Le crime d’être Français en péninsule ibérique pendant les invasions napoléoniennes

Résumé

Plongé dans une guerre longtemps évitée, le Portugal devient bien malgré lui le théâtre d’une multitude de crimes. Mais comment les horreurs de la guerre sont-elles interprétées de part et d’autre ? Entre une armée conquérante et un peuple soumis, entre invasion et rébellion, les crimes justifiés ou dénoncés sont légion. Au travers de ces accusations se dessine une échelle de valeurs qui constituent l’identité des camps en opposition. La définition du crime et sa hiérarchisation pendant les invasions napoléoniennes traduit un système de pensée que nous nous proposons de découvrir au cours de cette communication.

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Texte

La gazette de Lisbonne rivalise au reste, de fureur et d’absurdités avec le Courrier même, comme Votre Excellence en jugera par quelques extraits traduits qu’elle trouvera joints à cette lettre. Ce sont les seuls journaux que nous ayons pu nous procurer, depuis que nous sommes dans le pays, par quelques sommes qu’on ait voulu enhardir les porteurs, tant le moindre contact avec les Français est réputé le crime d’État le plus irrémissible! Quelques malheureux, coupables d’être restés dans leurs maisons, lors de notre passage, ont payé de leurs têtes cette désobéissance1.

Cette observation de Lagarde, qui connaît bien le pays puisqu’il a été intendant général de la Police pendant près de six mois à Lisbonne, traduit la tension qui pèse sur le pays et combien il est difficile pour les Français de s’y mouvoir. Le danger encouru par les Portugais tentés de collaborer est bien réel car, en Septembre 1810, 48 Français et francophiles sont déportés sur l’île de Madère. Cet exil constitue une réponse à la colère populaire manifestée à l’encontre des Français résidants sur le territoire, bien que les gouverneurs du Portugal se défendent d’agir sous la pression du peuple comme le suggère le duc de Wellington, nommé chef de l’armée portugaise, lorsqu’il prend connaissance de ce bannissement2.

Mais revenons à l’origine du problème, c'est-à-dire lorsque les Français ont envahi le Portugal, en 1807, pour la première fois et sont devenus une menace réelle pour le pays, sa souveraineté ainsi que son identité. Il faut convenir du fait qu’avant même que la guerre n’éclate, alors que le diplomate António de Araújo e Azevedo s’efforce de conclure un traité de paix avec le Directoire et que le Portugal s’évertue à conserver une position de neutralité entre la France et l’Angleterre, les avis lusitaniens concernant les idées révolutionnaires sont plutôt défavorables et leur opposant le plus farouche est l’intendant général de la Police, Diogo Inácio de Pina Manique. Ce dernier a pourchassé tout individu susceptible de manifester un intérêt pour la France des Lumières et a mis en œuvre une politique de « cordon sanitaire » visant à protéger le pays de toute contamination3. Il a tant et si bien accompli cette tâche que Lannes, ambassadeur de France au Portugal, exigera qu’il soit écarté du pouvoir, ce qui se produit en 1803. Outre les enjeux politiques et idéologiques sous-jacents aux agissements de Pina Manique, on constate que, malgré une sympathie manifeste pour la France des Lumières, la Terreur et la décapitation de Louis XVI abasourdissent la plupart des intellectuels portugais. Aux yeux du gouvernement c’est un acte criminel innommable ; quant au reste de la population, elle est scandalisée par ce qui lui semble être un inimaginable parricide ; pour l’élite culturelle, cette exécution barbare est en complète contradiction avec les progrès scientifiques, artistiques et philosophiques du siècle des Lumières, ce dont témoigne le poète Bocage dans une composition poétique dédiée à la « tragique mort de la Reine de France » :

Século horrendo aos séculos vindoiros

Que ias inutilmente acumulando

Das artes, das ciências os tesoiros

[…]

Crimes, soltos do Inferno, a terra atroam,

E em torno aos cadafalsos lutuosos

Da sedenta vingança os gritos soam 4.

Malgré cela, et en dépit de la guerre des Oranges qui oppose l’Espagne au Portugal parce que ce dernier a refusé de signer l’alliance avec Napoléon en 1801, certains Portugais conservent intacte leur admiration envers la France, ce qui les amène à faire une distinction, nécessaire si l’on tient compte du déroulement des événements, entre le pays qu’ils continuent d’apprécier et le naissant empire napoléonien.

L’expédition militaire menée par Junot, à la fin de l’année 1807, représente un pas déterminant dans la mise en accusation de l’identité française puisque c’est à ce moment que le Prince Régent, Jean VI, accompagné de sa cour, se résout à quitter la capitale pour rejoindre le Brésil. Malgré la recommandation de ce dernier incitant la population à réserver un bon accueil aux troupes françaises, 10 mois plus tard, un retournement de situation entraîne la mise à mal des personnes qui ont obéi à ces ordres avec trop de zèle. En effet, le mois de mai ébranle l’armée d’occupation puisque c’est le mois de la révolte à Madrid et celui de la déclaration de guerre du Prince Régent.

La perte de l’indépendance ainsi que l’éloignement de la famille royale, dont Napoléon est entièrement rendu responsable, constitue un grief fondamental pour la majorité des Portugais, tout du moins si l’on exclut quelques collaborateurs qui voient la présence française comme une chance de pouvoir régénérer le royaume. Mais il ne s’agit que d’une minorité, condamnée à se taire et à fuir avec les successives défaites de l’aigle impérial. Ainsi, cette insatisfaction croissante se traduit par un premier soubresaut de révolte qui éclate, au début du mois de décembre, avant même qu’une résistance structurée ne s’organise. Cette mutinerie vient troubler la sérénité apparente dont jouissait le pays, alors que l’armée de Portugal prend ses quartiers et consolide peu à peu son pouvoir sur les institutions nationales avec le soutien du gouvernement provisoire laissé en place par le Prince. A cette occasion, le général en chef des armées françaises prend la décision de remplacer le drapeau portugais qui flotte sur le château de Saint Georges par le français. Or cela émeut plus qu’il ne l’aurait pensé les Lisboètes qui s’insurgent lors du défilé organisé pour les impressionner, ce 13 décembre 1807. La rébellion est sévèrement réprimée mais cet événement a saisi les esprits comme le révèle une proclamation qui interpelle les habitants :

Portugueses, não largueis as armas : se nossos antepassados nos deixaram as Sagradas Quinas para fielmente seguirmos, e nos ensinaram com o exemplo, havemos nós denegrir o nosso nome, havemos consentir tremule um só momento sobre os nossos baluartes o painel da ladroeira 5 ?

Selon José Anastácio Falcão, cette proclamation était destinée à être placardée dans les rues, probablement sous forme manuscrite puisque ce texte n’est imprimé qu’en décembre 1808. L’allusion aux quinas, ou écus au nombre de cinq, renvoie à la légende d’Ourique. Elles symbolisent les rois maures vaincus par la grâce du Christ apparu, sur le champ de bataille, aux yeux du premier monarque portugais, D. Afonso Henriques, et célèbrent la bénédiction concédée par le divin au tout nouveau royaume portugais. La résurgence de ce mythe national étroitement lié à la reconquête du territoire portugais se matérialise par la réimpression d’un ouvrage consacré à cette légende représentée sur ce frontispice6. Ce texte fait écho à la situation du pays et insuffle ainsi un nouvel espoir. Mais plus important encore, cette légende est fondée sur les piliers porteurs de l’identité portugaise concentrés autour de l’expression trinitaire (Dieu, Patrie, Religion) qui résume l’ensemble des symboles et rituels énoncés dans l’abondante littérature de résistance produite par la suite, et notamment dans les proclamations. Parmi la vaste production antinapoléonienne qui nous livre des portraits au vitriol, se trouve la réaffirmation des « saints icônes »7, pour reprendre l’expression de Hobsbawm, en réaction à la menace française et à sa tentative de spoliation des biens et de la patrie. De ce fait, plusieurs ouvrages repassent le même message : le Portugal est une nation libre et vaillante. Pour conforter cette affirmation, ces textes évoquent les illustres noms de l’histoire du pays comme Viriato (chef de l’opposition armée lusitanienne contre les Romains) ; Nuno Álvares Pereira (connétable de Jean Ier artisan de la victoire d'Aljubarrota lors d’une des guerres de succession opposant la Castille et le Portugal) ; ou encore Alfonso de Albuquerque (vice-roi des Indes). Ces hommes évoquent les heures triomphales de l’histoire du Portugal mais aussi les repères de la constitution du royaume et de l’empire en soulignant que le pays a survécu aux moments de crise. Dans la plupart de ces textes, le Portugal est exalté et les citoyens sont interpellés et rassemblés autour d’un « nous » collectif qui appelle à la cohésion en jouant sur les sentiments des patriotes : « meus amados compatriotas », « amor da pátria », « sacrificar [a vida] à sua pátria […] perseguida e consternada »8. De concert avec l’exhortation adressée aux habitants contenue dans les imprimés qui circulent à partir de l’année 1808 coexiste le témoignage de la violence et de la cruauté des représailles françaises exercées contre les insurgés.

En effet, malgré les affirmations réitérées de Junot assurant Napoléon que tout est tranquille et que le pays se trouve sous son contrôle, le général Thiébault éprouve quelques doutes quant aux sentiments des nationaux. Il en fait part au ministre de la guerre dans un rapport du 7 février, soit peu après l’annonce de la dissolution du gouvernement provisoire. Dans son courrier, Thiébault fait référence à des mouvements insurrectionnels ayant eu lieu à Caldas et à Peniche puis il se prononce sur le comportement des Portugais qu’il juge peu soumis à l’autorité française, voire même provocateurs.

Il vient de se manifester quelque mouvement insurrectionnel à Caldas et à Peniche : on rapporte que 100 hommes de troupes françaises y ont été attaqués par des soldats du 18e régiment portugais. Son excellence le général en chef vient d'ordonner que si le fait est vrai, il en soit fait un mémorable exemple. Le général Loison y marche en personne […].

Rien ne décèle en lui [le peuple portugais] la crainte ou l'humilité : il semble au contraire afficher les sentiments peu favorables qu'ils nous portent. Jamais dans les rues, les Portugais ne saluent aucun Français : souvent même ils cherchent à coudoyer les officiers qui sont à pied, et toujours ils répondent malhonnêtement, ou en ricanant, aux demandes qui leur sont faites9.

Les représailles évoquées constituent un des éléments déterminants dans la consolidation de l’exécration des Portugais à l’égard de leurs occupants. De plus, dans le but de mettre un terme au soulèvement qui se propage du nord au sud, certaines villes, comme Beja, Leiria ou Evora, servent d’exemple et leur sort est divulgué dans les gazettes et les bulletins de l’armée, conformément aux mesures prises par l’intendant général de la police, Lagarde :

Je vous avais promis Monsieur par mes dernières lettres de vous annoncer sous peu des victoires, du Corps d’Armée que S.E. Mgr le duc d’Abrantès, avait envoyé pour balayer l’Alentejo. Je tiens parole, en vous adressant la relation officielle, de l’entrée du général Loison à Evora, après l’entière défaite des rebelles : vous la trouverez dans le journal ci-joint. Donnez la plus grande publicité à cette relation, si propre à ouvrir les yeux de ceux qui se sont égarés et à épouvanter leurs coupables instigateurs10.

Le retentissement donné à ces exactions commises par les troupes napoléoniennes ont augmenté la haine féroce orientée vers tout ce qui aura un rapport avec la France jusqu’à donner naissance à une terreur incontrôlable. A titre d’exemple, le cas, mentionné dans la citation précédente, correspond à la répression du soulèvement de la ville de Evora, dite la « misérable » à partir des derniers jours de juillet 1808. Il s’agit d’un pic de violence emblématique qui surtout aura laissé une trace indélébile parmi les Portugais car après que le combat a cessé, Loison a autorisé le pillage de la ville auquel les troupes se sont livrées avec une barbarie que le général confirme lui-même : « Je n’ai qu’à me louer de la bravoure du soldat. Il marcha au feu avec intrépidité, mais jamais je n’en ai vu d’aussi pillards et cruels »11. L’historien José Acúrsio das Neves décrit les horreurs :

Eram quatro horas da tarde quando se tocou a degola, e começou a mortandade e o saque. Vila Viçosa, Alpedrinha e Nazaré, onde temos visto praticadas tantas atrocidades, não oferecem todas juntas um espectáculo comparável […] Muito povo se refugiou nas igrejas ; mas as igrejas não lhe serviram de asilo […] Foram profanados os templos, e isto já era do costume […] Andava-se à caça de clérigos e frades, como em uma montaria se procuram as feras.12

Après la défaite et le départ de l’armée de Junot, une vague de violence et de brutale francophobie déferle sur le territoire de telle sorte que les autorités sont submergées par ces mouvements populaires. Ces manifestations antifrançaises se traduisent également par une course à la publication d’ouvrages satiriques, historiques, et autres libelles précédemment mentionnés. Les institutions censoriales sont débordées et les ouvriers de l’imprimerie royale travaillent même de nuit pour composer et imprimer les feuilles qui traitent essentiellement des Français, de leurs agissements pendant l’occupation ainsi que de la conduite des Portugais pendant cette période. Or, ces « amoureux » des Français, comme José Daniel Rodrigues da Costa les désigne, devraient être à l’abri selon les dispositions prises par l’article 17 de l’accord signé en août 1808, entre la France et l’Angleterre :

Art. XVII. Nul Portugais ne  pourra être recherché pour la conduite politique qu’il aura tenue pendant l’occupation du Portugal par l’armée française; et tous ceux qui ont continué à exercer des emplois, ou qui en ont reçu du gouvernement français, sont mis sous la sauvegarde spéciale de l’armée anglaise, qui s’engage à ce qu’il ne leur soit porté le moindre préjudice, par qui que ce soit, dans leurs personnes ou dans leurs biens. Ces individus n’ayant pu se dispenser d’obéir aux ordres du gouvernement français, ils jouiront au surplus des dispositions de l’article XVI13.

Pourtant, à Porto, tandis que les Français n’ont pas encore quitté le territoire, une enquête est ouverte le 26 juin dans l’intention de poursuivre les crimes de haute trahison (la même initiative est entreprise à Lisbonne à la fin du mois de septembre, c’est-à-dire après le départ des troupes ennemies). Mais submergé par les protestataires qui manifestent le désir de voir puni les francophiles, le juge en charge de cette tâche s’exclame le 1er juillet : « Os Réus […] hão-de ser punidos conforme suas culpas; a Devassa, que pelas nossas Leis se requer, ainda ontem se principiou. Que desejo é este tão arrebatado de sangue!...  »14. A Lisbonne, l’intendant général de la police publie un décret demandant le retour au calme qui fait écho à la proclamation de son concitoyen : « Mas quem vos autoriza para vingar por vossa autoridade os ultrajes feitos à Pátria ? […] Ponde a vossa confiança no Exército, que vos libertou, e nos Magistrados […] O maior de todos os bens é a tranquilidade pública »15.

L’une des premières victimes de la vindicte populaire est le libraire français Reycend, installé depuis 50 ans au Portugal, dont le magasin a été mis à sac. A cela s’ensuivent le pillage de plusieurs maisons et l’assassinat de Français ou de leurs sympathisants. Le 1er octobre, un soldat français, manchot de surcroît, soupçonné d’être le sanguinaire général Loison, qui souffrait de la même infirmité, est emprisonné, échappant de peu à la mort. La chasse à l’ennemi français se poursuit et atteint un pic en janvier 1809, ce qui fait dire à l’intendant général de la Police : « o que unicamente ocorre digno de observação é o furor com que o povo persegue todos os indivíduos que se lhe figuram Franceses »16. Des Français naturalisés, mariés et avec des enfants sont emprisonnés. Mais être de nationalité française n’est pas la seule condition pour exciter la colère et devenir la cible d’une vengeance aveugle. Ainsi, le seul fait de se prononcer sur une possible défaite de l’armée anglo-portugaise peut-être perçu comme un acte criminel. Personne n’est épargné, même pas les autres ressortissants étrangers (les Italiens Maldoni et Lucas, tous deux tenanciers de gargotes au Loreto sont accusés d’accueillir des déserteurs français). Le simple fait d’entretenir un contact ou d’avoir tissé des liens avec les Français constitue un facteur de suspicion car il existe une réelle inquiétude quant à la présence d’espions. Or, l’espionnage représente une menace concrète comme le révèlent les souvenirs de Thiébault :

Depuis un mois, nous étions sans nouvelles de France, d'Espagne, ni d'Angleterre: ce silence était de mauvais augure : nous avions beau multiplier nos espions, aucun d'eux ne revenait, et si l'on avait de leurs nouvelles, c'était pour apprendre qu'ils avaient été pendus17.

En raison de cela, un nouveau décret de l’intendance de la police simplifie la procédure de délation en encourageant les dénonciations anonymes contre les personnes suspectées de représenter un danger pour la sécurité publique18. De plus, afin de calmer les esprits, les individus soupçonnés sont arrêtés bien que la police ne soit pas persuadée de leur culpabilité.

Si de la colère populaire résulte une fusion entre l’identité et les agissements des Français pendant leur présence, cette opération pose des problèmes aux autorités portugaises. Le climat de suspicion nourri par la haine et la peur (peur notamment d’une deuxième invasion entreprise par Soult au début de l’année 1809) de même que par les persécutions et les emprisonnements recrudescents constitue un trouble à l’ordre public que le gouvernement est pressé de résoudre. Aussi, pour juguler ces arrestations en masse, Lucas Seabra da Silva ordonne, le 6 février 1809, l’expulsion des Français se trouvant à Lisbonne et organise leur regroupement et rétention à Caparica, Morfacem et Trafaria. Une fois acheminés sur ces lieux, les personnes retenues n’auront pas le droit de communiquer avec l’extérieur.

En somme, entre l’encouragement accordé par une procédure de délation simplifiée, le désir de satisfaire une population incontrôlable et la peur de l’espionnage, il devient indispensable de réglementer ces actes de justice. Aussi une proposition de classification des actes criminels est-elle conçue pour mettre de l’ordre dans les condamnations arbitraires, selon la nomenclature suivante :

Classe 1. Francês, conspirador, ter tido relações com franceses;

Classe 2. Falar mal do governo e dos ingleses;

Classe 3. Jacobino;

Classe 4. Não ter religião, andar armado, falar no diabo, não ouvir missa;

Classe 5. Falar francês, ou com franceses, em língua maçónica.19.

Si les cinq points présentés sont tous liés à des actes ou à des idées, le premier item se distingue dans la mesure où il correspond à un état identitaire, mis sur le même plan que le crime de conspiration. Cette résolution représente un pas décisif dans la diabolisation de l’ennemi et dans la consolidation de la francophobie. Elle détermine la criminalisation de l’identité française de manière à canaliser le mécontentement du peuple qui s’interroge sur le rôle du gouvernement et pour qui l’aide des Anglais devient tout aussi pesante que les invasions napoléoniennes. Par ailleurs, cette hystérie collective démontre combien la présence des Français a divisé le pays déchiré entre les opposants farouches aux envahisseurs, les sympathisants ou encore ceux qui ont décidé de s’adapter à la nouvelle situation. Ces catégories se retrouvent dans toutes les strates de la société ce qui explique d’une certaine façon la défiance populaire quant à l’efficacité des autorités portugaises. Pour ceux qui sont passés entre les mailles du filet de l’assainissement, les Français représentent donc le parfait bouc émissaire, c’est pourquoi en septembre 1810 une liste de 48 personnes est bannie et envoyée sur l’île de Madère. Bien que ces hommes appelés les « setembrizados » n’aient probablement pas traversé des épreuves aussi pénibles que les victimes précédemment mentionnées, qu’elles aient passé de nombreux mois dans les sordides prisons portugaises ou qu’elles aient été transférées et retenues dans de nouvelles localités perdant ainsi leurs biens, leurs moyens de subsistance, ils ont su retenir l’attention de l’historiographie portugaise. En effet, il y avait parmi ces victimes d’importantes personnalités telles que Vandelli ou Jacome Ratton qui n’ont pas accepté leur sort et qui n’ont eu de cesse de solliciter le roi afin que leurs torts soient réparés et qui ont laissé des écrits où ils faisaient valoir leur innocence. Ces témoignages ont marqué la mémoire du pays.

Bibliographie

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Soriano, Simão José da Luz, História da guerra civil e do estabelecimento do governo parlamentar em Portugal: compreendendo a história diplomática, militar e política deste reino desde 1777 até 1834 Época 2, T. 5, Pt. 2, Lisboa, Imprensa Nacional, 1893.

Thiébault, Paul-Charles-François, Relation de l'expédition du Portugal: faite en 1807 et 1808, par le 1er corps d’observation de la Gironde, devenu armée de Portugal, Paris, Chez Magimel, Anselin et Pochard, 1817.

Notes

1 Lettre de Lagarde rédigée à Torres Novas au Portugal entre le 15 et le 20 janvier 1811, Archives Nationales, AFIV/1630. Cf. Nicole GOTTERI, La mission de Lagarde, policier de l'Empereur, pendant la guerre d'Espagne (1809-1811) : édition des dépêches concernant la Péninsule ibérique, Paris, Publisud, 1991. Retour au texte

2 Après avoir été informé par les gouverneurs de la déportation de ces 48 personnes, le duc de Wellington suggère que ces derniers ont agi pour contenter l’opinion publique soulevant quelques réticences quant à la culpabilité des personnes incriminées : « Sou feliz em ouvir e saber de uma tão alta autoridade, como a do senhores governadores, que os clamores públicos não tiveram parte nesta medida, […] pois que confesso que ao princípio fiquei apreensivo de que unicamente o clamor popular tinha sido a causa dela. » Simão José da Luz SORIANO, História da guerra civil e do estabelecimento do governo parlamentar em Portugal: compreendendo a história diplomática, militar e política deste reino desde 1777 até 1834 - Época 2, T. 5, Pt. 2, Lisboa, Imprensa Nacional, 1893. Retour au texte

3 Cet effort pour préserver le Portugal de toute idée jacobine est documenté par Santos Alves. Cf. José Augusto Santos ALVES, A opinião pública em Portugal (1780-1820), Lisboa, Universidade Autonóma de Lisboa, 2000, pp. 74-86. Retour au texte

4 « Siècle terrifiant pour les siècles à venir / Tu accumulais inutilement / Les trésors des arts et des sciences / […] La terre retentit des crimes qui de l’enfer se sont échappés / Et autour des échafauds endeuillés / Résonnent les cris de vengeance assoiffée », Manuel Maria Barbosa do BOCAGE, Obras poéticas de Bocage, Porto, imprensa portuguesa editora, 1875, p. 182 (notre traduction). Retour au texte

5 « Portugais, ne reposez pas vos armes : si nos aïeuls nous ont laissé les Quinas sacrées pour que nous les suivions fidèlement, et nous ont montré l’exemple, laisserons-nous salir notre nom, accepterons-nous que ne flotte un seul instant sur nos remparts le drapeau du brigandage ? », José Anastácio FALCÃO, Três proclamações que oferece aos seus compatriotas um verdadeiro português, Lisbonne, Impressão régia, 1808 (notre traduction). Retour au texte

6 António Pereira de FIGUEIREDO, Dissertação histórica e crítica em que se prova a milagrosa aparição de Cristo senhor nosso a El Rei Dom Afonso Henriques antes da famosa batalha do Campo de Ourique, publicada em 1786, Lisbonne, Impressão régia, 1809. Retour au texte

7 Ces « saints icônes » représentent « les symboles et les rituels ou les pratiques collectives qui seuls donnent une réalité palpable à une communauté », ils sont une « composante cruciale » de la protonationalité. Cf. Eric John HOBSBAWM, Nations et nationalisme depuis 1780 : programme, mythe, réalité, Paris, Gallimard, 1992, p. 137. Retour au texte

8 Fala dirigida a toda a nação portuguesa, por um dos seus mais verdadeiros patriotas, Lisboa, Impressão régia, 1808. Retour au texte

9 Rapport du 7 février 1808 adressé par le général de division Thiébault au ministre de la Guerre, Clarke. Archives de la Défense. Retour au texte

10 Courrier du 3 août 1808 adressé de Lisbonne par l’intendant général de la Police au corregedor-mor de l’Estremadura, Pépin de Bellisle. Retour au texte

11 Courrier du 31 juillet 1808 adressé de Evora par le général de division Loison au général en chef Junot. Retour au texte

12 « Il était quatre heures lorsque le coup d’envoi du massacre a été sonné, alors carnage et pillage ont commencé. Vila Viçosa, Alpedrinha et Nazaré, où nous avons assisté à tant d’atrocités, ne rivalisent pas avec un tel spectacle, même en les réunissant […] De nombreux habitants se sont réfugiés dans les églises ; mais les églises ont été de piètres asiles […] Les temples ont été profanés, mais c’est déjà de l’ordre de la routine […] Le clergé et les moines ont été pourchassés comme des bêtes lors d’une chasse à courre », Neves, José Acursio das NEVES, História geral da invasão dos franceses em Portugal e da restauração deste reino, Porto, Ed. Afrontamento, vol. 2, 1988, pp. 251-252 (notre traduction). Retour au texte

13 « Mais qui vous autorise à venger de vous-même les outrages infligés à la Patrie ? Remettez votre confiance entre les mains de l’Armée qui vous a libéré et celles des Magistrats. […] Le plus grand de tous les biens est la tranquillité publique », Jacques-Vital BELMAS, Journaux des sièges faits ou soutenus par les Français dans la péninsule de 1807 à 1814, Paris, Firmin-Didot frères, 1836-1837 (notre traduction). Retour au texte

14 « Les défendeurs seront punis selon leurs fautes ; l’enquête, entreprise en accord avec nos lois n’a débuté qu’hier. Quel est ce désir assoiffé de sang !... » (notre traduction). Retour au texte

15 Décret du 17 septembre 1808, signé à Lisbonne par l’intendant général de la Police, Lucas de Seabra da Silva. Retour au texte

16 « La seule chose qui mérite d’être notée est la fureur avec laquelle le peuple poursuit tous les individus qui lui paraissent Français » (notre traduction). Retour au texte

17 Paul-Charles-François THIEBAULT, Relation de l'expédition du Portugal: faite en 1807 et 1808, par le 1er corps d’observation de la Gironde, devenu armée de Portugal, Paris, Chez Magimel, Anselin et Pochard, 1817, p. 138. Retour au texte

18 João Pedro RIBEIRO, Índice Cronológico Remissivo da Legislação Portuguesa Posterior à Publicação do Código Filipino com um Apêndice – Parte V, Lisboa, Tip. Da Academia Real das Ciências de Lisboa, 1818, p. 289. Retour au texte

19 « Classe 1. Français, conspirateur, avoir entretenu des rapports avec des Français; Classe 2. Dire du mal du gouvernement et des Anglais ; Classe 3. Jacobin ; Classe 4. Ne pas avoir de foi, être armé, parler du diable, ne pas aller à la messe ; Classe 5. Parler français ou avec des Français, en langue maçonnique », João Gualberto de BARROS e CUNHA, História da Liberdade em Portugal, Lisboa, tip. Universal, vol. I, 1869, p. 232 (notre traduction). Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Sofia Geraldes, « Le crime d’être Français en péninsule ibérique pendant les invasions napoléoniennes », Reflexos [En ligne], 1 | 2012, mis en ligne le 18 mai 2022, consulté le 26 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/reflexos/564

Auteur

Sofia Geraldes

Professeur agrégée

E.H.E.S.S.

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