Contexte
« Ne pas s’obstiner contre ce face à quoi on ne peut rien – la surdité – mais agir en revanche là où l’on peut faire quelque chose – la société – tel est l’engagement du sociologue […] », Mottez, B (2006)
Depuis la loi du 11 février 20051, le handicap a été une des grandes priorités des divers gouvernements notamment en matière d’inclusion2. Cependant, malgré cette volonté clairement affichée, les réalités sont disparates sur le territoire français en termes d’accessibilité à l’enseignement supérieur. La charte signée le 7 septembre 2007 et réactualisée en mai 20123 garantit l’égalité des droits et des chances entre tous les étudiants. Le peu d’offre de formations accessibles sur le territoire vient pointer certains manquements aux respects des valeurs de la République telle que la Liberté (liberté de choisir), ou encore l’Égalité (égalité d’accès) laissent une partie des citoyens sur le banc d’une société qui se veut de plus en plus inclusive.
En France, tout jeune a le droit de choisir et de poursuivre des études dans le supérieur. Qu’en est-il pour les personnes sourdes ou malentendantes ? Quelle est la réalité des personnes sourdes ou malentendantes qui accèdent aux études supérieures en termes de choix, d’opportunités ? Quelles réponses peuvent apporter les premiers intéressés, les pairs, les enseignants et l’université pour non seulement tendre vers une université plus inclusive mais adapter un environnement de vie plus inclusive ?
Qui sont ces élèves et futurs étudiants sourds et/ou malentendants ?
Pour rappel, selon l’OMS4 : « 466 millions de personnes dans le monde ont aujourd’hui une déficience auditive handicapante et 34 millions d'entre elles sont des enfants. Les experts estiment que d’ici 2050, plus de 900 millions de personnes, soit une personne sur 10, souffrira d’une atteinte auditive invalidante ». Il y a 6 millions de malentendants en France. Ces chiffres pointent la nécessité pour la société de prendre en compte dès à présent les besoins de cette population qui augmente. Les pouvoirs publics et la société se doivent de réfléchir à une société plus inclusive en anticipant et en réfléchissant à des solutions d’accessibilité à toutes les périodes de la vie : enfance, adolescence, vie adulte et vieillesse.
Quelques réponses sont apportées depuis l’école primaire jusqu’au niveau du secondaire en matière d’inclusion5 : « Parmi ces 340 000 élèves en SH scolarisés dans des établissements « ordinaires » relevant du ministère de l’Éducation nationale, 7700 sont sourds (4100 dans le 1er degré dont 14% en maternelle et 39% en élémentaire ; 3600 dans le second degré dont 30% au collège, 9% en lycée général et 8% en lycée professionnel ; 73% d’entre eux suivent une scolarisation individuelle dans une classe d’élèves entendants, 11% suivent une scolarisation collective en PEJS et 16% en ULIS TFA). »
Quant à l’enseignement supérieur, il n’y a que 12 universités en France qui proposent des licences générales avec option LSF ou unité disciplinaire6. Le nombre d’universités proposant un choix d’enseignement où la LSF est une unité d’enseignement diminue lorsque l’étudiant s’oriente vers des formations proposant une accessibilité complète en LSF ou vers la préparation au Certificat d’Aptitude au Professorat de l’Enseignement des Jeunes Sourds (CAPEJS) ou du Certificat d’Aptitude au Professorat de l’Enseignement du Second degré (CAPES) LSF créée en 2009.
L’accès à l’enseignement de et en LSF, ainsi que la professionnalisation via les parcours cités ci-dessus n’ont pas toujours été présents. Ils résultent d’un long mouvement de reconnaissance de la LSF et du bilinguisme sourd (GOBET, 2021). Comme le rappelle Gobet, la longue période de scolarisation oralisante issue du Congrès de Milan en 1880 aura des effets stigmatisants sur la langue des signes. Le « Réveil Sourd » des années 1980 pointera notamment le fossé existant entre la condition des sourds en France et à l’étranger. La place de la langue des signes dans la société ou dans l’éducation révèle une tout autre vérité : que la langue des signes a droit de cité dans d’autres pays et que l’enseignement dispensé auprès des enfants sourds se réalise en langues des signes.
C’est ainsi que « le Réveil Sourd » va impulser la création d’associations7 regroupant des sourds pour réfléchir sur leur langue, entre autres, et pour enseigner en langue des signes.
L’Association 2 Langues Pour une Éducation (2LPE) qui, en mettant en place des « classes sauvages » sans le soutien des académies et du ministère de l’éducation Nationale, va être à l’initiative des classes bilingues en France souligne Gobet (GOBET 2021). Les législateurs promulgueront différentes lois qui contribueront à une meilleure scolarisation de l’enfant sourd et ce à travers : la reconnaissance de LSF comme une langue, la place et le statut de la LSF comme langue d’enseignement, le bilinguisme, la formation des enseignants, la création de diplômes spécifiques au sein de l’université etc. Gobet nous rappelle que l’évolution de ces formations8 résulte donc d’un travail de collaboration entre un mouvement associatif, les scientifiques et la volonté des politiques : « Le travail réalisé par les chercheurs et les associations est un combat de tous les instants pour que les sourds soient vus comme des locuteurs d’une langue autre et non plus comme des handicapés. » (GOBET 2020, 9)
L’enquête de terrain
Nous avons d’abord mené une première enquête exploratoire auprès de professionnels de la formation afin de savoir ce qui pouvait être mis en place dans l’accompagnement et l’adaptation de la formation pour un étudiant en situation de handicap. Lors de ces entretiens semi-directifs inspirés des travaux de Van Campenhoudt, Marquet & Quivy (2017) : les acteurs de terrain semblent vouloir réfléchir sur le repérage en amont des étudiants en situation de handicap, comment prendre en compte les besoins de ces stagiaires et dépasser certains de leurs préjugés ou idées reçues sur le handicap. Les professionnels étant conscients que la réponse à apporter à ce public va au-delà des « aménagements ou rafistolage », mais demande de faire un pas sur le côté pour réaliser les changements sociétaux, se former, et adapter leurs apprentissages au public hétérogène en droit d’une formation accessible et de qualité.
A la suite de cette enquête exploratoire centrée sur les professionnels et grâce aux apports théoriques, il nous a semblé incontournable de questionner le public sourd en formation dans le secondaire et les personnes en études supérieures ou ayant repris leurs études. Pour cela, nous nous sommes également inspirés des travaux de Van Campenhoudt, Marquet & Quivy (2017) pour établir un questionnaire.
D’après Van Campenhoudt, Marquet & Quivy, cette méthode convient parfaitement pour :
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La connaissance d’une population en tant que telle : ses conditions et ses modes de vie, ses comportements et ses pratiques, ses valeurs ou ses opinions ;
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L’analyse du phénomène social que l’on pense pouvoir mieux cerner à partir d’informations portant sur les individus de la population concernée. Exemple : l’impact d’une politique familiale ou l’introduction de la micro-informatique dans l’enseignement ;
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D’une manière générale, les cas où il est nécessaire d’interroger un grand nombre de personnes, qu’il s’agisse de la population totale ou d’un échantillon.
L’objectif de ce questionnaire étant de comprendre les profils, les motivations et les attentes du dit public dans la poursuite d’études vers le supérieur. Il s’agissait d’imaginer mieux recenser les besoins en termes de formation (cursus, matières...) ; les types d’accessibilité, quelles adaptations des apprentissages, quels aménagements pour favoriser l’inclusion au sein et autour de la vie universitaire ? L’enquête pourrait permettre l’analyse de l’impact sur le terrain des mesures favorisant l’accès aux études supérieures pour les personnes en situation de handicap en interrogeant un échantillon spécifique de cette population en situation de handicap : les personnes sourdes ou malentendantes.
Un questionnaire composé à la fois de questions fermées qui contraignent le répondant à ne choisir qu’une réponse, de questions semi-ouvertes moins contraignantes, ou encore de questions ouvertes laissant libre cours à la réponse. Ce questionnaire a été réalisé en ligne à l’aide de l’outil « Google Forms », car c’est un outil simple d’utilisation, intuitif et gratuit. Les répondants ne sont pas obligés de s’inscrire pour remplir le questionnaire. L’envoi se fera par internet afin de toucher rapidement un large public. Le questionnaire a tout d’abord été adressé par courriel aux terminales ainsi qu’aux personnes ayant au minimum un niveau Bac, puis il a été testé sur plusieurs sujets sourds avant d’être envoyé via un lien en messagerie instantanée de type « WhatsApp » au public ciblé.
Le questionnaire contient plusieurs rubriques qui concernent :
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Le choix des études suivies, les spécialités, la situation géographique des lieux d’études ;
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Les études après le bac et la projection dans les futures études ;
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L’orientation, le futur métier désiré ainsi que les freins ou les atouts en lien avec sa surdité pour atteindre son objectif ;
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Les éléments personnels : âge ; types de surdité, mode de communication, appareillage, etc.
Nous avons également proposé plusieurs questions ouvertes qui permettent d’élargir la réflexion sur les idées reçues, les stéréotypes et préjugés sur les études supérieures, la poursuite d’études en université ou en école. Intégrer des études supérieures passe par une sélection qui se fait sur Parcoursup pour tous les étudiants, mais précédemment Admission post bac permettait d’avoir une meilleure visibilité des étudiants en situation de handicap. Aujourd’hui, un encart prévu pour cela, ainsi qu’une lettre de motivation, ont pour mission d’informer les futurs lieux d’études du handicap et des éventuels besoins en termes d’aménagements.
Les sollicitations des futurs étudiants et de leur famille auprès du secteur étudiant de la Fédération Nationale de Sourds de France (FNSF) ou auprès d’autres associations étudiantes, comme Sourd’iants (Île-de-France), Étudiant’S 31 à Toulouse, permettent de les accompagner au mieux. L’extrait sur média pi concernant « Sourds, quel accès aux études supérieures ? » 9décrit l’inquiétude du secteur étudiant, mais montre à la fois qu’il faut déconstruire l’idée selon laquelle seuls certains métiers sont accessibles pour les sourds, ou certaines formations comme la linguistique ou l’enseignement de la LSF. Les étudiants sourds sont souvent minoritaires mais souvent militants « le militantisme fait partie de la vie étudiante »10 ; avec l’aide des associations, de la fédération, de la sensibilisation, les choses peuvent évoluer.
Qui sont les répondants et que disent-ils?
Le questionnaire a été envoyé par mail a 12 destinataires (identifiés au préalable par contact) auprès de diverses institutions accueillant des jeunes sourds sur la France, et le lien WhatsApp du questionnaire a été relayé une première fois via une quinzaine de personnes de mon réseau.
28 participants ont répondu à ce questionnaire. 18 filles et 9 garçons et une personne ne souhaitant pas spécifier le genre. Les âges varient entre 18 ans et 40 ans. 39,2% des réponses proviennent des personnes âgées de 19 à 20 ans, suivi de ceux âgées de 21 à 23 ans (32,1%) et les 28,7% restant ont entre 26 et 40 ans.
A la question personnelle êtes-vous sourd, malentendant, devenu sourd ou autre ? : ils se qualifient majoritairement de sourd (75%) ou de malentendant (25%). Ces dénominations variées soulignent bien l’importance de ce qui est derrière l’étiquette de telle ou telle terminologie. Elles évoluent avec la société et son propre regard face à la surdité. Ces termes ne sont donc pas synonymes, ils sont porteurs de sens et d’identité.
Selon Bedoin (2018),d’autres classifications existent :
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Sourds oralistes et sourds signeurs, qui désignent un mode de communication choisi, ou pas, par le sourd pour s’exprimer ;
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Sourds et sourds : une distinction typographique sur le S majuscule et minuscule qui désigne dans le premier cas les membres d’une communauté linguistique forte d’une culture et d’une langue qui est la langue des signes tandis que l’autre serait plus audio centrée. Bernard Mottez (1987) ou l’ethnologue Yves Delaporte (2002) détaillent ces spécificités.
Les répondants décrivent leur principal mode de communication comme étant bilingue (LSF et français écrit ) et le reste oralisant. La LPC est un autre mode de communication qui a été mis en avant dans les commentaires, mais les répondants regrettent l’impossibilité de faire un croisement dans leurs choix. Ils auraient par exemple souhaité pouvoir cocher plusieurs cases : des sourds qui signent (LSF), oralisent et utilisent également la LPC. N’avoir proposé qu’un choix à chaque fois revenait à « ignorer » leur bilinguisme et la multiplicité de leurs modes de communication.
Les trois quarts sont inscrits en filière générale et 39 % s’orientent vers l’université contre 42% vers les métiers du social et de la santé (cf. figure 3). Même si 20 étudiants sont inscrits en terminale générale, seul 11 postulent à un cursus universitaire.
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Les études envisagées
Ceux qui souhaitent poursuivre leurs études à l’université s’orientent en majorité vers des études scientifiques ou en sciences humaines, ou encore en droit, en art ou en langues.
Les métiers plébiscités relèvent du secteur social, comme éducateur spécialisé. Certains émanent du domaine l’économie gestion : comptable ou expert-comptable. D’autres sont en lien avec le droit en vue d’exercer comme juge, avocat, juge pour enfant. Enfin, on retrouve des vocations liées à des disciplines en lien avec l’art ou l’enseignement.
Certains de ces métiers ont été suggérés par l’entourage familial ou professionnel pour ceux qui font de l’alternance. Million (2021) questionne l’influence de la scolarité antérieure et de la famille sur l’expérience et l’apprentissage universitaire des étudiants handicapés. Pour elle, le passé scolaire de l’étudiant, son origine sociale et l’engagement de ses parents dans sa scolarité peuvent influencer l’expérience universitaire et différencier les parcours étudiants.
En recoupant avec d’autres éléments du questionnaire11, il s’avère que, hormis les personnes souhaitant devenir médecin ou professeur de LSF, seuls les sourds , malentendants oralisant , ayant tous des parents entendants aspirent à des métiers de cadre ou nécessitant a minima cinq ans d’études dans le supérieur.
Ce constant nous amène à voir une corrélation avec la reproduction sociale selon Bourdieu et la question du capital culturel12 transmis qui aura une incidence sur les choix et l’orientation des jeunes.
Que ce capital culturel soit :
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Économique : il aura une incidence sur le choix du lieu d’études en fonction des moyens financiers de la famille ;
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Culturel : l’ensemble des savoirs et des connaissances de l’individu étant soit incorporés (savoir-faire etc.) soit objectivés (objets institutionnalisés comme l’obtention du diplôme) joueront sur le choix du type d’études et la carrière à suivre ;
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Social : l’ensemble des relations sociales et réseau de l’individu lui ouvriront des portes vers d’autres univers, richesses et reconnaissance sociale.
Le capital culturel et le lien potentiel avec les catégories socio-professionnelles semblent donc avoir un effet indéniable sur l’orientation des élèves. En ce qui concerne les élèves sourds, acquérir ce capital culturel passe également par le bain linguistique. Un bain linguistique qui commence par le choix d’une communication orale ou signée au sein de la famille et de l’école qui permettront à l’élève d’acquérir des codes, un capital social, économique, culturel, favorable à sa pleine participation dans la société. Le bain linguistique pour les parents sourds ayant des enfants sourds (cas rares) ou entendants passe par la langue maternelle visuelle. La difficulté intervient dans la plupart des cas auprès des parents entendants ayant des enfants sourds qui ne priorisent pas le choix des langues signées.
A l’annonce de la surdité, et en fonction des informations dont ils bénéficient, ces derniers s’interrogent sur le choix du mode de communication et le bain linguistique par lequel ils communiqueront avec leur enfant en remettant en cause dès les premiers instants le parentage intuitif13et l’épanouissement intra et extra familial de leur enfant.
Les travaux de Kirsh et Gaucher (2018) mettent en lumière les réponses aux questions posées aux parents sur le choix de s’orienter ou non vers une langue signée : « plusieurs ont témoigné de leurs résistances à utiliser les langues signées puisqu’elles seraient ‘simples’ et qu’il est inutile de les enseigner, puisqu’elles ‘viendront d’elles-mêmes’ à l’enfant sourd. D’autre part, les parents ont le sentiment que les langues signées sont des obstacles à l’inclusion de leur enfant et donc, les leur transmettre serait aller contre le ‘gros bon sens’». (KIRSCH & GAUCHER, 2018, 7)
L’inquiétude des parents entendants, qui sont pourtant, comme le dit Gaucher (2022), des acteurs proactifs et bienveillants dans la socialisation primaire de leur enfant, peine à être apaisée. Et pourtant, ils sont les premiers à aider au développement de l’identité sourde de leur enfant bien avant la communauté sourde car l’enfant appartient d’abord et avant tout à cette famille d’origine qui est généralement étrangère à la surdité avant la naissance de leur enfant. Gaucher (2022) conclut ainsi : « Pour susciter le désir d’inclure les langues signées dans ces dynamiques, il faut d’abord et avant tout munir les parents des outils qui leur permettront de déconstruire leurs conceptions erronées, leurs peurs et leurs inquiétudes au regard des langues signées et leur donner, de façons plus systématiques et peu importe leur milieu de vie, les moyens concrets de se voir comme des agents actifs de la transmission de ces langues ». (GAUCHER, 2022, 23)
Au vu de ces souhaits de carrière ou de poursuite d’études, on remarque une évolution, comme sur le choix de métiers qui ne sont plus imposés, sur le type de métiers qui ne sont plus majoritairement manuels etc., quant aux aspirations de cette génération de sourds qui a pu bénéficier des engagements et avancées de leurs aînés. En effet, Dalle (2003) constatait « Il n'y a pas d'enseignants sourds titulaires de l'Éducation nationale, pour plusieurs raisons : peu de sourds accèdent au niveau universitaire ; la commission nationale qui statue sur la compatibilité de leur handicap avec la fonction d'enseignant rejette leur candidature ; à l'école élémentaire, le statut même des professeurs des écoles les empêche d'être responsables d'une classe pour des raisons de sécurité. Les seules solutions consistent donc à constituer des binômes sourd-entendant, ce dernier étant responsable de la classe ». (DALLE, 2003, 54)
Il est possible depuis 2009 de présenter le CAPES LSF. Au départ, le CAPES LSF était uniquement accessible par voie externe : seuls les étudiants inscrits en Master ou possédant déjà un Master pouvaient présenter ce concours. Cette condition excluait beaucoup de sourds qui n’avaient que très peu accès au niveau universitaire (cf. Dalle 2003). Depuis, il est également possible de le présenter en interne ou en troisième voie de concours14.
L’ouverture en 2014 du Master MEEF préparant au CAPES LSF à Paris 8 a permis de proposer une formation préparant aux métiers de professeur de LSF en collège et en lycée accessible pour tous. Les candidats sourds notamment peuvent ainsi présenter et préparer le concours en externe avec une préparation adaptée. Une formation qui a eu pour conséquence depuis de permettre à plus de lauréats sourds d’exercer au sein de l’Éducation nationale en pleine responsabilité de leur classe.
L’accès aux formations sans préalable d’autorisations de santé, ainsi que l’accès aux études supérieures élargit leurs champs de compétences et le choix de métiers qui ne se résume plus à des taches manuelles.
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Les désirs professionnels
En interrogeant l’échantillon sur le niveau d’études que souhaitent atteindre les répondants, leur demandant aussi s’ils pensent avoir de bonnes chances d’y arriver (oui à 78,6%), nous leur posons une question ouverte : Pourquoi ?
Des réponses aux questions ouvertes, il en ressort une volonté de réussir à tout prix et de croire en ses capacités. Avoir confiance en soi et la motivation font aussi partie des éléments qui leur permettent de croire en leurs capacités et leurs potentiels.
8 personnes interrogées utilisent clairement les mots capacités et confiance dans cette démarche
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« Car j'y crois en moi et j’ai la capacité »
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« Car il faut croire en ses capacités »
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« Fixer un objectif et avoir confiance »
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« J’en ai les capacités »
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« Parce qu’il faut avoir en confiance en soi même et pour réussir il le faut »
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« Parce que j’en suis capable »
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« Actuellement en licence de science de l’éducation , j’ai confiance en moi »
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« J'ai confiance en mes capacités même si c'est dur, il faut savoir y parvenir à réussir »
Six sujets parlent de motivation, volonté ou de compétences tandis que 6 autres opèrent ce choix car c’est un domaine qui leur est familier ou qui représente quelque chose de rassurant ou un chemin qu’ils ont balisé pour quelques raisons que ce soit.
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« A cause de ma motivation »
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« Je suis une personne motivée et qui est envie de réussir dans la vie. Après si je sens que tél formation ne plaît pas je pourrais me réorienter dans une autre formation. »
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« J’ai la motivation et la persévérance pour »
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« Très Motivée ma passion/ je peux atterrir à mon objectif en plus je dessine toujours depuis toute petite »
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« J'ai la volonté »
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« J'ai des compétences qui peuvent passer outre mon handicap (surdité) »
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« C’est le seul domaine qui me plait réellement, donc si je veux pratiquer mon métier il faut que j’aille jusqu’au bout »
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« Calé dans l’domaine »
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« Je pense y arriver malgré ma surdité, car je privilégie les formations à petit effectif telles que les BTS, le DCG, les masters dans une certaine mesure. »
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« Parce que je veux réaliser un métier que j’aime. »
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« Car je suis déjà dans ses études et que c’est un parcours qu’il me plaît »
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« Parce que j'aime bien les études »
Deux réponses évoquent un moyen qui a facilité l’accès à sa formation, et à la capacité de la réussir, grâce à l’accessibilité
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« La formation que je vais faire en septembre qui est vraiment accessible aux sourds donc ça va être facile pour y arriver. »
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« Interprètes inclus dans les frais scolaires donc plus de chances de comprendre les cours et de pouvoir me former comme il se doit »
Six réponses viennent mettre en avant le manque d’accessibilité ou la difficulté de la formation
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« Manque d'accessibilité »
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« Manque d'accessibilité »
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« A cause de l’accessibilité qui reste un long combat, réussir à aller jusqu’au doctorat demande beaucoup de travail pour les personnes sans différences marquant (pas en situation de handicap, pas de maladie) donc pour les personnes différentes comme les sourds, cela demande 3 fois plus de travail, de combat, etc. »
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« Manque d’interprète »
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« Niveau difficile »`
Une seule réponse n’est pas commentée.
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« RAS »
Ainsi, d’après ces réponses libres, une vision positive de soi est mise en avant. Le moteur de la réussite réside dans ses capacités et sa motivation. Le manque d’accessibilité arriverait loin derrière pour freiner la volonté. Cependant, en étant sourd ou malentendant, il faut plus que tout prouver son aptitude à faire les choses et pouvoir les réussir, mais aussi croire en son propre potentiel, comme pour repousser les stéréotypes véhiculés depuis l’enfance que l’on aurait fini par intégrer soit même comme vérité. Il y est revendiqué le fait « d’être capable, d’être autonome » avec insistance. Cela ne viendrait-il pas se confronter ou confirmer certaines notions théoriques sur les stéréotypes et les préjugés envers les personnes en situation de handicap qui n’auraient pas la capacité de faire par elle-même ?
D’après les travaux de Rohmer et Louvet (2011), cherchant à analyser les stéréotypes associés aux personnes en situation de handicap15 en tenant compte de la nature de la déficience, les résultats démontrent que les personnes handicapées sont jugées plus agréables et plus courageuses mais moins compétentes que les personnes sans handicap. A l’intérieur de cette classification une sous-catégorie de personnes ayant un handicap physique16 sont, elles, jugées plus agréables, compétentes et courageuses que les autres types17. Ainsi, le jugement social se construit autour d’une structure tridimensionnelle : l’agréabilité (désirabilité sociale), la compétence et enfin le courage (utilité sociale).
« Cependant, si notre société reconnaît le mérite lié à l’effort, la valeur économique repose surtout sur les compétences. Ainsi, même en faisant des efforts, les personnes en situation de handicap resteront discriminées dans le monde du travail. » (83) concluent Rohmer et Louvet. Ce portrait de notre société dépeint une réalité qui, tant qu’elle ne sera pas prise en compte, ne permettra pas l’évolution des mentalités et la prise en compte des capacités des personnes en situation de handicap.
L’enquête menée par Hamm18 (2019) auprès de 3 groupes des personnes ayant des contacts réguliers, épisodiques ou sans contact avec des personnes sourdes a permis une analyse du jugement social à travers certaines dimensions (être intelligent, ouvert, attentif, chaleureux, avoir de l’humour, être consciencieux, serein, autonome, sûr de soi, prudent, volontaire, entreprenant, créatif et optimiste).
(M. Hamm, 2019, p.41)
Les personnes sourdes sont considérées comme autonomes, volontaires et créatives par le groupe ayant des « contacts épisodiques », moins par le groupe « sans contact » mais encore moins par le groupe ayant des « contacts réguliers » comme les membres de la famille ou les professionnels, qui seront séparés dans un second temps. Ces derniers « perçoivent assez négativement la population sourde. Ils jugent les personnes sourdes peu dynamiques et peu prudentes par rapport aux autres participants. » (HAMM, 2019, 45) Comme le souligne Hamm, parmi les « contacts réguliers », deux groupes à proportion à peu près égale, les professionnels et les familles, se démarquent avec une perception du handicap en tant que situation délicate à vivre.
Ces deux postures font le postulat du peu d’autonomie des personnes sourdes.
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Pour les professionnels qui sont confrontés au handicap sous des angles précis : apprentissage de la lecture et de l’écriture, intégration professionnelle et insertion sociale, l’observation des difficultés liées au handicap et à l’accompagnement qui l’entoure pour combler « le manque » lié à la surdité.
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Pour les familles, qui sont encore plus impliquées dans la prise en charge du handicap au niveau pluridisciplinaire pour permettre à ce proche de communiquer avec les autres : « Dans ce cas, les sourds sont peut- être jugés peu autonomes par les familles , parce qu’ils ont besoin d’une interface de communication pour toute démarche administrative de quelque importance(...) les familles ressentent beaucoup plus d’angoisse et de compassion vis-à-vis des personnes sourdes que les professionnels ». (HAMM, 2019, 46)
Les « longs » parcours d’études
Les personnes interrogées sont conscientes de la charge de travail pour suivre des études supérieures et notamment en doctorat. En règle générale, ce parcours demande un investissement important pour n’importe quel étudiant, mais elles estiment que cela demande trois fois plus de travail pour une personne sourde du fait notamment du manque d’accessibilité sur les contenus des cours, terrains de recherche et/ou des aides humaines (interprètes etc.). Peu de répondants aspirent à faire un doctorat car celui-ci est aussi associé aux candidats aux études médicales ou de droit.
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Qu’est-ce que l’université pour les sujets ?
Selon les propos de nos sujets, effectuer des études supérieures permet :
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d’avoir accès à un métier : « un bon poste », « mieux connaître son métier ». Les formations supérieures prodiguent les savoirs nécessaires à la professionnalisation : elles forment à un métier, elles en ont les compétences ;
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d’avoir une certaine qualité de vie « situation stable, être à l’aise financièrement » ;
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d’accéder à une reconnaissance : « avoir une reconnaissance, d’être reconnu comme égal par rapport aux personnes entendantes », ce qui permet de gommer les inégalités face à une communauté sourde minoritaire au sein d’une population entendante majoritaire: un ascenseur social ?
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d’être moteur à la fois en termes de changement, faire évoluer les préjugés et les stéréotypes sur les personnes sourdes tout en permettant aux générations futures de se projeter : un travail éducatif qui va au-delà des savoirs disciplinaires.
Comment expliquer ces choix ? Est-ce dû à l’information sur les filières existantes ou au fait que seul un lycéen sur deux fait son propre choix d’orientation ? Les formations accessibles proposées sur le territoire sont-elles assez représentatives des souhaits des lycéens et des projets de vie ou de financement des familles ? Ces questionnements mériteraient un travail de recherche plus approfondi dont l’objectif serait d’appréhender le maximum d’éléments qui pourront favoriser une réelle inclusion à partir des besoins des jeunes sourds.
Pistes de réflexion
L’enquête de terrain, quant à elle, a fait émerger les besoins des futurs étudiants sourds ou malentendants en termes d’accès à « un curriculum formel et un curriculum caché ». Cohen-Azria et Reuter définissent le curriculum comme « un ensemble de contenus sélectionnés et organisés à des fins d’enseignement et de formation ».(AZRIA, REUTER et LAHANIER-REUTER, 2013, 63)
.L’approche de Forquin présente certaines délimitations et justifications du curriculum. « Un curriculum est un programme d’études ou un programme de formation organisé dans le cadre d’une institution d’enseignement, ce terme de programme devant être entendu en un sens large et de manière globale et dynamique».(FORQUIN, 2008, 73)
Le curriculum se doit d’être considéré dans un parcours de formation à travers :
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Un programme : contenus , cursus, niveaux, savoirs ;
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Un processus étalé et ordonné dans le temps : progression, objectifs opérationnels ;
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Un processus d’enseignement sous contrôle : cadre, prescription.
Lorsqu’on parle de curriculum, il est parfois question d’une opposition entre « curriculum explicite » qui comporterait les éléments cités en amont d’un point de vue majoritairement théorique et le « curriculum implicite ou caché » qui mettrait l’accent sur d’autres éléments que l’on acquiert à l’école de manière implicite, non intentionnel (savoirs, valeurs…). On remarque ainsi que même dans la construction du curriculum, plusieurs composantes qui vont bien au-delà des savoirs transmis sont à prendre en compte pour répondre aux besoins éducatifs particuliers avant même toute transposition didactique. De nombreux enjeux d’ordre cognitifs, instrumentaux et affectifs sont à prendre en considération pour une approche à multiples entrées dans la construction d’un curriculum.
Pour compléter ce propos, Leroy (2012) parlait de la difficulté des enseignants à gérer l’hétérogénéité des élèves sourds au sein des classes et indiquait que pour cela les enseignants devaient repenser leurs programmes et ainsi les différencier en fonction des variations de niveaux en LSF: « En vue de créer des plans de formations et des curriculum à destination des enseignants, cela signifie qu’il faille aussi répertorier les différentes compétences et les besoins des professionnels déjà sur le terrain : enseignants de LSF et enseignants disciplinaires en LSF, notamment pour l’évaluation et le suivi de la certification complémentaire en LSF. Nous pensons particulièrement à l’élaboration des signaires spécifiques pour transmettre des notions scientifiques et littéraires appartenant d’habitude au répertoire du français ». (LEROY, 2012,19)
Certaines pistes de travail pourraient s’orienter vers :
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Une accessibilité (humaine) grâce à la présence physique des interprètes ou de l’enseignant spécialisé. Des aménagements techniques : accès à l’outil informatique adapté avec des vidéos traduites notamment en LSF ;
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la dématérialisation des supports de cours autant que possible, en rendant quasi automatiquement accessible de manière numérique certains cours magistraux et cela même s’il n’y a pas d’étudiants déclarés en situation de handicap et en proposant systématiquement des supports pédagogiques adaptés. L’accès à ceux-ci en amont permettrait plus d’interactions de la part d’étudiants sourds lors des travaux dirigés ou pratiques en petit groupe ;
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l’inclusion certes, mais sans oublier la nécessité absolue pour les étudiants sourds ou malentendants de se retrouver avec des pairs étudiants sourds inscrits dans le même type de formation ou option afin d’aspirer à une meilleure intégration dans la société et lutter contre les stéréotypes et les préjugés avec le concours de leurs pairs étudiants entendants ;
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la sensibilisation, la formation et la valorisation des étudiants qui souhaiteraient être tuteurs au sein de l’université ;
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l’évolution positive du regard et les projections des étudiants sourds dans l’enseignement supérieur, ce qui démontre que la volonté et la mise en place des moyens sur le terrain de la part des pouvoirs publics (universités et établissements d’enseignements supérieurs) auront un fort impact sur leur projection dans les études supérieures. Ils bénéficieront réellement des moyens pour les accueillir et ainsi rendre réellement accessibles les formations sur tout le territoire.
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la formation des enseignants, des formateurs pour adapter leurs pratiques aux particularités des élèves à besoins spécifiques tout en bénéficiant d’une meilleure reconnaissance de leur statut.
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l’adaptation d’un environnement de vie inclusif, en fléchant le parcours des personnes en situation de handicap au sein de l’université. Un travail spécifique qui pourrait se faire en amont dès le lycée en renforçant les dispositifs existants ainsi que les partenariats pour rendre l’université plus inclusive.
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la continuité pédagogique à repenser entre les lycées et les universités du territoire, voire d’autres régions via les services handicap présents dans toutes les universités dès les vœux des lycéens et ou l’obtention des sélections sur Parcoursup.
Patrice Dalle, Professeur à l’Université Paul Sabatier (Toulouse) et président de l’Association nationale des parents d’enfants sourds (ANPES) proposait en 2003 « des pistes de recherche ou de réflexion pédagogique » car pour lui : « L'enseignement en LS et l'enseignement à des sourds ne créent pas de problème pédagogique nouveau. En revanche, ils mettent en évidence des problèmes existants, de manière si aiguë, que les enseignants sont obligés de les prendre en compte. Ils permettent aussi de vérifier de manière beaucoup plus claire la pertinence des réponses apportées par l'enseignant à ces problèmes. L'enseignement en LS contribue ainsi à enrichir la pédagogie en général et à développer des outils et des pratiques transférables à l'enseignement ordinaire »19
Vingt ans plus tard, des actions s’organisent grâce aux associations20 et notamment le secteur étudiants (FNSF) qui animent des réunions et séminaires pour échanger sur la situation des étudiants sourds en France.
Militer pour une accessibilité dans les études supérieures afin que chaque étudiant sourd puisse avoir les mêmes droits d’accès aux études comme tout autre citoyen fait partie de leurs missions. Parallèlement, des recherches françaises se poursuivent en sciences humaines et sociales (sociologie, philosophie, anthropologie, ethnologie, linguistique...) qui, selon Bedoin, visent à « articuler le point de vue biologique (être sourd) et social (se sentir Sourd) » [ Benvenuto, 2009] (BEDOIN, 2018, 63) Les actions de terrain, ainsi que les témoignages des sourds, permettent de « saisir les multiples facettes de la surdité » et de tenter d’apporter des réponses qui leur sont spécifiques.(BEDOIN, 2018, 104).
Deux reportages21 ont été consacrés à ces actions et le témoignage en langue des signes française22 de trois étudiants inscrits sur différents parcours viennent éclairer les réalités du terrain sous divers angles.
Valentin est un étudiant en master MEEF à Paris 8, après un cursus à l’université de Toulouse, Morgane étudiante en droit à l’Université de Toulouse Capitole et Andoniaina en Master Cinéma Audiovisuel à Aix Marseille Université.
Valentin explique sa satisfaction devant la présence d’enseignants sourds, d’autres étudiants sourds et d’une pédagogie adaptée ; cependant il regrette le manque d’interprètes et de traducteurs et autres dispositifs qu’il avait sur Toulouse.
Morgane elle, dénonce, après 2 mois d’attente d’un interprète alors qu’elle avait effectué ses démarches depuis le mois d’août, la lettre de refus du Président de l’université de la prise en charge de l’interprète. Afin de suivre les cours obligatoires en travaux dirigés, les frais d’interprétariat seraient à sa charge. Cette éventualité va à l’encontre de la loi de 2005 dans son article 2023, ainsi que des chartes signées entre l’état et des universités dans l’accompagnement des futurs étudiants et étudiants en situation de handicap dans la réussite de leurs études supérieures. L’obligation des universités passe par la mise en place si besoin pour l’étudiant d’interprétariat via une structure dédiée à l’accueil des étudiants handicapées présente dans chaque établissement.
Andoniaina, pour sa part, doit faire face à un autre type de difficultés. En effet, il bénéficie de la présence d’un interprète qui, de prime abord, semblerait répondre à ces besoins. Pour lui, la pédagogie n’est pas adaptée, les supports ne sont pas assez visuels pour être accessible pour lui. Il est obligé de les demander a posteriori pour pouvoir rattraper son retard lorsque les enseignants veulent bien les lui donner.
Ces exemples montrent que des solutions sont apportées dans certaines universités pour rendre accessible les études. Cependant, elles ne sont pas encore suffisantes pour espérer parler d’égalité d’accès aux études supérieures pour les sourds. Millon (2022) élargit la réflexion en interrogeant la sélection invisible tacite et informelle vécue par des étudiants handicapés à l’université. Les témoignages des étudiants mettent notamment en avant que la majorité des étudiants est confrontée à des barrières à l’accessibilité qui est, soit absente (au vu de l’insuffisance des moyens existant : un arbitrage dans le choix des étudiants qui bénéficieront d’un aide), soit partielle. Une accessibilité partielle au savoir due à l’inadaptation des supports pédagogiques liés à la littérature scientifique etc., à la variabilité de la prise des notes, aux empêchements lors de la mise en pratique etc. Des difficultés qui sont encore plus prégnantes dans des formations au sein d’institutions privées non soumises à l’obligation des lois.
Hormis les éléments pointés dans ces exemples, on note que le parcours est à construire : à la fois en termes d’accessibilité, d’inclusion durant les cours mais également au sein du campus pour une participation active à la vie étudiante. Dans un article sur la reproduction des pratiques, Benoit souligne l’évolution de la pédagogie qui prend en compte le sujet et les moyens de la mettre au service de l’élève grâce à une didactique adaptée aux situations, contexte etc. Pour lui « La pédagogie quant à elle a évolué dans deux directions : d’une part, elle s’est individualisée, mettant ainsi à distance l’élève tel qu’il devait être pour prendre en compte l’élève tel qu’il est. Ainsi la question du niveau scolaire est-elle à aborder dans cette perspective comme l’analyse d’un profil de compétences, nécessairement hétérogène, et appelant des médiations spécifiques. » (BENOIT, 2008, 104)
D’autre part, la pédagogie s’est rapprochée de la didactique, au sens où les contenus conceptuels des objets de savoir eux-mêmes (qu’ils soient en mathématiques ou d’une autre discipline) appellent une réflexion sur les processus cognitifs à construire, à faire construire pour rendre possible leur acquisition. C’est ainsi que se rapprochant de la didactique, la pédagogie rencontre la psychologie cognitive, qui s’intéresse notamment aux situations, aux contextes et aux conditions d’apprentissage dans lesquels s’élaborent précisément les schèmes – pour reprendre la notion de G. Vergnaud – qui rendront possible l’acquisition des savoirs.
Il semble donc indéniable que l’approche de l’accessibilité et l’inclusion des sourds à l’université passe non seulement par les recherches en linguistique et en sciences humaines développées en amont, mais également par « la pédagogie sourde » qui répond à une nécessité visuelle propre aux besoins de ce public. Une recette qui nécessite l’implication des acteurs sourds, des enseignants (sourds et non sourds), des scientifiques et associations, pour participer à la mise en place de réelles conditions d’apprentissages adaptées en LS.
Est -il est possible à ce jour de rendre tous les enseignements existants à l’université accessibles, en termes de pédagogie adaptée, d’interprètes etc. ?
Dans un de ces derniers écrits, Patrice Dalle (2014)24 mettait en avant le rôle que pouvait jouer les TIC pour l’apprentissage des sourds.
Les sourds étant très minoritaires et dispersés sur tout le territoire, il est difficile, pour des raisons économiques et de ressources humaines, de généraliser la création de dispositifs de formation en LSF. Des solutions d’information, d’enseignement à distance et de e-learning en LSF sont maintenant techniquement possibles via des sites Web et commencent à apparaître pour la culture générale, la formation des sourds, ou la formation des professionnels de la LSF. (…) Des travaux sont donc encore nécessaires en analyse de la LSF pour fournir des fonctions de recherche efficaces et développer des méthodes de reconnaissance. C’est aussi le cas en synthèse pour générer des énoncés en LSF par des signeurs virtuels, afin de résoudre le problème de l’anonymisation des documents en LSF, de développer des outils d’auto-apprentissage de la LSF, ou des produits capables d’adapter leurs réponses aux interactions avec les utilisateurs. On dispose cependant de suffisamment de savoir-faire et d’outils pour développer une filière d’édition en LSF qui contribuerait à combler le déficit de formation et de connaissances des personnes sourdes. La production d’outils pour travailler en LSF et de contenus en LSF dans tous les domaines ne pourra se développer que si les différents acteurs concernés s’engagent dans une démarche volontariste. » (DALLE, 2014, 11-12)
Au vu des évolutions technologiques et l’apprentissage en distanciel qui s’est démultiplié lors de la crise Covid 19, les TIC présentent de réels atouts et mériteraient un regard plus attentif. La dématérialisation de certains cours entamée par bon nombre d’enseignants pourrait avoir une seconde visée plus adaptée à la surdité en rendant les supports existants plus visuel voire traduits en vidéo LSF. Cependant la traduction vidéo, bien que proposant certains avantages pour l’accessibilité pose certains problèmes en termes pédagogiques :
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Le droit à l’image pour les interprètes, traducteurs qui paraîtront dans ses supports qui seront largement diffusés ;
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La dynamique du cours et les digressions et interactions figées dans un moment T, une période spécifique dans l’actualité ou de nouvelles découvertes ou lectures récentes ne pourront pas être intégré dans cet instant figé par la vidéo ;
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Les interactions entre les enseignants et les étudiants forts de leur place dans le processus d’apprentissage ne pourront être immortalisés.
Certaines avancées technologiques comme des avatars reproduisant les signes et les expressions faciales, car réalisés avec des capteurs sur de vraies traducteurs ou interprètes, viendront peut-être apporter des réponses. Une vidéo mise à jour comme de nouvelles éditions des livres permettront d’évoluer avec son temps... C’est ainsi que plusieurs filières qui sembleraient encore inaccessibles aux étudiants sourds permettraient d’élargir les apprentissages en LSF et non comme on le voit actuellement sur des plateformes uniquement de l’apprentissage de la LSF pour un public entendant. Chaque citoyen sourd aurait à la fois le droit mais également le choix de l’éducation qui l’anime.
Pour conclure
« Il ne s’agit donc pas d’accessibilité mais bel et bien de pédagogie » Leroy, E(2012)
En définitive, les lois favorisant l’intégration puis l’inclusion des étudiants ont propulsé l’accès aux études supérieures pour bon nombre d’étudiants en situation de handicap. Comment reconnaître les personnes en situation de handicap en partant du constat que 80% des handicaps sont invisibles et l’enseignement supérieur n’échappe pas à cette règle ? Comment rendre les formations accessibles, semble être une des préoccupations des responsables de formations, formateurs et enseignants, les associations. La volonté de faire évoluer les pratiques vers un apprentissage plus inclusif semble majoritairement intéresser le monde de la formation.
Le dispositif national de l’école inclusive dans le secondaire pourrait apporter des pistes d’exploration pour imaginer une « université inclusive ». Une université inclusive à la fois au sein des locaux, mais dans le bien vivre ensemble, avec un des objectifs communs d’étudiants pour réduire les préjugés. C’est tout un fonctionnement à différents niveaux qui est amené à évoluer dans le fond comme dans la forme. Un chantier qui commence dès la scolarisation en primaire, collège et lycée des élèves sourds en classe bilingue ou dans des dispositifs d’accueil tels que les Unités Localisées pour l’Inclusion Scolaire (ULIS).
Dans le cadre des résultats d’une recherche en collège sur une ULIS accueillant des élèves sourds en parcours bilingue (langue des signes française-langue française), Feuilladieu démontre la nécessité d’une « accessibilisation des environnements scolaires » ainsi qu’une « différenciation pédagogique » (FEUILLADIEU, 2019, 50) inhérente au bon déroulement de ce projet. L’accessibilisation des environnements scolaires interroge l’ordre scolaire par l’introduction de nouvelles catégories d’acteurs en classe et dans l’établissement (traducteurs LSF, interprètes LSF, professionnels du médico-social, associations) et la nécessité de nouvelles pratiques (FEUILLADIEU & TAMBONE 2020).
Il ne suffit donc pas de vouloir l’inclusion d’élèves à besoins éducatifs particuliers et les regrouper dans une classe avec des professionnels adaptés. Dans ce cas précis, la qualité de l’accompagnement passe par un environnement scolaire adaptée , l’investissement des acteurs (parents, élèves, professionnels) impliqués, la légitimité de l’ULIS, la place centrale de LSF qui permet la communication, les relations et les apprentissages. Cette accessibilité serait le garant d’une « légitimité organisationnelle25 » ; « fonctionnelle26 » et « identitaire27 » (FEUILLADIEU, 2019, 54-59).
La différenciation pédagogique, quant à elle, fait écho aux modes d’apprentissages, selon que l’élève sourd oralise ou utilise uniquement la LSF ; qu’il baigne dans une culture oraliste ou plus visuel, qu’il soit appareillé ou non. Que la LSF ou le français soit sa langue première ou seconde : le rapport à l’écrit doit être repensé et l’approche pédagogique distincte.
Selon Mader : « Pour un enfant issu d’un milieu où domine la langue française orale, la pensée s’effectue dans cette langue maternelle qui est aussi la langue scolaire : l’aide gestuelle n’est pas alors la forme la plus pertinente d’accès à un concept. La reformulation par l’enseignant et/ou l’orthophoniste sera plus adaptée ; beaucoup de jeunes sourds ne pratiquent d’ailleurs pas ou peu la langue des signes française. Pour d’autres au contraire, souvent sourds profonds, la langue des signes correspond à leur langue de communication naturelle : ils s’expriment prioritairement et spontanément en LSF, même s’ils maîtrisent par ailleurs partiellement la langue française écrite et/ou orale. Certains peuvent d’ailleurs éprouver le besoin de repasser par une traduction en langue des signes pour s’approprier un texte ».(MADER, 2010, 132)
En partant de ce postulat, il est donc impératif repenser la mise en œuvre des aménagements depuis le collège jusqu’aux universités. Apporter une réponse aux aménagements par la présence unique d’un interprète peut avoir l’effet contraire et mettre en difficulté les élèves qui ont des niveaux différents en LSF. Selon Mader (2010), il leur faut acquérir des bases solides en LSF, une LSF riche et maîtrisée dépassant le niveau familier usuel. Mader termine en évoquant des solutions qui pourraient permettre une mise en œuvre concrète des aménagements :
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Des réécritures communes effectuées par des structures rompues à l’exercice au niveau de la maison des examens et permettant ainsi une égalité de traitement aménagements des sujets pour tous les élèves sourds et cela dans tout le territoire ;
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la réécriture, la reformulation, l’adaptation des consignes sont des compensations nécessaires pour une vraie aide pédagogique pour les élèves ;
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une traduction qui met en valeur l’essentiel sans pour autant donner la réponse ni éluder le vocabulaire technique censé être connu des élèves28 ;
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l’aide d’interprètes mais pas seulement, car il faut une solide connaissance de la LSF, un travail en amont avec les enseignants de la part de l’interprète, un travail fréquent avec le même interprète pour permettre que l’aménagement choisi pour l’examen soit le même qu’utilisé durant l’année.
En France, le passage à l’enseignement supérieur se fait via Parcoursup pour tous les futurs étudiants. Le handicap et les besoins du futur étudiant ne peuvent être mentionnés que sur la lettre de motivation et non sur la plateforme. Le repérage de ce profil ne se fera que si la lettre de motivation est lue par la commission, ce qui de fait, éloigne le travail de mise en relation, de réseau et de suivi de ces étudiants.
Des modèles à l’international diffèrent du nôtre29. En Europe, en Suède par exemple : la catégorisation du handicap n’est pas spécifiée, seuls certains élèves sont identifiés comme ayant des besoins éducatifs particuliers. Le modèle éducatif est basé sur le partenariat enseignants et élèves comme des apprenants. En Ecosse, la loi prévoit une période de transition de 18 mois permettant au futur étudiant de visiter, se renseigner et demander la mise des moyens nécessaires sur leurs établissements. Outre atlantique, au Québec, l’analyse des besoins et les capacités des élèves priment sur le diagnostic médical dans les modalités de leur prise en charge.
Enfin, l’université de Gallaudet aux États Unis est intégralement accessible autant au niveau environnemental (construction) qu’aux niveaux des enseignements réalisés en langue des signes.
Le chantier reste important, l’impact sera d’autant plus visible quand toutes les universités seront en mesure de proposer leurs formations à tout étudiant sourd ou malentendant en France. Le renforcement des réseaux permettront le bon déroulement du passage d’une école à une autre, d’une université à une autre en France comme à l’étranger car les dispositifs d’accueil et d’échanges européens en prennent d’ores et déjà la mesure.