Le 25 juin 1975, l'indépendance mozambicaine est proclamée. Nonobstant les décisions politiques du Front Provisoire prônant un Mozambique multiracial, le pays sombre dans une période d'instabilités déchirant le pays entre le Frelimo1 et la Renamo2.
Durant seize années de guerre civile, la journaliste Lina Magaia, âgée de trente-six ans aux prémices du conflit, sera témoin du drame. Dans un souci de témoignage, elle publie Delehta pulos na vida en 19943, récit se faisant l’illustration des affres de la post-indépendance mozambicaine. Ce roman épistolaire nous est narré par la voix du personnage de Delehta, une infirmière écrivant à l’homme qu’elle aime et décrivant la destruction chaotique de leur pays entre le 20 octobre 1988 et le 28 février 1993.
Les lignes qui suivent seront consacrées à la mise en évidence des particularités faisant de Delehta : pulos na vida, le lieu de rencontre de parcours multiples. Nous nous intéresserons dans un premier temps au traitement des parcours historiques illustrés au fil du roman, à savoir les temps et les espaces du conflit. Nous étudierons par la suite les choix stylistiques de l’auteure mettant en évidence les trajectoires présentes au sein de son œuvre, ainsi que sa manière de mettre en valeur le parcours de chaque personnage clé, notamment les personnages féminins.
Par parcours, il faut entendre ici l’itinéraire géographique utilisé pour se rendre d’un endroit à un autre, mais aussi les étapes d’évolution et les stades successifs passés par un individu tant au niveau mental que spatial. Enfin, dans l’acception chorégraphique du terme, le parcours sera entendu comme l’aptitude à se propulser en avant.
Nous distinguerons les parcours géographiques et temporels, illustrés dans l’ouvrage à travers les descriptions et les détails exposés, des parcours créatifs choisis par l’auteure convoquant diverses modalités d’expression littéraire. Enfin, nous aborderons cette notion par le prisme du genre offrant à voir un Mozambique féminin divers et multiple, tant au niveau des mentalités que des comportements déclenchés ou réveillés par la guerre civile chez les femmes qui le constituent.
Traitement des parcours historiques
Guerrilheira da Frelimo, Magaia transpôs para a sua escrita o complexo cenário pós-independência em Moçambique, com um enfoque particular no conflito que opôs a Frelimo e a Renamo, gerando uma guerra civil que duraria de 1975 a 1992.A escrita de Magaia politiza o texto literário, atenuando a fronteira entre discurso ficcional e discurso histórico, através de uma retórica ideologicamente marcada4.
Dans Delehta, pulos na vida, Lina Magaia offre une illustration des cinq dernières années de guerre civile traversées par les mozambicains.
Ce roman, organisé en quatre parties, dépeint les difficultés endurées par des personnages brisés, stéréotypes de diverses catégories de la population mozambicaine. Chacune des sections est divisée en un nombre de chapitres allant de quatre à huit. Alors que la première et la dernière partie structurent le récit en privilégiant les marques temporelles, les parties deux et trois mettent en avant une description de l’espace davantage marquée, délaissant la temporalité relative à l’écriture des lettres pour faire place aux faits concrets qui y sont narrés.
Le récit est cadré par deux dates : le deuxième chapitre est fait débuter le récit au 20 novembre 1988 tandis que le dernier est daté du 28 février 1993. Le parcours temporel est ici rallongé ; quatre chapitres de la première partie étant datés au 20 novembre 1988. La dernière date cependant se démarque à la fois par son unicité, mais aussi par le choix du titre du chapitre, l’auteure l’ayant nommé « Último capítulo , et non pas « Capítulo 4 » comme auparavant. La brièveté de ce dernier chapitre contraste avec les références à la naissance de la guerre ainsi qu’au Mozambique pré-indépendant démultipliées durant tout le roman. Le style épistolaire met en avant les faits historiques traités au cours de nombreuses analepses dont voici deux exemples :
« Não nos viámos desde 1986. Ainda me lembro que nessa altura ela falara da comida que não chegava, da vida cujo custo era ascendente (...).5 »;
« É como em 1974. No dia 7 de Setembro, os “ficos” ou sei lá quem foi, ocuparam a Rádio Clube de Moçambique, tentando um golpe de Estado contra a decisão da assinatura dos Acordos de Lusaka.6 »
Ces dates ne sont bien évidemment pas choisies au hasard mais relatent les temps forts ayant rythmé le conflit mozambicain. L’année 1986 fut celle du décès du président Samora Machel, le 7 septembre 1974, jour où les nouvelles autorités portugaises instaurèrent un gouvernement provisoire au Mozambique, ouvrant la voie à l’indépendance, neuf mois plus tard fut marqué par des émeutes et des assassinats de Noirs mozambicains. Ces violences se répétèrent quelques semaines plus tard, comme le précise le roman :
« Quando outros quiseram repetir as agressões, a 21 de Outubro, no mesmo ano, o fogo foi uma das armas que as populações suburbanas tiveram para se defender.7 »
En outre, le titre de l’œuvre incarne ces mouvements internes au récit et au pays. En effet, « pulos » que nous pouvons traduire par l’action de sauter, une pulsation violente, un sursaut, une agitation, une action très rapide, ou le fait de sentir son cœur agité dans une situation émotionnellement forte, traduit l’ensemble des mouvements relatifs à la crise traversée par la nation. En effet, le Mozambique aura, durant cette période, connu la violence, l’agitation, la rapidité dans la succession des évènements et les émotions que cela aura soulevé. Cet ensemble de trajectoires est condensé dans les actions et les sensations relatées par le personnage de Delehta.
Les marques de cette mobilité, à la fois temporelle et spatiale, se remarquent au niveau linguistique, la deixis étant perpétuellement conditionnée par la situation de guerre et l’oppression qu’elle convoque. Tout au long du roman, les adverbes de lieu, dont aqui, lá, ali, em toda parte, em qualquer lugar, em nenhum lugar, em casa, longe, ou encore fora, ainsi que les adverbes de temps tels que quando, sempre, nunca, agora, antes, depois, ontem, hoje, já, ainda, ou cedo, se succèdent et transmettent ces mobilités particulières.
De plus, le rythme inhérent au style épistolaire impose une attente et des ellipses narratives que nous devinons plus ou moins longues en raison du cadre violent qui est le leur. Ce choix stylistique est loin d’être anodin. Il permet à l’auteure de transmettre une vérité grave. Dans l’introduction qui fait guise de préface, Magaia précise ses intentions :
« Há livros que lemos em que o seu autor tem o cuidado de escrever : Qualquer semelhança com pessoas vivas ou mortas é pura coincidência. Delehta não é pura coincidência.8 »
Aussi, les faits narrés ne sont pas fictifs, comme nous le verrons dans la suite de notre étude. Si la similitude avec des êtres morts ou vivants n’est pas une coïncidence dans ce roman, le style épistolaire amoureux choisi par Magaia ne l’est pas non plus. Il implique une vision intimiste du conflit ravageant le Mozambique lors du temps du récit. Ce choix est doublement intéressant car il convoque une douceur contrastant avec les faits racontés ainsi qu’une communication libérée au sein d’une nation où la guerre empêche les êtres de s’exprimer librement.
Une autre particularité est à noter au niveau onomastique, notons que le prénom du protagoniste, qui est une africanisation du verbe portugais « deleitar » signifiant « délecter », « charmer » ou « réjouir », renforce cette particularité. Le lecteur reçoit les informations tragiques par le biais d’un procédé de séduction, et après avoir été rapproché de Delehta de manière douce, il est prêt à recevoir la réalité de la vie quotidienne :
« Diz-me, meu amor, sou egocêntrica ou egoísta? E beijas-me como resposta? Então é isso. Uma coisa eu sei : no meu amor por ti sou egoísta. Quero-te sempre comigo e às vezes esqueço-me que isso não pode ser. [...] Na guerra é assim.9 »
L’amour sert d’introduction à la guerre, celle-ci mettant un terme à la douceur à laquelle aspire Delehta. Ce procédé tend à choquer le lecteur, il l’interpelle et le réveille après l’avoir bercé dans un discours amoureux. En effet, en amorçant la description de la situation sociale de façon si sensuelle, le texte ne nous prépare pas à la violence qui suivra ces propos. Le médium de la lettre amoureuse met plus fémininement en valeur le parcours individuel de chaque personnage qui sera décrit que les faits de la guerre. Cependant, ces parcours ne sont pas moins le reflet d’une catégorie sociale particulière. L’intimité épistolaire est renforcée par la datation des courriers fictifs dès le deuxième chapitre où leur temporalité est précisée. La deuxième lettre – constituant un chapitre – est datée du 20 octobre 1988. Au fil du roman cependant, les dates formelles seront effacées au profit d’allusions temporelles plus évasives, la transition historique d’alors étant elle-même peu intelligible mais instable et précaire. Nous saurons par exemple au huitième chapitre que Delehta reprend la plume peu après le premier mai, la référence approximative étant celle de la Fête du travail :
« Tenho deste tipo de amnésias, de vez em quando. Obceco-me a procurar na memória um determinado fenómeno e não me ocorre logo. Que dia é hoje ? Esforço-me e não me recordo. Só me lembro de que comemorou-se há poucos dias o Dia dos Trabalhadores10 ».
Seuls les évènements passés et entrés dans l’Histoire seront retenus et datés avec précision ; le présent sera quant à lui décrit avec flou. Ce manque de netteté temporelle traduit le sentiment du protagoniste, perdu dans cette guerre qui n’en finit pas. Ce dernier finit par être habité par le monstre de la guerre et par se fondre dans sa réalité :
« Eu ouvia a guerra dentro de mim. [...] À media que falava, a guerra desaparecia e penetrava o eu que sou. Insinuante, cautelosamente, com precisão de máquina perfeita, o eu que sou surgia pouco a pouco, à medida que o monstro falava11. »
Ce style épistolaire est donc prétexte à des descriptions historiques tant passées que présentes à la narration. Il est aussi propice à des multiplications de visions différentes des espaces de la guerre.
Traitement des parcours géographiques
Comme nous l’avons évoqué dans notre introduction, les parties faisant le plus de références à l’espace géographique sont les deux parties centrales du roman, à savoir les parties deux et trois. Elles représentent donc le nœud central des parcours spatiaux du roman. Aussi, la deuxième partie du roman s’ouvre sur un espace international, à savoir les Etats-Unis d’Amérique :
« Tenho grande deseho de conhecer os Estados Unidos da América do Norte.12 »
Dans l’extrait suivant cette citation, une vision duelle du la puissance mondiale nous est présentée. A la vision négative relative à l’Histoire se mêle une vision positive qui a trait à la culture américaine :
« As estórias dos escravos que se revoltaram (quem sabe, desses escravos outros foram daqui de Moçambique), estórias de Buffalo Bill, Arizona Kid, Tom Mix, domadores de cavalos selvagens, os rodêos com vacas e touros bravios, as lutas sobre os direitos civis. Li as ficções sobre o FBI, a grande estória do Pai Tomás, 2455 Cela da Morte, de Caril Chesman, as estórias de Al Capone, Martin Luther King, Angela Devis, J.F. Kennedy, o simpático democrata que ordenou uma guerra sandrenta contra os vietnamitas. »
Quant aux migrations nationales, elles sont mises en valeur par les migrations internes au pays, particulièrement au sein de la ville de Delehta, cette dernière ayant une vie divisée entre son lieu de travail, l’hôpital, et l’endroit où elle se détend durant ses pauses et après ses journées, le l’auberge-bar-restaurant :
« Assim, dirigi-me ao restaurante-pousada-bar mais frequentado da vila. É prática de uitos que vêm de Chókwè, do Xai-Xai, Inhambane, da Ilha Josina, de muitos outros lugares a norte e noroeste da vila, estacionar ali em frente àquele restaurante-pousada-bar para nele refrescarem as gargantas ou bater um papo com alguém que apareça, até ganharem coragem para prosseguir a viagem para Maputo-cidade.13 »
Le lieu n’est pas précisément localisé mais est définit comme un point à la fois central et de transit. La précision apparaît lorsque Delehta raconte l’histoire d’un fameux médecin suisse qui n’est autre que le malheureusement connu René Gagnaux, abattu en mai 1990, qui était aimé dans le pays de part en part : « De Maputo, de Gaza, de Inhambane, de Cabo Delgado, gente que o conhecera chegava a Xinavane para ser pore le tratado. » Cette affaire fit parler d’elle dans les médias internationaux. Cet homme incarne une trajectoire particulière, bien que courte, au sein du roman, il est celui qui, voyageant dans tout le territoire « desafiou a guerra até às últimas consequências14 » mais ayant été stoppé par le parcours de la violence de ce conflit et sa gradation insensé. La conversation rapportée par Delehta souligne cette vie de parcours et son état d’esprit pacifique contrant les processus de violence dans lequel il vivait malgré lui :
« E disse-me um diam, com muito desgosto, íamos os dois no seu carro : - E eles matam e nem sabem por que o fazem.15 »
Ce fait historique rajoute à ce roman épistolaire la dimension de « roman non fictionnel » de Capote et de « nouveau journalisme » de Wolfe.
Le roman non fictionnel est un récit documentaire « qui se lirait exactement comme un roman mais où chaque mot exprimerait la pure vérité » écrit Capote16. Le non-fiction novel, traduit tour à tour par roman non-roman, roman-document, roman non fictionnel, non-fiction - ou encore, roman journalistique ou journalisme narratif, est une notion inventée par Truman Capote pour décrire son ouvrage De sang-froid : récit véridique d’un meurtre multiple et de ses conséquences (1966). Il y relate l’histoire vraie d’une famille du Middle West assassinée en 1959 dans un ouvrage dont le style et la structure ne se distinguent pas d’un roman traditionnel. A propos du genre en question Lodge écrit :
« L’expression « roman non fictionnel » est, bien évidemment, paradoxale et il n’est pas étonnant que les livres qui s’en réclament soient l’objet de soupçons et de débats concernant le genre auquel ils appartiennent réellement. Sont-ils des ouvrages d’histoire, des reportages ou des œuvres d’imagination ?17 »
Cette définition lodgienne est complétée par la vision de Wolfe qui, pour sa part, se considère comme le chef de file d’un nouveau mouvement littéraire qu’il appelle « nouveau journalisme », affirmant en 197318 que le nouveau journalisme a remplacé le roman dans sa fonction traditionnelle consistant à décrire la réalité sociale contemporaine. Selon lui, les auteures du genre empruntent certaines caractéristiques à l’écriture de fiction qui sont la mise en scène plutôt que la narration historique, la transcription des dialogues dans leur intégralité, majoritairement sous forme de conversations, l’adoption de la première personne comme point de vue du texte, et enfin l’usage de détails quotidiens servant à la description de la vie des personnages. Ce genre reste cependant non fictionnel, étant un reportage mené par l’auteur.
Il semble dès lors évident que l’ouvrage de Magaia doit se lire à la lumière de ces définitions et qu’il appartient à cette veine littéraire Outre-Atlantique. Cette appartenance est d’autant plus évidente que Magaia met le journalisme en avant au sein de l’intrigue, le personnage de Nélia incarnant ce métier :
« (...) admiro a Nélia. Sendo jornalista, conseguirá arrumar muita matéria e se um dia quiser poderá escrever todas as coisas que encontra na sua carreira em livros que talvez sirvam no futuro de base para análise da nossa época.19 »
La retranscription exacte des propos de Nélia, « vírgula a vírgula, ponto a ponto20 », fait de Delehta une journaliste en herbe tentant de coller à la réalité et retranscrire les faits dans leur intégralité.
Ce symbole de la femme journaliste est complété par le désir du protagoniste de devenir journaliste et écrivain. Aussi, il n’est pas étonnant de lire que Delehta loue et admire cette faculté qu’ont les journalistes et les écrivains à retranscrire la réalité et à servir une cause indispensable pour le futur, à savoir l’étude historique et sociologique des évènements traversés par une nation :
« Na verdade, eu quero ser uma escritora. Por isso admiro a Nélia. Sendo jornalista, conseguirá arrumar muita matéria e se um dia quiser poderá escrever todas as coisas que encontra na sua carreira em livros que talvez sirvam no futuro de base para análise da nossa época.21 »
Nous venons donc de le voir, le roman de Magaia possède une stylistique hybride, à l’image des parcours qu’il met en scène. En naviguant entre le roman épistolaire et le roman non fictionnel, ou roman témoignage, Magaia tend à s’attacher à la réalité qu’elle décrit de la manière la plus fidèle qui soit. La dédicace « A ti, Deleta, que desejo que vivas a paz para sempre neste Moçambique que é a tua pátria » révèle au lecteur que le personnage éponyme a une existence réelle. Le roman est donc un ensemble d’incarnations littéraires de réalités contemporaines à l’auteure et au conflit qu’elle traversa, mais aussi de personnalités représentatives de la population de l’époque.
Traitement des parcours individuels
Si les parcours spatiaux-temporels sont une composante importante du roman étudié, ils sont aussi internes aux êtres et sont incarnés par les différents personnages mis en lumière par la narratrice-personnage.
Après une brève introduction signée « Lina Magaia », le roman s’ouvre sur une première partie axée sur le personnage narrateur et auteur de l’histoire, l’éponyme Delehta. Dans le premier chapitre, nous comprenons que c’est sa vision de la guerre civile qui nous sera rapportée, ce dernier débutant par la phrase interrogative « Por que me perguntas quem sou ? », faisant de la suite de ses propos un reflet de son point de vue interne. Cependant, dès le chapitre deux un nouveau personnage clé entre en scène, paradoxalement mis en valeur par son absence. En effet, le chapitre deux n’est autre que la première lettre que Delehta adresse à son amant. Dès lors, nous comprenons que les lettres envoyées représentent le seul lien matériel entre les deux destinataires, le lecteur prenant ici la place de l’amant invisible ainsi que de tout mozambicain lambda ayant vécu cette tragédie. Aussi, outre l’amant invisible, les parcours masculins qui nous sont décrits peuvent être lus tels des stéréotypes de l’homme mozambicain. Assise au bar, Delehta surprend une conversation entre un ex-guérillero et un journaliste :
« Hoje, a diferença é que enfrentamos o primo, o irmão, o sobrinho… – o seu ar desolado penetroume – por isso esta guerra vai ser difícil de vencer com as armas.22 »
Cet extrait met en évidence le fait que l’ex-guérillero ainsi que le journaliste sont tous deux impuissants face au conflit fratricide qui ravage leur pays. Les deux hommes poursuivent leur conversation et en viennent à mettre les hommes politiques mozambicains en cause. Ceux-ci sont décrits de la même manière que les deux hommes parlant à leur sujet, inefficaces et peu actifs :
« Portanto, é preciso mudar de estratégia, se queremos que esta porra da guerra acabe. [...] Que temos bons políticos que podem acabar ocm esta guerra. A começar pelo Presidente. É preciso obrigar esses gajos a sentarem-se na mesa das conversações. [...] Quando os políticos se decidirem esta guerra vai acabar. Verás... 23»
Cette dernière citation se termine par un verbe d’observation et non pas d’action et reflète donc à elle seule les comportements masculins non guerriers décrits dans Delehta pulos na vida : ils ne sont pas violents dans leur contenu mais par leur manque de prise de position, ils participent, sinon de la destruction, de la non-construction de la nation.
Enfin, les hommes, bien que parfois victimes, sont aussi des guerriers aux parcours violents et sanguinaires, « [incinerando] seres vivos em casas deliberadamente fechadas; onde os insanos mentais operadores da guerra decepam sexos de homens e raspam com lâminas vaginas de mulheres. É neste espaço que jovens imaturas sentem os seus pequenos úteros torturados por pénis de diferentes homens em posses violentas, concebendo filhos não desejados ou ficando estéreis para sempre.24»
De la même manière, les parcours féminins traités dans le roman sont les symboles de femmes mozambicaines participant de catégories sociales particulières et jouant un rôle non négligeable. Il nous est en effet dit au cours du récit : « Educa o homem e terás um homem educado, educa a mulher e terás uma sociedade educada. » Ces propos de Malcom X rapportés par Delehta donnent clairement à la femme une place prépondérante dans la société mozambicaine décimée par la guerre. Aussi, dans cet ouvrage, la guerre est une affaire féminine. Car si les hommes sont émotionnellement perdus, ou assassins aux parcours chaotiques, comme nous l’avons vu précédemment, les femmes sont davantage battante et actives que victimes.
Dans son article « A construção sociocultural de ‘género’ e ‘raça’ em Moçambique : continuidade e ruptura nos períodos colonial e póscolonial », Ana Luísa Teixeira distingue trois parcours féminins remarquables dans Delehta pulos na vida.
« Té e Trudes, forçosamente separadas dos maridos, e Monasse. Monasse, a quem os portugueses chamaram “Joana”, morre no hospital, tendo sido assistida por Delehta, que, na leitura das suas cartas a um amante imaginário, desvenda a condição de sofrimento da mulher moçambicana em contexto colonial.25 »
« A amiga Té » apparaît dès le chapitre trois de la deuxième partie. Voici comment la décrit Delehta :
« Ela é uma dessas mulheres da cidade de Maputo na guerra, nesta economia de guerra que vive há anos casada com o PRE. Elas vão garantindo a sobrevivência da cidade de Maputo. Essas mulheres especiais, dos chamados dumba-nengues com quem os Conselhos Executivos andam em guerra.26 »
Comme nous venons de le lire, dans ce chapitre qui lui est entièrement consacré, nous découvrons un parcours de vie particulier, à savoir celui d’une femme qui, pour faire survivre sa famille, doit vendre des denrées alimentaires dans le dangereux dumba nengue :
« Pois é isso, minha cara Delehta. Esta vida não dá para brincar. A renda de casa subiu, a tawa de energia subiu, o preço do açúcar subio, o preço do... o preço da vida subiu. Então eu desci para o dumba-nengue. [...] É, tanta ginástica e tanto risco. Sabes que um dia desses o chapa em que ia foi atacado? Salvei-me por uma unha. Quando as bazookas caíram [...] saltei e fugi para o mato, deixando o dinheiro e tudo o mais que comprara para ir vender e comprar outras coisas para vender.27 »
Té est en donc en réalité un Mukhero est un néologisme luso-anglo-bantou du Mozambique qui désigne la contrebande de biens alimentaires ou de produits de première nécessité provenant d’Afrique du Sud (Chivangue, 2007). « La société mozambicaine les représente comme des femmes riches, à l’allure corpulente, qui subornent les douaniers ou échangent des faveurs sexuelles contre un droit de passage à la frontière.28 » N’ayant pas froid aux yeux, Té décrit son métier, mais par extension le parcours économique choisi par sa nation, avec cynisme :
« Faço como Moçambique : peço emprestado o que falta e vou, de novo, lá buscar coisas para vender, e faço por trazer mais do que na vez anterior, e pago as despesas e não devolvo logo o que pedi emprestado a quem pedi, e vou pedir o que faltava a outra pessoa, e volto a arrumar-me numa carrinha e vou buscar mais coisas para vender, depois de vender pago as despesas e pago uma parte àquele primeiro a quem pedi emprestado, e peço emprestado o que faltava a outra pessoa, e tenho sempre dívidas...29 »
A cette figure de réussite économique courageuse et volontaire, bien que controversée, s’ajoute l’image de la mère de Delehta qui nous est décrite à travers les propos de sa fille :
« Outra coisa que alimento com desejo é ser como a minha mãe. Ser tão boa contadora de estórias como ela. Se a paz viesse, iria usá-la para desenvolver a vontade que tenho de escrever e fazer peças de teatro como ela fazia lá na sua igreja, naqueles tempos muitos antigos.30 »
Cette mère conteuse d’histoire possède le fil transmis de génération en génération, récitant le parcours d’un peuple à travers les contes. Là encore, les styles capotien et wolfien reviennent dans les propos de Delehta expliquant la méthode littéraire maternelle :
« A minha mãe contava-me muitas histórias que imaginava usando os nomes das pessoas que conhecíamos.31 »
Ce point de départ réel renvoie donc aux journalistes, ces derniers apparaissant alors comme les conteurs des temps modernes. Ce mélange des genres se retrouve dans les propos de Nélia qui, durant trois pages, explique pour quelles raisons elle aurait aimé être poète :
« Quem me dera ser poeta. Ser poeta para cantar a grandeza da dor dos sonhos quebrados ao nascer. Quem me dera ser poeta para, em frases curtas e contundentes, repetir as palavras ouvidas no carpir da dor de quem amava Samora enterrado naquela caixa enorme e pesadíssima, jazendo morto para sempre. [...] Gostaria de ser poeta para trovedear o elo que liga os homens que antes eram inimigos, mas que em certo momento das suas vidas iniciam uma amizade eterna. (...) 32»
Ces trois femmes, Delehta, sa mère et Nélia, représentent à elles trois des parcours littéraires différents tendant vers le même but : transmettre la réalité la vérité en prétextant la liberté de création. Si l’on rajoute à ce trio le personnage de Té, nous constatons que le sujet féminin mis en valeur dans le récit devient une métonymie de la femme mozambicaine dans toute sa diversité, chaque personnage étant une partie désignant un tout.
Ainsi, Nélia est la métonymie de la femme journaliste, Té de la mukhero, la mère de Delehta des conteuses traditionnelles, et Delehta incarne l’ensemble des infirmières mais aussi, et nous allons l’expliciter, toutes les femmes mozambicaines réunies et décrites dans le roman.
Comme nous venons de l’affirmer, le personnage central n’est autre que celui de Delehta, la métonymie présentée ci-dessus étant accentuée par la synecdoque faisant de Delehta le symbole de l’ensemble de ces femmes et de leur nation. La première caractéristique de Delehta est qu’elle est une fille de paysans, comme la majorité des mozambicaines. Dès les premières lignes de la première partie du roman, l’expression « filha de camponeses » est répétée à trois reprises. Mais Delehta est plus qu’une fille de paysanne, elle est aussi l’ensemble des femmes représentées et croisées par elle dans le récit :
« Delehta não é só a enfermeira. É a camponesa, a professora, a comerciante, a mulher que ama um homem [...]. Delehta é a mulher que resiste luntando contra a guerra, na machamba, no hospital, na escola, na cantina, no dumba nengue onde vendo e no “chapa” que a leva de um lado para outro à procura de meios para a sua sobrevivência e para a sobrevivência dos seus filhos, porque motivos vários fizeram dela chefe de família. Delehta é a médica que cose carnes rasgadas, a jornalista que narra o sofrimento, as alegrias, os desejos de uns e outros no espaço da guerra. Delehta é a amante do soldado que parte para a guerra e não regressa mais. Delehta é a mulher cansada da guerra. 33»
Elle est de toutes les trajectoires : infirmière, paysanne, professeure, commerçante, amante, résistante dans l’ensemble des lieux de la guerre - dans l’arrière-pays, la ville, les zones intermédiaires - , mère chef de famille, médecin, journaliste de guerre. Mais plus que tout elle est la femme fatiguée, se faisant la métonymie du Mozambique cette fois, incarnant l’espace de la guerre et de ses violences se reflétant sur elle. « Delehta é a vivência da dor no espaço em que a morte [...] 34» et la représentante de l’identité collective mozambicaine créée par la guerre civile.
Dans cet espace de la guerre, la Femme qu’elle représente occupe donc un espace à la fois central et particulier. Elle est l’incarnation de plusieurs parcours féminins dans un pays contenant lui aussi une multitude de parcours différents, parfois diamétralement opposés mais aussi complémentaires. Malgré son hétérogénéité, cet ensemble de parcours aboutira à la renaissance du Mozambique, le récit se terminant par le retour de l’amour et la naissance d’un enfant, symbole de la renaissance d’une nation toute entière et d’un nouveau parcours en construction :
« - És tu ? És tu em carne e osso?
- Sim, meu amor! Sou eu, sou eu que regressei. Voltei, Delehta. [...]
- Anda, meu amor. Quero mostrar-te uma coisa maravilhosa. Vem comigo ao hospital. Quero que conheças Outuburwana. É um rapagão que nasceu pesando 4 quilos e meio. [...] Quando a criança nasceu, amor, aquela mulher disse :
- És meu filho. Filho de Moçambique.35 »
Comme nous l’avons vu au fil de cet article, Delehta pulos na vida décrit une palette de parcours mozambicains mettant en scène des trajectoires multiples. Le schéma narratif et l’utilisation de différents styles littéraires agrémentés d’analepses permettent de contextualiser et d’illustrer les parcours présentés. Aussi, en utilisant un style épistolaire à la frontière du nouveau journalisme et du roman non-fictionnel et en jonglant entre présent de l’écriture et passé des faits historiques, Magaia présente un pays ravagé par la guerre. Cependant, de ces parcours chaotiques émanent toujours des espoirs réels, portés par des personnages féminins illustrant la condition féminine de la Femme dans un Mozambique post-colonial encore en crise et en cours de construction.