Deux ou trois choses que j’ai apprises entre Paris et Lisbonne

Résumé

Cet article puise dans deux expériences personnelles pour parvenir à quelques réflexions sur l’Europe actuelle et ses défis. La première expérience concerne l’édition dans le champ de la philosophie, en France. La seconde porte sur un concours à un contrat de recherche au Portugal. Dans les deux cas sont impliqués des enjeux linguistiques, qui relèvent en dernière instance des tensions entre les traditions nationales et la circulation internationale (et intra-européenne) des personnes et de la production intellectuelle. L’analyse prend en compte la mondialisation de la recherche dans les humanités sur la base de la langue anglaise et s’évertue à penser les échanges entre Paris et Lisbonne dans le cadre non de l’Europe des nations, mais de l’Europe des régions.

Plan

Texte

Cela fait vingt ans que je travaille entre Paris et Lisbonne, ayant par ailleurs séjourné dans d’autres villes du monde (São Paulo, Berlin, New York). Cependant, je fais trois constats. D’abord, mes échecs dans la philosophie sont infiniment plus abondants que mes réussites. Ensuite, les obstacles que je dois affronter sont bien plus difficiles à surmonter que je n’aurais pu le croire. Enfin, les personnes qui me conseillent de renoncer à la voie que j’ai choisie, parfois avec les meilleures intentions, sont sûrement plus nombreuses que celles qui m’encouragent à y rester. Aussi appartiens-je pleinement à cette génération pour laquelle tout semblait être relativement simple au départ, mais pour laquelle presque tout est devenu trop compliqué.

Je souhaite vous entretenir de ce sujet, avant d’essayer d’en extraire quelques conséquences générales, susceptibles d’éclairer en quoi les déplacements entre Paris et Lisbonne peuvent constituer, sinon « un dialogue capital », du moins l’expérience d’une profonde transformation de soi. À cette fin, je prendrai comme exemple deux tâches dont on verra qu’elles sont de véritables combats. Il s’agit de la publication de mon premier livre et d’une candidature à un contrat de recherche. Outre toute l’énergie qu’ils ont demandée, ces combats ont en commun le fait de s’être prolongés pendant plusieurs années.

Les péripéties d’une publication

Mon premier ouvrage, Temps et ordre dans la philosophie de Foucault, a paru en 2011. Il est directement issu de mon doctorat, soutenu six ans plus tôt, en 2005. Avant d’être accepté par une maison d’édition parisienne, ce livre a été refusé par treize éditeurs ou responsables de collections auxquels je me suis le plus souvent adressé sur le conseil de membres de mon jury de thèse. Voici la liste exhaustive : les éditions du CNRS en 2006, le Seuil, les PUF, Gallimard et le comité de lecture du Collège international de philosophie en 2007 ; Demopolis, La Découverte, Vrin, les Éditions de l’EHESS, Armand Colin, Kimé et les Éditions du Cerf en 2008 ; et enfin, Economica/Anthropos vers la fin 2008 ou début 2009.

Il n’est peut-être pas inutile de revenir sur trois de ces refus, tant ils sont éloquents quant au fonctionnement du système éditorial en philosophie. Premièrement, les éditions du CNRS. J’avais envoyé mon projet d’ouvrage de la part d’un membre de mon jury à un responsable de la maison d’édition. Celui-ci m’a demandé d’y ajouter mon rapport de soutenance, ce que j’ai fait, puis il m’a donné rendez-vous. Ayant lu ce rapport, il m’a soumis à une véritable seconde soutenance : « Quand Monsieur Untel vous demande ceci, que répondez-vous ? ». Je ne pouvais que redonner la réponse faite devant le jury, ce à quoi une nouvelle interrogation suivait : « Et quand Madame Unetelle vous demande cela, que répondez-vous ? » Notre échange a duré un certain temps sous ce registre, jusqu’au moment où j’ai rappelé ce qu’il y a d’ingrat dans un rapport de soutenance : les interventions des membres du jury y sont reproduites in extenso, tandis que celles du candidat ne s’y trouvent presque jamais. La seule façon pour le lecteur de mesurer le résultat de l’ensemble et le degré de réussite du candidat face aux objections qui lui ont été adressées ne saurait être que de se reporter à la décision finale du jury. Et celle-ci, quant à elle, était des plus élogieuses.

Malgré cela, sans même feuilleter la thèse, l’éditeur m’a annoncé qu’il ne pouvait pas la prendre, car il n’était pas d’accord avec moi. Plus précisément, il m’a raconté avoir suivi des cours de Foucault et lu certains de ses livres au moment de leur parution. Convaincu que j’avais tort d’interpréter ainsi sa pensée, il concluait alors : « Et vous ne voulez certainement pas être publié par un éditeur qui n’est pas d’accord avec vous ». Je n’ai pas saisi d’emblée ce qu’il voulait dire par là. J’ai donc naïvement répondu que son désaccord n’était pas un obstacle à mes yeux. Au contraire, la différence d’arguments me semblait être une bonne chose. Et je trouvais normal qu’un éditeur scientifique accepte des manuscrits avec lesquels il n’est peut-être pas d’accord, mais qui méritent d’être portés à la connaissance du public. Avec courtoise, il m’a alors signifié qu’il ne prendrait pas mon texte puisqu’il n’était pas d’accord avec lui. Point.

Notre conversation s’est prolongée sur d’autres thèmes. Il m’expliquait en quoi consistait son travail, quelles étaient les collections dont il avait la responsabilité et les projets qui lui tenaient à cœur. Sans trop comprendre où il voulait en venir, j’ai fini par lui dire qu’il était fort aimable de m’entretenir de tout cela et lui ai demandé : « Sachant qu’un éditeur est quelqu’un d’occupé, et que par ailleurs vous ne prendrez pas ma thèse, pourquoi m’accordez-vous un temps sûrement précieux ? ». À ma grande surprise, il me répond : « C’est que je suis persuadé que vous aurez d’autres projets à l’avenir et ces projets m’intéressent d’ores et déjà. » En vain, j’ai protesté que, pour un jeune docteur, ne pas publier sa thèse peut signifier la fin de tout projet. L’éditeur s’est contenté de répéter sa phrase et peu après nous avons pris congé. Pour clore cette anecdote, j’ajoute simplement j’ajoute simplement que, cinq ans plus tard, il refusait également de publier mon deuxième ouvrage.

Le deuxième refus que je retiendrai est celui d’un responsable de collection chez Vrin. Le cas est particulièrement intéressant, car il s’agit d’un professeur d’université. Mon ancien directeur d’études, Étienne Balibar, lui avait écrit vers la fin de l’année 2007 pour lui recommander mon travail, à la suite de quoi je lui ai adressé le rapport de soutenance, un curriculum vitae, un exemplaire de la thèse et, enfin, un projet d’ouvrage à en extraire. Sans réaction pendant plusieurs semaines, je lui ai réécrit et obtenu alors la réponse suivante : « À mon regret, et pour des raisons simplement commerciales (programme de publications, difficultés de publier des thèses de jeunes docteurs sans position académique), nous avons donné une réponse négative à votre proposition. » Que les raisons commerciales soient évoquées, il n’y a rien de nouveau à cela, tant j’ai entendu l’argument. Par contre, qu’on me dise qu’il faut d’abord avoir une position académique, c’est-à-dire être en poste pour pouvoir ensuite être publié, voilà qui était pour moi, à l’époque, moins attendu. Le principe est donc le suivant : d’abord, une institution d’enseignement ou de recherche recrute quelqu’un qu’elle connaît déjà, puis elle rend publics ses travaux. Pour le dire en sens inverse, on ne recrute pas quelqu’un parce que ses travaux publiés ont eu quelque impact dans les débats ; mais ne peuvent avoir d’impact, par l’intermédiaire de leur parution chez un éditeur reconnu, que les travaux de ceux qui ont été recrutés au préalable.

J’essaie de ne pas émettre de jugement de valeur sur cette pratique et me contente de la regarder avec une curiosité d’ethnologue. Au-delà de la distorsion qu’elle introduit dans le fonctionnement de l’égalité des chances, principe qu’au demeurant personne n’ose contester en théorie (pas même les universitaires les plus installés), en agissant ainsi, les institutions ne font guère que reproduire sans cesse le même ou, pour reprendre le vocabulaire de Françoise Héritier, elles ne font que se reproduire à l’identique, en dépit des discours, souvent élaborés, qui vantent l’altérité et la rencontre avec l’étranger.

Enfin, voici le troisième refus que je raconterai rapidement. Fin 2008 ou début 2009, un professeur allemand, membre de mon jury de thèse avec qui je travaillais à Berlin, m’a présenté un collègue français qui avait des responsabilités dans la maison d’édition Economica /Anthropos. Il nous a ensuite laissés seuls pour que nous discutions. Toutefois, notre échange fut bref. Je le reproduis de mémoire :

Votre livre porte sur Foucault, n’est-ce pas ?

Oui, répondis-je.

Dans ce cas, je regrette de devoir vous dire que je ne pourrai pas le prendre.

Ah ! Puis-je vous demander pourquoi ?

À quoi il donna à peu près la réponse suivante :

Vous savez, je suis le légataire des œuvres de Lapassade. Foucault et Lapassade enseignaient à la même époque à Tunis, quand les étudiants étaient en révolte. Lapassade a été menacé d’expulsion de l’université. Et Foucault, qui aurait pu empêcher cette expulsion, par son silence ne l’a pas fait. Plus tard, Lapassade a raconté cette histoire dans un texte autobiographique. Et Foucault, le croisant dans le Quartier latin, l’a frappé. Or, vous voyez que si je publiais votre texte personne dans mon entourage ne le comprendrait.

J’ai raconté cette scène quelques instants plus tard à notre collègue allemand, qui n’a pas manqué l’occasion de railler le fonctionnement de l’édition en France... Mais pour moi, ce que je venais de vivre était un non-dialogue qui m’a presque fait croire qu’une malédiction pesait sur ma thèse et que jamais je ne la publierai. La situation me paraissait si absurde que j’ai raconté l’histoire à Étienne Balibar. Outré par cette dernière déconvenue, il m’envoya vers Patrice Vermeren, professeur à l’Université Paris 8 et codirecteur de la collection « La philosophie en commun », aux Éditions L’Harmattan. Vermeren m’a accueilli au siège de l’UNESCO un jour du mois de mai 2009 et a accepté de faire imprimer le livre. Non seulement j’avais enfin trouvé mon éditeur, mais je me faisais également un ami. Étienne Balibar, lui, m’a honoré avec une préface de onze pages, dans laquelle il a voulu dire pourquoi il estimait essentiel qu’on sorte, avec ce livre, des interprétations routinières de Foucault. Paru en 2011, l’ouvrage a depuis été traduit en espagnol et fait son chemin.

Je tire de ces péripéties une conclusion rapide, dans l’espoir de la développer peut-être un jour. En dépit de certains universitaires qui méprisent L’Harmattan sous prétexte qu’elle publie « beaucoup de mauvais livres », comme je l’ai entendu dire, il s’agit d’une maison d’édition sans laquelle quelques bons livres n’existeraient sans doute jamais. Cela en justifie intégralement l’existence. De surcroît, je ne peux m’empêcher de voir que quelques-uns de ces universitaires sont aussi ceux qui, par leurs choix éditoriaux, refusent d’introduire l’inattendu et le différent au sein de l’institution dont ils gardent les clés. Ainsi se traînent-ils dans l’ornière. Honneur donc à ceux qui ne pensent pas comme eux. Et honneur à L’Harmattan.

Les arcanes d’un concours

Voilà un combat qui a duré six ans, de 2005 à 2011. J’en viens maintenant à un autre combat, qui a duré trois ans et dont l’issue a été moins heureuse. Je le raconte, car il m’a aussi appris des choses sur le dialogue entre Paris et Lisbonne, ce qui y fait obstacle et ce à quoi il fait obstacle à son tour. En septembre 2015, alors que je présidais le Collège international de philosophie, charge jamais auparavant attribuée à un non-Français, j’ai postulé à un contrat de recherche au Portugal, pour cinq ans, auprès de la Fondation pour la science et la technologie – FCT. Dans la première phase d’évaluation des candidatures, le jury de ce concours « Chercheur FCT 2015 » était presque intégralement constitué d’étrangers, et intégralement lors de sa seconde phase. Cela me mettait dans un contexte fort différent de celui qui entourait la publication de ma thèse, où c’était moi l’étranger qui avait affaire à des collègues et éditeurs nationaux du pays où se déroulaient les événements.

Cinq mois plus tard, en février 2016, on m’annonce que pour une différence d’un demi-point dans une échelle allant de 0 à 9, le jury ne retient pas ma proposition. Ses membres considèrent, d’abord, qu’il est incertain que j’aie atteint une reconnaissance internationale ; ensuite, que j’ai publié surtout en français et quelques essais en espagnol ; et enfin, que mes publications, quoique nombreuses, ont eu lieu dans des maisons sans grande réputation ni impact internationaux. On reconnaît bien le jargon des évaluations de ce genre.

Suivant le règlement du concours, je conteste ces arguments, ce à quoi le jury répond qu’il maintient sa note, mais donne un argument entièrement nouveau, et tout à fait invraisemblable pour la raison suivante : « Vu l’âge du candidat et le fait qu’il postule à un contrat de chercheur confirmé, le jury a estimé qu’il n’est pas possible de donner une note plus élevée à son curriculum ». Nous sommes alors en mai 2016, et j’ai recours à un autre mécanisme établi dans le règlement du concours, faire appel de la décision directement auprès du Conseil des directeurs de la FCT. En effet, en ajoutant le nouvel argument comme étant le définitif, non seulement les évaluateurs admettent tacitement qu’ils n’avaient pas raison dans leurs premiers arguments, que je contredisais, mais ils inventent également un critère qui n’existe dans aucun document officiel du concours – le critère de l’âge. À mon sens, cela rend irrecevable leur décision, outre que cela rend manifeste le peu d’attention avec lequel ils ont mené leur travail. Passons.

Un an et demi après le dépôt de la candidature, en avril 2017, le Conseil des directeurs de la FCT reconnaît ma demande. Il transmet au jury ses remarques : « Un candidat devrait être reconnu même s’il ne publie pas surtout en anglais, spécialement si ses publications sont faites dans des revues réputées et par des maisons d’édition prestigieuses. On devrait par ailleurs prendre en compte le fait que l’âge du candidat ne constitue officiellement pas un critère d’évaluation. » Contre la volonté du jury, me voilà donc admis à la seconde phase du concours.

En décembre 2017, la décision des experts pour la seconde phase tombe enfin : j’aurais dû m’y attendre, mon dossier est de nouveau recalé par une différence minime. En vain, j’argumente auprès du jury, qui ne veut rien savoir et se contente de réitérer sa volonté. Il ne me reste plus qu’à faire appel une nouvelle fois au Conseil des directeurs de la FCT, ce qui a lieu en mars 2018.

Enfin, le 9 août 2018, je reçois la réponse définitive. Le Conseil des directeurs augmente deux notes parmi les trois qui composent l’ensemble du dossier : désormais, le projet théorique et le CV reçoivent, tout comme le plan de développement de la carrière, 8 sur 9. Cela me réjouit, car tous les candidats ayant reçu trois 8 ont eu leurs financements approuvés. Cependant, le Conseil des directeurs laisse inchangée la note globale qui est de 7... Entendons-nous : il augmente les notes partielles et reporte cela sur la moyenne, qui devient 8. Mais il ne les reporte pas sur l’évaluation d’ensemble, qui reste inférieure d’un point. Cela fait de moi un cas à part, car parmi les 1.368 candidats admis au concours dans tous les domaines du savoir, je suis le seul à avoir obtenu trois 8 et, néanmoins, à recevoir une note globale de 71 ! Et cela fait en sorte que mon projet n’est pas financé. Les raisons de cette décision ne m’ont pas été transmises, malgré ma demande en ce sens.

Un aspect est particulièrement révélateur dans cette affaire. Il est aussi un symptôme de ce qui pose problème. Des projets théoriques et de carrière, en passant par le CV et jusqu’aux échanges avec le jury comme avec le Conseil des directeurs de la FCT, l’intégralité du processus se déroule exclusivement en anglais. Le contraste avec la publication de ma thèse est perceptible. Alors, le comportement de mes interlocuteurs n’était vraisemblablement pas étranger à la pratique de la préférence nationale, inavouée bien sûr, nonobstant présente. Dans le concours de la FCT, c’est le contraire qui a lieu : on veut tellement être international, se soumettre si parfaitement aux canons d’une recherche mondialisée qui prône la concurrence prétendument transparente, qu’on va jusqu’à renier ce qu’on a encouragé auparavant. Ainsi, le parcours franco-portugais que la FCT a financé et soutenu pendant des années au nom d’une politique nationale de formation des ressources humaines, apparaît en fin de compte comme plus qu’insuffisant – nuisible – pour quelqu’un qui, comme moi, candidate auprès d’un jury purement anglophone. Au lieu de m’être laissé emporter par les liens qui unissent Paris et Lisbonne et de vouloir vivre dans le dialogue intellectuel entre les deux capitales, j’aurais mieux fait de partir aux États-Unis, cœur de l’Empire...

Jusqu’à un certain point, j’ironise. Jusqu’à un certain point seulement. Car, après que le Conseil des directeurs de la FCT m’a donné tort dans ce concours qui, je le rappelle, n’était que pour un contrat à durée déterminé, je paie cher mon choix premier de m’inscrire dans le dialogue ancestral entre ces villes – même si je ne regrette pas un seul instant de l’avoir fait. Mais le plus grave est que l’État portugais s’est fourvoyé, en encourageant des parcours comme le mien, qui en dépit de tous les efforts et de tous les résultats, ne met pas celui qui l’a accompli en conditions de jouer efficacement le jeu de la concurrence sur le marché mondialisé de la recherche.

Il n’est peut-être pas inutile de vous dire que, pas plus que je n’épouse cette vision des choses et le jargon entrepreneurial dont elle se pare, je n’ai cru à la fatalité de cette catastrophe. Il y a eu deux raisons à cela. Tout d’abord, j’ai rapidement compris que le jury étranger de ce concours strictement anglophone n’avait aucun temps à perdre ni avec ce qui pour nous peut apparaître comme « un dialogue capital » tournant autour de l’axe Paris-Lisbonne, ni avec les enjeux de valorisation des ressources humaines portugaises déjà formées avec les deniers publics. Je doute que ses membres sachent exactement ce qu’est le Collège international de philosophie et quels liens serrés il noue avec la pratique contemporaine de la philosophie au Portugal et dans le monde. Peut-être ignorent-ils qu’avant moi il n’y eut que deux membres portugais du Collège, Fernando Gil et José Gil. Et que celui dont la FCT et la Fondation Calouste Gulbenkian honorent la mémoire par l’attribution du Prix Fernando Gil fut en son temps un philosophe dynamique au sein de son Assemblée collégiale. Pour le dire brutalement, c’est un jury qui ne valorise que l’anglais comme langue de production philosophique et la tradition analytique comme celle dans laquelle cette production doit s’inscrire.

En second lieu, j’ai longtemps caressé l’espoir que le Conseil des directeurs de la FCT saurait faire valoir des parcours et des projets à la fois nationaux et internationaux. Somme toute, je suis bien citoyen portugais. Et non seulement j’ai des publications en plusieurs langues et dans différents pays, comme il se doit, mais j’ai de plus servi institutionnellement la philosophie sur un plan international. Au bout de la première phase du concours, le Conseil des directeurs a refusé en toutes lettres le monopole de la langue anglaise. Plus tard, il a écarté toute position dominante que souhaiterait assumer une école philosophique et il a fait place à la coexistence de traditions multiples. En théorie, c’est une réponse opportune donnée aux experts qui m’imputaient un penchant post-structuraliste, à leur sens blâmable. Dans la pratique, toutefois, il ne m’accorde pas le contrat auquel je postulais, tout en me donnant les raisons pour me l’accorder. Mystère... Voilà l’autre combat que je souhaitais résumer. Je suis certain que vous mesurez le temps qu’il m’a pris, et les énergies que j’ai dû déployer pour nager à contre-courant de ces experts déterminés. À la fin, c’est l’institution qui me donne les trois notes qu’il me fallait qui se refuse à tirer les conséquences de sa propre évaluation et me prive d’un financement que, selon elle, je méritais. Allons comprendre !

Quelques conséquences abstraites de ces cas concrets

En quoi ces récits à la première personne nous font-ils progresser ? Ils établissent deux situations dissemblables. Pour la première, il est question de l’héritage du nationalisme et, non moins grave, de la reproduction des élites par les engrenages conventionnels de la nation, avant tout ceux de la langue et de l’école normalisées. Quant à la seconde, il s’agit de faire le choix radicalement opposé et de tout miser sur l’international sans médiations. Ici, on plaque, sur un système donné, des exigences qui lui sont purement extérieures et ne tiennent pas compte de ses caractéristiques intrinsèques. On s’efforce ainsi, à tout prix, de soumettre au mondial indifférencié ce qui reste de national – on globalise sans localiser. Et l’on se prive d’exercer un pouvoir quant à l’application, sur place, de procédures définies par une puissance anonyme, à laquelle on espère montrer que l’on est de bons élèves. Il va sans dire qu’aucun pays moyennement vigoureux ne se dessaisit si facilement de ses prérogatives. Dans un cas comme dans l’autre, donc, les résultats auxquels on abouti sont décevants.

Il est vrai que l’on peut les surmonter avec plus ou moins de bonheur. Ainsi est-il effectivement possible de percer le mur d’un système éditorial extrêmement clos autant que de contrarier (dans une certaine mesure) la décision d’un jury catégorique dans ses jugements. En ce sens, je disais tout à l’heure qu’il n’y a pas de fatalité. Il n’en reste pas moins que cela implique de mener un combat sans relâche, de faire preuve d’une grande ténacité et, en outre, d’être favorisé par la fortune. Au point où l’on finit par se demander, dans des instants de faiblesse, si les énergies dépensées ainsi n’auraient pas été mieux appliquées à la poursuite d’autres buts.

Comment extraire maintenant, de ces cas concrets, des conséquences abstraites ? Tel est, dès le départ, le projet. À cette fin, je reviens sur l’idée d’un dialogue capital entre Paris et Lisbonne, et au-delà du simple jeu de mots entre le fait que les deux villes sont les capitales de deux pays. Je l’interprète plutôt comme se reportant au fait qu’un dialogue décisif a lieu entre ces deux villes de taille différente. Il y a lieu de s’interroger : pour qui ce dialogue est-il capital ? Et en quoi l’est-il? Capital en vue de quoi ? Je ne discerne pas, d’entrée de jeu, de réponse unique à ces questions. En d’autres termes, je ne saisis pas les raisons pour lesquelles les échanges entre les deux villes seraient éventuellement capitaux, des enjeux majeurs tant pour ces villes que pour ceux qui y habitent. En revanche, il est certain que les déplacements entre Paris et Lisbonne ont de facto été décisifs pour la réalisation d’œuvres que nous admirons tous autant que pour les existences qui ont transité entre ces villes sans pour autant avoir laissé d’œuvre majeure. Or, dans cette matière, une dissymétrie est notoire : ces déplacements comme les échanges qu’ils rendent possibles, surtout le fait de subir une influence de et dans la ville vers laquelle on va, sont considérablement plus forts dans l’une des directions du déplacement que dans l’autre, plus forts chez les Lisboètes venus à Paris que chez les Parisiens partis pour Lisbonne. Compte tenu du statut de chaque ville, cela ne saurait surprendre. Autant Lisbonne est une petite capitale en nombres d’habitants, dans un pays géographiquement périphérique par rapport à son continent, autant Paris est une grande capitale en nombre d’habitants, d’un pays au cœur du même continent. Aussi est-il compréhensible qu’il soit plus important pour un Lisboète de séjourner à Paris que pour un Parisien de faire de même à Lisbonne.

Il convient maintenant de remarquer une vertu dans la conception de ces liens en termes de dialogue entre deux capitales : elle évacue ou, en tout cas, relègue en arrière plan l’Europe des nations. Certes, dans une perspective administrative et politique, Paris et Lisbonne sont les villes principales des deux pays. Nonobstant, ce qui est mis en évidence dans la formule « Paris-Lisbonne, un dialogue capital », ce ne sont pas les pays en tant que tels, mais les villes elles-mêmes, directement. On sait qu’il y a des « Europes » plus anciennes que celle des nations, comme l’est l’Europe des régions. En témoigne l’Hispanie, dont l’existence est bien antérieure à la formation de l’Espagne et du Portugal. Et du reste, que faut-il entendre par le syntagme « l’Europe des nations » ? Je répondrai de la façon suivante : il s’agit de l’Europe telle qu’elle s’est redéfinie et installée au XIXe siècle, d’une part avec les unifications nationales (l’Allemagne, l’Italie), d’autre part avec le mouvement théorique qui les accompagne et que l’on pourrait appeler la recherche de « l’âme de la nation », pour reprendre un mot d’Ernest Renan. En bref, l’Europe des nations représente une période, somme toute limitée, de l’histoire du continent, à laquelle préexiste une Europe de régions.

Le présupposé qui orientera les remarques qui suivent est que l’Europe des régions subsistera à l’Europe des nations. Tôt ou tard, et pour des raisons que nous n’entrevoyons peut-être pas encore, les formations historiques que nous connaissons sous le nom d’État-nations se déferont comme elles se sont formées. Sans doute est-il concevable que des ensembles plus ou moins réguliers et stables se maintiennent, comme le Portugal, qui non sans quelque mystère garde une unité linguistique et une constance géographique rares, au sein d’un continent qui n’a connu que des réaménagements successifs et souvent douloureux. Autrement dit, il se peut que des nations qui préexistent à « l’Europe des nations » historiquement située, persistent après que celle-ci cédera sa place à d’autres agencements intérieurs, voire d’autres agencements aux frontières et des frontières du continent. En un mot, si les lignes qui divisent des territoires sont souvent « politiques », c’est-à-dire conventionnelles et résultant d’accords ou de compromis entre des puissances divergentes, voire opposées, elles finiront un jour par se déplacer, peut-être même s’effacer, comme cela s’est si souvent produit.

Par contre, il est plus difficile d’effacer de grands pôles géographiques, qui sont des lieux de convergence et de rencontre de larges groupes humains. Il est vrai que des catastrophes naturelles mènent à abandonner des villes entières, submergées par la mer ou englouties par le désert. En outre, des civilisations importantes ont délaissé des centres urbains remarquables, comme ce fut le cas pour Teotihuacán pour les Aztèques ou pour les villes Mayas du Yucatan. De plus, des changements économiques et des routes commerciales sans compter les guerres ont sonné le glas de villes-clef, telle Carthage, perchée en haut de la montagne, au profit de Tunis s’étendant au bord des eaux. Ou, avec un contraste orographique en partie similaire, Olinda et Recife, dans le Pernambouc. Néanmoins, mis de côté ces changements inattendus et vraisemblablement imprévisibles, une permanence séculaire et quelques fois millénaire d’autres villes est avérée, comme dans les cas de Paris et de Lisbonne.

Dans l’ensemble, nous avons affaire à des géographies différentes entre soi, géographie physique des continents, physique-humaine des régions, politique des nations et humaine des villes. Elles sont soumises à des temporalités elles-mêmes diverses. Ces différents types d’inscriptions à même la terre connaissent des durées ou, en tout cas, des rythmes distincts, outre que l’adaptation aux conditions physiques, parfois même la transformation de ces conditions, dépend des besoins ressentis, eux aussi soumis aux changements, par exemple selon la nécessité de protection contre les attaques ennemies, dans le cas typique des villes fortifiées et bâties en haut des collines, ou bien d’accès à la mer et au commerce qu’elle favorise.

Pour ce qui est de nos deux capitales, elles ont des caractéristiques distinctes. Paris est continentale, fluviale et centrale ; Lisbonne, péninsulaire, maritime et excentrée. Une métropole avec les caractéristiques de Paris exerce une force d’attraction sur toute sorte de gens. Au contraire, Lisbonne est un lieu de passage, de transition, non seulement pour les vagues de migration préhistoriques qui, venant de l’est et du nord-est, y ont butté contre l’océan, mais encore pour ceux qui y restent, car souvent ils ont le sentiment de ne devoir y rester que provisoirement, y compris lorsqu’ils y restent pour toujours... On pourrait avancer à partir de là une hypothèse au sujet de la saudade : celle-ci serait intimement liée, je ne dirais pas à la situation géographique de Lisbonne et plus largement du Portugal, mais au fait qu’ils ont été les lieux historiques de traversées par des masses de population venues d’ailleurs et qui finissent, bien plus tard, par arriver ailleurs, en outre-mer. Si ce que je dis a un sens, ce qui a été appelé saudade est la condensation, dans la langue (et non dans l’« âme »), d’un sentiment associé à une extension de terre qui présente des caractéristiques spatiales propres (elle est périphérique, péninsulaire, finistérienne) et qui, bien qu’historiquement marquée par des déplacements, est habitée par des gens qui restent, par où d’autres sont surtout passés. Le fait d’être une extension de terre qui est aussi un lieu de transition, un seuil et une halte ; associé au fait que des gens toutefois y demeurent ; favorise probablement le sentiment de la saudade. Alors, celle-ci ne serait plus, avant tout, un sentiment subjectif, éprouvé par quelqu’un qui se trouve loin du foyer ou regrette la présence de certaines choses, personnes ou situations (par exemple, qui regrette une situation vécue antérieurement). Elle serait encore moins un sentiment exclusif à un peuple. Mais elle serait l’expression émotionnelle ou sentimentale suscitée, chez les sujets, par le lieu même dans lequel ils se trouvent et qu’ils habitent, lieu habité de façon plus ou moins durable, alors qu’il est géographiquement propice à être un lieu de transit et qu’il a été populationnellement vécu comme cela. De ce point de vue, ce sentiment diffus, cet appel de l’ailleurs qui s’exprime dans la poésie et la littérature portugaise tant érudite que populaire, pourrait être le résultat de cette tension entre ce qui a été un lieu de passage et le fait que des gens y restent. La saudade serait la solution trouvée pour porter sainement, c’est-à-dire de façon équilibrée au niveau de la psyché collective, cette tension entre le flux et la stabilité, et la rendre vivable.

Sans doute une vie collective marquée et moulée par ce sentiment est-elle inconcevable à Paris, ville des terres. En revanche, elle est difficilement imaginable à Madrid, comme si elle était incompatible avec la fierté madrilène. Madrid n’a jamais pu être « l’autre capitale » avec laquelle Lisbonne dialoguerait de façon privilégiée. Spatialement trop proche, elle a été constituée dans l’imaginaire collectif portugais comme la capitale de l’ennemi – ou de l’adversaire pour le moins. Le principe est connu dans la pratique diplomatique : les pays de petite taille, surtout lorsqu’ils en voisinent de plus grands, s’en protègent en établissant des alliances avec des pays tiers, afin de réduire leur exposition aux menaces ou, simplement, aux prétentions de leurs voisins immédiats. Rabat, à son tour, capitale la plus proche de Lisbonne en ligne droite, ne pourrait davantage jouer le rôle de partenaire majeur d’un dialogue, cette fois pour des raisons culturelles, historiquement sédimentées. Le divorce entre le christianisme de forme latine et le mahométisme de langue arabe s’est consolidé depuis trop longtemps et est devenu un trait profond dans la vision que les Portugais ont d’eux-mêmes. Au-delà de Madrid, Paris est une référence reconnaissable par sa latinité. Elle porte l’appartenance de Lisbonne et du Portugal à un espace libre de la domination espagnole, toutefois un espace commun au Portugal et à l’Espagne. Aussi est-il légitime de situer l’axe Paris-Lisbonne dans une Europe qui n’est ni celle des nations ni à proprement parler celle de villes, mais bien celle des régions.

À ce propos, il n’est pas indifférent de revenir à la question des langues et de la diversité linguistique au sein de l’Union européenne. Bien que je sois adepte de l’anglais comme lingua franca, le transformer en facteur d’exclusion des autres langues ne me semble ni réaliste ni souhaitable. Cela n’est pas réaliste, vu l’importance acquise par les langues nationales en vertu de la scolarisation de masse. Et cela n’est pas souhaitable, vu que la pluralité des langues, et des traditions qui s’y associent, est plutôt une richesse qu’on gagnerait à préserver. Pensant concrètement au Portugal et à la place qu’il occupe aujourd’hui dans ce cadre, il ne gagne rien à sacrifier d’un trait ses spécificités, en croyant qu’il entrerait ipso facto dans la classification mondiale des universités, en bonne place qui plus est. De fait, ces classements sont fondés sur des bases anglo-américaines, si bien qu’on devrait s’interroger : au lieu de prétendre concurrencer les autres sur un plan mondial, sur lequel seules des universités européennes au sens strict sauraient marquer des points (encore faut-il savoir si ce but est souhaitable), le Portugal ne ferait-il pas un choix plus sensé, en s’inscrivant et en circulant dans des circuits alternatifs, du moins pour ce qui concerne la philosophie ? Je pense à des circuits multiples, intra- et extra-européens, prenant appui sur des régions, en Amérique latine, mais aussi en Afrique avec les pays de langue portugaise. L’autre option consisterait à tout miser sur une langue étrangère, croyant accéder ainsi au marché mondial de la productions des idées, mais dans les faits à devenir l’otage d’un système global, fait pour imposer un modèle que l’on se bornera à reproduire en « moins bon » et au sujet duquel on n’aura rien à dire.

Reste à ajouter un mot sur ce que devient Paris dans un dialogue fructueux entre les deux villes. On sait combien les Parisiens affectionnent Lisbonne, peut-être un peu comme on affectionne ce qui est petit. Ce qui nous apparaît comme petit suscite plus facilement la tendresse (y compris lorsqu’elle se combine avec un sentiment de supériorité de la part de ceux qui, du fait même, se sentent grands) que ce qui est grand, voire très grand, et qui suscite plutôt l’admiration, parfois teintée de crainte. En termes de capitales, si Paris a historiquement été un interlocuteur majeur de Lisbonne au cours des siècles, la réciproque n’est pas vraie : Paris a des échanges bien plus conséquents avec Berlin, Londres ou Rome. Cela découle de son statut de capitale européenne et mondiale, qu’il partage avec d’autres villes, telles New York, Moscou, Saint-Pétersbourg, Tokyo... Nous sommes là sur une scène plus large, que la Lisbonne contemporaine ne partage pas. C’est exactement pourquoi Paris, et plus largement la France, devrait débusquer les relents de nationalisme toujours présents en lui. Cela me conduit à rappeler deux vers d’une chanson : « Que Paris est beau quand chantent les oiseaux. / Que Paris est laid quand il se croit français2. » Vous remarquerez la subtilité du second vers, qui dit: « quand il se croit français ». Car de fait il ne l’est pas. Il est désolant pour nous tous qu’une partie de Paris (et de la France) pense qu’il est français et agisse comme tel, alors qu’être du monde est tellement plus enrichissant que d’être d’une nation, puissance exclusive. Simultanément, n’est-ce pas là l’un des obstacles qui nous poussent à nous battre pour des idées et des pratiques plus justes ? J’ai appris ce principe avant de m’engager dans le dialogue entre Paris et Lisbonne. Depuis vingt ans, toutefois, je l’exerce dans le parcours que je mène entre les deux villes.

Notes

1  Tableau « 2ª Fase – Após Reclamações – 209 candidatos recomendados para financiamento. 28.12.2017 - Após Reclamações: Lista ordenada dos candidatos e Proposta de decisão por painel », téléchargeable à l’adresse https://www.fct.pt/apoios/contratacaodoutorados/investigador-fct/estatisticas.phtml.pt (consulté le 13/09/2018). Retour au texte

2  Les Têtes raides, « L’Iditenté », album Gratte poil, WEA Europe, 2000. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Diogo Sardinha, « Deux ou trois choses que j’ai apprises entre Paris et Lisbonne », Reflexos [En ligne], 4 | 2019, mis en ligne le 03 mai 2022, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/reflexos/382

Auteur

Diogo Sardinha

Membro integrado do Centro de Filosofia das Ciências da Universidade de Lisboa

Universidade de Lisboa

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