Plaidoyer pour la diversité linguistique

Résumé

Après une présentation et actualisation des données de l’espace lusophone grâce aux derniers recensements des pays dont la langue officielle est le portugais, cet article proposera quelques pistes de réflexion à propos des enjeux actuels de l’enseignement du portugais. La diversité linguistique au sein de la CPLC (Communauté des pays de langue portugaise), la problématique des crispations identitaires au lendemain de l’accord orthographique, la mise en pratique d’un enseignement respectueux du dialogue entre les variations de la langue portugaise sont autant de défis à relever par les enseignants du PLE (Portugais Langue Étrangère) dans un monde globalisé.

Plan

Texte

À l’heure où la langue portugaise est en manque de reconnaissance de la part des politiques éducatives gouvernementales en France1, il est nécessaire de réaffirmer l’importance de la diversité des langues au sein de l’Europe et de la communauté internationale globalisée.

L’apprentissage de la langue portugaise comme langue seconde ou PLE reste donc un défi majeur pour les enseignants de portugais. Rappelons qu’il s’agit de la quatrième langue la plus parlée dans le monde, langue officielle de neuf pays, héritage du passé colonial du Portugal.

Nous nous proposons de mener une réflexion sur l’enseignement du PLE tout en tenant compte de la problématique des variations linguistiques de la langue portugaise au sein de la communauté lusophone.

Celle-ci en effet représente, de nos jours, un espace linguistique et culturel pluriel établi sur plusieurs continents depuis l’expansion coloniale portugaise commencée au XVe siècle. Par ailleurs, elle constitue également un espace économique avec, en Europe, l’intégration du Portugal en 1986 à l’Union européenne (à l’époque la CEE) et, en Amérique du sud, avec la création du Mercosul en 1985 au sein duquel le Brésil détient une importance économique majeure. Nous ne nous attarderons pas sur ces deux pays où la totalité de la population parle le portugais. Afin de présenter la variété et l’importance de la langue portugaise au niveau international, notre attention sera retenue par les autres pays dont la langue officielle est le portugais.

Dans l’espace africain et asiatique, le PALOP-TL, pays africains de langue officielle portugaise et Timor Oriental, est composé de l’Angola, du Mozambique, des îles du Cap Vert, de la Guinée-Bissau, de l’archipel São Tomé-et-Príncipe, pays rejoints en 2007 par le Timor Oriental et, par la Guinée Equatoriale en 2014. Si l’une des langues officielles de ces pays est le portugais, en réalité, excepté pour les îles du Cap Vert, l’archipel de São Tomé et Principe, l’Angola et le Mozambique, celle-ci n’est la langue maternelle ou langue seconde que d’une minorité, souvent de l’élite détentrice du pouvoir économique, concentrée dans les zones urbaines. Les cas de diglossies, terme créé par Charles Ferguson dans son article de 1959 « Diglossia »2, sont variables selon les pays concernés.

En Guinée-Bissau, la langue la plus utilisée, outre les langues de la famille nigéro-congolaise apparentées au bantoue, est le créole guinéen issu du portugais ou Kriol parlée par 90,4 % de la population3 (92.4 % en zone urbaine et 89 % en zone rurale). Il s’agit de la langue véhiculaire, langue de l’unité nationale. Le portugais, bien qu’étant la seule langue officielle du pays, reste l’apanage de l’élite instruite : 27 % de la population, soit 390 727 personnes sur une population totale de 1 442 227 ressortissants en 2009. En milieu urbain ce taux s’élève à 46,3 % contre 14,7 % en milieu rural.

En Guinée Equatoriale, le portugais fut adopté comme troisième langue officielle le 20 juillet 2010, à côté de l’espagnol et du français. Le portugais est essentiellement parlé par des expatriés Angolais et Mozambicains. Il s’agissait à l’époque pour le président Teodoro Obiang Nguema Mbasogo (au pouvoir depuis 1979) de rejoindre le marché économique de la Communauté des pays de langue portugaise, la CPLC. Cette intégration eu lieu finalement le 23 juillet 2014. Soulignons néanmoins que sur l’île d’Annobón, au large de la Guinée Equatoriale, il existe une langue créole dérivée du portugais : le fá d’Ambo.

Sur les îles du Cap Vert, sur une population totale en 2016 de 531 239 personnes4, le portugais est parlé par 72,2 % de la population, soit 383 554,55 ressortissants. Entre 12 et 44 ans le pourcentage est de 83,8 % ; un décrochage s’opère à partir des 45-64 ans avec un taux de 54,4 %, puis de 26,3 % pour les plus de 65 ans. Ces chiffres attestent d’une réelle progression de la langue portugaise sur les îles. En milieu urbain il est de 80,7 % contre 54,2 % en milieu rural. C’est la langue de l’administration, de l’enseignement scolaire et de la littérature capverdienne. Selon Nicolas Quint, directeur de recherche en Linguistique Africaine au CNRS spécialiste des langues créoles afro-portugaises, le capverdien, langue créole, est parlée par 90 % de la population et « les deux variétés insulaires les plus parlées sont le santiagais (55 % de la population capverdienne) et le saint-vincentin (18 %)5 »

Sur l’archipel de São Tomé et Principe, sur une population en 2017 de 197 700 personnes6, 98,4 % de la population parle le portugais7. Du contact entre les esclaves africains et les colonisateurs portugais surgissent trois langues créoles, langues maternelles, parlées par la majorité de la population : le são-tomense ou forro (36,2 %), l’angolar (6,6 %), et le principense ou le lung’ie (1 %). La forte immigration de capverdiens dans les années 2000 a également introduit le créole capverdien à São Tomé et Principe (8,5 %)8.

Au Mozambique et en Angola une part importante de la population parle le portugais.

En Angola le recensement de 2014 révèle que le portugais est parlé par 71 % de la population (25 789 024 personnes), dans les zones urbaines il représente 85 % contre 49 % dans les zones rurales9. Il est en nette progression depuis l’indépendance du pays.

Les autres principales langues d’origine bantoue sont l’umbundu parlé dans le centre du pays (23 %), le kikongo au nord (8.24), le chokwe-lunda (6,54 %) et le kimbundu (7,82) sur le littoral incluant la capitale, Luanda.

Le recensement du Mozambique de 200710 qui présente les langues parlées dans le pays, bien que daté, est plus précis que le recensement angolais : le portugais, langue maternelle, représente 10,7 %. Il est intéressant de noter qu’il représente 13,4 % des 5-19 ans et 9,7 % des 20-49 ans contre 3,8 % des plus de 50 ans (tableau n° 1). Il est en progression grâce à une politique éducative qui privilégie le portugais comme langue d’unité nationale. Les autres langues, retenues pour le recensement, parlées par 90 % de la population sont d’origine bantoue : l’emakhuwa, le xichangana, l’elomwe, le cisena et l’echuwabo.

Tableau 1

Tranche d’âge

5-19

20-49

50+

Population Totale

16 342 890

7 512 766

6 993 082

1 837 042

Langue maternelle portugais

1 750 806

1 00 4816

675 636

70 354

 % langue maternelle portugais

10,7

13,4

9,7

3,8

Source : Recensement 2007 du Mozambique

Tableau 2

Tranche d’âge

 % de la population sachant parler le portugais

 

Total

Hommes

Femmes

 

Total

50.8

60.4

42.0

 

 5 - 9

33.3

33.5

33.2

 

 10 - 14

63.2

64.4

61.9

 

15 - 19

69.3

77.9

61.4

 

20 - 24

61.1

74.9

50.4

 

25 - 29

54.5

68.9

42.4

 

30 - 34

51.9

66.2

39.5

 

35 - 39

50.3

66.2

36.5

 

40 - 44

52.3

69.7

36.0

 

45 - 49

48.2

68.1

28.7

 

50 - 54

39.9

62.5

21.5

 

55 - 59

36.8

57.2

17.9

 

60 - 64

31.7

50.9

14.8

 

65 - 69

27.7

44.8

12.3

 

70 - 74

25.7

41.1

12.0

 

75 - 79

21.9

35.4

9.6

 

80 +

18.4

29.7

8.7

 

Urbaine

81.5

87.0

76.2

 

Rurale

36.6

87.0

26.7

 

Source : Recensement 2007 du Mozambique

Le tableau n° 2 nous indique que le portugais est essentiellement parlé en zone urbaine comme en Angola, 81,5 % contre 36,6 % en zone rurale. Il confirme la progression de la langue portugaise chez les plus jeunes.

Le portugais, en raison de la pluralité linguistique en Angola et au Mozambique, fonctionne comme une língua franca, elle permet la communication entre les divers groupes ethniques et elle fonde l’unité nationale. Au moment de l’indépendance, le portugais, langue seconde de la grande majorité de la population, représentait un choix « neutre » étant donné multiplicité des langues parlées dans ces deux pays. Le portugais est actuellement la langue administrative et de l’enseignement, langue des institutions, son capital symbolique ne cesse de croître et représente la langue de promotion sociale.

Même si le choix de la langue portugaise comme langue officielle apparait inattendu de la part de pays qui s’émancipaient du joug colonial, ce choix politique permit de consolider les nations naissantes. Il a bénéficié à la langue portugaise au détriment des langues africaines, comme nous le confirme l’étude des derniers recensements des PALOP-TL.

À ce titre, Pierre Bourdieu souligne que la langue officielle qui acquiert le statut de langue nationale détient sa légitimité du pouvoir politique11. Dès lors, dans les anciennes colonies portugaises, le portugais a acquis statut réel et, est davantage parlé et écrit de nos jours qu’à l’époque coloniale.

Pour parfaire le panorama du monde lusophone des pays qui ont comme langue officielle le portugais, citons également Macao où les portugais se fixèrent en 1557. Après 400 ans de présence portugaise sur ce comptoir commercial, en 1987 le Portugal et la Chine signèrent la Déclaration Commune luso-chinoise décrétant le retour de Macao sous le giron chinois le 20 décembre 1999. Si le portugais est la langue officielle à côté du chinois, le recensement de 2011 révèle que seule 0,7 % de la population « s’exprime en portugais » et 2,4 % « est capable de s’exprimer en portugais »12

S’agissant du Timor Oriental, colonisé au XVIe siècle par les portugais, il acquiert son indépendance en 1975. Envahi par la suite par l’Indonésie, il finit par rétablir son indépendance en 2002. Les langues officielles sont le portugais et le tetoum prasa, langue austronésienne, très influencée par la langue portugaise. Selon le recensement de 201513, celle-ci est parlée par 30,7 % de la population comme langue maternelle et 55,5 % comme langue seconde, un total donc de 86,2 % sur une population de 1 183 649 habitants. Le portugais, langue maternelle, représente 0,12 %, comme langue seconde 2,43 % et 2,8 % comme troisième langue, soit 5,35 % de lusophones sur la population totale, à savoir 63 346 habitants.

Estimation, en septembre 2018, du nombre des lusophones dans les pays où la langue officielle est le portugais14 :

Tableau 3

Pays

Population

Pourcentage de lusophones

Nombre de lusophones

Portugal

10 665 904

100

10 665 904

Brésil

214 041 091

100

214 041 091

Angola

29 250 000

71

20 767 500

Cap-Vert

540 359

72,2

390 140

Guinée-Bissau

1 990 517

27

357 440

Mozambique

30 699 210

50,8

15 595 199

São Tomé-et-Principe

201 785

98,4

198 557

Macao

624 698

3,1

19 366

Timor Oriental

1 329 588

5,35

71 133

TOTAL

262 106 330

Pourcentage de lusophones

Le PALOP-TL n’est pas encore un espace économique. Cependant, il souhaite consolider des liens privilégiés entre les différentes nations. Pour ce faire, le 30 juin 2014 est créé le FORPALOP, « Forum des pays africains de langue portugaise » afin de développer des accords politico-diplomatiques et la coopération entre les états.

Cet espace lusophone est également représenté au sein de la CPLP « Comunidade dos Países de Língua Portuguesa », une organisation internationale créée officiellement le 17 juillet 1996 qui s’attache à la promotion de la langue portugaise au niveau international et à l’établissement des relations politiques, culturelles et économiques entre ses membres.

Après cette brève présentation du panorama de la langue portugaise, parlée par plus de 262 000 000 locuteurs, il est important de s’interroger sur deux points quant à l’enseignement du PLE. Concernant tout d’abord l’aspect sociolinguistique de la langue et dans un deuxième temps la question de la norme.

1. L’aspect socioculturel

Pierre Bourdieu, tout comme les sociolinguistes, critique l’approche de la linguistique de Ferdinand Saussure dans son Cours de linguistique générale15 :

 Tout le destin de la linguistique moderne se décide en effet dans le coup de force inaugural par lequel Saussure sépare la « linguistique externe » de la « linguistique interne », et, réservant à cette dernière le titre de linguistique, en exclut toutes les recherches qui mettent la langue en rapport avec l’ethnologie, l’histoire politique de ceux qui la parlent, ou encore la géographie du domaine où elle est parlée, parce qu’elles n’apporteraient rien à la connaissance de la langue prise en elle-même16.

Le sociologue se soucie de démontrer combien tout acte de parole ne peut se résumer à un acte de communication. Les « échanges linguistiques sont aussi des rapports de pouvoir symboliques où s’actualisent les rapports de force entre les locuteurs ou leurs groupes respectif »17. Dans le même sens, le linguiste Louis-Jean Calvet dans Linguistique et colonialisme18 ainsi que dans La sociolinguistique19 critique l’approche saussurienne. Il cite la dernière phrase de l’œuvre de Ferdinand Saussure : « La linguistique a pour unique et véritable objet la langue envisagée en elle-même et pour elle-même » et y oppose la vision de la sociolinguistique pour laquelle « […] les langues n’existent pas sans les gens qui les parlent, et l’histoire d’une langue est l’histoire de ses locuteurs ».

A partir de ce postulat et au regard de la diversité linguistique du portugais, conséquence de son histoire liée à l’expansion coloniale du XVe siècle, il est important d’inscrire la didactique du PLE non seulement dans l’enseignement de la langue en soi mais également d’introduire de manière progressive la dimension socioculturelle. En effet, elle permet à l’apprenant d’accéder à la complexité du monde lusophone et à la découverte de l’autre.

Dans ce sens, le Cadre européen commun de référence pour les langues (CECRL) affirme également l’importance de cette dimension : « Il convient de garder à l’esprit le fait que le développement de la compétence à communiquer prend en compte des dimensions autres que purement linguistiques (par exemple, sensibilisation aux aspects socioculturels, imaginatifs et affectifs) »20.

Dans la perspective « actionnelle » du CECRL, l’apprenant, centre du dispositif de l’enseignement, est censé accomplir des « tâches » sollicitant des activités langagières qui mobilisent graduellement ses nouvelles compétences au fur et à mesure de l’apprentissage de la langue. Dans un premier temps il est intéressant de privilégier l’acquisition d’automatismes langagiers dans des situations de vie courante sans tenir compte d’explications grammaticales poussées ou de notions civilisationnelles. Néanmoins par la suite, la langue portugaise sollicite des éclaircissements concernant le monde lusophone. La première difficulté est sans doute la complexité du tratamento, l’emploi du tutoiement ou du vouvoiement, les différents emplois de tu, você, vós e o senhor selon la norme portugaise ou brésilienne.

Ainsi, à mesure que l’apprenant progresse, élève dans le secondaire ou étudiant dans le supérieur, l’enseignant de PLE sera amené à compléter les informations grammaticales toujours suivies de mises en situation et, à parfaire les connaissances socioculturelles et historiques de son public.

2. Les deux normes portugaises

Si le respect de la diversité linguistique au sein de l’Europe est souhaitable, le même but doit être poursuivi dans le monde lusophone. En 1990, l’ « Acordo Ortográfico da Língua Portuguesa » avait pour but d’unifier l’orthographe des pays de langue portugaise. L’Angola, le Brésil, le Cap-Vert, la Guinée-Bissau, le Mozambique, le Portugal et São Tomé-et-Principe signèrent le traité à Lisbonne, le 16 de décembre de 1990. Ils furent rejoints par le Timor-Oriental en 2004.

L’accord orthographique cependant ne fut pas accepté de manière inconditionnelle. En effet, la langue étant l’un des fondements d’une nation, il déclencha par la suite des réactions identitaires. Si le souci premier était de préserver l’unité internationale de la langue portugaise dans le monde lusophone, nous ne pouvons que constater qu’il suscite depuis des crispations nationales et, surtout de la part des pays du PALOP-TL. En 1968 Celso Cunha, en évoquant un projet pour unifier la langue portugaise, avait déjà anticipé ces réactions :

Difícil, mas não impossível. E, neste particular, reiteramos a advertência de que não pretendemos sugerir modelos uniformes, regressões forçadas a inviáveis padrões idealizados nas gramáticas tradicionais, pois que esta tentativa de unificação, cuja inoperância se tem patenteado ao logo do tempo, só viria agravar o problema como elemento perturbador a acirrar nacionalismos.

Qualquer ação que vise à unidade idiomática deve processar-se « com absoluto respeito às variedades nacionais nas formas por que as usam os falantes cultos ». O português de Portugal e o do Brasil têm, assim, necessariamente, que ser considerados em nível de norma. A nossa luta será, então, por manter o statu quo, a relativa e superior unidade que nos permite o entendimento mútuo, apesar das diferênciações naturais e em tudo legítimas21.

Sans prendre part à la polémique, nous estimons que cette unité voulue doit être, comme l’envisageait Celso Cunha, respectueuse des différences nationales. Ce que nous proposons par la suite est la présentation de la mise en pratique sur le terrain, dans l’enseignement supérieur, de ce que Lindley Cintra désigne comme l’« unité et la diversité de la langue portugaise »22.

Comme nous l’avons constaté précédemment, par sa diversité géographique, la langue portugaise du monde lusophone a reçu de nombreuses influences des peuples conquis pendant la période coloniale. Ces substrats linguistiques, à savoir les éléments de la langue d’un peuple autochtone, qui ont pénétré la langue portugaise à la suite de l’adoption de celle-ci par les peuples en question, sont repérables dans les régions concernées, que ce soit en Afrique, en Amérique ou en Asie et même au Portugal. Dans ce cadre Paul Teyssier souligne que :

Conseqüências dos Descobrimentos na língua.

Foi no vocabulário que as conseqüências se revelaram maiores. O português europeu recebeu da África e da Asia, e depois do Brasil, um certo número de palavras exóticas, algumas das quais passarão, por seu intermédio, a outras línguas européias23.

Par ailleurs, Celso Cunha affirme qu’ » une langue historique n’est pas un système linguistique unitaire, mais un ensemble de systèmes linguistiques, c’est-à-dire, un diassystème, dans lequel sont imbriqués divers systèmes et sous-systèmes »24. Ainsi, le linguiste explicite qu’il n’existe pas de relation de supériorité ou d’infériorité entre les différentes normes ou variations linguistiques qui sont inhérentes à n’importe quelle langue. Pour l’auteur de la Nova gramática do português contemporâneo une langue présente des variations diatopiques (différences selon l’espace géographique), diastrastiques (différences selon le milieu socio-culturel) et diafasiques (langue parlée, langue écrite, langue littéraire). Tout en respectant les particularités linguistiques de la norme portugaise et de la norme du Brésil qui régissent le monde lusophone, il défend également l’unité de la langue.

Celso Cunha se situait ainsi à mi-chemin entre les conservateurs puristes de la langue et les crispations nationalistes.

C’est dans ce sens que doit être considéré l’enseignement du portugais en France et c’est bien ce chemin de la diversité dans l’unité et de l’unité dans la diversité que nous nous sommes proposés d’emprunter sur le terrain.

L’enseignement du PLE dans l’enseignement supérieur s’adresse non seulement aux étudiants français et étrangers mais également aux étudiants d’origine franco-portugaise ou franco-brésilienne. Deux normes y sont enseignées : la portugaise et la brésilienne.

Quel que soit le niveau d’enseignement, LANSAD (Langues pour Spécialistes d'Autres Disciplines), niveaux de licence, Master au sein des sections de portugais, l’enseignant de norme portugaise ou de norme brésilienne est toujours confronté à cette problématique.

S’agissant d’étudiants débutants, il est nécessaire de présenter les deux normes à l’apprenant, tout en lui signifiant qu’il lui faudra à partir d’un certain seuil, faire un choix, afin d’assurer une cohérence à son apprentissage et à son expression. S’il s’agit d’étudiants non-débutants ou d’origine lusophone, il sera important de respecter le choix de leur norme. Cependant, il est toujours essentiel de leur affirmer que malgré les deux normes il n’existe qu’une et seule même langue évitant ainsi des tensions non seulement pour l’étudiant lui-même mais également vis-à-vis de l’enseignant. En effet, pour l’apprenant débutant la question de la norme peut-être source d’anxiété, et pour l’apprenant non-débutant source de conflit avec l’enseignant s’ils n’ont pas la même norme.

Dès lors, pour les épreuves de LANSAD, un seul devoir est conseillé au lieu de deux épreuves différentes, une de norme portugaise et une deuxième de norme brésilienne. Pour l’exercice de compréhension, le texte, portugais ou brésilien, sera accompagné de notes de vocabulaire explicatives proposant les variations en portugais PB ou en PE. En ce qui concerne les épreuves orales le même principe sera à adopter, avec la bienveillance et l’instauration d’un débat éventuel entre les variantes.

Les apprenants d’origine lusophone épousent souvent les conflits sur la question de la norme, il est donc nécessaire d’instaurer le dialogue, la curiosité de l’autre. Dans ce sens, l’auteur de ces lignes, étant native du Brésil, s’attache à interroger les apprenants d’origine lusophone de norme PE sur leurs connaissances éventuelles des variantes portugaises. Signifier son intérêt envers l’autre aplanit les conflits et suscite la curiosité de l’apprenant en instaurant le dialogue.

Trois exemples illustreront la complexité du rôle de l’enseignant du PLE en présence des deux normes.

En reprenant la question du « tratamento », il est nécessaire de présenter très tôt les différentes situations d’emploi du tutoiement et du vouvoiement : faire réfléchir les apprenants sur les subtilités de la langue, l’emploi du « tu » au Portugal et au Brésil, ou bien du « você » et du « vós ». La bonne connaissance de ces marqueurs linguistiques de relations sociales, la maîtrise des degrés de courtoisie et de familiarité renforce les compétences communicationnelles de l’apprenant.

Le deuxième point intéressant à aborder avec les étudiants d’origine lusophone portugais ou brésiliens, est l’emploi des possessifs « vosso » et « vossos » ou ses versions au féminin, avec le pronom « vocês » : leur rendre compte de l’erreur grammaticale de cet usage généralisé dans les deux pays, permet à l’enseignant de révéler que, quelle que soit la norme, des erreurs grammaticales peuvent devenir des usages et qu’il est finalement vain de signifier une supériorité d’une norme sur l’autre.

Les variations de la place du pronom complément et réfléchi constitue le troisième point, le plus épineux. En effet, si au Portugal la règle est l’emploi de l’enclise et dans une moindre mesure dans les pays lusophones africains, au Brésil dans la majorité des cas l’emploi est proclitique. Rappelons que l’histoire de la langue portugaise nous révèle que jusqu’au XVIe siècle la place du pronom complément était la même que celle des autres langues romanes privilégiant la proclise. Par la suite, après une longue période d’hésitation révélée par les textes anciens, la norme se fixera sur une prédominance de l’enclise entre la fin du XVIIIe siècle et le milieu du XIXe. Comme l’affirme Paul Teyssier25 :

Para a morfologia, a sintaxe e o vocabulário o fim do século XVIII e o início do século XIX parecem ter sido uma época de transição entre o português clássico e o que se pode chamar o português moderno e contemporâneo. Vejamos alguns exemplos : o emprego do artigo com o possessivo e cada vez mais usado (o mey livro em vez de meu livro) ; si funciona como substituto de formulas de tratamento da terceira pessoa (isto e para si) ; a colocação do pronome átono e fixada de maneira mais rígida (João sentou-se, quando, num enunciado desse tipo, a língua clássica empregava igualmente João se sentou).

Au Brésil, le repli nationaliste au lendemain de l’indépendance en 1822 promeut une langue qui se veut plus « brésilienne ». Le Romantisme indianiste, l’emploi des vocables indigènes et de la proclise en littérature en sont une illustration. Le style d’un José de Alencar sera néanmoins durement critiqué par les conservateurs puristes et nostalgiques d’une langue toujours attachée à une Europe mythique. Toutefois, au fil du temps, la proclise deviendra la norme à l’oral et dans une moindre mesure à l’écrit, bien que remise en cause par le courant traditionaliste.

Il est donc important de souligner la connotation fortement idéologique et politique de la place du pronom complément au Brésil. La norme portugaise de l’enclise sera très souvent considérée comme la norme cultivée de l’élite conservatrice toujours tournée vers l’Europe. De nos jours encore le débat est souvent vif, la preuve en est le récent article de Marcos Bagno, linguiste et professeur à l’université de São Paulo (USP) intitulé « A colonização pronominal »26, critiquant l’écart entre les règles des grammairiens et l’usage qu’en font les brésiliens au quotidien :

Pois a mentalidade colonizada também opera na nossa cultura linguística. E o melhor exemplo disso é a famigerada colocação pronominal. As descrições do emprego dos pronomes oblíquos que a gente encontra nas gramáticas de inglês, italiano, francês, espanhol e português europeu correspondem aos usos reais da ampla maioria das populações que falam essas línguas.

Só no Brasil, e não por acaso, é que aquilo que vem nas gramáticas não corresponde em absolutissimamente nada do que realmente se fala por aqui. Somos o único povo que precisa « aprender » a colocar seus pronomes no lugar « certo ». 

Malgré cette controverse, enseigner les règles de la place du pronom présentées par les grammairiens tels que Celso Cunha e Lindley Cintra reste cependant nécessaire. La proposition d’un cadre rigoureux pour les apprenants est indispensable mais doit être néanmoins tempérée par des explications et l’acceptation quant aux usages au Brésil. De même qu’un peintre d’art abstrait est censé connaître ses classiques, l’apprenant de portugais pourra s’accorder des libertés en connaissance de cause lorsqu’il aura une maîtrise suffisante de la langue.

Comme nous pouvons le percevoir après cette présentation concise de la lusophonie, la tâche de l’enseignant de PLE est complexe. Par ailleurs, augmenter les chances de l’enseignement du portugais en France passe par des politiques éducatives au niveau européen et au niveau national qui privilégient la diversité linguistique. Mais force est de constater que le rapport de pouvoir économique et symbolique sur le marché linguistique européen privilégie la langue anglaise et dans une moindre mesure l’espagnol, entrainant une « standardisation » du parler. Ce constat nous incite à rappeler que « la langue n’est qu’un dialecte qui a réussi politiquement »27 comme l’affirme Jean-Louis Calvet.

Pourtant, il est encore nécessaire d’affirmer que la reconnaissance de la diversité des langues est un élément essentiel de la richesse culturelle qui doit être proposée au sein de l’Europe dans le respect des nations qui la constituent.

De même, dans l’espace lusophone, les variations de la langue portugaise représentent un atout autant linguistique qu’humain et leur reconnaissance doit être stimulée à tous les niveaux par les enseignants tout en conciliant ce qui fonde l’unité de la langue portugaise, gage de pérennité face à l’avenir.

Bibliographie

Bourdieu, Pierre, Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982

Ferguson, Charles, « Diglossia », in Word, vol. 15, 1959. P. 325-340. Disponible sur: https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/00437956.1959.11659702 (consulté le 22/08/2018)

Calvet, Louis-Jean, Linguistique et colonialisme, Paris, Éditions Payot, 2002.

Calvet, Louis-Jean, La sociolinguistique, Paris, PUF, Coll. Que sais-je ?, 2017.

Cunha, Celso, Língua portuguesa e realidade brasileira, Rio de Janeiro, Tempo brasileiro, 1970

Cunha, Celso, Cintra, Lindley, Nova gramática do português contemporâneo, Lisboa, Ed. João de sá da Costa, 1984.

Saussure, Ferdinand, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1931.

Notes

1 Voir les articles de M. Christophe Gonzalez Président de l’Association pour le Développement des Études Portugaises, Brésiliennes, d’Afrique et d’Asie lusophones (ADEPBA). Disponibles sur http://adepba.fr/activites.html (consulté le 12/08/ 2018). Retour au texte

2 Ferguson, Charles, « Diglossia », in Word, vol. 15, 1959. P. 325-340. Disponible sur: https://doi.org/10.1080/00437956.1959.11659702, (consulté le 22/08/2018) Retour au texte

3 Recensement de 2009. Disponible sur : (PDF). www.stat-guinebissau.com http://www.stat-guinebissau.com/publicacao/caracteristicas_socio_cultural.pdf, (consulté le 14/08/ 2018) Retour au texte

4 Recensement de 2016. Disponible sur : http://ine.cv/wp-content/uploads/2017/11/aecv-2016.pdf, (consulté le 15/08/ 2018) Retour au texte

5 Disponible sur : http://www.sorosoro.org/le-capverdien/, (consulté le 15/08/2018) Retour au texte

6 Recensement de 2017. Disponible sur : https://www.ine.st/, (consulté le 20/08/2018) Retour au texte

7 Recensement de mars 2018. Disponible sur: https://www.ine.st/index.php/publicacoes/documentos/file/199-5-populacao-seg-linguas-faladas-54 (consulté le 28/08/2018) Retour au texte

8 Idem, Ibidem Retour au texte

9 Recensement de 2014. Disponible sur : http://www.infoangola.com/attachments/article/4654/Publica%C3%A7%C3%A3o-Resultados-Definitivos-Censo-Geral-2014.pdf, (consulté le 15/08/2018) Retour au texte

10 Recensement de 2007 (les données du recensement de 2017 n’ont pas encore été publiées à ce jour). Disponible sur : http://197.249.4.187/imismoz/censos/censo2007/CensoHTML/00/quadros/00quadros.html (consulté le 15/08/2018) Retour au texte

11 Bourdieu, Pierre, Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982, p. 30. Retour au texte

12 Recensement de 2011. Disponible sur : https://www.dsec.gov.mo/getAttachment/7a3b17c2-22cc-4197-9bd5- ccc6eec388a2/E_CEN_PUB_2011_Y.aspx, (consulté le 18/08/2018) Retour au texte

13 Recensement de 2015. Disponible sur : http://www.statistics.gov.tl/category/publications/census-publications/2015-census-publications/, (consulté le 18/08/2018). Retour au texte

14 Estimation selon les taux des derniers recensements publiés. Retour au texte

15 Saussure, Ferdinand, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1931. Retour au texte

16 Op. Cit., p. 8. Retour au texte

17 Op. Cit., p. 14. Retour au texte

18 Calvet, Louis-Jean, Linguistique et colonialisme, Paris, Éditions Payot, 2002. Retour au texte

19 Calvet, Louis-Jean, La sociolinguistique, Paris, PUF, Coll. Que sais-je ?, 2017. Retour au texte

20 Conseil de l’Europe, Cadre européen commun de référence pour les langues, 2001. Disponible sur : https://rm.coe.int/16802fc3a8 (consulté le 22/08/2018) Retour au texte

21 Cunha, Celso, Língua portuguesa e realidade brasileira, Rio de Janeiro, Tempo brasileiro, 1970, p. 81-82. Retour au texte

22 Cunha Celso, Cintra, Lindley, Nova gramática do português contemporâneo, Lisboa, Ed. João de sá da Costa, 1984, p. 9. Retour au texte

23 Teyssier, Paul, História da língua portuguesa, São Paulo, Martins Fontes, 2004, p. 59. Retour au texte

24 Cunha Celso, Cintra, Lindley, op. cit., p. 3. Retour au texte

25 Teyssier, Paul, História da língua portuguesa, São Paulo, Martins Fontes 2004, p. 60. Retour au texte

26 Bagno, Marcos, A colonização pronominal. Disponible sur : https://brasiliarios.com/colunas/66-marcos-bagno/689-a-colonizacao-pronominal (consulté le 16/09/2018) Retour au texte

27 Calvet, Louis-Jean, Linguistique et colonialisme, Paris, Éditions Payot, 2002. p. 77. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Georgia Marin, « Plaidoyer pour la diversité linguistique », Reflexos [En ligne], 4 | 2019, mis en ligne le 03 mai 2022, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/reflexos/350

Auteur

Georgia Marin

Section de portugais, Université Toulouse - Jean Jaurès

PRCE

georgia.marin@univ-tlse2.fr

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