/-is, puisque nous pouvons également distinguer des actes de langage affiliatifs. L’affiliation est un processus par le biais duquel un usager s’identifie à une communauté ou à un groupe déterminé dans le but d’en devenir membre (BONNIN, 2019). Les usagers d’une même langue utilisent des stratégies linguistiques d’affiliation afin de s’introduire dans un groupe ou dans une communauté. L’objectif est de former des liens, même temporaires, car « l’action affiliative possède une orientation prosociale, puisqu’elle forme un lien entre l’usager et celui qui le crée, basé sur une identification (au moins partielle) à son point de vue ou sa perspective » (BONNIN, 2019, 237).
(22) Amigui XXXX, nos merecemos una buena celebración antes, durante y después del examen de mañana29
Dans l’exemple (22), l’émetteur et le récepteur sont en train de vivre une situation partagée (un examen le jour suivant l’émission de l’énoncé). L’émetteur tente d’augmenter la connexion entre eux en employant un appellatif et en changeant la terminaison de ce dernier par -i. Avec l’usage de ce groupe de terminaisons se produit ce que signalent María Antonia Martín Zorraquiño et José Portolés au sujet du marqueur discursif hombre, c’est-à-dire, « il imprègne la conversation d’un ton amical ; il teinte les relations entre les interlocuteurs d’une certaine familiarité ou complicité » (1999, 4173).
Comme nous l’avons déjà dit, la flexion en -i/-is peut s’adapter à des lexèmes qui ne sont ni des substantifs ni des adjectifs, y compris à des catégories grammaticales qui ne sont pas susceptibles d’avoir des flexions (comme des adverbes ou des interjections). Dans ces cas-là, elle apporte des connotations affiliatives, comme dans l’exemple (23) :
(23) Holi, bonita semana de home office30
Souvent, les lexèmes qui appliquent ces terminaisons fonctionnent comme des appellatifs. Dans ces cas-là, nous distinguons deux groupes : les appellatifs formés avec des lexèmes dont la charge sémantique est positive et des appellatifs formés par des mots à charge négative, comme peuvent l’être les insultes.
-
Mots aux connotations positives
Il s’agit d’interactions qui montrent un caractère affiliatif d’elles-mêmes. En général, avec un mot de cette nature, qui fonctionne très souvent comme un appellatif. À ce moment-là, les émetteurs évitent de dire le nom, comme dans l’exemple (24), ou ajoutent un autre lexème qui accompagne le nom, comme dans l’exemple (25), pour utiliser un appellatif terminé par un -i qui renforcera l’intention affiliative :
(24) Qué alegría tenerte cerca, amigui31
(25) amigui XXX, nos merecemos una buena celebración antes, durante y después del examen de mañana32
(26) Vente cuando quieras, guapi33
Dans l’exemple (26), le mot guapi, de l’adjectif guapo ou guapa, bien qu’il ait un sens positif, est employé dans beaucoup de cas avec un sens ironique dans des actes de langage qui supposent des reproches ou des attaques :
(27) La llevas clara, guapo34
Ainsi, dans l’exemple (26), à travers la terminaison -i, l’idée d’affiliation est renforcée et une interprétation négative est évitée.
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Mots possédant une force illocutoire dégradante
Il est question d’interactions en apparence impolies qui prétendent montrer une « solidarité de groupe » (BERNAL, 2008, 778). Ces actes, puisqu’ils ne visent pas à offenser, ne menacent l’image de personne (BERNAL, 2008). Les travaux qui ont le plus étudié le phénomène de l’affiliation dans le langage se concentrent sur le parler jeune, qui possède une très haute activité affiliative (ZIMMERMANN, 2003) dans laquelle nous constatons une identité générationnelle. C’est ce qui se passe, par exemple, avec l’utilisation de maricón entre interlocuteurs hétérosexuels (NAVARRO-CARRASCOSA, 2019).
La stratégie consiste à utiliser des mots offensifs qui, comme le signale Marta Albelda Marco (2004, 123) « pourraient fonctionner dans un autre contexte plus formel comme de véritables affaiblisseurs des relations sociales, mais qui dans ces cas-là ne le font pas ». Elle ajoute que « parfois, ils créent des liens interpersonnels plus forts et positifs ».
Dans les deux cas, les terminaisons -i/-is accentuent la force interpersonnelle et positive de ces actes de langage affiliatifs. Ils sont donc là pour renforcer les propos :
(28) Tengo ganas de verte, puta35
Le contour sémantique de la locution tener ganas de verte fait penser que l’insulte puta acquiert cette fonction affiliative, idée qui prendra plus de force si nous connaissons le contexte de communication et que celui-ci est constitué de deux personnes qui partagent une amitié et entre lesquelles il n’y a aucun type de conflit.
Cependant, avec un exemple comme le (28), si le contexte est inconnu, il pourrait être interprété que la rencontre que recherche l’émetteur vise à provoquer un conflit avec son récepteur ou sa réceptrice et, par conséquent, il s’agirait d’un acte de langage menaçant. Toutefois, en employant la terminaison -i dans l’insulte, il ne fait aucun doute qu’il ne s’agit en aucun cas d’un tel acte. L’intention affiliative est donc renforcée :
(29) Tengo ganas de verte, puti36
6.2.2 Groupe de terminaisons -e/-es
Plusieurs auteurs ont fait des recherches concernant la performativité linguistique. Tous insistent sur le fait que le processus de répétition est fondamental pour construire ou changer la réalité à partir du langage (BUTLER, 2002 ; GUTIÉRREZ LOZANO, 2007 ; FELIPE et QUINTERO, 2012 ; CANO ABADÍA, 2013). Cette idée de la répétition nécessaire pour configurer les réalités explique l’irruption dans la langue des terminaisons de genre non-binaire en -e, dont l’objectif principal est de rompre avec le binarisme de genre. Ainsi, nous trouvons de plus en plus de publications comme celles qui suivent sur les réseaux sociaux :
(30) Si os da cosa o algo mandadme un MD, que me estoy volviendo loque37
Selon Judith Butler, le deuxième élément qui configure la performativité, après la répétition, est l’exclusion. En affirmant ce que nous sommes, nous affirmons ce que nous ne sommes pas. Dans l’exemple (31), l’auteur de la publication prétend mettre en relief le fait que la personne de laquelle il parle n’est de genre ni masculin, ni féminin :
(31) Le vi, elle es cantante, es linde38
En formant et en utilisant ces pronoms et ces terminaisons, est en train d’être créée non seulement une représentation linguistique pour que les personnes de genre non-binaire trouvent leur place, mais aussi une transformation de la réalité, en l’adaptant à de nouvelles visions de celle-ci dans lesquelles la dichotomie de genre n’a pas lieu d’être. Comme nous le montraient les statistiques, 69,03% des personnes interrogées affirmaient utiliser les terminaisons -e/-es à des fins affiliatives, que, dans ce cas, nous pouvons interpréter comme une volonté de représenter ces personnes qui ne trouvent pas de formes linguistiques pour se représenter.
Il a également été signalé dans des parties antérieures que les terminaisons -e/-es possèdent une double fonction selon les usagers qui les utilisent. En plus de faire référence à des personnes non-binaires, elles peuvent répondre à l’intention de créer une forme inclusive qui comprend le genre masculin comme le féminin. Les terminaisons -e/-es ont tendance à être localisées dans des actes de langage assertifs (31) et expressifs (32) lorsqu’elles font référence à des personnes de genre non-binaire :
(32) No encuentro el lápiz de mi tableta, estoy jodidísime39
Quand ces terminaisons sont employées de façon inclusive (genres masculin et féminin dans une seule terminaison) elles ont pour but de déconstruire la norme académique de l’usage du masculin générique :
(33) ¿Algune usáis {-e} y cambiáis palabras como señores?40
La prémisse est que, en ajoutant une terminaison qui d’elle-même est générique, le principe d’économie linguistique (argument principal de la Real Academia Española pour défendre le masculin générique) est respecté et tout type d’exclusion dans la norme grammaticale de la langue est éliminé.
Comme l’illustrent les sondages, l’utilisation de ces terminaisons pour employer le pluriel inclusif est plus importante (82,22%) que pour le genre non-binaire (80,00%), bien que l’écart soit très peu significatif.
6.3 Analyse quantitative
Selon les données fournies par le sondage élaboré pour le projet dans lequel se situe cette recherche, 26,57% des personnes interrogées utilisent les terminaisons -i/-is ; et 25,08% emploient les formes en -e/-es :
Ces données confirment que l’emploi des deux types de terminaisons n’est pas non plus répandu au sein de la communauté linguistique LGBTI, puisque les informateurs qui ne les utilisent pas sont plus nombreux que ceux qui les appliquent dans leur discours.
L’usage de ces terminaisons est plus important parmi les personnes transgenres que dans le reste des groupes analysés (personnes transgenres et personnes cisgenres). 46,15% des personnes transgenres ont affirmé utiliser les terminaisons -i/-is. Ces mêmes formes sont employées, en deuxième position, par les personnes cisgenres (25,07%). Il est significatif qu’aucune des personnes intergenres ayant répondu à ce sondage n’ait indiqué les utiliser, ce qui confirme que ce groupe de terminaisons n’est pas employé pour faire référence à ces personnes.
En ce qui concerne les terminaisons -e/-es, 100% des personnes intergenres interrogées affirment les utiliser dans leur discours, ce qui contraste avec la terminaison antérieure et confirme qu’il s’agit de la flexion que ce groupe préfère pour se désigner. Le deuxième groupe qui emploie ces formes est celui des personnes transgenres (61,54%). Seulement 21,49% des personnes cisgenres interrogées assurent utiliser ces désinences. Avec cette information, et comme le reflète le graphe suivant, il semble que les terminaisons -e/-es soient privilégiées, par rapport au groupe -i/-is, par les personnes intergenres, plus susceptibles d’être identifiées avec ce groupe :
L’interprétation des récepteurs d’actes de langage pour lesquels sont utilisées les terminaisons qui font l’objet de cette étude a également été prise en compte. Pour cela il a été demandé aux personnes interrogées si elles interpréteraient le fait qu’on s’adresse à elles avec ses groupes de flexions de façon négative, positive ou neutre. Dans le graphe 3 nous avons les données relatives à cette demande, et nous constatons que 62,96% des informateurs reçoivent positivement ces actes de langage avec les terminaisons en -i/-is ; 35,80% l’interprètent de façon neutre ; et seulement 1,23% considèrent qu’il s’agit de quelque chose de négatif. Quant au groupe de terminaisons -e/-es, 50,51% affirment qu’ils considèrent ces énoncés positifs, tandis que 3,03% considèrent qu’ils sont négatifs :
Le facteur de l’âge s’avère également très significatif pour cette étude, puisque des différences notables dans l’usage de ces terminaisons ont été détectées en fonction des différents groupes d’âge des utilisateurs. Plus ces groupes de terminaisons sont utilisés, moins les utilisateurs sont âgés, puisque les personnes âgées entre 18 et 25 ans sont celles qui les emploient le plus, et celles de plus de 46 ans, le moins. L’âge, par conséquent, se révèle être l’une des variables les plus importantes. Le graphe 4 illustre la différence d’usage des différentes flexions de genre parmi les groupes d’âge :
L’une des questions de recherche qui se posent pour cette étude est de savoir quels sont les référents de chaque groupe de terminaisons. Sur ce point, les deux groupes de terminaisons ont été traités de façon différente, puisque la prémisse est que les formes -i/-is ne s’emploient pas pour réaliser une inclusion de genre, ni uniquement pour faire référence à des personnes non-binaires. Ainsi, la question posée dans le sondage sur l’identité des référents des flexions -i/-is proposait plusieurs réponses, en tenant compte de toutes les identités de genre et orientations sexuelles. La plupart des personnes interrogées les utilisent pour désigner des femmes cis hétérosexuelles et des hommes cis homosexuels. Puis viennent les femmes lesbiennes, les bisexuelles et les femmes transgenres, suivies des hommes bisexuels et des personnes intersexes. Les groupes les moins référencés avec ces terminaisons sont les hommes transgenres et les hommes cisgenres hétérosexuels.
Comme le montre le graphe 5, la différence entre le groupe d’usagers les plus référencés avec ces terminaisons et celui qui l’est le moins est d’à peine un point, ce qui prouve que l’objectif d’utilisation de cette flexion n’est pas tant le genre que le niveau de confiance, lequel sera traité par la suite.
La question qui s’est posée en ce qui concerne les référents des terminaisons -e/-es est différente, puisque le doute qui surgit dans ce cas est de savoir si l’intention d’utilisation est de désigner des personnes intergenres ou bien de mettre en place une forme de genre inclusif, comme il a été mentionné dans la partie 6, puisque ce sont les deux seuls usages qui ont été détectés :
Comme l’illustre le graphe 6, la majorité des personnes interrogées utilisent ces terminaisons tant pour désigner des personnes non-binaires que pour générer un pluriel inclusif. Cette dernière option est la privilégiée, avec une faible marge.
Une autre variable intéressante dans les études sociolinguistiques qui se situent dans le cadre de la linguistique queer est la sociabilisation au sein de la communauté linguistique LGBTI. Ce qui est recherché avec cette donnée est l’importance du contact social avec d’autres membres de la communauté linguistique LGBTI et l’influence que cette donnée a dans l’utilisation de ces groupes de terminaisons. Les deux groupes sont plus employés par les informateurs dont le niveau d’exposition à un environnement LGBTI est plus élevé, comme le reflète le graphe 7 :
Cette donnée nous confirme que les terminaisons -i/-is sont également plus habituelles au sein de la communauté linguistique LGBTI et de son registre familier, puisque le pourcentage d’utilisateurs qui s’intègrent dans ce collectif est très élevé.
Le niveau de confiance dans la relation qui est établie entre l’émetteur et le récepteur est également significatif à l’heure d’employer les terminaisons qui font l’objet de cette étude. Le graphe 8 illustre comment, sur ce point, les différences présentes entre les deux types de terminaisons sont beaucoup plus significatives que pour d’autres paramètres :
Pour que les terminaisons -i/-is soient employées, la confiance est un élément d’importance capitale. Ainsi, 93,22% des informateurs les emploieraient avec un niveau de confiance élevé et, comme le montre le graphe 8, le nombre de personnes qui les utilisent diminue peu à peu au fur et à mesure que diminue ce niveau de confiance, au point de constater une baisse du pourcentage de quarante-trois points pour les utilisateurs qui emploieraient les terminaisons avec un niveau de confiance moyen, et la diminution se poursuit progressivement jusqu’à atteindre la confiance nulle (11,56%).
Avec les terminaisons -e/-es nous pouvons observer un comportement totalement différent parmi les informateurs : le niveau de confiance se maintient, dans tous les cas, au-dessus de 65%. Tandis que la chute est progressive dans l’usage des terminaisons -i/-is, pour l’autre groupe de terminaisons la confiance élevée et moyenne donne lieu à un haut niveau d’utilisation, et la confiance basse et nulle maintient un niveau modéré. Nous en concluons que le groupe de terminaisons en -i est plus associé à des environnements de confiance et, par conséquent, qu’il sera présent dans des actes de langage affiliatifs, comme nous l’avons vu dans l’analyse qualitative, tandis que les terminaisons en -e prétendent représenter une identité avec le langage, ce qui signifie que son intention est, surtout, performative.
En lien avec cette dernière idée, les personnes participant au sondage ont été interrogées sur les intentions avec lesquelles elles emploient ces flexions : affiliation, intensification ou atténuation41. D’après les données obtenues pour les terminaisons -i/-is, l’intention avec laquelle la majorité des informateurs les utilisent est l’affiliation, suivie de l’atténuation. Elles sont à peine employées pour intensifier ou offenser, comme le montre le graphe 9. Les terminaisons -e/-es son utilisées par la majorité des informateurs pour réaliser des actes de langage affiliatifs. L’intensification et l’atténuation apparaissent avec une moindre importance. Aucun des informateurs ne les utilise dans le but d’offenser.
7. CONCLUSIONS
Après la double analyse de ce travail (quantitative et qualitative) et la présentation des résultats de cette dernière, ce texte peut être conclu par une énumération des principales conclusions auxquelles nous sommes arrivés, et qui serviront de conclusion du travail lui-même :
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Les terminaisons -i/-is ne s’emploient pas avec l’intention de former un genre inclusif, bien qu’il ait été détecté une neutralisation du genre dans son utilisation, puisqu’elles peuvent être appliquées au féminin comme au masculin, comme l’ont montré les exemples.
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Le groupe de terminaisons -e/-es possède une double utilisation : former un genre grammatical inclusif qui comprend linguistiquement tant les hommes que les femmes, éliminant ainsi le masculin générique, et inclure dans la langue les personnes qui se considèrent comme non-binaires et ne se sentent pas représentées par les genres grammaticaux masculin et féminin. Les deux utilisations sont pratiquement employées avec la même fréquence, selon le sondage.
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Les deux groupes de terminaisons sont prototypiques de la communauté linguistique LGBTI, comme l’indiquent les résultats du sondage. Nous incluons dans cette affirmation le groupe de terminaisons -i/-is, puisque 98,10% des utilisateurs de ce groupe de terminaisons appartiennent au collectif ou que leur environnement est composé de personnes qui appartiennent à ce dernier.
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Bien que les terminaisons -e/-es ne soient pas beaucoup employées (seulement 25,08% des personnes interrogées affirment les utiliser), ce sont les utilisateurs les plus jeunes (entre 18 et 25 ans) qui les incluent dans leur discours. Qui plus est, l’accroissement d’utilisation est proportionnel à la diminution de l’âge des informateurs, ce qui nous permet de deviner que ces terminaisons seront de plus en plus utilisées avec le changement de génération.
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Tandis que l’utilisation du groupe de terminaisons -i/-is peut former des actes de langage affiliatifs, entre autres (ironiques, ou même comiques), et peut être classé dans la catégorie pragmatique de l’atténuation, les terminaisons -e/-es présentent des fonctions performatives, associées à la construction identitaire.