Quelle méthodologie pour traduire la poésie ?
Étude de cas : la traduction de poèmes issus du recueil The World's Wife de Carol Ann Duffy dans le cadre du travail de fin d’études du Master Traduction, Interprétation et Médiation de l’Université Toulouse Jean Jaurès.

Résumés

La traduction poétique est-elle plus difficile que les autres types de traduction ? Est-elle seulement possible ? Voilà des questions qui ont occupé, et occupent toujours, nombre de critiques, chercheurs·euses, traducteurs·rices ou encore poètes. Si certain·e·s avancent que seul·e·s les poètes sont à même de bien traduire la poésie, d’autres assurent que la traduction de la poésie est à la portée de tout·e traducteur·rice. À la condition toutefois, comme dans tous les domaines de la traductologie, de se spécialiser, c’est-à-dire de développer des connaissances théoriques et techniques appropriées, et de faire preuve d’un certain goût artistique. C’est donc sur cette question que je me suis penchée dans le cadre de ce projet de fin d’études. J’ai choisi de m’atteler à la traduction de poèmes issus de The World’s Wife, écrits par Carol Ann Duffy et publiés en 1999. Dans ce recueil, l’autrice dresse le portrait de femmes célèbres ou fictives. Elle revisite ainsi divers mythes et contes afin de rendre leur voix à des personnages de femmes jusque-là passées sous silence. Dans cet article je reviendrai sur quelques points clefs qui m’ont permis d’élaborer une méthode de traduction adaptée à l’écriture poétique de Carol Ann Duffy : traduire le texte littéraire comme un discours, traduire les réseaux de signification et la poéticité, traduire une voix politique et les difficultés de la traduction poétique.

Is poetic translation more difficult than other types of translation? Is it even achievable? Many critics, translators, academics and even poets have been discussing these questions. While some may claim that only poets are able to translate poetry properly, others argue that poetic translation can be accessible to any translator. Yet, in order to do so, one would need to develop – as in any translation field – a variety of technical and theoretical skills and knowledge, as well as showing some artistic ability. This is the topic I have chosen to explore for the current academic project. I decided to undertake the translation of poems from The World’s Wife, a collection written by Carol Ann Duffy and published in 1999. In a series of portraits, the author revisits different myths, stories and fairytales in order to give back their voices to women usually silenced. In this article I will go over some of the key points that helped me develop a translation method that fits Carol Ann Duffy's poetic writing: which means translating the literary text as a discourse, translating networks of meaning and poeticity, translating a political voice and the difficulties of poetic translation.

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Plan

Texte

Introduction

En 1972 dans un article intitulé « When We Dead Awaken: Writing as a Re-Vision » la poète Adrienne Rich encourageait les femmes à se réapproprier les mythes et la littérature afin de lutter contre la domination masculine et affirmer sa légitimité d’autrices (RICH, 1972, p. 18-19). Son vœu n’est pas resté lettre morte et plusieurs écrivaines se sont emparées de récits fondateurs pour les revisiter. C’est le cas de Carol Ann Duffy qui publie en 1999 le recueil de poèmes The World’s Wife.

Carol Ann Duffy, née en 1955, est une poète britannique les plus acclamées de son époque (DOWSON, 2016, p. 1). Elle est l’autrice de dix recueils de poésie, ainsi que de collections de poèmes, de poèmes pour enfants et autres divers écrits. Elle s’est vu décerner de nombreuses récompenses pour son travail. En 2009, elle est nommée Poet Laureate, titre prestigieux décerné par le·la monarque britannique, en l’occurrence Elizabeth II. Elle devient la première femme et la première personne homosexuelle à occuper ce poste, auquel elle renonce en 2019 (FLORES JURADO, 2020, p. 33).

Sa poésie se caractérise notamment par sa volonté de faire cohabiter les formes littéraires classiques, comme les sonnets ou les monologues dramatiques, avec des éléments plus contemporains, tels que le registre courant, le langage parlé, ou encore des références à la pop culture (FLORES JURADO, 2020, p. 34). Elle est également marquée par un projet politique, celui de mettre en avant des thèmes jusqu’alors peu explorés dans la littérature traditionnelle comme la maternité, la sexualité féminine ou le désir homosexuel (FLORES JURADO, 2020, p. 34).

C’est avec la publication de The World’s Wife en 1999 que sa popularité s’accroît. Dans ce recueil de trente poèmes, Carol Ann Duffy brosse le portrait de femmes jusqu’alors reléguées au second plan et privées de parole. Celles-ci sont, pour la plupart, les épouses d’hommes célèbres, réels ou fictifs. L’autrice se propose ainsi de revisiter des mythes grecs ou bibliques, des classiques de la littérature, ou bien la vie de personnes célèbres, d’un point de vue féminin. Parmi ces trente poèmes, j’en ai traduit sept dans le cadre de mon travail d’études au sein du Master 2 TIM de l’Université Toulouse Jean Jaurès. Ici, je reviendrai sur la traduction de trois d’entre eux (Mrs Midas, Demeter et Frau Freud), que je commenterai en reprenant les points principaux abordés dans mon mémoire.

Réflexions préliminaires

Comment traduire la poésie ?. Comme je l’ai appris au fil de mes lectures, s’interroger sur la manière de traduire la poésie nécessite en premier lieu de se demander si cela est réellement possible, et, si tout·e traducteur·rice est à même de se prêter à cet exercice ? Il s'agit de deux questions épineuses auxquelles j'ai été confrontée au début de mon travail, comme le sont, selon Patrick Hersant, les traducteur·rice·s professionnel·le·s non-poètes qui traduisent de la poésie (HENROT SOSTERO, POLLICINO (eds.), 2017, p. 23). Robert Ellrodt, par exemple, précise dans son article que « au cours des siècles, des auteurs illustres et d’éminents critiques ont présenté la traduction de la poésie comme irréalisable » (ELLRODT, 2006, p. 65).

Pourtant, la poésie a toujours été traduite, et même par ceux·celles qui jugent la tâche impossible. Certain·e·s arguent que la trop grande difficulté que représente la traduction poétique ne peut être surmontée que si le·la traducteur·rice est lui·elle-même poète. Selon Christine Lombez, les poètes seraient lié·e·s par leur expérience poétique aux auteur·rice·s qu’ils·elles traduisent. Leur rapport au langage leur permettrait de mieux se comprendre, et donc de mieux se traduire (LOMBEZ, 2003, p. 377). Leur proximité est telle que la « voix poétique » du·de la traducteur·rice « est susceptible de venir se surimprimer à celle du poète étranger » (LOMBEZ, 2020, p. 91). Or, c’est justement cette surimpression que d’autres tendent à critiquer dans les traductions des poètes-traducteurs·rices, comme Paul Bensimon qui se demande si les poètes sont « toujours les meilleurs traducteurs de poésie » (BENSIMON, 1990, p. ii). Un questionnement que partage Patrick Hersant qui remarque que si tel·le critique s'offusque « des libertés que s’autorise le traducteur, du moins s’il n’est pas poète, s’émerveillera de reconnaître Jouve derrière son Shakespeare ou de déceler Heaney dans ses traductions de Dante. » (HENROT SOSTERO, POLLICINO (eds.), 2017, p. 34).

En réalité, les deux points que nous venons d’aborder semblent découler d’une conception de la poésie comme renfermant, fondamentalement, une part d’inexplicable, car étant le fruit d’un rapport presque surnaturel au langage. Il y aurait donc dans la poésie une part de mystère qui résisterait à l’interprétation et donc à la traduction. Partant de là, comment, en effet, imaginer ceux·celles capables de la traduire autrement que comme des êtres également pourvus d’un don supérieur ? Ou plutôt, comment se défaire, en tant que traductrice encore novice, d’une conception sacralisante de la poésie ?

Afin de surmonter les craintes qu’avaient fait naître en moi ces premières observations quelque peu décourageantes, je me suis tournée vers des auteurs·rices qui remettent en cause cette vision de la poésie. Parmi eux·elles, on retrouve notamment Henri Meschonnic dont les écrits sur la poésie et sa traduction ont fait date, et parfois polémique. Il entend désacraliser la poésie, qu'il considère comme « pratique spécifique parmi les autres pratiques sociales, ni sacralisée culturellement, ni méconnue dans sa spécificité » (MESCHONNIC, 1973, p. 306). Pour lui, la poésie ne représente pas une exception, mais une forme du langage qui a ses propres spécificités. Ainsi, sa nature n'en fait pas un objet quasiment impossible à traduire, et Meschonnic évoque la tâche du·de la traducteur·rice en ces mots : « en dehors de son sens matériel et littéral, tout morceau de littérature a, comme tout morceau de musique, un sens moins apparent, et qui seul crée en nous l'impression esthétique voulue par le poète. Et bien, c'est ce sens-là qu'il s'agit de rendre, et c'est en cela surtout que consiste la tâche du traducteur » (MESCHONNIC, 1973, p. 354-354). Cette affirmation rejoint les propos d’Erol Kayra, pour qui la traduction poétique est un « art de recoder », c’est-à-dire, de déchiffrer les codes stylistiques et sémantiques du poème, pour ensuite les reproduire dans la traduction (KAYRA, 1998, p. 254). Ainsi, la poésie apparaît aussi traduisible que d'autres types de textes, d’autres formes du langage, dont il faut connaître les codes.

Ce long détour a constitué la première étape dans mon travail de traduction. En effet, si, pour bien traduire la poésie, il faut en connaître les spécificités, il est sous-entendu que tout·e traducteur·rice professionnel·elle spécialisé·e en est capable. Cela ne signifie pas pour autant que la tâche n’est pas exigeante, car le·la traducteur·rice doit se montrer à la fois technique et doté·e d’un certain sens artistique (KAYRA, 1998, p. 260).

Ainsi cette première phase de réflexion m'a permis d'apporter une première réponse à ma première interrogation : y a-t-il une méthode pour traduire la poésie ? Les propos d’Erol Kayra en tête, et en observant comment étaient construits la majorité des écrits de ma bibliographie, j’ai pu jeter les bases d'une méthodologie de la traduction poétique. Bien souvent, les auteurs·rices suivent un schéma similaire ou passent par les mêmes étapes : réflexions sur la poésie et ses spécificités, réflexions sur ce que cela implique pour la traduction, analyse du texte source, commentaire de traduction ou proposition de traduction, et éventuellement proposition de principes généraux plus ou moins stricts. De manière générale, j'ai donc adopté une démarche réflexive et pragmatique, où l'analyse du texte et de ses caractéristiques a joué un rôle crucial dans la traduction.

Quelles sont justement les caractéristiques des textes de mon corpus, autrement dit de l'écriture de Carole Ann Duffy ? Cela revient à se demander, et c’est là la deuxième question qui m’a occupée lors de ce premier travail de réflexion, comment traduire la voix particulière de l’autrice. Sans doute peut-on rapprocher la notion de « voix » de celles de « rythme » et d’« oralité » telles que développées par Meschonnic. Ces deux notions, quoique complexes, nous éclairent tout de même sur la manière d'analyser un texte. Pour le théoricien, le rythme est « l’organisation du mouvement dans la parole, l’organisation d’un discours par un sujet », c’est-à-dire non pas (seulement) la rythmique, mais plutôt la manière dont un texte est construit pour faire sens (MESCHONNIC, 1999, p. 116-117). Quant à l’oralité, elle n’est plus opposée à l’écrit ni assimilée au parlé, mais est définie comme une « prosodie personnelle », soit la manière propre qu’a un·e auteur·rice de façonner son texte (MESCHONNIC, 1999, p. 117). Partant de là, traduire une voix poétique revient à traduire non plus seulement les mots, les sons et les figures, mais aussi la structure propre et signifiante du texte.

Dès lors, comment procéder ? Pour Erol Kayra, traduire de la poésie implique de « développer pour chaque poète, du moins pour chaque genre poétique, une théorie de la traduction » (KAYRA, 1998, p. 256). Cela signifie, d’une part, qu’il n’y a pas une seule théorie de la traduction en matière de poésie, et, d’autre part, que la traduction de poèmes, ou d’un recueil, doit être précédée par l’élaboration d’une méthodologie basée les spécificités de l’écriture poétique à laquelle on se confronte. L’objet de cet article sera d’illustrer la méthodologie que j’ai construite pour traduire les poèmes de Carol Ann Duffy à travers le bref commentaire de la traduction de trois d’entre eux : « Mrs Midas », « Anne Hathaway » et « Frau Freud ».


Traduire le poème comme un discours

Un des concepts qui m’a été le plus utile dans la mise au point de ma méthodologie traductive et l’analyse des textes est sans doute celui de texte-discours développé par Meschonnic. Celui-ci avance que tout texte littéraire doit être analysé comme un discours, c’est-à-dire comme un tout cohérent, façonné par un sujet dans le but de signifier quelque chose (MESCHONNIC, 1999, p. 99). Autrement dit, il faut, pour chaque poème, se demander en quoi sa structure est signifiante et participe au sens global, pour ensuite essayer de traduire ce que produit l’agencement des différentes parties du texte. La théorie de Meschonnic s’est révélée d’autant plus pertinente ici que les poèmes de Carol Ann Duffy sont des monologues dramatiques. Si chacun d’entre eux est marqué par un registre, un lexique, un rythme, un ton, etc., propres aux personnages auxquels l’autrice prête alors sa voix, on s’aperçoit que leur forme, elle aussi, raconte quelque chose de ces héroïnes. En d’autres mots, le mouvement général des textes, que l’on peut déceler à plusieurs échelles, joue un rôle dans la réalisation des portraits intimes de ces femmes à qui Carol Ann Duffy rend la parole.

Prenons l’exemple du poème « Mrs Midas » qui adopte une structure qui n’est pas sans rappeler celle d’un conte où chaque strophe représente une étape clef dans la progression de l’histoire racontée par Mme Midas. La 5e strophe marque le point de rupture, le moment où le monde de Mme Midas s’effondre après qu’elle a réalisé la gravité de la situation. La 6e strophe, quant à elle, témoigne de sa consternation. Le passage de la 5e à la 6e strophe fait office de charnière : il se situe à la moitié du poème et sépare le premier mouvement du texte du second. Or, la transition de l’une à l’autre strophe n’est pas anodine : la phrase commencée au milieu du dernier vers de la 5e strophe se poursuit sur la première moitié du premier vers de la 6e strophe. Le passage est donc marqué à la fois par une idée de rupture et de continuité qui est renforcée par l’utilisation des deux points qui séparent et font la liaison entre les deux propositions. Cela semble suggérer la détresse de Mme Midas qui voit sa vie s’écrouler sous ses yeux, ainsi que son agentivité : malgré la situation inquiétante, elle réfléchit, fait preuve d’esprit, agit. Aussi a-t-il fallu soigner cette transition dans la traduction de manière à rester fidèle au mouvement du texte. L’effet de rupture souligne également l’incrédulité et la consternation de Mme Midas, alors que la formulation issue du langage oral « how he had a wish » donne l’impression d’une réaction ténue par rapport au sérieux de la situation, ce qui crée un effet comique soulignant l’esprit vif de Mme Midas. Or, il m’a semblé que traduire ce passage de manière littérale le rendrait difficilement compréhensible, ce qui n’est pas le but ici. J’ai donc cherché une expression assez courte, avec une pointe d’humour, issue du langage oral et qui connote un certain mépris sans être trop virulente. L’utilisation ironique du titre « monsieur » pour souligner des ambitions jugées ridicules m’a donc paru un choix satisfaisant et permettant une transition naturelle, tout en respectant l’énergie du passage comme du texte.

Dans « Demeter », on remarque que le poème est scindé en deux. Les deux premières strophes sont très différentes des trois suivantes. Ces deux blocs présentent Déméter dans des contextes et des états psychologiques diamétralement opposés (solitude, désespoir, froid / amour, joie, chaleur). Cette première étude du mouvement général du poème m’a aidée pour reproduire le mouvement interne des deux parties du texte, et matérialiser la puissance des émotions du personnage. Les 3e et 4e strophes se concentrent sur le retour de Perséphone qui ramène le printemps, sur terre comme dans le cœur (« la demeure ») de sa mère. L’énergie négative des deux premières strophes se transforme alors en énergie positive. Deux longues phrases s’enchaînent d’un vers à l’autre, d’une strophe à l’autre donnant une sensation nette de fluidité et de douceur. Ceci est renforcé par les jeux sur les sonorités que j’ai voulu reproduire dans la traduction (avec les allitérations en [l] sur les deux strophes, notamment), et particulièrement en allongeant les voyelles comme dans le texte source (« amenant », « fleurs », « printemps », « chaleur », « douceur »).

Traduire les réseaux de signification

Pour bien traduire un texte poétique, il faut donc parvenir à maintenir « l’organisation d’un système de discours où tout se tient et fait sens » (MESCHONNIC, 1999, p. 130). Or, dans le but de préserver le sens global du poème, il faut prendre en compte, en plus de l’agencement du texte, les réseaux de signification qui le sous-tendent et en font un tout cohérent. Il s’agit d’un autre concept clef de la théorie littéraire de Meschonnic et défini par André Davoust comme : « le faisceau des paramètres syntaxiques, lexicologiques, sémantiques, sonores, prosodiques, typographiques, psychanalytiques et autres qui, aux yeux du lecteur/traducteur, donnent au poème, voire aussi éventuellement à d’autres poèmes, pris ou non dans le même recueil, son originalité et sa séduction. » (DAVOUST, 1994, p. 116). Le texte poétique apparaît alors comme un organisme dont les divers composants interconnectés lui insufflent son « énergie d’ensemble » (PLACIAL, 2014). 

Dans « Mrs Midas », on note l’allitération en [g] qui sillonne tout le texte, constant rappel au mot « gold » faisant entendre le tintement presque oppressant de l’or qui envahit la maison de Mme Midas. Il a souvent été impossible de préserver ce procédé et ses effets. Pour pallier cette lacune, je me suis appuyée sur le champ lexical de l’or, du jaune ou de la brillance. J’ai par exemple traduit « gleamed » par « irradia », plus intense que « brilla ». Les assonances en [i] et en [a] environnantes rendent tangible l’éclat des objets que touche Midas, car elles donnent l’impression d’un faisceau lumineux vif et pénétrant. Ainsi, j’ai essayé de préserver un élément d’un réseau de signification central dans le poème (l’omniprésence de l’or, visuelle comme sonore), en reproduisant ou compensant certains aspects du texte.

Dans « Frau Freud » les réseaux de signification ont ceci de particulier qu'ils reposent sur une longue énumération humoristique. Le comique repose sur plusieurs procédés : recours à l’argot, à du vocabulaire enfantin, expressions imagées et décalées, métaphores connues, etc. Les synonymes employés pour désigner le sexe masculin entrent en résonance les uns avec les autres. Ces réseaux de correspondances créent des faisceaux de signification qui donnent sa diversité au poème. Les lecteurs·rices vont de moquerie en moquerie, d’image en image, sans jamais manquer d’être surpris·es, ce qui rend le texte particulièrement agréable à lire et favorise l’adhésion au message de l’autrice. 

On peut distinguer ici plusieurs types de synonymes, et donc réseaux de signification : ceux qui renvoient à un vocabulaire enfantin, ceux qui appartiennent au registre argotique, ceux construits à partir de métaphores animalières ou évoquant des armes ou de la nourriture, ou encore ceux complètement inventés basés sur des images parlantes. Au début du poème, on remarque par exemple deux mots qui appartiennent à un registre plus enfantin, ou du moins connotant une certaine naïveté : « ding-a-ling » et « willy ». Aussi, pour traduire ces deux mots, je me suis tournée vers des termes qui sont typiquement utilisés pour désigner le sexe masculin aux / par les enfants : « bistouquettes » et « zizis ». J’ai également traduit « winky », qui fonctionne en binôme avec « willy », par un terme appartenant au même univers (« kikis ») afin de conserver le jeu sur les sonorités (« willy » et « winky » riment et présentent une assonance en [w] et des allitérations en [i]), et parce que ce terme permettait de créer une harmonie similaire à celle du texte source, ici davantage fondée sur le registre. 

De manière générale, plusieurs mots ou groupes de mots fonctionnent ensemble en matière de rythme, de sonorités et de sens, tandis que, parmi eux, certains font écho à d’autres mots du texte. C’est ce que je me suis efforcée de reproduire dans la traduction, comme le montrent les tableaux suivant :

Mots qui fonctionnent ensemble

Analyse

dick / prick / dipstick / wick

Rimes et assonances qui créent un rythme entraînant

dong / dick / prick / dipstick /rammer / schlong

Mots issus de l’argot

prick / rammer / slammer

Mots qui connotent une idée de violence / douleur

« to prick » : percer, perforer

« to ram »: enfoncer, écraser

« to slam »: claquer, fermer / poser violemment

rammer / slammer

Riment et ont le même nombre de syllabes

dipstick / wick

Mots imagés antinomiques (dur / mou)

« dipstick » : littéralement « bâton à tremper »

« wick » : littéralement «mèche»

dong / schlong / ding-a-ling

Sonorités similaires qui font écho à « ding-a-ling » au début du poème

Texte source

Traduction et commentaire

dick

queues

=> Mot argotique qui permet une assonance en [k] avec «quéquettes», placé en premier pour créer un rythme plus naturel.

dong

quéquettes

=> Rime avec «bistouquettes» et «zigounettes» : choix de conserver le même registre que pour la traduction de «ding-a-ling» pour la rime et l’effet d’harmonie.

rammer / slammer

braquemarts

=> Fusion des deux termes. Permet d’alléger la traduction en réduisant la longueur du vers. Utilisation d’un mot qui désigne à la fois une épée courte et large (idée de violence conservée), et le sexe masculin en argot (registre conservé). Changement de position pour le rythme et l’assonance en [k].

prick / dipstick

perce-neige

=> Fusion des deux termes anglais pour créer une image évocatrice («dipstick») qui conserve l’idée de perforation («prick»). Permet d’alléger la traduction en réduisant la longueur du vers. Violence accentuée par la métaphore florale qui apparaît comme un euphémisme troublant (l’idée de percer la neige peut renvoyer à la perte de la virginité).

wick

grandes asperges

=> Expression imagée, qui s’oppose à «perce-neige», car elle renvoie à l’idée d’une tige molle. On relève la rime avec «perce-neige», ainsi que les assonances en [p] et [s], qui créent un ensemble harmonieux.

rupert

Popol

=> Utilisation d’un surnom ridicule pour personnifier le sexe masculin, de même que

«rupert». Fait écho à «percy» plus haut, qui n’a pas été conservé.

schlong

zigounettes

=> Rime avec «bistouquettes» et «quéquettes» : choix de conserver le même registre que pour la traduction de «ding-a-ling» pour la rime et l’effet d’harmonie.

Traduire les « sonorités imageantes » de Carol Ann Duffy

Lorsque l’on traduit un poème, il faut dans un premier temps décoder ses éléments saillants, avant de les « recoder » dans la traduction, comme nous l’avons vu avec Erol Kayra. Autrement dit, il est nécessaire de s’interroger sur ce qui donne aux textes leur poéticité. Selon Christine Raguet, ce qui donne vie aux poèmes, c’est en grande partie leur iconisme phonique, c’est-à-dire les « sonorités imageantes » qui reposent sur « la capacité de la voix à évoquer du son, du mouvement, de l’image », que les lecteur·rice·s sont invité·e·s à imaginer (HENROT SOSTERO, POLLICINO (eds.), 2017, p. 166). Le rôle des traducteurs·rices est donc d’insuffler cette vie dans la traduction en redonnant « la même force imageante aux vibrations du poème traduit » (HENROT SOSTERO, POLLICINO (eds.), 2017, p. 166). L’alliance du son, de l’image et du sens est aussi au cœur de l’argumentaire d’Erol Kayra pour qui traduire la « musique poétique » revient à traduire des « sonorité[s] suggestive[s] » (KAYRA, 1998, p. 256). De manière générale, la traduction consistera donc à reproduire la force symbolique, émotionnelle, sensorielle, etc., produite par le mariage fécond du sens, des sonorités et du rythme constitutifs des figures sur lesquelles se fonde le texte source.

Ces considérations m’ont servi de guide tout au long de la traduction, d’autant plus que le style de Carol Ann Duffy repose sur « les effets non verbaux du rythme, des rimes, des allitérations et des assonances », ainsi que sur une forte dimension visuelle, selon les propres mots de l’autrice (DOWSON, 2016, p. 35-37). Voyons ensemble quelques exemples qui illustrent la manière dont Carol Ann Duffy fabrique le « tissu sonore » (STEPHENS, 2015, p. 13) et visuel si caractéristique de son écriture.

« Frau Freud » est presque entièrement constitué de ces images vives qui s’enchaînent avec une cadence soutenue. Soigner leur traduction a donc été essentiel pour préserver la visée générale du poème. Arrêtons-nous sur la traduction de « Don’t get me wrong, I’ve no axe to grind / with ». Ici, l’association des sonorités et du sens fait émerger une image frappante, qui s’inscrit dans le mouvement global du poème. La première proposition est une formulation courante en langage parlé, tandis que la seconde s’appuie sur une expression idiomatique signifiant « avoir des raisons cachées pour faire quelque chose, agir avec des arrière-pensées ». Une traduction fidèle paraît ainsi plus fade, car plus longue et dépourvue de l’expression idiomatique imagée qui donnait sa force évocatrice au texte source. Notons par ailleurs que les mots « axe » et « grind » (« hache », « aiguiser ») évoquent une action violente, comme si Mme Freud était en réalité en train d’aiguiser sa hache pour finir d’en découdre avec les théories de son époux. On peut également y lire un rappel à son ton incisif. Enfin, il ne faut pas négliger les assonances en [d] et [g] qui font écho à « dong » et à « schlong », situés non loin dans la phrase précédente. Pour la traduction, je suis partie d’une traduction littérale sans relief pour extraire le sens de ces deux propositions : « Ne vous méprenez pas, je ne cherche pas à vanter les mérites de ». Je me suis ensuite concentrée sur la reproduction du jeu sur les sonorités. Dans cette optique, l’expression idiomatique « crier à tue-tête » s’est avérée intéressante, car elle préserve l’assonance en [k] et [t] du passage, renforcée ici par le verbe « crier » et le substantif « mérites ». De plus, le verbe « tuer » peut être interprété comme une allusion aux intentions de Mme Freud préalablement mentionnées. Quant à la locution courante « loin de moi l’idée de », elle permet de restituer le sens et le registre de « don’t get me wrong », et de renforcer le réseau d’assonances ([l], [d], [m]) qui rythme ce début de phrase. Enfin, la rime entre « quéquettes », « zigounettes » et « tue-tête » m’a amenée à traduire « in the trousers » par « sous la braguette », et non par « dans le pantalon » au vers suivant. Ainsi, comme ailleurs dans le poème, j’ai compensé le foisonnement du français par un jeu sur les sonorités et les rimes qui insufflent au texte son rythme plaisant, élément clef du texte source.

Prenons un autre exemple issu de « Mrs Midas » : « [... ]turning the spare room / into the tomb of Tutankhamun. [...] » / « [...] redécorait la chambre d’ami / ambiance tombeau de Toutankhamon. [...] ». Ici, Carol Ann Duffy peint un tableau saisissant qui ne manque pas d’humour. L’allusion hyperbolique aux richesses retrouvées dans la tombe de Toutankhamon rend la scène palpable. L’effet est renforcé par la rime interne (« room », « tomb », « Tutankhamun ») et les allitérations ([t], [m], [r]), qui donnent l’impression de voir l’or recouvrir la pièce petit à petit. C’est également ce que laisse sous-entendre le verbe au passé progressif « [He was] turning [...] into ». La forme active donne le sentiment que Midas agit de son plein gré, or il ne contrôle pas son pouvoir. Ce décalage rend la situation comique, et l’on se figure aisément l’époux perdant ses moyens dans sa chambre dorée. Malheureusement, en français, l’alliance de mots « chambre », « tombeau » et « Toutankhamon » n’engendre pas des jeux de sonorités aussi marquants que l’anglais. Je me suis donc appuyée sur les autres mots du passage pour intégrer des sons faisant entendre un tintement qui envahit l’espace. On relève ainsi les assonances en [i] et en [an], ainsi que les allitérations en [d], [b] et [t]. L’expression du langage parlé « ambiance », et le verbe à la forme active connotant une action délibérée ajoutent une touche d’ironie similaire à celle du texte source.

Traduire des réécritures modernes et féministes

Comme en témoigne l’exemple précédent et le poème « Frau Freud » dans son ensemble, les textes de ce recueil sont souvent marqués par un humour piquant qui fait des protagonistes des agentes de leur histoire, et s’inscrit dans le projet global de Carol Ann Duffy. Avec ce recueil, elle s’inscrit dans la veine de la réappropriation mythologique féministe, telle que théorisée par Alicia Ostriker (PIAT, 2017, p. 76). Celle-ci définit ce concept comme résultant de la volonté d’un·e poète de recourir à une figure ou une histoire (réelles ou fictives) déjà ancrée dans une culture donnée, avec, l’intention de se réapproprier cette figure ou cette histoire à des fins différentes (OSTRIKER, 1982, p. 72). Plusieurs autrices, comme Anne Sexton ou Margaret Atwood, ont ainsi remis en question les stéréotypes de genre et affirmé la place des femmes dans la littérature en tant que créatrices et sujets, faisant entendre leur parole et leur vécu (KAYIŞCI AKKOYUN, 2021, p. 564-565). Le travail de Carol Ann Duffy s’ancre alors dans un cadre plus large et résonne avec celui de ses consœurs, entretenant alors un sens d’appartenance à une communauté pour le lectorat féminin / féministe à la recherche de nouvelles représentations.

Dans la traduction, j’ai donc veillé à conserver autant que possible les divers éléments en lien avec les questions de représentations genrées, d’affirmation de soi et les revendications féministes. On peut par exemple évoquer la manière dont le « je » féminin est employé, les adresses au lectorat ou encore les références aux personnages masculins. Ceux-ci sont souvent moqués et caricaturés, et il s’avère intéressant d’étudier la place attribuée au masculin dans la syntaxe : « les pronoms masculins sont relégués en fin de vers, en position de complément, comme pour marquer dans la langue le renversement ironique des rôles. » (PIAT, 2010, p. 5). Parfois, les pronoms masculins sont mis en avant pour suggérer la nocivité des époux des héroïnes, comme c’est le cas dans « Mrs Midas » : « He was standing under the pear tree snapping a twig. ». Ici, l’accentuation sur le premier mot, le fait que vers soit une phrase complète et indépendante, et l’emploi du présent progressif qui tranche avec le sens des verbes qui connotent une action soudaine sont autant d’éléments qui rendent l’apparition de Midas étrange, voire inquiétante. C’est la raison pour laquelle j’ai voulu soigner la manière dont il serait désigné dans la traduction. Mon point de départ a été la traduction de « snapping », que j’ai choisi de rendre par un participe présent (« brisant »). Si j’avais voulu utiliser le pronom personnel « il », j’aurais dû l’accompagner d’un verbe à l’imparfait : « Il se tenait / se trouvait / était là », ce qui me paraissait alourdir et affadir l’image. J’ai préféré opter pour l’expression « Le voilà » mise en avant par la ponctuation, qui certes se passe du pronom sujet, mais donne l’illusion d’une apparition troublante et met l’accent sur le personnage de Midas.

La réappropriation féministe des récits s’accompagne d’une revisite moderne, qui s’appuie notamment sur le décalage entre les codes des histoires originales et l’irruption d’éléments de la vie contemporaine pour donner aux poèmes leur ton et leur touche humoristique si reconnaissables. Carol Ann Duffy transpose la plupart de ses récits dans notre monde contemporain. Les poèmes sont parsemés d’indices qui ancrent les personnages dans la vie quotidienne moderne comme la référence à la restauration rapide dans « Mrs Midas » : « unwrapping each other, rapidly, / like presents, fast food. ». L’intégration d’éléments de la réalité contemporaine, des codes du langage parlé ou encore d’expressions familières donne aux poèmes un ton humoristique. En effet, ils créent un double décalage, d’une part avec l’époque où sont censées se dérouler les histoires, et d’autre part, avec la gravité des situations auxquelles sont confrontés les personnages.
Ainsi, la subversion des normes liées au genre et la réécriture féministe s’accompagnent d’une revisite moderne qui renverse les codes littéraires traditionnels des récits ainsi réinventés. Comme Émilie Piat le fait justement remarquer, c’est cette « transposition au féminin [...] sur un mode burlesque » qui confère aux poèmes de The World’s Wife leur ton humoristique si particulier, et qui joue un rôle non négligeable dans la construction du discours de l’autrice. On peut alors supposer avec Émilie Piat que cette « réécriture “domestique” » donne naissance à un rire proprement féminin et féministe (PIAT, 2010, p. 13). Celui-ci est particulièrement visible dans « Frau Freud », dont il est constitutif. Tous les synonymes utilisés pour désigner l’organe génital masculin ne cessent de s’en moquer. Carol Ann Duffy démystifie ainsi la supposée supériorité virile en même temps qu’elle ridiculise les théories de Sigmund Freud. Plusieurs expressions dans le poème mettent particulièrement bien avant ce parti pris, comme « with the beef bayonet, the pork sword » / « de ces saucisses affûtées, boudins acérés » qui associe la puissance mâle et létale à des éléments plus triviaux et inoffensifs.

Les risques de la traduction poétique

Traduire la poésie n’est pas sans difficulté et demande souvent de remettre en question sa propre vision de la littérature. De nombreux·euses commentateurs·rices nous mettent en garde quant aux écueils à éviter. Il n’est par exemple pas toujours possible de conserver la polysémie sur laquelle repose la poésie. Selon Robert Ellrodt, chercher à restituer toutes les pluralités de sens du poème peut s’avérer impossible, voire risqué, car cela risquerait d’alourdir le texte, ou pire, de lui faire prendre une autre direction (ELLRODT, 2006, p. 66). C’est une question qui m’a longtemps préoccupée lors de la traduction de « Demeter », où le verbe « skimmed » peut signifier à la fois « écrémer » / « dégraisser », et « faire des ricochets ». Ne parvenant pas à trouver un verbe français revêtant ces deux sens, ou deux sens différents, mais pouvant s’appliquer à cette situation, j’ai cherché un verbe et une locution pouvant s’utiliser aussi bien avec « cailloux » que « cœur », mais sans variation sémantique. J’ai également joué sur les sonorités pour compenser la perte de la polysémie et rendre la scène plus palpable : « pour briser la glace. Mon cœur brisé ‒ / Je tentai, mais tout éclata ».

Un des pièges les plus difficiles à déjouer est la tentation de surtraduire, de complexifier certains passages du poème. Cette propension à « l’ennoblissement » s’inscrit dans la liste des tendances déformantes que Berman dénonce et consiste à rendre la traduction « plus belle » que l’original, selon des critères esthétiques subjectifs ou circonstanciels (BERMAN, 1999, p. 57). Cela rejoint les propos de Meschonnic pour qui la traduction « implique un travail idéologique concret contre la domination esthétisante », c’est-à-dire contre une « idée toute faite de la langue et de la littérature » qui conduit les traducteur·rice·s à rendre le texte plus élégant, plus « littéraire », selon leurs propres conceptions de l’esthétique et de la littérature, basées sur différents facteurs variables (MESCHONNIC, 1973, p. 315).

Examinons ensemble un exemple révélateur. Dans « Demeter », on peut lire dans la première strophe « I sat in my cold stone room ». Ici, la syntaxe est simple, les mots utilisés appartiennent au registre courant et on note également l’utilisation de l’expression « stone cold » qui peut signifier à la fois « complètement gelé » et « sans émotion », « au cœur de pierre ». La difficulté a été de condenser en quelques mots simples la force expressive des images convoquées et le double sens. Ma première version était, à mon sens, trop sophistiquée : « Transie dans ma chambre froide comme marbre ». Sans doute peut-on avancer que l’utilisation de l’adjectif « transie » et la suppression de l’article avant « marbre » donnent au vers un aspect poétique artificiel. J’ai donc décidé de reprendre ce passage pour aboutir à une traduction qui me paraissait plus satisfaisante : « De marbre dans ma chambre froide ». Un autre passage de « Mrs Midas » nous éclaire également sur les dangers de l’esthétisation. Le vers « Now the garden was long and the visibility poor, the way / the dark of the ground seems to drink the light of the sky, » reprend la syntaxe du langage parlé tout en s’appuyant sur un enjambement. Cela rend la compréhension difficile au premier abord, à dessein. En effet, on peut imaginer que le manque de clarté de ce passage reflète l’obscurité du jardin et la difficulté de Mme Midas à discerner ce qu’y fait son mari. On peut y lire une métaphore suggérant que le futur de Mme Midas s’assombrit, ou soulignant son incompréhension face aux actions de son époux. Ma première version gommait la difficulté que pose le texte anglais : « Disons-le, d’ici on ne voyait rien du jardin si profond où / l’ombre de la terre semblait absorber la clarté du ciel ». Finalement, j’ai préféré retravailler ma traduction de manière à ce qu’elle reproduise le flou du texte source : « D’ici on ne voyait rien du long jardin, on dirait / l’ombre de la terre buvait la clarté du ciel ».

Cette tendance à la poétisation s’avère d’autant plus dommageable que Carol Ann Duffy adopte un style faussement simple et épuré, qui se caractérise par une syntaxe et un lexique clairs et compréhensibles, loin des clichés que l’on attribue parfois à l’écriture poétique. En effet, l’autrice espère rendre à la poésie sa fonction essentielle dans la société (DOWSON, 2016, p. 17). La poéticité des textes de Carol Ann Duffy paraît donc indissociable de cette apparente simplicité qui occupe une place centrale dans la construction de son discours, faisant écho à ses valeurs, à la manière dont elle perçoit la poésie et au rôle qu’elle entend lui donner.

Conclusion

J'espère avoir ici réussi à rendre compte de la méthodologie particulière, à la fois réflexive et pragmatique, que j’ai adoptée afin de proposer ma propre traduction de la voix poétique de Carol Ann Duffy.

Dans un premier temps, mon travail de traduction s’est d’abord fondé sur un travail de recherche approfondi qui s’est poursuivi tout au long de ce projet. Celui-ci a consisté en l’élaboration et à l’étude d’une bibliographie thématique. En outre, il a aussi fallu prendre en compte les ambitions et les idées de l’autrice qui se reflètent dans les thèmes qu’elle aborde, et dans la manière dont elle compose ses poèmes. Ces derniers véhiculent sa volonté de renverser les normes genrées traditionnelles et de (re)donner à la poésie son rôle d’art démocratique, toujours avec un brin d’humour. Il s’agit-là d’éléments clés de son écriture poétique, c’est-à-dire du discours qu’elle construit et qu’elle fait porter à ses héroïnes dans chacun de ses poèmes.

Il a donc fallu se demander comment traduire un discours est qui plus est, un discours poétique. Pour cela, je me suis principalement appuyée sur les écrits de Meschonnic. J’ai alors essayé de reproduire dans mes traductions le mouvement général des poèmes, tout en respectant le style si particulier de Carol Ann Duffy. Celui-ci repose principalement sur un travail sur la rythmique, les sonorités (rimes, allitérations, assonances), les images et les symboles qui forment des réseaux de significations structurants et dont l’union amène au poème son surplus de sens.

Pour résumer, établir une méthodologie de la traduction poétique appliquée à un·e poète en particulier nécessite, dans un premier temps, d’accumuler un certain nombre de connaissances théoriques et spécifiques au genre littéraire, ou relatives à l’auteur·rice. Dans un deuxième temps, j’ai essayé de mettre en application ces apports théoriques, tout en me fiant à mon bon sens, mon ressenti personnel, et un travail sur la langue.

Poèmes originaux et traduits

Mrs Midas

It was late September. I’d just poured a glass of wine, begun
to unwind, while the vegetables cooked. The kitchen
filled with the smell of itself, relaxed, its steamy breath
gently blanching the windows. So I opened one,
then with my fingers wiped the other’s glass like a brow.
He was standing under the pear tree snapping a twig.

Now the garden was long and the visibility poor, the way
the dark of the ground seems to drink the light of the sky,
but that twig in his hand was gold. And then he plucked
a pear from a branch – we grew Fondante d’Automne –
and it sat in his palm, like a lightbulb. On.
I thought to myself, Is he putting fairy lights in the tree?

He came into the house. The doorknobs gleamed.
He drew the blinds. You know the mind; I thought of
the Field of the Cloth of Gold and of Miss Macready.
He sat in that chair like a king on a burnished throne.
The look on his face was strange, wild, vain. I said,
What in the name of God is going on? He started to laugh.

I served up the meal. For starters, corn on the cob.
Within seconds he was spitting out the teeth of the rich.
He toyed with his spoon, then mine, then with the knives,
the forks.
He asked where was the wine. I poured with a shaking hand,
a fragrant, bone-dry white from Italy, then watched
as he picked up the glass, goblet, golden chalice, drank.

It was then that I started to scream. He sank to his knees.
After we’d both calmed down, I finished the wine
on my own, hearing him out. I made him sit
on the other side of the room and keep his hands to himself.
I locked the cat in the cellar. I moved the phone.
The toilet I didn’t mind. I couldn’t believe my ears:

how he’d had a wish. Look, we all have wishes; granted.
But who has wishes granted? Him. Do you know about gold?
It feeds no one; aurum, soft, untarnishable; slakes
no thirst. He tried to light a cigarette; I gazed, entranced,
as the blue flame played on its luteous stem. At least,
I said, you’ll be able to give up smoking for good.

Separate beds. In fact, I put a chair against my door,
near petrified. He was below, turning the spare room
into the tomb of Tutankhamun. You see, we were passionate
then,
in those halcyon days; unwrapping each other, rapidly,
like presents, fast food. But now I feared his honeyed
embrace,
the kiss that would turn my lips to a work of art.

And who, when it comes to the crunch, can live
with a heart of gold? That night, I dreamt I bore
his child, its perfect ore limbs, its little tongue
like a precious latch, its amber eyes
holding their pupils like flies. My dream milk
burned in my breasts. I woke to the streaming sun.

So he had to move out. We’d a caravan
in the wilds, in a glade of its own. I drove him up
under the cover of dark. He sat in the back.
And then I came home, the woman who married the fool
who wished for gold. At first, I visited, odd times,
parking the car a good way off, then walking.

You knew you were getting close. Golden trout
on the grass. One day, a hare hung from a larch,
a beautiful lemon mistake. And then his footprints,
glistening next to the river’s path. He was thin,
delirious; hearing, he said, the music of Pan
from the woods. Listen. That was the last straw.

What gets me now is not the idiocy or greed
but lack of thought for me. Pure selfishness. I sold
the contents of the house and came down here.
I think of him in certain lights, dawn, late afternoon,
and once a bowl of apples stopped me dead. I miss most,
even now, his hands, his warm hands on my skin, his touch.

Mme Midas

Fin septembre. Je venais de me verser un verre de vin, commençais
à décompresser, les légumes cuisaient. La cuisine
s'emplissait de son propre parfum, délassée, son souffle fumant
embuant doucement les fenêtres. J'en ouvris une,
puis de mes doigts froncés essuyai l'autre vitre.
Le voilà, debout sous le poirier, brisant une brindille.

D'ici on ne voyait rien du long jardin, on dirait
l'ombre de la terre buvait la clarté du ciel,
mais la brindille dans sa main était d'or. Puis il piqua
une poire – une de nos Fondantes d'Automne –
qui, posée dans sa paume, telle une ampoule, s'alluma.
Je me dis, déjà les guirlandes de Noël ?

Il entra dans la maison. La poignée irradia.
Il tira les rideaux. Tu vois le tableau, ça me rappela
le Camp du Drap d'Or de Madame Lavarice.
Il se posa sur sa chaise tel un roi sur trône rutilant.
Sur sa face, son regard fou, fauve, vain. Je dis,
Pour l'amour de Dieu que se passe-t-il ? Il se mit à rire.

Je servis le repas. Entrée : épi de maïs rôti.
Dans la seconde il recrachait les dents des nantis.
Il joua avec sa cuillère, puis la mienne, puis les couteaux,
les fourchettes.
Il voulut du vin. Je versai d'une main tremblante,
un blanc parfumé, extra sec, d'Italie, puis l'observai
cueillir la coupe, le calice criard, clinquant, boire.

Ce fut là que je poussai un cri. Lui s'écrasa au sol.
Une fois tous deux calmés, je finis le vin
toute seule, écoutant son histoire. Je l’assis
à l’autre bout de la pièce, qu’il garde ses mains pour lui.
Je cachai le chat, saisis mon sac, pris le téléphone.
Les W.C., je m'en fichais. Je n'en croyais pas mes oreilles :

monsieur avait un souhait. On a tous déjà fait un souhait. OK.
Mais qui fait des siens une réalité ? Lui. Tu sais quoi ? L'or
n’a jamais nourri personne - aurum, doux, immaculé - ni n'étanche
la soif. Il essaya d'allumer une cigarette. Je scrutais, fascinée,
la flamme bleue jouer sur la tige mordorée. Comme ça,
je dis, t’arrêteras enfin de fumer.

Lits séparés. En vrai, je calai une chaise contre ma porte,
comme pétrifiée. Lui en bas, redécorait la chambre d'ami
ambiance tombeau de Toutankhamon. Nous, tu sais, c'était la passion
avant,
en ces temps bénis ; déchirant nos emballages,
comme des cadeaux, du McDo. Mais à présent, je crains son étreinte
de miel,
le baiser qui ferait de mes lèvres une œuvre d'art.

Et qui, en pleine crise, se contente
d'un cœur d'or ? Cette nuit-là, je rêvai que je portais
son enfant, ses membres ambrés, sa petite langue -
précieuse ventouse – ses œils-de-trigre ;
pupilles captives comme des mouches. Mon lait rêvé
brûlait ma poitrine. Je me réveillai aux rayons du soleil.

Il dut partir. On avait une cabane
dans les bois, une clairière à lui. Je le conduisis
sous le manteau de la nuit. Il s'assit à l'arrière.
Et je repris la route, rentrai à la maison, la femme qui épousa le fou
qui souhaita l'or. Au début, j’y allais, drôle d’époque,
la voiture garée à bonne distance, le reste à pied.

Les indices te donnaient la direction. Une truite dorée
sur la grève. Un jour, une hase pendait à un mélèze,
belle bêtise de citron. Puis, ses traces de pas,
resplendissant près du ruisseau. Il était maigre,
délirant, entendant, disait-il, la musique de Pan
venir des bois. Tu vois, ce fut la goutte de trop.

Ce qui me heurte aujourd’hui : pas l'idiotie ni la cupidité,
mais son dédain pour moi. Pur égoïsme. J'ai vendu
les meubles, la maison, et me suis installée ici.
Je pense à lui sous certaines lumières, crépuscule, couchant,
un jour une jatte de pommes m'a figée net. Je me languis encore
aujourd’hui de ses mains, ses mains chaudes sur ma peau, son toucher.

Frau Freud

Ladies, for argument's sake let us say
that I've seen my fair share of ding-a-ling, member and jock,
of todger and nudger and percy and cock, of tackle,
of three-for-a-bob, of willy and winky; in fact,
you could say, I'm as au fait with Hunt-the Salami
as Ms M Lewinsky - equally sick up to here
with the beef bayonet, the pork sword, the saveloy,
love-muscle, night-crawler, dong, the dick, prick,
dipstick and wick, the rammer, the slammer, the rupert,
the shlong. Don't get me wrong, I've no axe to grind
with the snake in the trousers, the wife's best friend,
the weapon, the python - I suppose what I mean is,
ladies, dear ladies, the average penis - not pretty ...
the squint of its envious solitary eye ... one's feeling of
pity…

Frau Freud

Mesdames, ouvrons le débat et disons-le
j'ai eu mon lot de bistouquettes, biroutes et parties,
de glaives turgescents et de nœuds saillants, de gourdins,
et d'engins, de petit-oiseau-va-sortir, de kikis, de zizis ;
et me direz-vous, je suis aussi instruite que Miss Lewinsky
au sujet du Sus-au-Salami - et bien autant écœurée
de ces saucisses affûtées, boudins acérés et autres merguez,
muscles d'amour et loup-y-es-tu, de ces queues et quéquettes,
braquemarts, perce-neige et grandes asperges, des Popol
et des zigounettes. Mais loin de moi l'idée de crier à tue-tête
les mérites du serpent sous la braguette, de l'ami des femmes,
de l'arme fatale, du crotale - voici ce je que souhaite énoncer ici :
mesdames, chères amies, le pénis moyen - pas joli joli...
son œil louche, esseulé et envieux... on se sent prise de
pitié...

Demeter

Where I lived - winter and hard earth.
I sat in my cold stone room
choosing tough words, granite, flint,

to break the ice. My broken heart -
I tried that, but it skimmed,
flat, over the frozen lake.

She came from a long, long way,
but I saw her at last, walking,
my daughter, my girl, across the fields,

in bare feet, bringing all spring's flowers
to her mother's house. I swear
the air softened and warmed as she moved,

the blue sky smiling, none too soon,
with the small shy mouth of a new moon.

Déméter

Là où j’ai vivais ‒ hiver et terre dure.
De marbre dans ma chambre froide
j'agrippais des mots rudes, granit, silex,

pour briser la glace. Mon cœur brisé ‒
Je tentai, mais tout éclata
en miettes, sur le lac gelé.

Elle arriva d’un long, long voyage,
mais je la vis enfin, marcher,
ma chérie, ma fille, foulant les champs,

pieds nus, amenant mille fleurs de printemps
en ma demeure. Foi de mère
l’air retrouvait douceur et chaleur à chacun de ses pas,

le ciel bleu souriant, de plus belle,
de la bouche timide d’une lune nouvelle.

Citer cet article

Référence électronique

Camille Cazalé, « Quelle méthodologie pour traduire la poésie ?
Étude de cas : la traduction de poèmes issus du recueil The World's Wife de Carol Ann Duffy dans le cadre du travail de fin d’études du Master Traduction, Interprétation et Médiation de l’Université Toulouse Jean Jaurès. », La main de Thôt [En ligne], 11 | 2024, mis en ligne le 05 février 2024, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/1258

Auteur

Camille Cazalé