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La (re)découverte de la Divine Comédie par les lettrés français actifs au XIXe siècle fait depuis quelques décennies l’objet de recherches qui font se dessiner l’existence de réseaux académiques, intellectuels et diplomatiques, transalpins ou propres à chacun des deux pays, favorisant le retour en grâce du poème à la lumière des événements politiques et sociaux franco-italiens. Ces études s’insèrent dans une tentative plus large d’esquisse des réseaux transalpins1, dont l’importance pour la diffusion et le partage de la littérature2, de la culture et de la politique des deux pays, notamment, ne sont plus à démontrer.
Cependant, l’analyse ciblée des réseaux franco-italiens (dans notre cas, spécifiquement consacrés à l’étude et à la diffusion du poème dantesque) tend à voiler l’importante influence des relations interpersonnelles favorisant la connaissance du poème médiéval de Dante Alighieri, la Divine Comédie, au sein de l’« espace public transnational structuré autour des affaires italiennes »3. Nombreux sont les dantophiles français et italiens qui découvrent le poème, ou en approfondissent la connaissance, par l’entremise d’une rencontre fortuite, souvent hors des sentiers battus. Ces réseaux établis de la dantophilie, officieux ou officiels, sont aisément identifiables et retraçables car ils ont laissé derrière eux nombre de marques. Sans prétendre à l’exhaustivité, ils s’agit de salons et cénacles d’artistes et d’écrivains, d’universitaires, de traducteurs, d’académiciens et d’acteurs du monde de l’édition tels que les éditeurs, les curatori ou encore les libraires. Les échanges dits « opportunistes » de cette réception franco-italienne du texte sont quant à eux à la fois plus opaques et plus diffus : on peut les retrouver par l’étude des correspondances (espace privilégié et intime entre les interlocuteurs) ou, de manière plus sporadique et aléatoire, dans les productions scientifiques de l’époque étudiée (dans notre cas, au sein de la production critique dantesque du XIXe siècle) ou contemporaines (nous citons, dans cet article, un certain nombre d’études récentes, ciblées sur des figures que l’on pourrait qualifier de passeurs de la littérature italienne en France).
Si les relations interpersonnelles interfèrent parfois avec les réseaux officiels (en les rejetant, ou en les créant, ou en les nourrissant, quand elles n’en sont pas issues), celles-ci sont fondées sur des rapports de nature différente, souvent pas, ou pas tout à fait, professionnels : elles relèvent par exemple de liens entre un(e) élève et son professeur particulier, de l’attachement, de l’amitié ou encore de l’amour.
Il n’est alors plus question d’analyser les dynamiques du groupe ou de la communauté, mais bien le rapport personnel et intime et ses échos, parfois très significatifs, sur la diffusion et sur la réception de la Comédie. Nous verrons que les relations intimes influencent tant la découverte du poème que la réception de l’œuvre, et sur ce dernier point, aussi bien en France qu’en Italie : c’est bel et bien à un phénomène d’allers-retours critiques que l’on assiste entre les pays voisins. En outre, ce n’est pas le transfert neutre d’un canon immuable qui se met en marche, mais le passage de la patine que les siècles de réception italienne ont déposé sur le texte, les Italiens portant avec eux tout un héritage critique, fruit de siècles de travaux, allant des commentateurs anciens aux travaux plus récents.
S’y ajoute (par superposition ou par substitution) un « filtre français », que les passeurs (dans notre cas, notamment des exilés italiens ou des voyageurs français) et les retours du texte en Italie emportent avec eux. Ce qui fait dire à Antonio Buttura, exilé et passeur de la culture italienne en France, lors de son Discours de réception à l’Athénée dès 1819 : « Ainsi les Français, instruits par l’Italie, sont devenus nos maîtres à leur tour »4.
Cette approche permet ainsi de mettre en lumière des dynamiques qui demeurent peu connues dans la réception dantesque franco-italienne. Nous souhaitons ainsi esquisser un panorama sélectif de l’influence qu’ont pu avoir ces relations, hors des sentiers battus des réseaux, sur les passages de l’œuvre de l’Italie à la France et par conséquent, sur la diffusion et la réception françaises du texte. Nous étudierons de prime abord des occurrences de rencontres fortuites de Français avec la Divine Comédie influencées par les relations interpersonnelles franco-italiennes. Enfin, nous constaterons comment ces relations favorisent la naissance de vocations dantesques des deux côtés des Alpes, qui à terme viennent établir des réseaux ou nourrir les liens préexistants.
La rencontre fortuite entre Italiens et Français à l’origine de la découverte, de la diffusion et de l’approfondissement du poème italien
Alphonse de Lamartine (1790-1869) expliquait dans le Cours familier de littérature (1856) que sa connaissance des auteurs toscans – à situer avant 1810, selon son récit, soit avant son premier voyage en Italie5 – avait longtemps été réduite à une approche livresque, loin de la pratique réelle de la langue et de l’érudition à laquelle seuls ses contemporains italiens pouvaient l’initier:
Quant à la langue, je la parlais couramment, quoique avec un accent trop latin, grâce à Dante, à Pétrarque, à Alfieri, à Monti, dont j’avais déjà tant lu et relu les vers. Seulement on devait à mon accent me prendre pour un Toscan de bibliothèque qui n’était jamais descendu dans la rue pour causer avec les vivants, et qui rapportait à la langue parlée les constructions et la prononciation des morts. J’étais un volume plus qu’un homme6.
De même, Alfred de Musset (1810-1857) racontait dans l’œuvre inachevée Le poëte déchu (écrite entre 1839 et 1842) sa rencontre avec Dante (plus précisément, avec le cinquième chant de l’Enfer) comme un souvenir de jeunesse solitaire, loin de toute influence extérieure ; une épiphanie littéraire éloignée des intérêts chers à ses contemporains, notamment romantiques7. Pourtant, ainsi que l’explique Albert Counson en 1906 dans son étude Dante en France, il est permis de douter de l’authenticité de cet épisode aux allures autofictionnelles et anticipatrices, car il narre un moment aussi peu conventionnel qu’il paraît romancé : « Cette scène, que le romancier place aux environs de 1817, serait plus vraie à l’époque où il écrit, car vingt ans après […] plus d’un Français admirait le Ve chant de l’Enfer avec la même passion »8. Que ces récits autobiographiques soient réalistes ou non, cette manière de découvrir « le Dante » (ainsi était-il appelé en France au XIXe siècle) semble marginale au cours du premier tiers de siècle. Pour nombre de Français, la mise au jour de l’œuvre a été le fruit d’une confrontation avec l’Italie ou avec les Italiens, en partie due au hasard et aux circonstances.
Le transfert interculturel9 du poème de l’Italie vers la France, d’abord, agit selon un ensemble complexe de coïncidences et de conjonctures déterminantes. En général, le XIXe siècle est en effet un siècle propice à la circulation des personnes et des œuvres en Europe10, et cela est tout particulièrement vrai dans le cas des deux nations cousines. En Italie, le XIXe siècle fit de l’auteur de la Divine Comédie un personnage public, symbole d’une italianité militante, en lien avec la volonté d’officialiser le processus d’Unification du territoire11. Les militants les plus engagés pour la cause italienne se nourrissent du texte de Dante, et nombre d’entre eux vont trouver en France une terre d’exil12. Au même moment, en France, les aspirations des Romantiques, l’ouverture à la culture des voisins européens et les tumultes politiques sont autant d’occasions de s’initier à la lecture du poème dantesque. C’est au sein de ce cadre géopolitique et culturel qu’auront lieu certaines des rencontres interpersonnelles mentionnées : le hasard peut, en effet, surgir de circonstances favorables.
Par exemple, le cas des exilés italiens en France est décisif dans cet assemblage entre prédétermination et vicissitudes. Ceux-ci furent particulièrement engagés dans la diffusion de la langue, de la littérature et de la culture italiennes, dans une logique regroupant des dynamiques d’ordre politique13 (défense d’idéaux sur le devenir de l’Italie) d’une part, et d’ordre social et économique d’autre part (nombre d’entre eux cherchaient à subsister par la publication de textes ayant trait à l’Italie ou par l’enseignement particulier de l’italien14). Ces dynamiques étaient souvent accompagnées d’un attachement profond et nostalgique à la littérature du pays d’origine. Ces initiatives d’exilés apparaissent ainsi tout à la fois comme fruits du hasard et enchaînements logiques. Les cours particuliers qu’ils dispensent, nés de l’éloignement contraint de la terre natale, participent notoirement à la diffusion de la Comédie dans une sphère détachée des réseaux institutionnels, et apportent ainsi les textes de Dante à ceux qui s’en voient habituellement privés, notamment les femmes et enfants de la bourgeoisie parisienne15. Nous citerons dans cet article les exemples de Giosafatte Biagioli (1772-1830), de Daniele Manin (1804-1857) et de Giuseppe Zaccheroni (1800-1876), tous trois acteurs de la diffusion de la langue et de la culture italiennes en France pendant la première moitié de siècle.
Pour Giosafatte Biagioli, arrivé en France en 179916, les cours particuliers deviennent une modalité complémentaire de diffusion du poème de Dante, parallèlement aux canaux classiques (dans son cas, à travers des contributions dans le monde éditorial français). Il en fait état dans l’introduction à sa célèbre édition de la Divine Comédie en langue originale publiée à Paris entre 1818 et 1820:
E […] a quanti scolari mi sono capitati da vent’anni a questa parte, d’ogni condizione, e sesso, ed età, a tutti ho posto Dante fra le mani, e, non senza una dolce insieme e superba compiacenza nella mente rimasami, posso affermare che tutti tutti, e pur quelli che a sì fatto studio erano stati da principio più avversi, finivano con pigliar gusto a così rigido cibo, da me più o meno sminuzzato secondo le complessioni, perocchè in quest’opera trovano e i meno intendenti e i più dotti atta e proporzionata materia d’approfittare17.
[Et combien d’élèves j’ai croisé depuis vingt ans jusqu’à aujourd’hui, de toutes les conditions, et sexes, et âges ; j’ai mis Dante dans les mains de tous et, non sans une douce mais aussi présomptueuse complaisance à l’esprit, je peux affirmer qu’absolument tous, et mêmes ceux qui avaient été les plus adverses à une telle étude, finissaient par trouver goût à cette nourriture si dure, plus ou moins prémâchée par mes soins, selon les besoins, de sorte que les moins connaisseurs et les plus cultivés trouvent dans cette œuvre une matière adaptée et proportionnée à apprécier18].
Les élèves de Biagioli, curieux de la langue italienne, se voient donc fortuitement amenés à connaître Dante, selon une savante adaptation didactique du texte au profil de chacun. Il est intéressant de remarquer que la relation qui se tisse entre le professeur italien et ses élèves n’est un enseignement ni unilatéral, ni surplombant. En effet, dans ce même paratexte, Biagioli reconnaît l’influence féconde de ses étudiants sur sa réflexion à propos de l’œuvre : il admet que dans les moments d’incertitude exégétique, il parvient à ses fins « meditando, ricercando, consultando per sino alcuno de’ miei scolari »19 [en méditant, en faisant des recherches, en consultant mêmes certains de mes élèves]. Il souligne par deux fois leur aide précieuse : « Pervenuto, col mio poco ingegno e coll’ajuto de’ miei scolari più avveduti, a scernere questi così fatti passi »20 [Parvenu, avec mon faible génie et à l’aide de mes élèves les plus aguerris, à comprendre de tels passages].
De la même manière, comme l’explique exhaustivement dans ses écrits Ivan Brovelli, « l’opera di Dante occupa un posto importante nell’insegnamento di Manin, sia attraverso la Vita Nuova che la Divina Commedia »21 [l’œuvre de Dante occupe une place importante dans l’enseignement de Manin, aussi bien à travers la Vita Nuova que la Divine Comédie]. Ainsi, fait non moins notable que l’initiation de cercles sociaux marginalisés au poème canonique, Manin contribue de surcroit à la découverte des œuvres mineures du poète, alors encore très peu diffusées en France.
Un troisième exilé fut engagé dans la diffusion du texte de manière à la fois casuelle et circonstancielle, dans le Sud de la France cette fois. En effet, l’exilé Giuseppe Zaccheroni arrive d’Imola à Marseille en 1831 après l’échec de l’insurrection survenue dans le centre de l’Italie, à laquelle il avait personnellement pris part, et n’en repartit qu’après 184122. Ce déplacement géographique l’amène à connaître, on ignore malheureusement comment, l’académicien Gaston de Flotte, et ce Marseillais l’invita à éditer un ancien manuscrit du poème, datant du xve siècle et illustré et commenté par Guiniforte Barzizza, qu’il avait récemment découvert au hasard de ses pérégrinations dans un château de la Dordogne23. Le cas de ces trois exilés fait apparaître combien le cadre géopolitique put influencer les destins individuels, mais aussi faire naître des vocations de passeurs de la culture italienne, qui par des rencontres fortuites et des rapports intimes, hors des réseaux établis, permit de diffuser une certaine approche de la Comédie, par des Italiens, sur le territoire français.
Les Français se déplacent eux aussi de la France vers l’Italie, avec des nécessités toutefois bien moins impérieuses. Ces voyages (parfois qualifiés de « dantesques »), dignes héritiers du Grand tour et ancêtres du tourisme moderne, sont l’occasion pour les Français des classes sociales les plus aisées de découvrir les richesses de la langue et de la culture italiennes sur place, au contact des Italiens. Nous avions déjà évoqué dans un article précédent l’aspect paradoxal des « voyages dantesques » à travers les récits de Jean-Jacques Ampère et d’Alfred Mézières, qui tendaient à écarter les réalités contemporaines italiennes au profit d’une idéalisation livresque de l’Italie, qu’ils tiraient du poème24. Si ces voyages s’inspiraient du livre et constituaient une rencontre manquée, on trouve en revanche de nombreux exemples pour lesquels la rencontre des Italiens par l’exploration de leur territoire et de leurs communautés a été décisive dans l’appréhension du poème par les Français. L’un de ses premiers traducteurs au XIXe siècle, Artaud de Montor (1772-1849), découvrit ainsi la Comédie lors d’un voyage en Italie, tel qu’il le raconte:
J’ai commencé à lire la Divine Comédie avec le secours d’habiles Florentins, vers l’an 1805 : depuis, elle est devenue, dans mes loisirs, une constante étude. Chacun de ses vers a été comme manié par moi, pendant plus de quarante années. Ma première intelligence de ce texte, bornée d’abord dans ses aperçus, balbutiait devant mon maître, le bon et savant abbé Fontani, quelques paroles d’applaudissements et d’actions de grâces. Revenu de Toscane, j’ai donné au public mes premiers tâtonnements qui partaient d’une main mal assurée25.
À peine quelques années plus tard, Joseph-Antoine de Gourbillon, dont on ignore presque tout si ce n’est qu’il publia sa traduction de la première cantica intitulée Dante, traduit en vers, par stances correspondantes aux tercets textuels, sur un texte nouveau quant au choix des variantes et au mode de ponctuation chez Auguste Auffray en 1831, fait la même expérience que son prédécesseur. C’est auprès des Italiens les plus à même de lui transmettre leur expertise littéraire qu’il découvre le poème sacré en 1818 lors d’un séjour à Florence : « deux spécialistes, Viviani, d’Udine, et Bianchetti, de Trévise, sont ses guides en la matière »26.
Le poème traverse donc les frontières au gré des déplacements et des rencontres d’un côté à l’autre des Alpes. Pour certains Italiens, la diffusion de la Divine Comédie devient même un « laisser-passer » pour pénétrer les réseaux français préétablis. C’est notamment le cas de Giosafatte Biagioli, qui parvient à se hisser à des positions dans des institutions prestigieuses et à se faire un nom dans le monde éditorial, tout en ayant commencé son parcours en France par un réseau encore non établi : c’est parce qu’il gravite dans les cercles informels qu’il parvient à pénétrer, à terme, les cercles formels grâce à un « circolo virtuoso »27 [cercle vertueux]. Ces nouveaux réseaux, comme certaines études existantes le montrent, se feront parfois porte-paroles de la cause politique italienne en France28.
La découverte de vocations dantesques françaises et italiennes : vers la création de réseaux franco-italiens
Ces rencontres fortuites des Français avec le texte italien, de part et d’autre des Alpes, sont d’autant plus significatives qu’elles sont parfois à l’origine de grandes vocations à l’exégèse des œuvres de Dante. Nous avons déjà cité dans la partie précédente le cas d’Artaud de Montor, qui découvrit le texte dans la péninsule auprès d’Italiens et dont les traductions emblématiques furent éditées et rééditées une dizaine de fois au cours du XIXe siècle. Dans d’autres cas, il est possible de déceler encore plus nettement les étapes des transferts culturels qui firent naître des aspirations dantesques.
On découvre ainsi le rôle fondamental joué par certains passeurs dans les déplacements culturels du texte de la Divine Comédie de l’Italie à la France et de la France vers l’Italie. Ainsi, la relation scolaire que Brait Delamathe29 entretient avec l’exilé Giosafatte Biagioli (dont nous avons plus haut souligné l’importante entreprise de diffusion de la langue italienne et de la Comédie) est à l’origine de son entreprise de traduction de l’Enfer publiée en 1823. Si la revendication de la filiation est perceptible dès le titre (Traduction nouvelle en vers de l’Enfer du Dante, d’après le nouveau commentaire de Biagioli), le traducteur ne manque pas de mentionner à nouveau le rôle décisif de son enseignant et mentor dans son « Discours sur Dante » précédant le texte:
J’ai eu, sous ce dernier rapport de l’entente du texte, des secours dont ils [ses prédécesseurs] ont été privés : je veux parler du commentaire de M. Biagioli, qui n’était pas publié lors de leurs versions, et dont les ressources m’ont été livrées même avant sa publication, qui date de cinq ans. Et je ne me suis point borné au seul secours du commentaire écrit. Lié personnellement avec M. Biagioli depuis nombre d’années, j’ai, à cinq ou six reprises différentes, soit dans toute l’étendue de ses cours publics, soit dans des entrevues particulières et suivies, puisé, par de nouvelles explications verbales ou écrites, toutes les ressources que pouvait me présenter sa vaste érudition, éclairci tous les doutes qui pouvaient s’offrir à mon esprit30.
Cet extrait met en exergue les différents degrés d’influence de la relation particulière de Delamathe avec son enseignant exilé concernant la traduction : Biagioli a accordé à son élève d’avoir accès à son commentaire avant même que ce dernier ne soit publié ; commentaire qu’il a, à la demande de son élève, complété par des « entrevues particulières et suivies » et de « nouvelles explications verbales ou écrites ». On peut donc aisément imaginer que la traduction de Delamathe n’aurait pas eu lieu d’être sans le rapport intime qui exista entre l’élève français et son enseignant italien. C’est ainsi que, dans les notes accompagnant son travail, le Français se fait à son tour passeur de l’érudition dantesque italienne, en citant à plusieurs reprises le commentaire de Biagioli en plus de le faire affleurer dans ses choix traductifs31. Il semblerait que Delamathe ne fasse pas figure d’exception parmi les passeurs français du poème en ce siècle : nombre d’entre eux furent incités ou aidés par des passeurs italiens à se lancer dans leurs projets concernant le Florentin. Ainsi, Daniele Manin contribua par ses conseils à la réalisation de la traduction intégrale de la Divine Comédie (1852-1860) par Louis Ratisbonne32, dont chacune des trois parties fut primée par l’Académie française33. Dans la sphère artistique, Manin fut également le professeur particulier d’Ary Scheffer34, célèbre peintre, notamment, de Les ombres de Francesca da Rimini et de Paolo Malatesta apparaissent à Dante et à Virgile (1835) et de Dante et Béatrice (1851).
Il est en outre intéressant d’observer, en miroir, que certaines vocations dantesques italiennes peuvent puiser leur source dans la rencontre avec les contemporains français. C’est le cas, par exemple, de celle de Pier Angelo Fiorentino (1811-1864), napolitain naturalisé français, qui devient le traducteur de l’une des versions françaises de la Comédie les plus vendues et les plus rééditées du XIXe siècle35. Sans aucun doute déjà fin connaisseur de Dante, c’est cependant sa rencontre impromptue avec l’écrivain français Alexandre Dumas (1802-1870) à Naples en 1836, alors qu’ils ont respectivement vingt-cinq et trente-quatre ans, qui fait naître en lui un désir d’avenir en France : « Il mito della Francia come paese d’avanguardia era stato alimentato in lui dalla conoscenza che aveva fatto di A. Dumas padre »36 [Le mythe de la France comme pays d’avant-garde avait été alimenté chez lui par la connaissance qu’il avait faite d’A. Dumas père]. En effet, Dumas voit en lui un ami et allié précieux qui pourrait lui servir dans ses productions littéraires sur l’Italie, et certains critiques vont jusqu’à lui attribuer l’auctorialité intégrale de certaines œuvres de l’écrivain français37. Cette rencontre fortuite est narrée par Fiorentino lui-même dans la « Préface » qu’il écrit pour la traduction de Jacques Ortis de Dumas (dont la paternité est elle aussi remise en cause et parfois attribuée à Fiorentino38) en janvier 1839:
M. Dumas me serra la main avec cette franche cordialité que tout le monde lui connaît, et me parla en italien tout le reste de la nuit. Nous causâmes musique, voyages, littérature ; mon étonnement était au comble. M. Dumas appréciait avec une si profonde connaissance les beautés intimes de nos écrivains les plus éminens, que je ne tardais pas à m’apercevoir que l’illustre dramatique venait en conquérant nous enlever quelqu’un [sic] de nos chefs-d’œuvre […]39.
C’est cette « rencontre providentielle avec Dumas »40 qui, selon Vittorio Frigerio, fit de Fiorentino l’« un des arbitres les plus écoutés et les plus craints de la scène culturelle » française, « grâce à un talent indéniable et à des contacts bien placés »41. En 1840, Fiorentino fit publier la première édition de La Divine Comédie de Dante Alighieri à Paris chez Charles Gosselin, devenant ainsi l’un des rares traducteurs allophones de Dante en langue française42, qui plus est à l’origine de l’une des traductions les plus lues de l’Hexagone jusque dans la première partie du xxe siècle.
En plus de favoriser la réalisation de vocations individuelles, ces relations interpersonnelles permettent de tisser de véritables réseaux dantesques français, qui se feront interprètes et médiateurs du poème italien en métropole et ce notamment dans les cercles intellectuels parisiens. Nous citerons deux illustrations représentatives de ces réseaux : les cénacles, d’une part, et les réseaux universitaires, d’autre part.
La célèbre femme de lettres Germaine de Staël (1766-1817) manifestait un intérêt poussé pour les littératures européennes, et notamment anglaises et allemandes43. Elle n’est toutefois initiée à la lecture de la Divine Comédie que tardivement. Pour elle comme pour de nombreux Français, le voyage en Italie est le moteur de la découverte du poème. Elle le découvre lors du séjour qu’elle fait entre 1804 et 180544 et la lecture de Dante est pour de Staël placée sous l’égide de deux maîtres italiens : l’un, qu’elle ne découvre qu’à travers ses écrits, fut Giuseppe Parini45 (1729-1799) ; l’autre, avec qui elle entretient une relation ambiguë, est Vincenzo Monti (1754-1828). Ce sont ses liens avec ce dernier qui nous occuperont ici. En effet, comme l’explique Urbain Mengin dans L’Italie des Romantiques (1902), la rencontre de la femme de lettres avec Monti est à l’origine de la découverte de sa propre italophilie:
Dans ce même livre [De la littérature], où elle n’a fait qu’une petite part à l’Italie et où elle nomme à peine Dante, elle montre sa prédilection pour l’Allemagne […]. Elle perdit son père à cette époque, et elle s’achemina, l’esprit plein de tristesse, vers l’Italie. Elle s’y lia brusquement à Milan d’une amitié passionnée pour le poète Monti. Ce fut lui qui lui révéla un peu de l’Italie […]. Monti avait cinquante ans et Mme de Staël trente-huit ; les lettres qu’elle lui écrit pendant ce voyage sont si passionnées qu’on se demande de quel sentiment il s’agit. On pourrait croire à un brûlant amour, mais c’était surtout de l’enthousiasme […]46.
Elle se découvre alors un intérêt pour l’Italie et pour l’œuvre de Dante, directement corrélé à son intense relation avec Monti:
C’est vous, c’est votre talent, votre charme, votre amitié, qui me font trouver de l’intérêt dans toute la littérature italienne, et il me semble que si j’avais à me plaindre de vous, je ne pourrais plus supporter un seul de ces sons qui n’ont pénétré dans mon âme que par vos accents47.
Ainsi lui écrit-elle le 23 juin 1805 : « J’étudie le Dante avec ardeur, pour qu’à votre arrivée à Coppet vous me trouviez plus avancée encore dans l’italien »48. La rencontre fortuite de Germaine de Staël avec Dante naît donc de son affection, aux contours indéfinissables, pour Vincenzo Monti. Cet accointement avec le Florentin ne se limite cependant pas à cette brève parenthèse et n’est pas stérile. L’écrivaine évoque Dante de manière désormais célèbre dans son roman Corinne ou l’Italie (1807), œuvre précurseur du Romantisme français. Surtout, du point de vue de l’héritage critique, elle se fait héritière et passeuse d’une pensée critique du poème dans les cercles qui lui sont proches, par exemple à travers son Groupe de Coppet. Dans ce groupe gravitent notamment Pierre-Louis Ginguené (1748-1816), grand italianiste qui publie en 1811 la première édition de son Histoire littéraire d’Italie – qui fait date et dans laquelle un chapitre est consacré à Dante49 – tirée de ses cours tenus à l’Athénée dès 1802, et le genevois Jean Charles Léonard Simonde de’ Sismondi, qui publie quant à lui De la littérature du midi de l’Europe en 181350. Tous contribuent de manière plus large, selon Mariasilvia Tatti, à renverser « nei primi anni dell’800 […] uno stereotipo negativo dell’Italia profondamente radicato nella cultura francese e approfondiscono un processo di conoscenza e apertura alla poliedrica realtà italiana »51 [dans les premières années du XIXe siècle […] un stéréotype négatif de l’Italie, profondément ancré dans la culture française, et ils approfondissent un processus de connaissance et d’ouverture à la réalité italienne multiforme].
De la même manière, la chaleureuse et durable relation amicale52 qu’entretiennent Alessandro Manzoni (1785-1873) et l’italianiste Charles-Claude Fauriel (1772-1844) est décisive dans ses répercussions sur les recherches dantesques du Français et, ainsi, sur l’enseignement et la postérité dont fit l’objet le poète florentin auprès des étudiants de la Sorbonne et des lecteurs de Fauriel. La correspondance entre les deux amis (publiée dans une exhaustive édition critique en 2000 par Irene Botta), nous montre combien la relation entre les deux influença l’approche de Dante par Fauriel. Ce dernier s’intéresse à la lecture de Dante avant le début de son amitié avec Manzoni (c’est d’ailleurs, comme pour madame de Staël, Monti qui l’a initié aux lettres italiennes lors de son séjour à Paris53), que l’on situe autour de 180654. Cependant, l’auteur des Promessi Sposi apporte à son ami une somme des connaissances critiques italiennes, par l’envoi de nombreux documents ou par la proposition de suggestions55 et par la mise en contact avec des spécialistes de Dante56. L’influence de l’amitié et des conseils prodigués par Manzoni à Fauriel est telle que ce dernier compte lui dédicacer son projet sous la forme longtemps envisagée d’une monographie sur le Florentin (qui ne vit toutefois jamais le jour) ainsi qu’on le lit dans la lettre de Manzoni de février 1811 : « Et votre charmant projet sur Dante ? […] Je ne peux pas vous cacher que mon amour propre est flatté de la manière la plus vive de votre intention de me le dédier »57. L’une des retombées critiques notables des passages de l’œuvre entre l’Italie et la France est la mise en relation de Fauriel et de Niccolò Tommaseo (1802-1874), alors exilé en France, par Manzoni en 1834. En effet, le 24 février 1834, Manzoni écrit à Fauriel:
M.r Tommaseo m’écrit de Marseille : « La conoscenza di Fauriel a Parigi mi sarebbe grandissima consolazione ed utile agli studi miei ; e una sua lettera meglio che di tutt’altri potrebbe disporlo a mio pro’ » [La connaissance de Fauriel à Paris me serait d’une grande consolation, et utile à mes études ; une de vos lettres pourraient plus que toute autre bien le disposer en ma faveur]. M.r Tommaseo est mon ami et il est malheureux : c’est vous dire combien je lui souhaite ce qu’il souhaite de cette manière58.
Irene Botta souligne que cette entremise fut fructueuse, et ce tout particulièrement dans le domaine des études sur Dante : Tommaseo va jusqu’à suivre les cours de Fauriel à la Sorbonne cette même année. Botta va encore plus loin dans l’influence que ces relations interpersonnelles eurent sur la critique italienne : « Ed è probabile che il peculiare abito esegetico di Fauriel dantista – di attingere informazioni in primo luogo dalle fonti medioevali – abbia sensibilmente influito sull’impostazione del commento di Tommaseo alla Commedia59 » [Et il est probable que la singulière habitude exégétique de Fauriel – de puiser des informations en premier lieu dans les sources médiévales – ait sensiblement influencé la structure du commentaire de Tommaseo à la Comédie].
Pour conclure, l’engouement fulgurant de la Divine Comédie sur le territoire français au XIXe siècle n’aurait sans doute pas été d’une telle ampleur sans ces rencontres, fortuites et/ou conditionnées, entre les Italiens et les Français (et ce, tant sur le plan quantitatif que qualitatif de la production critique sur l’œuvre de Dante autour de laquelle les échanges, rappelons-le, ne furent pas unilatéraux).
Le contact avec les Italiens et avec l’Italie, à travers des relations intimes et privilégiées, fut de surcroît à l’origine d’un nombre conséquent de vocations dantesques françaises, tant chez les critiques que les traducteurs. Les relations interpersonnelles ont favorisé la circulation de la somme de connaissances sur Dante d’un pays à l’autre, avec la diffusion des courants de lecture et des interprétations proposés par les dantologues français (c’est le cas, par exemple, de l’historicisme de Fauriel). De ce fait, ces types de rapport avec l’autre et avec l’œuvre, pourtant établis hors des réseaux, finissent toutefois par les fonder.
Enfin, ce type d’approche autour des sociabilités « opportunistes » pourrait permettre d’élargir le champ d’étude de l’histoire de la réception de Dante en France à des figures habituellement invisibilisées, les femmes, qui tendent à émerger plus que de coutume dans l’étude ciblée des réseaux interpersonnels. Nul doute que des travaux de plus grande ampleur que l’espace restreint de cette première approche pourraient apporter un éclairage pertinent ultérieur.