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Préambule : un ouvrage méconnu
Cet article vise à élucider les raisons de la publication d’un recueil de poèmes en tout point détonnant avec son époque, la Fronde. Comment un auteur inconnu, situé en dehors des réseaux littéraires et des académies, de surcroît défenseur d’idées traditionnelles, voire dépassées, a-t-il jugé opportun de mettre en lumière une œuvre plutôt éloignée des canons littéraires et culturels dominants de son temps ?
Le Parnasse divin de Clermont, recueil de poèmes divisé en six sections, a été écrit par un prêtre catholique et publié en 1653 à Toulouse1. Quoique n’ayant jamais fait l’objet d’une étude monographique, cet ouvrage a attiré l’attention de deux catégories de chercheurs. D’une part, les critiques intéressés par les rapports entre lettres et savoirs ont analysé de longs poèmes didactiques sur l’ordre du cosmos, qui portent la marque d’un savoir en tout point traditionnel fondé sur les analogies reliant le macrocosme et le microcosme2, incluant des disciplines occultes comme la physionomie ou la chiromancie3 ; d’autre part, les historiens de la « Muse théologienne » (Anne Mantero4) ou poésie religieuse y ont décelé un ensemble de poèmes religieux variés, des paraphrases de la Bible à des pièces lyriques, dont l’autorité est parfois consolidée par un appareil de notes complexe5. En somme, la poésie de Clermont revêtirait une forte dominante didactique, celle-ci se partageant entre les sujets scientifique et religieux.
Ajoutons que les conditions de publication du Parnasse divin – paru sans privilège pendant une période de peste6 critique pour Toulouse, sans doute avec un faible tirage – font que seuls de rares exemplaires subsistent dans les bibliothèques publiques ou des collections privées, et qu’ils constituent pour cette raison un gibier fort couru des bibliophiles7. Ce livre quasiment oublié8 n’a guère été mobilisé par les critiques qu’à titre d’exemple dans des démonstrations générales ; c’est pourquoi les circonstances de la publication de l’œuvre, sa signification générale, l’identité et les réseaux sociaux de l’auteur doivent faire l’objet d’une première recherche, seule capable de mettre à valeur son originalité, qui est réelle et digne d’attention, et que l’attention parcellaire qu’il a reçu jusqu’à ce jour n’a pas permis de mettre en avant.
Compte tenu des rares renseignements disponibles sur l’auteur en l’état actuel des connaissances, cette recherche doit prudemment se focaliser sur l’étude interne de l’œuvre, mais aussi sur la prise en compte d’un autre recueil poétique paru du même auteur, la même année, chez un autre éditeur toulousain : Le Thresor de la Prestrise9, une sorte de cours versifié sur les sacrements, resté, quant à lui, ignoré de la critique. Ainsi réenvisagé, Le Parnasse divin révèle un véritable opportunisme littéraire, au sens d’une conciliation entre les deux carrières qu’il entend mener de front, celle d’un prêtre postridentin irréprochable, voire apprécié de sa hiérarchie, et celle d’un auteur lisible par les mondains. En effet, les deux ouvrages publiés en 1653 à Toulouse par le prêtre Clermont s’inscrivent dans une défense et illustration versifiée des principes théologiques et moraux de la réforme catholique, à la différence du Parnasse divin, de propos plus général destiné aux mondains, et du Thresor de la prêtrise, plus technique, destiné aux prêtres. La publication simultanée de ces deux ouvrages suffirait à ouvrir à l’auteur la réputation d’un auteur sacré polyvalent, capable de s’adresser à tout public, et lui permettrait donc se positionner en client des mécènes propres aux réseaux dévots10. Toutefois, loin de tout opportunisme littéraire cette fois, l’auteur ne s’inscrit pas dans les modes de l’époque11 : à l’âge fécond qui voit dominer en littérature la polémique et la satire, des Provinciales (1656-1657) aux mazarinades, et les variations ludiques, du burlesque de Scarron aux jeux rimés des salons incluant le concettisme d’un Tristan ou la préciosité d’un Voiture, l’auteur prend résolument le parti de la lyre religieuse la moins polémique12 et d’une poésie éminemment sérieuse. En outre, du point de vue du contenu cette fois, même si la lyre religieuse et la poésie scientifique sont, sur tout le siècle, des genres bien représentés, l’auteur souscrit à des idées apparemment contraires à l’évolution religieuse et scientifique du XVIIe siècle : il revendique notamment l’apport de disciplines comme la physionomie et la chiromancie, ou encore, plus globalement, il reprend les analogies entre macrocosme et microcosme, l’image de la terre comme un grand animal… Autant d’idées qui se rattachent davantage à la fin du XVIe et au début du XVIIe s. qu’au mécanisme naissant, qui s’affirme déjà dans les années 1650 ; autant de lourdeurs qui auraient sans doute paru peu tolérables à un Voiture ou à un Benserade, pourfendeurs de la pédanterie et amateurs du bon ton.
En somme, bien que le geste de la publication indique une quête de reconnaissance, notamment du public parlementaire et du haut clergé locaux, l’auteur assume une position d’extériorité non seulement aux réseaux littéraires, mais aussi à la tendance générale de fond marquant l’évolution religieuse et intellectuelle de son époque ; il apparaît particulièrement traditionnaliste dans la forme comme dans le fond. C’est d’autant plus étonnant que Le Parnasse divin s’adresse, contrairement à son double Le Thresor de la Prestrise, à un public mondain et féminin13 qui est notoirement au XVIIe siècle le ferment de l’évolution des formes et des idées, par son goût pour les nouveautés philosophiques, le beau langage et la galanterie raffinée14. Si on entend par opportunisme littéraire le sens de la stratégie permettant de conquérir le public, celui-ci semble se nuancer d’une certaine dose d’inactualité dans le cas de Clermont. Quel opportunisme littéraire peut-il se cacher derrière un recours à la poésie en apparence aussi inactuel ? La stratégie de Clermont est en réalité triple, religieuse, mondaine et spirituelle. A priori, la poésie religieuse et les idées anciennes sont destinées à faire reconnaître son auteur dans le milieu dévot local, et le faire entrer dans la clientèle de la famille de Caulet. Mais à y regarder de près, l’œuvre révèle une autre stratégie de séduction à destination des mondains, dans la mesure où elle intègre la culture des cabinets de curiosité. Ainsi, entre réforme catholique et curiosité scientifique émerge un troisième opportunisme spirituel, qui trace un itinéraire initiatique allant de la vanité du monde à l’expérience mystique.
1. L’opportunisme religieux d’un clerc de la Réforme catholique
Clermont, à l’image d’autres prêtres toulousains de son temps comme Étienne Molinier (prédicateur, 1580-1650) ou Barthélemy Amilia (auteur de cantiques occitans, mort en 1673), exerce ses qualités littéraires en vue de bâtir un ethos de religieux éloquent et instruit. De fait, le choix qu’il opère des dédicataires de son recueil suggère sa volonté de se faire apprécier des soutiens cléricaux et laïcs de la réforme catholique au niveau local, notamment l’influente famille occitane des Caulet15.
1.1 Une muse théologienne entre apologétique et méditation
Les mécanismes de l’écriture poétique de Clermont sont fondamentalement ceux de la poésie religieuse française qui s’épanouit depuis le milieu du XVIe siècle, en se montrant capable à la fois de didactisme et de lyrisme. D’ailleurs, le titre de Parnasse divin semble résumer à lui seul la volonté de l’auteur de fournir variété de pièces diverses, mais toutes religieuses. La visée didactique s’exprime, en premier lieu, sous deux formes dans les vers : les réécritures du texte sacré d’une part, et l’insertion de théologèmes et de scientèmes de l’autre. À titre d’exemple, la quatrième section16 du Parnasse divin intitulée « Le Rosaire mystique » est une vaste variation en cent cinquante sonnets sur les quinze mystères du rosaire, de même qu’une paraphrase quelque peu infidèle des 150 psaumes de David et de divers passages des Évangiles relatifs à la vie du Christ et de la Vierge. « La Paraphrase de l’Evangile de Saint Jean », dernière section du Parnasse divin, reprend en l’amplifiant le prologue de ce récit sacré : chaque expression en est développée sous forme d’un sonnet. La paraphrase permet de faire connaître l’Écriture en la traduisant du latin, tout en l’investissant affectivement et en rendant sa formulation et son interprétation ramassées plus explicites.
Dans Le Parnasse divin, la visée didactique proprement dite concerne plusieurs domaines d’enseignement : non seulement l’auteur aborde des points de théologie comme les relations unissant les personnes de la Trinité, mais aussi des sujets reçus de la philosophie naturelle de l’Antiquité et de la Renaissance : la physique, l’hydrologie, les relations d’harmonie existant entre l’homme, le monde et Dieu... Un passage de la section « Le Grand Macrocosme » traitant de la nature et de la beauté du ciel, est typique de la veine didactique de Clermont :
Fig. 1. « Le Grand Microcosme », extrait, p. 21 (BnF-Gallica)
Des scientèmes issus du discours physique aristotélicien sur le ciel sont bien présents, quoique de manière allusive : il est précisé que celui-ci est lumineux en raison de la présence des astres, élevé relativement à la Terre dans une perspective géocentrique, transparent et mobile, car les différentes sphères solides théorisées par le Stagirite sont dotées d’un mouvement circulaire. Mais à ce discours scientifique, pour ainsi dire, viennent s’adjoindre des considérations esthétiques et religieuses, relevant d’une rhétorique de registre épidictique : le ciel, expression « d’un soin parachevé » et doté de « beauté », est la plus belle réalité du monde, ce qui atteste de la main d’un Dieu bienveillant. À ceci vient se greffer opportunément le jeu des analogies, tout aussi valorisantes que le lexique mélioratif, entre l’homme et le cosmos ; au ciel correspond dans l’être humain la tête, plus élevée et plus noble partie du corps. Enfin, comme le montrent les marges emplies de nombreuses références à deux traités d’Aristote (Physique, Du Ciel), la valeur intellectuelle du discours abordé est confirmée par des autorités aussi fréquemment citées qu’en petit nombre. À l’échelle du recueil, ce sont principalement des auteurs antiques dont Aristote, Pline et Galien, ou des autorités théologiques, des pères de l’Église, comme Grégoire de Nazianze et Augustin, aux théologiens, en particulier Thomas d’Aquin, dont l’autorité est sortie renforcée de la Réforme catholique. En somme, la connaissance scientifique est ici indissociable d’un usage apologétique des merveilles de nature, qui prouvent l’existence du Créateur.
On ne saurait toutefois réduire Le Parnasse divin à un didactisme versifié. La référence apollinienne rappelle, dès le titre, l’importance du lyrisme religieux destiné à s’y exprimer. Cette éloquence de l’intensité affective prend souvent la forme d’un dialogue à la première personne entre l’âme et Dieu ou la Vierge, chantant de manière vibrante l’amor dei. Plus précisément, dans la section intitulée « Le Rosaire mystique » s’exprime une poésie de la méditation qui d’abord réactualise le mystère par le récit et de la description, pour ensuite y impliquer émotionnellement le lecteur par des procédés affectifs. Par exemple, dans la sous-section « Voye Unitive » du « Rosaire », le sonnet XXIX qui décrit l’ascension du Christ, à dominante narrative et descriptive, est suivi de deux autres sonnets qui interrompent le déroulement du récit en méditant l’événement. L’un (XXX) prend la forme d’un colloque avec la Vierge, à coloration élégiaque et pathétique, déplorant le fils perdu ; l’autre (XXXI) est assimilable à une oraison jaculatoire, où l’âme fidèle prend soudain la parole pour regretter d’être en exil, loin de Dieu, dans l’ici-bas. Voici le premier quatrain de ce dernier sonnet :
O mon Divin amour avant que je vous quitte
Benissez mes travaux, mon ame, et mes desirs,
Que voulez-vous qu’icy je fasse et je medite
Accablé soubs le faix de tant de desplaisirs17.
Les apostrophes, les hyperboles, le vocabulaire affectif évoquent tous la dimension sublime du vécu religieux, voire l’élévation mystique de l’âme privée de sa patrie céleste, et voulant la rejoindre au point du morir de no morir thérésien.
1.2. Une tradition apologétique : recours à l’analogie et humanisme dévot
Traditionnelle par son didactisme, son écriture méditative et sa tonalité affective, la lyre religieuse de Clermont l’est tout autant par la vision du monde qu’elle développe, celle d’un cosmos géocentrique et clos parcouru d’analogies, déjà dépassée au moment où écrit l’auteur. Le recours à l’analogie s’exprime chez Clermont par des correspondances entre deux ou trois des plans physique, humain et divin, comme, par exemple, celle mentionnée plus haut : Dieu a dans l’univers la place que le ciel tient dans le monde, et la tête dans le corps humain. Ou encore : il existe une ressemblance entre les quatre qualités du monde selon Aristote (chaud, froid, sec, humide) et les quatre tempéraments qui cohabitent dans le corps humain selon la médecine humorale (sang, phlegme, colère, mélancolie)18. La logique analogique semble pourtant inversée par rapport à la tradition venue de l’Antiquité tardive et de la Renaissance : en effet, comme le dit explicitement Clermont en s’opposant aux anciens Grecs et Romains, c’est l’homme, créature portant particulièrement l’image de Dieu et vouée à l’immortalité, qui doit être appelé macrocosme ou grand univers, et le monde physique périssable qui constitue le microcosme, le petit monde. En réalité, loin d’être étrange, cette inversion renvoie à une conception chrétienne millénaire. Présente dès les homélies de Grégoire de Nazianze, citées à ce propos dans les marges du recueil19, elle est également reprise dans les ouvrages de la réforme catholique consacrées à la considération de la nature, de l’Échelle des choses créées du cardinal jésuite Robert Bellarmin20 à un recueil de sermons à succès comme Le Vray Accomplissement des désirs de l’homme du minime Pierre Blanchot. Ce dernier appelle en 1635 ses auditeurs parisiens à se contempler dans la nature, qui est le miroir d’excellence où l’humanité parvient à se voir21. En somme, chez Clermont comme chez ses devanciers, les merveilles du monde, loin d’alimenter une curiosité oiseuse, servent directement le propos religieux et lui sont subordonnées, selon l’idéal de la science pieuse propre à la réforme catholique.
De manière plus globale, l’ouvrage semble appartenir à la veine apologétique de l’humanisme dévot caractéristique du premier XVIIe siècle, cultivée notamment par des auteurs jésuites comme Étienne Binet, ou des capucins comme Yves de Paris22. D’abord, Clermont partage avec ce courant la volonté de remonter du visible vers l’invisible, en apportant les dépouilles de la gentilité et de son savoir dans le sanctuaire chrétien. Et de fait, il est tentant d’opposer la démarche de Clermont à celle des augustiniens comme Blaise Pascal, qui affirment à la même époque le peu de valeur, voire la contradiction des philosophies antiques. À rebours, en harmonie avec beaucoup de penseurs de la première moitié du XVIIe siècle comme Pierre de Bérulle23, selon une tradition intellectuelle remontant à l’humanisme italien renaissant des XVe et XVIe siècles, celui de Marsile Ficin d’Agostino Steuco, Clermont postule l’existence d’une telle philosophia perennis fondée sur un accord caché entre les penseurs les plus inspirés de l’Antiquité et la théologie chrétienne24 :
Figure 2. « Le Grand Macrocosme », extrait, p. 32 (BnF-Gallica)
Pour prouver le caractère divin du corps et de l’âme humains, ces vers appellent à un texte occulte du corpus hermeticum, l’Asclépios, à la philosophie de Platon et à celle d’Aristote, à la médecine de Galien et à un père grec, Grégoire de Nazianze. À supposer comme les auteurs renaissants que le corpus hermétique date d’une fabuleuse antiquité – son auteur supposé Hermès aurait été le contemporain de Moïse – le texte met donc en évidence que la révélation chrétienne fut préparée par des visionnaires inspirés depuis l’origine des temps, puis confirmée par les philosophes, les médecins et les théologiens. Au rebours du discours du progrès qui émerge avec le mécanisme naissant, Clermont se complaît dans une histoire mythique de la vérité, venue d’un lointain passé.
1.3. De la tradition à l’ethos sacerdotal : une stratégie à l’échelon local ?
Même si cette riche érudition ne laisse pas de surprendre le lecteur, le savoir et les méthodes intellectuelles mobilisés sont pourtant en retrait par rapport aux évolutions intellectuelles qui ont marqué les cinquante premières années du XVIIe siècle. Du point de vue des philologues, en 1653 il y a déjà plusieurs décennies qu’Isaac Casaubon a jugé de manière critique le corpus hermeticum en niant sa prétendue ancienneté, et mis ainsi en cause le mythe savant de la prisca theologia25. Du point de vue de la philosophie naturelle, le mécanisme est défendu par des penseurs innovants, dont René Descartes ou le minime toulousain Emmanuel Maignan, alors revenu de son poste à la Trinité des Monts pour enseigner publiquement une physique atomistique à Toulouse depuis 165226. Le mécanisme a restreint peu à peu les analogies universelles de la Renaissance que pratique encore l’auteur du Parnasse divin à celle qui rapproche le monde naturel et le corps humain de la machine : Maignan, s’inspirant de Descartes, compare le corps humain à un orgue pneumatique, dont les nerfs seraient les tuyaux27. Il est vrai que Clermont rapproche épisodiquement le corps humain d’une horloge dont les aiguilles révèlent les engrenages internes, de même que les traits du visage révèlent les passions de l’âme28 ; mais cette métaphore à la coloration mécaniste est une fleur isolée dans un massif aristotélicien, la théorie des quatre éléments étant reconduite au détriment de l’atomisme. Par ailleurs, contrairement à d’autres religieux toulousains de son temps comme Étienne Molinier, Clermont ne semble pas conscient du fait que beaucoup d’incroyants mettent en avant une interprétation matérialiste de la nature : les libertins érudits, les médecins comme Guy Patin ou encore Savinien Cyrano dont Les États et Empires parus à partir de 1657 révèlent le matérialisme enchanté. Enfin, sur un plan proprement religieux, Clermont, en raison de ses idées dépassées en science, n’a pas suivi les voies d’une apologétique au goût du jour, qui prendrait acte d’une certaine péremption de la preuve cosmologique, le cosmos clos ayant laissé place à l’univers infini où les signes du divin sont plus ambigus et moins évidents, comme Pascal le suggère dans Les Pensées.
Malgré ce manque d’actualisation intellectuelle, qu’il ne faut pourtant pas exagérer au regard des réticences que le milieu clérical oppose souvent aux nouveautés scientifiques, Clermont n’en construit pas moins un ethos utile : celui d’un prêtre obéissant et érudit, fidèle aux traditions intellectuelles d’un humanisme dévot issu de la Renaissance, une tradition intellectuelle qui a fait ses preuves jusque dans la première moitié du XVIIe siècle ; on peut même supposer que ce traditionalisme était de nature à rassurer sa hiérarchie ou le milieu parlementaire local. À ce sujet, faute de renseignements biographiques, l’ethos construit par l’auteur lui-même est porteur d’enseignements. Il se présente d’abord comme un prêtre « indigne », obéissant et modeste29 qui proteste de son orthodoxie catholique. Par exemple, quoiqu’abordant ce que nous appellerions des sciences occultes, il veille à relier sa conception des analogies à l’aristotélo-thomisme. Il refuse les variations ésotériques trop poussées au motif qu’elles seraient l’œuvre d’auteurs profanes dont la pensée serait contraire aux enseignements religieux30. En tant que prêtre obéissant, il se montre soucieux des problèmes qui préoccupent les évêques locaux, qui tentent alors, dans la lignée du Concile de Trente, d’améliorer la formation religieuse des prêtres et des laïcs catholiques, souvent très superficielle. À l’époque, par exemple, il n’existait pas encore de séminaires pour former les prêtres à l’échelon local, et les membres du haut clergé comme François de Caulet, évêque de Pamiers, devaient batailler pour trouver des prêtres compétents capables d’exercer dignement leur fonction, ou même pour ramener des chanoines négligents à la simple obéissance ; Caulet notamment organisait à destination du clergé de son diocèse des conférences, dont il diffusait le résumé sous forme de feuilles volantes31. Clermont fait directement allusion aux lacunes de la formation du clergé dans l’épître dédicatoire du Thresor de la prestrise, en s’adressant à l’évêque de Pamiers en ces termes:
[…] ainsi MONSEIGNEUR, tandis qu’ils [les prêtres lecteurs du livre] voudront peut estre rechercher leur divertissement dans la naïveté de ces vers innocens, j’espere par une douce surprise qu’il pourront succer dessus ses fleurs le riche miel que l’Eglise nous distribue dans les Sacremens, lequel coule incessamment du costé du Sauveur pour nostre advantage : et lors qu’ils verront vostre nom illustre sur ce Frontispice, sans doubte les moins fervens embrasseront cét Ouvrage aveques des soins extraordinaires, parce qu’ils seront assurez d’y voir dedans les mesmes enseignemens qu’ils pourroient attendre de vostre bouche32.
Clermont outre un peu ses compliments en passant sous silence les grandes oppositions rencontrées par Caulet dans son diocèse à l’occasion de ses tentatives de réforme33 ! Ainsi peut se comprendre le diptyque qui paraît en 1653 : Le Thresor de la Prestrise qui, sous sa forme plus scolastique de poèmes-leçons en alexandrins suivis sur le baptême, la communion ou encore l’extrême-onction, vise à former les prêtres à administrer les sacrements dans la lignée des conférences organisées par Caulet dans son diocèse de Pamiers34. En revanche, Le Parnasse divin, plus varié dans son inspiration et ses formes (sonnet, stances) s’adresse plutôt à l’instruction religieuse et scripturaire des mondains. Par ailleurs, il n’est pas impossible que Le Thresor, ouvrage assez impersonnel dont les autorisations et le privilège datent de juillet 1653, soit une œuvre de commande, et que ce soit la bonne estime gagnée par ce premier ouvrage dans les milieux dévots qui ait rendu possible la rapide publication ultérieure d’un texte moins directement religieux qu’est Le Parnasse, dont les autorisations ont été données en septembre 1653. Et même s’il n’y a pas eu commande, il est probable que Clermont ait préféré, pour des raisons stratégiques, se faire connaître par un texte purement technique et scolastique, avant de publier un recueil de poèmes plus littéraires35.
La stratégie de publication de Clermont se fonderait sur la volonté de s’inscrire dans le réseau de la société toulousaine de la réforme catholique. Antérieurement à la publication du Parnasse, comme il le dit lui-même, Clermont a été soucieux de diffuser certaines de ses œuvres dans la haute société toulousaine, notamment celle qui gravite autour du dédicataire principal, le parlementaire toulousain Jean-Georges de Caulet36. Il dédie une autre section du recueil au frère de Jean-Georges, Georges de Caulet, trésorier de France, et une autre encore à la fille de Georges, Catherine Caulet, baronne de Mirepoix, autre lectrice de haut rang. Dans Le Thresor de la Prestrise et dans le Parnasse, il est soucieux de se mettre sous la protection, en l’absence d’archevêque à Toulouse, dont le siège est laissé vacant par la mort de Charles de Montchal (1651), de deux évêques qui sont les fers de lance de la Réforme catholique dans la région, François-Étienne de Caulet, autre fils du trésorier Georges de Caulet et frère de la baronne de Mirepoix, et Philippe de Bertier, évêque de Montauban37. En dédiant le volet mondain de son œuvre, Le Parnasse divin, à des laïques de la famille de Caulet et le volet proprement destiné aux prêtres à l’évêque issu de la même lignée, il s’insère dans la clientèle d’une famille catholique de premier plan, composée de religieux et de parlementaires. Rien n’empêche de penser que Clermont escomptait une place prestigieuse de ses dédicataires, ou à défaut, leur soutien. Le prédicateur Étienne Molinier s’est par exemple vu offrir par Charles de Montchal la cure de Saubens, dont il déplorait d’ailleurs la position excentrée, tandis que Barthélemy Amilia, d’abord missionnaire, a été intégré par Caulet au rang des chanoines de Pamiers après s’être fait connaître lors de missions par des cantiques occitans recueillis ensuite par écrit, notamment dans le Tableu de la bido del parfet Crestia38.
2. Séduire les mondains : entre cabinets de curiosité et optique curieuse
Même si versifier un savoir traditionnel plaît à l’Église militante de son temps, cela n’est pas nécessairement suffisant à Clermont pour attirer l’attention de ceux des mondains qui ont pu s’éloigner de la foi, et qui viendraient à son œuvre davantage pour lire des vers et satisfaire leur curiosité que pour lire un texte explicitement religieux. Ce cas de figure est d’ailleurs évoqué par Clermont lui-même dans l’épître dédicatoire du Thresor de la Prestrise précédemment cité, en l’espèce de ceux qui « voudront peut estre rechercher leur divertissement dans la naïveté de ces vers innocens39. » Afin de trouver son public, il doit user d’un concept médiateur, d’un agent double qui unifie la composante religieuse de son œuvre et la culture mondaine contemporaine. Sa prédilection va aux merveilles de la nature. Tout en s’inscrivant au sein d’une apologétique traditionnelle, celles-ci passionnent également les amateurs qui accumulent les étrangetés dans leurs cabinets de curiosités et qui s’intéressent en particulier à une science en plein essor, l’optique, ainsi qu’à ses applications. Clermont élabore ainsi une véritable stratégie de séduction à destination des mondains.
2.1 Naturalia et artificiala : l’esprit des cabinets de curiosités
La notion de merveille permet de séduire un lectorat élargi, car elle renvoie à la culture des cabinets de curiosités. La page de titre de la section « Le Miroir ardent » relève d’une poétique de la liste qui rappelle les inventaires que les propriétaires des cabinets procurent de leurs propres collections40.
Figure 3. Liste des poèmes de la section « Le Miroir ardent » (BnF-Gallica)
Révélant l’architecture de cette section du recueil, la liste ci-dessus appelle bien des commentaires. Bien sûr, Clermont y perpétue la longue tradition médiévale et renaissante des bestiaires moralisés, appliquant les propriétés les plus étranges des animaux à l’amour que Dieu donne aux hommes. Par exemple, le phénix et le pélican sont, le premier par sa capacité à renaître, le second par son sacrifice au profit de ses petits, des figures très fréquentes du Christ dans cette tradition millénaire41. Pourtant, le nombre restreint des figures traitées par Clermont dans le recueil, bien moins nombreuses que les entrées d’un bestiaire classique, implique un choix entre ces symboles traditionnels ; et celui-ci a probablement été déterminé en fonction des goûts du public, les animaux ici nommés figurant de fait fréquemment dans la description des cabinets de curiosité. Nous tâcherons de le montrer par une comparaison rapide avec le catalogue du cabinet de curiosité d’un autre Languedocien, le castrais Pierre Borel42, paru en 1649, soit quatre ans avant la publication du Parnasse divin43. En premier lieu, « Le Miroir ardent » partage avec la description du cabinet ses grandes divisions : de même que Borel, Clermont distingue les quadrupèdes, les oiseaux, les poissons, les plantes et les choses artificielles44. Le détail de chacune de ces catégories montre que bien des noms d’animaux sont communs au polymathe castrais et au poète toulousain ; les fragments conservés dans le cabinet et les propriétés mises en avant dans les poèmes se font même souvent écho. Du côté des quadrupèdes, le musée de Borel comportait « une vraie corne de Licorne » ; Clermont consacre précisément à cet animal fabuleux un poème où cette corne joue le rôle d’un contre-poison, qui rend douce la coupe des déceptions de l’existence. On trouve chez Borel « un cœur de cerf », alors que le poème de Clermont évoque un cerf plein de désir pour l’eau, symbole du croyant avide de connaître Dieu45 ; or le cœur n’est-il pas symboliquement le siège des désirs46 ? Quant aux oiseaux, Borel possède également les griffes d’un aigle et le nid d’un alcyon, deux oiseaux cités par le poète. Parmi les hôtes de Neptune, on trouve chez le médecin castrais une tête de dauphin, une peau de Baleine, mais aussi une « remore » (un rémora) et une torpille naturalisées, quatre animaux marins également mentionnés par Clermont. Même les fleurs de Clermont, qu’on pourrait croire issues d’un jardin, font écho à celles que contiennent les cabinets : Borel renferme dans le sien, entre autres, une « rose de Jéricho ». Sans multiplier outre mesure les rapprochements, ces quelques convergences montrent à quel point les choix de Clermont, tout en s’enracinant dans une symbolique chrétienne millénaire, font écho aux curiosités scientifiques de ses contemporains47.
À la présence des naturalia, trésors issus de la nature, il faut ajouter, dans une dichotomie importante consacrée par les collectionneurs des XVIe et XVIIe siècles, celle des artificiala ou artéfacts nés de la main de l’homme, ou encore produits par son industrie : même si a priori le palais royal, les « vignes », les « armées » ou encore le « jardin » évoqués par Clermont sous l’intitulé des « choses rares » semblent étrangers aux cabinets de curiosités, il faut se souvenir que certains dispositifs techniques de l’époque permettaient de voir des foules et des paysages dans l’espace restreint d’une pièce close. D’abord, simple artifice optique consistant en un trou dans un mur, la camera oscura transposait des scènes animées se déroulant à l’extérieur dans un intérieur sombre, comme en témoignent Marin Mersenne ou Pierre Blanchot48. Selon un artifice plus complexe, il suffisait de placer des maquettes représentant une ville ou un jardin, ou bien une armée de soldats miniatures, dans une armoire dont les parois internes étaient tapissées de petits miroirs pour les multiplier dans plusieurs directions ; Athanase Kircher notamment, dans son Ars magna lucis et umbræ fournit à la fois une illustration et des explication relatifs à une armoire catoptrique dotée de telles propriétés : le theatrum polydicticum, « théâtre polymontre » 49. Outre ces dispositifs catoptriques, il existe encore dans les cabinets d’autres merveilles comme les pierres figurées. Ces fragments d’agate, de marbre ou d’autres pierres encore induisent par leurs reliefs ou leurs motifs naturels un effet de paréidolie50 faisant apparaître des images ; cet effet est parfois relevé artificiellement par le moyen de quelques habiles retouches de peinture. De telles pierres figurent ainsi des villes antiques, des figures humaines, des scènes des épopées de l’antiquité ou de l’Écriture – à l’instar de notre auteur qui évoque le « lit de Salomon » entouré de soixante soldats du Cantique des Cantiques51. En réduisant à la forme brève du sonnet la description de foules ou de vastes lieux, Clermont opère tel un miniaturiste enthousiaste, à l’instar des collectionneurs qui accumulent de tels objets et dispositifs52. L’adjectif « rare » appliqué aux naturalia et artificialia par Borel comme par Clermont pourrait fournir le dénominateur commun des sujets abordés : l’étrangeté. C’est précisément parce qu’un objet est mystérieux et étrange qu’il est signe du divin.
2.2. Lumière, optique, perspective : des références à une certaine actualité scientifique
Les cabinets de curiosité ne relèvent pas de la science la plus innovante, mais d’un compromis avec une curiosité mondaine que l’on peut parfois juger entachée de quelque crédulité. N’y aurait-il pas un domaine où Clermont, dépassant une telle approche, puisse témoigner d’un intérêt plus sérieux encore pour les développements scientifiques du XVIIe siècle, partagé par les happy few de son temps ? Le domaine des réalités appartenant à la vision, qu’il s’agisse des sciences de l’optique et de la catoptrique, ou de la technique perspective pourrait correspondre à une telle définition. Clermont récupère des concepts ou des dispositifs liés à la vision en un sens religieux comme beaucoup de sermonnaires et poètes de son temps, que ce soit dans les rangs catholiques ou réformés. En premier lieu, la partie du Parnasse divin consacrée à la curiosité scientifique s’appelle, de manière significative, « Le Miroir ardent ». Il s’agit de miroirs de différentes formes, hémisphériques ou paraboliques, qui sont capables, en concentrant la lumière solaire, de mettre le feu à différentes matières. Bien sûr, le miroir ardent symbolise de manière topique chez les catholiques l’amour de Dieu, assimilé au feu, qui naît de la connaissance, représentée par la lumière, selon un symbolisme dérivé des auteurs rhéno-flamands comme Harphius, bien établi ensuite dès les années 1600-1610 par les auteurs jésuites53, et encore repris dans les années 1660 par le récollet Zacharie de Vitré en tête d’un de ses recueils54. Par ailleurs, il n’est pas anodin que les miroirs ardents soient considérés comme des pièces de valeur dans les cabinets de curiosité bourgeois et princiers : Pierre Borel avait un miroir capable de liquéfier le plomb55 ; Louis XIV en acheta un en 1669 à l’ingénieur François Villette, doté de propriétés semblables et mesurant un mètre de diamètre. De leur côté, des scientifiques comme Jules-César Magini, Athanase Kircher ou les mathématiciens du cercle de Mersenne tentaient de comprendre en détail leurs propriétés physico-mathématiques56. Les lecteurs aristocratiques ou bourgeois de Clermont partageaient sans doute à distance cette fièvre spéculaire et spéculative, et le poète a sans doute voulu y faire quelque référence.
Par-delà cet exemple isolé mais important, il existe plus généralement dans l’ensemble du recueil des références à la noblesse de la vision. À l’image de nombre de ses contemporains, qu’ils soient peintres ou scientifiques, Clermont est le témoin d’une nouvelle compréhension du processus de la vue, qui insiste sur la part que l’intelligence joue dans la perception sensorielle. En ce sens, Clermont oppose la vue perçante de l’aigle à la vision humaine.
L’Aigle qui voit si loin de sa subtile veuë :
Ne void que les couleurs,
Mais celle de l’homme est si richement porveuë
Qu’il en trie les fleurs.
Distingue avec plaisir toutes les differences
Et les raporte après,
Pour en faire à part soy des belles conferences,
Dans ses thresors cachés57.
Clermont présente ici la vision comme le sens intellectuel par excellence, où la perception est suivie de près par un jugement de la raison, selon un processus qui dépasse à la simple vue de l’animal, quelle que soit son acuité. Il pose ainsi une différence proche de celle qui existe entre aspetto (simple vision) et prospetto (regard capable de juger et de comprendre) et qui a été acclimatée en français à partir des écrits de Daniele Barbaro par Nicolas Poussin58. En terre toulousaine, le traducteur de Lomazzo, Hilaire Pader, peintre et poète, défend de manière semblable une conception intellectualiste de la vision et de la peinture59. De la compréhension du processus de la vision, on passe aisément à la technique perspective qui trompe l’œil, autre aspect de la rationalisation de la vue repris par Clermont. L’acte poétique se rattache chez lui à la perspective, à travers l’usage récurrent du terme « racourcy60 ». Ce terme suggère que la Création serait vue dans le corps humain en abrégé, de la même manière que la perspective représente un objet vu de manière oblique comme diminué et plus court61, à l’image par exemple du Christ mort de Mantegna. En effet, le Dieu de Clermont est décrit à plusieurs reprises comme un Deus pictor qui représente triplement l’homme dans le cosmos, le cosmos dans l’homme et lui-même dans le microcosme comme dans le macrocosme62. La cohérence de ce métaphorisme du Dieu peintre évoque l’interprétation que divers auteurs catholiques comme le jésuite Joseph Filère, l’oratorien Charles Hersent et même le célèbre Bossuet procurent du phénomène des anamorphoses, ces dessins à double lecture. Tous trois décrivent par leur éloquence d’étranges images doubles qui, vues de deux points de vue différents, figurent le désordre de la création d’une part, et de l’autre les réalités divines63. Le « racourcy » de Clermont occupe la même fonction symbolique, exprimant que l’homme, envisagé d’un certain point de vue intellectuel, puisse posséder en lui l’image de la nature comme celle de Dieu. Pour ces prédicateurs comme pour Clermont, interpréter ces jeux de perspective en un sens religieux est finalement un moyen de récupérer l’émergence du sujet et la rationalisation de la vision dont témoigne cette science, afin de redonner du lustre à des images traditionnelles du divin.
2.3. Entre l’ancien et le nouveau : éclectisme scientifique et tentation encyclopédique
Ces références scientifiques et techniques permettent de nuancer le prétendu archaïsme de Clermont. Sa culture apparaît plutôt comme un mélange inextricable au sein duquel des idées anciennes en côtoient d’autres plus récentes en un ensemble qui, a posteriori, peut sembler déroutant. Mais en réalité, rien n’empêchait des auteurs religieux ayant reçu une formation scolastique de s’intéresser à des nouveautés scientifiques variées en cette époque de transition, voire d’ébullition intellectuelle. Entre humanisme dévot et augustinisme, un encyclopédiste comme le savant carme Léon de Saint-Jean et un polymathe jésuite comme Athanase Kircher, sont ouverts tout autant à des sciences pour nous occultes, qu’à des éléments plus scientifiques à nos yeux comme l’optique. Par exemple, de même que Clermont dans Le Parnasse divin, Léon de Saint-Jean mentionne dans son projet d’encyclopédie64, parmi les disciplines scientifiques sérieuses, la physionomie et la chiromancie, au même titre que l’optique et la technique perspective par exemple. Kircher tente de justifier fort rationnellement la vieille idée fausse d’un miroir capable de faire apparaître des images extra-spéculaires en l’air65. Ces quelques exemples suffisent à montrer qu’il est bien difficile de juger, de ce qui est rationnel et de ce qui ne l’est pas dans une époque bien éloignée de la nôtre. En somme, l’œuvre de Clermont ne relève pas tant du seul conservatisme que d’une forme d’exhaustivité et de syncrétisme philosophique qui n’exclut aucune forme de savoir.
De fait, le milieu du XVIIe siècle est une époque de ferveur intellectuelle, où le mécanisme gagne du terrain, mais où la scolastique résiste et parfois s’adapte, tandis que des courants alternatifs au cartésianisme comme à l’aristotélo-thomisme se manifestent, notamment sur les questions épineuses et disputées que constituent la nature de la lumière, ou encore la compréhension de l’hydrologie de notre globe, à laquelle Clermont consacre un passage du « Grand Microcosme ». À l’époque, pour expliquer le cycle de l’eau, et en particulier sa capacité à surgir en des lieux élevés, des thèses variées s’affrontaient. On avait alors peine à croire que l’infiltration de l’eau de pluie suffisait à alimenter les sources des montagnes, d’où diverses théories ; l’influent Thomas d’Aquin expliquait la remontée des eaux dans les hauteurs par l’attraction des astres et l’évaporation, Descartes par une communication souterraine des mers et des eaux douces à travers des canaux66. Chez Clermont, un passage du « Grand Microcosme » développe une comparaison entre le corps humain dans l’optique galénique, avec ses canaux remplis d’esprits vitaux, et l’hydrographie de notre globe. Le cerveau qui répartit les esprits dans le corps est le ciel qui fournit la pluie. La Méditerranée qui occupe une place centrale dans l’équilibre aquatique des eaux du monde – selon une vision fort européo-centrée – est comparée au cœur qui renvoie les esprits, et la Mer Rouge au gras limon, au foie qui a pour fonction de nourrir l’organisme. Tout en se rattachant au thomisme, Clermont ne semble pas ignorer les théories contemporaines de Descartes, qui suppose une communication des mers et des rivières à travers des canaux sous les continents. Mais il rajoute pour sa part une touche personnelle à travers un certain vitalisme qui fait de la planète Terre un animal vivant, doté d’une tête, de vaisseaux et d’esprits : la circulation de l’eau dans le globe semble même émuler la circulation sanguine du corps humain découverte par Harvey. Une telle personnification de la Terre n’est pas sans rappeler les États et Empires cyraniens, où les planètes, dont le Soleil, sont également représentées comme de grands animaux ; dans le cas de notre étoile, les atomes de feu lumineux sont ses esprits vitaux67. Malgré tout ce qui le sépare de Cyrano, Clermont partagerait donc avec lui une forme de naturalisme commun teintée de merveilleux, athée dans un cas, religieuse dans l’autre68.
3. L’opportunisme spirituel : un socratisme chrétien teinté de mystique ?
En somme, les poésies de Clermont révèlent la quête d’une sorte de juste milieu : la volonté marquée de s’adresser aux mondains sur le terrain de leurs dilections se concilie avec le caractère orthodoxe du propos religieux. L’opportunisme consiste donc aussi à proposer une forme de spiritualité qu’il juge adaptée à ses lecteurs. Le sujet humain est appelé à se convertir, puis à rentrer en lui-même pour se connaître, l’expérience de l’amour divin étant la récompense finale. Ces trois étapes sont reliées par Clermont à la traditionnelle distinction des voies purgative (la pénitence), illuminative (la connaissance) et unitive (l’expérience de l’amour divin).
3.1. « Je » poétique, conversion et la fuite des vanités : la « voye purgative »
Un des points les plus intéressants dans Le Parnasse divin, tant du point de vue énonciatif que littéraire, est l’usage du « je ». Même s’il s’agit souvent du « je » extasié du lyrisme religieux, il prend en plusieurs occurrences une forme plus énigmatique, qui semble tout autant autobiographique qu’exemplaire. Son usage entaché d’affectivité suggère un mouvement de la vanité la vérité, notamment dans la première partie du « Rosaire mystique » intitulée « voie purgative ». Une première occurrence du « je » dans le sonnet V semble en rapport direct avec le discours de la retraite.
Beau séjour de Bussy dans ton parc solitaire
Le Ciel commençà là de me toucher le cœur,
C’est là que je conçeus cette secrète horreur
Pour cette grande Cour où regnoit ma misere ;
C’est là qu’estant tout seul je compris le mystere
De tous mes grands pechés non sans grande douleur :
Là le Ciel me fit voir le visible mal-heur
Dont il me retira par sa main débonnaire.
C’est dedans ce silence ô Dieu ! que je compris
Qu’il faloit tout quitter avec un grand mespris :
Ô combien dois-je aimer la saincte solitude !
Qui me fit voir l’horreur d’un chemin esgaré,
Combien dois-je cherir ce mouvement Sacré,
Puis qu’il m’osta l’Enfer de mon inquietude69.
Ce sonnet présente tous les signes d’un « pacte autobiographique70 » avant même sa définition par Jean-Jacques Rousseau : énonciation à la première personne, attestation d’un toponyme indéterminé – « Bussy » – qui contribue à l’effet de réel, et enfin évocation de la rupture avec un passé courtisan qui semble attester d’une chronologie intime, des « mémoires d’une âme » comme l’écrirait Hugo. M. de Clermont aurait-il été ce courtisan converti ? On ne saurait l’exclure tout à fait, mais sans certitude. En effet, ce passage relève du discours topique de la retraite fondé sur l’opposition binaire entre le monde et la solitude, Dieu et l’Enfer. Plutôt qu’une expérience biographique à ce jour hypothétique en l’état de notre connaissance de la vie de l’auteur, il est possible d’y déceler, dans un sens plus pragmatique, un mouvement de conversion que Clermont voudrait initier chez ses lecteurs mondains. Le « je » aurait ainsi une valeur programmatique tournée vers l’avenir, tout autant que mémorielle et tournée vers le passé.
Il est une autre occasion en 1653 où le discours de Clermont prend une couleur autobiographique en vue d’inciter à la conversion : les quatre poèmes de la peste qui concluent Le Thresor de la Prestrise. Cette fois, l’évocation d’un présent proche prend la forme d’une parodie pieuse d’un sonnet célèbre de Théophile de Viau.
Clermont, « Sur la calamité de la Ville de Tolose » (sonnet I) Le Thresor de la Prestrise (1653), p. 123. Sacré sejour des saincts delices de Themis L’Helicon ravissant autresfois des nœufs muses Les Courbeaux maintenant sont tes meilleurs amis Et les charognes sont tes beautez plus fameuses. Tu roules tes enfans comme tes ennemis Tes places tes maisons sont telement hideuses Que l’horreur de la mort y semble avoir soumis Tout ce qui peut marcher dans tes rües affreuses. Tu n’as plus rien dans ton sein que des vastes tombeaux Veritables témoins de la grandeur des fleaux Que le Ciel irrité descoche et fait paraistre Dans l’enclos des terreurs71 ou l’on les void courir Tolose pour un coup que tu m’avois fait naistre Helas combien de fois me fairas tu mourir. |
Théophile de Viau, « Sacrez murs du Soleil », Œuvres complètes, 2nde partie [1623], éd. de Guido Saba, Paris/Rome, Nizet/Atheneo et Bizarri, 1978. Sacrez murs du soleil où j’adoray Philis, Doux séjour où mon ame estoit jadis charmee, Qui n’est plus aujourd’huy soubs nos toicts desmolis Que le sanglant butin d’une orgueilleuse armée ; Ornemens de l’autel, qui n’estes que fumee, Grand Temple ruiné, mysteres abolis, Effroyables objects d’une ville allumee, Palais, hommes, chevaux, ensemble ensevelis ; Fossez larges et creux tous combles de murailles, Spectacles de frayeur, de cris, de funerailles, Fleuve par où le sang ne cesse de courir ; Charniers où les Corbeaux et Loups vont tous repaistre, Clerac pour une fois que vous m’avez faict naistre, Hélas ! combien de fois me faites-vous mourir. |
Le texte autobiographique et poignant de Théophile, qui déplorait la dévastation de sa Clairac natale, place forte huguenote, par l’armée royale (1622), aurait ainsi servi trente et un ans plus tard de modèle à Clermont pour évoquer la peste qui ravagea Toulouse en 165372. Même si le tableau de Clermont est moins précis que celui de son talentueux modèle, le suiveur marque son originalité par l’omniprésence des détails macabres : la mort allégorisée et les cadavres accumulés ne sont plus tant les signes de la disparition de la « forme d’une ville73 » dépeinte par Théophile que ceux de la fragilité de la vie humaine, de sa vanité dont le thème se trouve développé dans les trois sonnets suivants. Ceux-ci quittent d’ailleurs le lyrisme au profit d’un ton plus parénétique, incitant à prendre conscience que le fléau est l’expression de la colère divine, et qu’il faut se repentir des péchés qui l’ont causée. Aussi, dans la logique des contrafacta spirituels74, la poignante élégie de Théophile est-elle investie de valeurs sans doute opposées à celle du prince des libertins, la peste figurant plutôt pour Clermont un kairos destiné à appeler opportunément les mondains à changer de vie. Il existe un véritable écho entre ces quatre poèmes écrits en temps de peste et ceux qui figurent dans la « voie purgative » de la section « Le Rosaire mystique » : il s’agit dans les deux cas de s’arracher à la vanité d’un monde instable pour faire pénitence, première étape de la vie spirituelle pour Clermont.
3.2. Un socratisme chrétien infléchi en un sens optimiste : la « voye illuminative »
Une fois passées les étapes successives de la « voye purgative » que sont la prise de conscience de la vanité du monde, la conversion et de la pénitence, quelle spiritualité Clermont envisage-t-il ensuite pour les mondains ? « Le Rosaire mystique » évoque la voie illuminative, celle de la connaissance. S’il s’agit également de celle des mystères de la vie du Christ évoqués dans « Le Rosaire mystique », Le Parnasse divin dans son ensemble porte l’empreinte décisive du socratisme chrétien contemporain. Ce courant influent de la littérature religieuse postule que tout savoir acquis doit avant tout servir à la connaissance de soi, indispensable au progrès spirituel. Si « Saint Socrate » était déjà loué en ce sens par Érasme75, c’est sans doute, en France, le courant de dévotion civile issu de François de Sales et son ami Jean-Pierre Camus qui a le mieux exprimé l’idéal d’une spiritualité pour laïcs fondée sur la connaissance de soi. Camus écrit dans la préface de son recueil de nouvelles La Tour des miroirs un texte à bien des égards programmatique pour l’écriture religieuse à partir des années 1630 en France :
Je ne blasme pas ceux qui occupent leurs esprits autour des speculations sublimes et relevees, mais je loüe ceux qui semblables à l’Aigle peuvent mettre leur veuë dans la rouë du Soleil, et en mesme temps remarquer les moindres choses qui sont sur la terre. Je veux dire qui apres la contemplation des mysteres divins ou des secrets de la nature, ne negligent point la consideration des actions humaines. S’il est vray que toutes les creatures qui sont en l’Univers sont autant de miroirs où paroissent la puissance et la Sagesse du Createur, son Image paroist encor plus clairement en la franchise de la volonté, principe des bonnes ou mauvaises actions, et c’est la glace où je prens plaisir de le regarder76.
Camus, appelant ses lecteurs à refuser une spiritualité purement éthérée, les provoque à l’aventure de la connaissance de soi ; en somme, il leur enjoint de devenir des moralistes chrétiens. Clermont, de même que Camus, fait de multiples références à la figure de Socrate. Il rappelle que ce philosophe moral sut, par sa pratique assidue des vertus, infirmer un diagnostic physiognomonique qui le condamnait à être vicieux : c’est le signe que la connaissance de soi permet de conjurer une prédisposition au mal77. Autre référence plus décisive encore, Clermont met en tête même de son recueil Le Parnasse divin une référence explicite à l’importance du γνῶθι σεαυτόν, dès l’épître dédicatoire à Jean-Georges de Caulet :
Autrefois les anciens ont creu que ces beaux mots (connois toy toy-mesme) estoient venus du Ciel pour nous apprendre à nous humilier, en reconnoissant l’impuissance de nostre foiblesse : mais aujourd’huy j’ose vous presenter ces mesmes paroles, non pas pour vous faire avoir des sentimens de mespris et d’humilité pour vous-mesme, ouy bien pour vous faire naistre des pensées véritables de grandeur et d’estime de votre personne […]78
Clermont rappelle avec justesse la signification traditionnelle de l’inscription qui attira l’attention de Socrate à Delphes, fondée sur l’opposition entre l’immortalité et la perfection divines d’une part, la fragilité et la mortalité humaines de l’autre ; mais, à travers l’exemple de son brillant dédicataire, il n’hésite pas à nuancer ce que cette prise de conscience peut avoir d’angoissant. Mieux, dans une logique optimiste proche de l’humanisme dévot, Clermont suggère que les perfections humaines sont une préfiguration des divines. Cette connaissance de soi-même comme œuvre divine est développé de diverses manières dans le recueil, qui insistent toutes sur l’excellence de l’homme, sommet et résumé de la création entière. Évoquons par exemple le thème, probablement dérivé du De Trinitate de Saint Augustin, d’une tripartition des facultés humaines reflétant les trois personnes de la Trinité : par exemple, dans « La Chiromance », l’index représente l’entendement, le pouce la volonté, et les autres doigts la mémoire79. Plus globalement, l’excellence humaine s’exprime à travers les métaphores du miroir et du portrait, qui expriment le fait que toute chose est rapportée à l’être humain, tout lui renvoie sa propre image en termes positifs80.
3.3. Galanterie, amour divin et discours mystique : la « voie unitive »
Le socratisme chrétien, deuxième étape de la vie spirituelle selon Clermont, n’est que le prélude d’une troisième étape finale. De même que chez François de Sales et Jean-Pierre Camus la connaissance moraliste du cœur humain ouvrait aux mystères de la théologie mystique81, celle-ci se trouve également au couronnement du Parnasse divin, où la connaissance que l’homme prend de sa propre grandeur aboutit à l’amour du Créateur qui a été si bon envers lui ; plusieurs textes du recueil relèveraient pour cette raison du discours mystique. Le terme « mystique » est employé une fois par Clermont dans le titre de la section « Le Rosaire mystique ». Toutefois, comme le montre la glose qui suit dans une épître dédicatoire, « les secrets mistérieux de ce Rosaire mystique82 », l’adjectif « mystique » semble revêtir dans le titre son sens plus ancien de « mystérieux », « caché », ou « en rapport avec les mystères chrétiens », ceux du Rosaire en l’occurrence. Ceci dit, à l’intérieur même de cette partie du recueil et des autres, des indices bien plus probants d’influence du discours mystique sont présents. L’amour reliant Dieu et ses créatures est un thème majeur, comme en témoigne la 35e « élévation » de la troisième partie du « Rosaire mystique » :
Amour vous tardez bien maintenant de venir
Ne reculez vous point pour blesser davantage ?
Qu’est-ce vous croyez qu’on puisse devenir
Esloignez des attraits de votre beau visage83?
Un tel texte, qui opère un parallèle de tous les instants entre l’amour sacré et profane, tous deux fertiles en jeux de séduction et d’approche, en plaisirs et en épreuves, est bien proche de certaines formulations des Cantiques spirituels de l’Amour divin (1655) de Jean-Joseph Surin84. Plus généralement peut être qualifiée de mystique la transposition aux objets divins des thématiques de la poésie amoureuse profane, inspirée par le Cantiques des cantiques. Le thème de la belle matineuse, illustré quelques années plus tôt par Voiture, est appliqué par Clermont à la Vierge Marie, devant qui les astres « s’esclipsent de respect et deviennent fuyards85 ». « Le Miroir ardent » consacre un sonnet au lit de Salomon décrit dans le Cantique des Cantiques. Ce texte fournit un condensé de la mystique nuptiale chrétienne qui compare l’union de l’âme et de Dieu à celle de deux amants : dans la proximité du Dieu époux représenté par Salomon étendu dans sa couche, l’âme épouse assimilée à la Sulamite goûte l’ivresse et le sommeil qui désignent métaphoriquement, dans la langue mystique imagée, le plus haut degré de son extase86.
À cette éloquence amoureuse et sensuelle s’ajoutent d’autres indices du discours mystique : outre la mention des trois voies purgative, illuminative et unitive, autre héritage des traités de vie intérieure, la devise « Vive Jésus » inventé par le théoricien de l’amour de Dieu, François de Sales, pour les religieuses de la Visitation est reprise en ouverture de la plupart des sections du recueil par Clermont. Aucun de ces éléments pris isolément n’est vraiment décisif pour parler de mystique, mais l’ensemble dessine un itinéraire de vie intérieure cohérent, dominé par la soif de l’union avec l’absolu. La particularité de la mystique de Clermont, relativement à celles de Surin ou de Jean de Labadie, qui déjà mobilisent l’univers infini dépourvu de centre pour suggérer l’infinité divine87, serait de s’appuyer sur une vision du monde encore proche des humanistes chrétiens renaissants comme Ficin, porteuse d’une optique où il n’y a pas de coupure franche entre le matériel et le spirituel. La contemplation d’une nature harmonieuse est un prélude à l’élan mystique, comme le montre une certaine place résiduelle de la métaphysique de la lumière dans le Parnasse divin. La lumière est en effet une image fréquente de Dieu dans le discours mystique. « La Paraphrase de l’Evangile de Saint Jean » évoque ainsi le Verbe « esclat de la belle lumiere » ou « esclat illuminant88 », tandis qu’ailleurs dans le recueil figurent des références fugaces au rayon de la beauté céleste, motif certainement emprunté au Pseudo-Denis l’Aréopagite : « la beauté qui l’esclaire89 ». En somme, pas d’espaces infinis ou de silence éternel chez Clermont : le vertige du vide est absent d’un univers du plein, où l’expérience mystique de l’union avec Dieu se greffe harmonieusement sur la contemplation d’une nature merveilleuse et admirable, sans aucune solution de continuité.
3.4. Dernier regard sur la globalité d’une œuvre
Aussi, forte d’une réactualisation poétique de la tripartition des trois voies purgative, illuminative et unitive, l’œuvre de Clermont, à défaut d’une poésie parfaite, donne l’image d’un œuvre achevée dans sa clôture. La cohérence des divisions qui ponctuent le recueil apparaît clairement dans ce tableau récapitulatif, qui révèle la logique immanente de son ordonnancement :
Connaissance socratique de soi par la voie des créatures
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Dominante didactique « Le Grand Microcosme » « La Physionomie » et « La Chiromance » : le corps humain, résumé du cosmos. |
Connaissance des mystères divins et de l’amour divin
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Dominante affective et mystique « Le Rosaire mystique » : les mystères du rosaire (vie de la Vierge) comme résumé des mystères chrétiens « Le Miroir ardent » : naturalia et artificialia comme images de l’amour que Dieu porte à l’humanité. « La Paraphrase de l’Evangile de Saint-Jean » : Dieu le Père et le Verbe (théologie de la lumière). |
Le recueil se répartit schématiquement en deux parties, dont la première concernerait la connaissance de l’homme comme partie sublime de la Création, et la seconde la connaissance amoureuse des mystères divins. Ainsi le socratisme chrétien fondé sur les analogies entre l’humanité et l’univers ne serait que le marchepied pour s’élever à une connaissance de l’invisible. En outre, à l’intérieur de chaque volet de ce diptyque, chaque recueil successif marque une progression : du « Grand Microcosme » à « La Physionomie » et à « La Chiromance », la connaissance du monde comme miroir de l’homme laisse place à celle de l’homme comme résumé de la création ; du « Rosaire mystique » au « Miroir ardent » le thème de l’amour que Dieu porte à ses créatures est introduit à travers des épisodes de la vie du Christ et de la Vierge, puis développé de manière systématique par analogie avec le bestiaire et les curiosités d’un cabinet. Enfin, « La Paraphrase de l’Evangile de Saint-Jean », ou plutôt de son prologue, mène le lecteur vers les secrets les plus cachés de la Trinité, dans la lumière du Verbe divin. À mesure que la poésie de science didactique laisse place à la poésie lyrique à résonance mystique, la connaissance du divin est de plus en plus affective et directe. En somme, la poésie équivaut alors à une mystagogie graduelle, à un dévoilement progressif du mystère de l’Être saisi dans une croissante grande intimité.
Conclusion. De l’unité d’une stratégie auctoriale
Le Parnasse sacré de Clermont est le vestige de la tentative d’un poète chrétien de devenir célèbre et estimé de sa hiérarchie en séduisant aussi, par-delà le cercle des dévots, un lectorat mondain. Dans ce but, l’auteur tente de prendre l’honnête homme ou l’honnête femme de son temps au jeu de la curiosité, car, en définitive, l’opportunisme littéraire qui se dessine dans Le Parnasse divin est fondé sur le caractère polyvalent de la notion des merveilles de la nature, véritable clé de voûte du recueil. Celle-ci est à la fois opérante dans la rhétorique épidictique, dans un discours apologétique peu rénové relevant de l’humanisme dévot, mais aussi dans la curiosité scientifique des mondains, et dans une écriture de la méditation marquée par un certain socratisme chrétien, où l’excellence de l’humanité est un miroir qui renvoie celle-ci à une destinée spirituelle de réintégration au sein de Dieu. En apparence, l’opportunisme de Clermont est simplement religieux, voire carriériste. Il entend sans doute se faire remarquer de la famille de Caulet afin d’entrer dans sa clientèle ; il s’agit peut-être de relancer sa réputation d’écrivain après l’épidémie de peste qui paralysa Toulouse jusqu’en 1653, ce qui explique la rapidité de la publication de deux ouvrages en une seule année. Toutefois, même si la publication est intéressée, il serait extrêmement réducteur de voir dans un recueil si abouti, probablement rédigé sur plusieurs années, une simple œuvre de circonstance. La véritable stratégie de Clermont est celle d’un écrivain directeur de conscience, qui propose à ses lecteurs un itinéraire initiatique allant de la simple contemplation du monde visible à un retour sur soi, allant même jusqu’à une initiation progressive aux mystères de la vie intérieure chrétienne.
Par une série de dépouillements successifs, d’abord du monde, puis de toutes les créatures, le lecteur mondain est ainsi conduit insensiblement vers les vérités les plus cachées et paradoxales du christianisme : c’est une nouvelle échelle de Jacob qui est ainsi dressée, la poésie reliant la Terre et le Ciel. Si Le Parnasse divin est à bien des égards imparfait quant à son écriture ou à l’actualisation de son savoir, son architecture au contraire se justifie parfaitement dans le cadre d’une écriture de la méditation et de l’intériorité. Le véritable opportunisme y est donc de nature spirituelle : il s’agit de saisir les mondains dans leurs préoccupations quotidiennes pour tenter de leur faire désirer l’invisible et l’inaccessible. Par cette cohérence suprême, même si Clermont est un écrivain mineur dont l’œuvre a reçu peu d’écho, il reste un véritable poète spirituel injustement méconnu, à resituer dans la chronologie du lyrisme mystique français, entre un Claude Hopil dont il partage l’univers clos et lumineux, et un Jean-Joseph Surin dont il annonce les cantiques embrasés.
Annexe : en quête d’un auteur sans prénom
Fig. 4. Page de titre de l’exemplaire de la BnF (Gallica). Noter la mention manuscrite « du convent de Nazareth »