La composition de Prometeo, tragedia dell’ascolto par le compositeur vénitien Luigi Nono (1924–1990) commença en 1981, peu de temps après les représentations d’Al gran sole carico d’amore (1975). Ce projet avait un devenir scénique et devait constituer la troisième « azione scenica » du répertoire de Nonoi. Mais, fidèle aux exigences expérimentales de sa carrière, la forme de l’œuvre évolua. Le 5 juillet 1984, lors d’un entretien public, Nono dit ceci « Al gran sole : un grand éléphant, des moyens, de tout. C’est incroyablement limité »ii. Al gran sole carico d’amore faisait intervenir des solistes, deux chœurs, un orchestre massif ainsi qu’une bande magnétique. L'œuvre fut ensuite inscrite dans les programmations d'institutions opératiques de renom, comme celle de la Scala de Milan. C’est en reconsidérant les moyens colossaux déployés pour Al gran sole carico d'amore que Nono décide de réduire les éléments scéniques de Prometeo jusqu’à les éliminer totalement. L'azione scénica devient alors une tragedia dell’ascolto, concentrée sur la dimension sonore de l'œuvre. Abandonnant une mise en scène maximaliste, le travail scénique de Nono s'oriente vers une esthétique épurée au profit du « drame sonore ». Massimo Cacciari (1944, Venise), philosophe et co–auteur du manuscrit de l’œuvre, écrit au sujet de celle–ci : « Prometeo est donc un drâniii de l’écoute. Ce qui se rencontre et s’oppose, ce qui “se produit”, ce qui “devient”, tout cela n’est que son. Chaque “mouvement” se retire dans l’invisible du soniv ».
En raison du sujet vénitien de cette étude, nous nous intéresserons exclusivement à la première version de l’œuvre présentée en 1984 lors de la Biennale de Venise dans l’église San Lorenzo pour laquelle l’œuvre et la structure furent créées. La première version comprend un jeu de lumière créé par Emilio Vedova – peintre d'avant–garde et ami de Nono – qui sera ensuite abandonné pour la version de 1985. Cette création lumière constitue la dernière trace d’une pensée théâtrale ou du moins d’une pensée de l’image. Le projet, initialement tout aussi théâtral que musical n'appelle plus que des collaborateurs du monde de la musique – chef d'orchestre et compositeurs – auxquels s'ajoutent Emilio Vedova et Renzo Piano, architecte en charge de la construction de l'espace musical. Élevée à partir d'une armature de métal et de bois de trois étages, à laquelle s'ajoutent des parois elles aussi en bois, la structure de Renzo Piano avait pour vocation d'être intégrée dans les différents lieux de représentationv.
1. Une structure constructiviste
Luigi Nono est un connaisseur et un penseur du théâtre – comme il le démontre dans ses nombreux écrits sur le sujet – mais aussi un créateur de nouvelles formes. Pour Prometeo, il dirige vers une forme musicale qui fantasme le théâtral. Ce modèle n’intervient pas seulement dans la maîtrise d’une acoustique construite au profit du dramatique, mais aussi dans le fait de penser une œuvre pour sa réalisation dans un espace donné.
Je crois que c’est une manière de penser la musique qui n’a plus cours depuis les XVIIe et XVIIIe siècles. Le théâtre, avant la musique, l’a reprise récemment. Je pense à la grande école de Meyerhold et au projet, non réalisé, de deux architectes qui lui avaient dessiné, vers 1935, un théâtre mobile, où le public pouvait se déplacer.vi
Il semblerait donc que ce soit des modèles historiques de compositions musicales en des lieux précis – comme les fameuses œuvres chorales de Bach écrites pour l’église Saint–Thomas à Leipzig ou, bien plus proche du cadre de Nono, les œuvres de Monteverdi pour la Basilica di San Marco – ainsi que les expérimentations architecturales de Meyerhold qui inspirèrent à Nono l'envie de transposer ce fantasme spatial à la musique. Quand bien même la structure de Renzo Piano construite pour Prometeo ne correspondrait pas vraiment au projet du théâtre de Meyerhold, elle est très proche de la ligne esthétique du constructivisme que le metteur en scène russe adopta pour certaines de ses scénographies. Très vite appliqué au théâtre, le mouvement constructiviste apparut tout d'abord au sein des arts plastiques. Nina Gourfinkel rappelle les grandes lignes de cette réforme artistique :
Le credo de la nouvelle école était à la fois plastique et idéologique. Elle abjurait toute tendance figurative, préconisait l'emploi du matériau dans son état brut et se réclamait d'un art antiesthétique, exclusivement utilitaire, en harmonie avec ce qu'on croyait être, en ces temps héroïques, l'âme et l'idéal des travailleurs.vii
Refusant les décors du théâtre dit « bourgeois » et dans la logique du praticable pensé par Appiaviii, Meyerhold emprunte le constructivisme aux arts plastiques afin de créer des scénographies dont la fonction ne serait plus de représenter une image ou une atmosphère, mais d'être un espace–outil pour l'acteur. Ainsi, à la fin de l'année 1921, Meyerhold demanda à la plasticienne d'avant–garde Lioubov Popova d'imaginer la construction scénographique – principalement en bois brut – de son nouveau projet théâtral, Le Cocu magnifique. Cette structure devait pouvoir être placée dans différents lieux et permettre ainsi à un public non familier des théâtres, le public ouvrier entre autres, d'assister au spectacle. Fidèle au mouvement esthétique, la structure du Cocu magnifique ne représente aucun lieu, aucune image, bien qu'elle ne soit pas totalement indépendante du récit. Les éléments dont elle est constituée sont pensés comme des outils pour le jeu des acteurs et le déroulement de l'actionix. Le théâtre constructiviste meyerholdien ne relève donc ni d’un art du texte, ni d’un art de l'image, mais d’un art dynamique de la mise en valeur de l'action, notamment par le jeu des acteurs. C'est aussi lors de cette création que le metteur en scène introduit la méthode de jeu biomécanique dont nous savons, sans détailler cette technique complexe, qu'elle considère le geste comme le premier des attributs de l'acteurx.
La structure du Cocu magnifique est donc fonctionnelle, utilitaire et, selon les dires du metteur en scène, n’a aucune ambition esthétique. Cette instrumentalisation de l'espace correspond tout à fait au projet de Nono. Renzo Piano, l'architecte en charge de la structure, insiste sur ce paramètre :
Et me voilà en train de modeler, seul face à ma tâche, un espace musical dont la logique appartienne à la musique mais ne s’y ajoute pas. [...] Je crois, en fait, que l’effort doit tendre principalement, dans des cas comme celui–ci, à éviter honnêtement le risque d’un « vedettariat » de l’architecture au détriment de la musique qui représente l’expérience perceptive la plus importante pour ce public.xi
Alors que la structure du Cocu magnifique est au service de l'action grâce à la mise en valeur du jeu d'acteur, celle de Prometeo est au service du drame – nous reviendrons sur ce terme – grâce à la mise en valeur du son. Elle appartient à la musique et, selon le vœu de Nono, ne doit exister que par et pour elle. L'espace constructiviste meyerholdien ainsi que l'espace musical de Prometeo sont finalement tous deux au service d'un seul élément du genre théâtral, le jeu d'acteur pour Meyerhold, la musique pour Nono. Pourtant, la scénographie du Cocu magnifique reste, en elle–même, une étape déterminante dans l'histoire du théâtre et il en va de même pour la majestueuse structure de Prometeo qui mérite une attention particulière.
Le public, pour qui les sièges sont installées au sol, se trouve au centre de cette boite à sons. Bien que la couleur rouge de ces sièges évoque le parterre d'un théâtre à l'italienne, les galeries de trois étages qui entourent le public, ne sont pas destinées à recevoir les spectateurs, mais les musiciens et les chœurs. Ces galeries forment quatre murs perpendiculaires encadrant le parterre. Les musiciens et chœurs, divisés en différents groupes dirigés par différents chefs d'orchestre, peuplent ces galeries. L’étroitesse des étages et la disposition des musiciens ne leur permettant pas d'avoir tous accès à leur direction, des écrans sont prévus afin que chaque musicien puisse voir son chef. Grâce à cette disposition, à l'intervention des techniques électroniques et à la mise en forme acoustique dirigée par Nono et Hans–Peter Haller, le son n'est pas projeté vers le public comme il l'est dans une salle de concert ou un théâtre traditionnel, mais envahit l'ensemble de l'espace.
La structure, par l'installation d'un parterre et de galeries, rappelle donc la disposition des théâtres traditionnels italiens auxquels Nono s'oppose fermement. Mais l'absence de scène, donc « de perspective axée autour d'un centre focal unique tant sur le plan visuel que sur le plan sonorexii », renverse cette influence architecturale et correspond alors en tout point à la réforme théâtrale de Nono. Le public est au centre de l'action sonore. Il n'est pas non plus inscrit dans un placement hiérarchique, du parterre où la vision et l'acoustique sont les meilleures, au paradis aussi appelé « poulailler », où la vision, l'acoustique et parfois le confort sont médiocres. Cette absence de hiérarchie dans le placement peut rappeler les théâtres antiques et les théâtres moins anciens dans le style de Bayreuth. Mais la structure de Renzo Piano va plus loin du fait qu'elle annule toute direction, toute focale, plongeant le spectateur ou l'auditeur au cœur même du son. L'attention de celui–ci n'est pas absorbée par la scène, en face de lui, sur laquelle l'ensemble de la représentation – tant sonore que visuelle – se déroulerait, mais elle est sollicitée de toutes parts, les sources sonores étant démultipliées autour de lui. Cette structure est donc aux antipodes de la « séparation fixe et différenciée, sur deux plans, entre public et scènesxiii » que Nono reproche à l'architecture des théâtres italiens traditionnels. Par ailleurs, il paraît difficile de ne pas enfermer le spectateur dans cette disposition. Il s'agira donc de savoir si un autre élément – la musique, par exemple – se charge d'instaurer cette distance brechtienne que Nono recherchexiv et qui est si nécessaire à la capacité critique du spectateur.
Si nous nous concentrons de nouveau exclusivement sur la construction de la structure, nous remarquons que Renzo Piano choisit un matériau particulier, le bois. Dans son entretien « Prometeo, un espace pour la musique » paru dans Verso Prometeo (1984, Ricordi/Biennale de Venise)xv, il exprime trois des raisons pour lesquelles il a choisi d'utiliser le bois comme matériau principal. Premièrement, ce sont bien sûr ses qualités acoustiques qui sont vantées par l'architecte. Il indique aussi avoir conçu les panneaux en bois parce qu’ils sont amovibles et offrent à la structure la possibilité de s'adapter acoustiquement au lieu dans lequel elle s'installe. Ainsi, le bois et les parois amovibles permettent de reproduire les mêmes paramètres acoustiques que lors de la première exécution dans l'église San Lorenzo. Enfin, la troisième raison évoquée est une raison qu'il qualifie de « poétiquexvi ». Ce matériau représente pour lui « la continuité historique, physique, visuelle, psychologique et émotive [sic] entre la musique d'aujourd'hui et les instruments du passéxvii ». Luigi Nono a toujours contesté « l'inaccessibilité » supposée de sa musique en s'attachant à la présenter dans les circuits de public non avertixviii. Il a souvent mis en avant la simple continuité qu'incarne la musique dite « contemporaine » dans l'histoire. Cette continuité serait donc représentée par l'utilisation du bois, élément intemporel qui évoque l'image d'un instrument de musique gigantesque. Cette image correspond finalement à la fonction première de la structure : mettre en valeur, au même titre qu'un instrument traditionnel, les paramètres acoustiques de la composition musicale. Ce choix esthétique assumé par l'architecte révèle une première contradiction au sujet de l'absence du visuel dans l'œuvre. En effet, dans la description de sa démarche, Renzo Piano insistait sur le fait que la structure adopte une « logique [qui] appartienne à la musique, mais ne s’y ajoute pasxix ». Or, le choix du bois tient à des raisons liées à la mise en valeur du son mais aussi à des effets esthétiques spécifiques. En cela, le matériau choisi pour la construction de l'espace musical nous offre un premier indice de l'autonomie esthétique de la structure malgré la volonté et le discours des artistes.
Ces réflexions nous permettent de comprendre en partie pourquoi le mouvement constructiviste fut dès sa naissance associé à « l'âme et l'idéal des travailleursxx ». En effet, que ce soit pour l'espace du Cocu magnifique ou celui de Prometeo, la fonctionnalité est la raison principale de l'existence de la structure, aucun élément ne doit être décoratif. Chaque choix plastique est motivé par la mise en place de l'action. Tous les éléments sont indispensables, il n'y a aucun surplus décoratif. Ce refus de la décoration, de l'illustration ou de l'élément présent dans le visuel qui ne servirait pas à proprement parler au jeu ou à la diffusion sonore, situe les espaces constructivistes aux antipodes de l'esthétique bourgeoise du faste, du plaisir du regard et de la brillance des théâtres traditionnels italiens. Donc, même si la structure répond à une logique utilitaire et est mise au service de l'action dramatique, elle porte aussi un discours qui lui est propre. Prometeo, l'œuvre qui ne voulait se développer que dans le domaine musical, propose malgré elle une esthétique visuelle. L'espace s'autonomise de l'œuvre et tient un discours autre et complémentaire. Nous verrons, par la suite, comment ce discours participe au tragique du Prometeo en raison de son installation au sein de l'église San Lorenzo.
2. Un drame sonore
Nono et son ami Massimo Cacciari, compilateurs du texte, ont conçu ce "Prométhée" comme un opéra négatif. Cette "tragédie de l’écoute" (tel est le sous–titre de l’œuvre) est un drame ; mais un drame qui ne se passe que dans et avec les sons, un drame entre la musique et les auditeurs.xxi
Pour Prometeo, Nono insiste sur la notion de drame, l’œuvre est un drame sonore. Durant le processus de création des deux dernières œuvres théâtrales – Intolleranza 1960 et Al gran sole carico d’amore –, la réalisation scénique était le moteur de la composition. Il s'agissait alors de penser les relations entre les disciplines artistiques qui composaient l’œuvre de manière à ce qu'elles participent au projet militant, mais aussi politique. Avec Prometeo, la problématique change. Quand bien même nous affirmons l’autonomie du visuel, le discours d'intention des artistes met en avant un choix ferme, celui que tous les éléments du drame et de la construction de l'œuvre soient exclusivement délivrés par le sonore.
La notion de drame demande en elle–même précision. En effet, dans l'utilisation de ce termexxii, il nous semble que Nono et Massimo Cacciari entendent une mise en rapport dialectique de différents éléments. La relation entre ces éléments n'est pas nécessairement conflictuelle, mais provoque plutôt un dissensus qu'un consensus, une fusion. Sachant que Nono connaissait les théories théâtrales du XXe siècle, il nous paraît intéressant de rapprocher sa conception du drame de celle de Kantor. Muriel Plana présente le drame dans la pensée du metteur en scène polonais comme :
Le conflit mouvant entre les événements ou les éléments (tout objet, même inanimé, et tout concept, comme le temps et l'espace, prend alors la qualité de sujet) qui vivent et agissent sur scène ; et ce que le théâtre de Kantor veut être (et non plus seulement représenter), c'est le drame même.xxiii
Cette pensée du drame est aussi en relation avec celle du conflit « entre les événements ou les éléments », un conflit « mouvant » donc évolutif, dynamique. En outre, Muriel Plana souligne le fait que le théâtre de Kantor ne s'applique pas à représenter un drame, mais à être « le drame même ». Cette réflexion fait écho à la citation de Jurg Stenzl lorsqu'il définissait Prometeo comme « un drame qui ne se passe que dans et avec les sonsxxiv ». De la même manière que dans le théâtre de Kantor, le drame de Prometeo naît au sein des éléments qu'il utilise, éléments exclusivement sonores selon le discours des auteurs.
La musique, le son, serait donc porteuse du drame au sens kantorien de « conflit mouvant entre les événements ou les éléments qui vivent et agissent sur scènexxv ». Nous pouvons trouver, en effet, des éléments sonores inscrits au sein d’un rapport dialectique, comme la présence de différents tempi simultanément. C'est le cas, par exemple, lors de la partie a de la deuxième îlexxvi, dans laquelle le trio à cordes garde un tempo très lent (la noire est à 30 battements par minute)xxvii tandis que, simultanément, les tempi des autres parties vocales et instrumentales varient considérablement. Cette cohabitation de différents tempi est possible grâce à la présence de plusieurs chefs d'orchestre dirigeant différents groupes vocaux et instrumentaux. Mais il n'y a pas que les tempi qui coexistent. Ainsi, durant la partie nommée trois voix bxxviii, alternent trois tempi (la noire à 30, 60 et 120 battements par minutes) correspondants à trois nuances (ppp, p et fff) qui correspondent aussi « à trois types de mouvements sonores dans l'espace (statique, poco mosso, molto mosso)xxix ». Ces cohabitations hors du commun participent donc à la source du « conflit » relatif au drame sonore.
En outre, l'utilisation du terme « drame » insère l'œuvre dans le champ du théâtre. Plus ou moins inscrite dans la discipline, une œuvre qui se revendique de l'appellation de drame entretient de fait un rapport avec cet art. En tant que drame sonore, qui naît pourtant d'un matériau littéraire – que sont les extraits d'œuvres de Walter Benjamin, Eschyle, Euripide, Goethe, Sophocle, mis en forme par Massimo Cacciari – et qui croît et se développe au sein même du son, nous pouvons prétendre que cette œuvre musicale nourrit un fantasme du théâtral. Le projet de Nono fut en fait celui d'une pièce de théâtre sans éléments théâtraux et son défi celui de remplacer tous ces éléments par des paramètres sonores. Muriel Plana et Frédéric Sounac nous donnent une première approche de ce que pourrait être la définition de la théâtralité dans son application à la musique :
Avant de relever pleinement de la mise en scène, l'action théâtrale est investissement d'un espace, et l'écriture théâtrale, par conséquent, anticipation plus ou moins consciente et précise de cet espace. Il semble qu'il y ait là une manière d'aborder la théâtralité (ou du moins d'en donner une définition partielle) qui intéresse la musique.xxx
La théâtralité de la musique passerait donc en partie par sa spatialisation. Il suffit de rappeler les intentions de Nono au sujet de l'œuvre pour qu'apparaisse clairement la proximité entre Prometeo et un exemple de théâtralité de la musique. L'ensemble des éléments de l'œuvre sont pensés au service de la mise en espace de la musique et l’expression drame sonore rappelle les fondements théâtraux du projet, fondements abandonnés ou plutôt transformés en fantasmes.
Comme nous l'avons déjà rappelé, Nono ne manque pas de s’inspirer dans ses propres théories théâtrales des réformes, variées, du XXe siècle. Le nom de Meyerhold revient, en effet, à plusieurs reprises au sein de ses écrits, et ce surtout pour les idées nouvelles du metteur en scène au sujet de l'espace.
Meyerhold était animé d’une conception totalement libre de l’espace. En haut, en bas, devant, derrière, au fond, à mi–hauteur, tout en haut, tout en bas, sa conception utilisait tout l’espace, et pas seulement le sol, le centre, comme dans le vedettariat caractéristique du mélodrame italien ou d’un certain théâtre italien.xxxi
Nous retrouvons, dans cette citation, l’attirance connue de Nono pour la démultiplication des sources dans un spectacle et pour l’absence de centre focal unique qui attire toute l’attention du spectateur. Mais les termes « tout en haut », « tout en bas », rappellent aussi l’utilisation extrémiste des nuances par le compositeur. En effet, certaines indications dans ses partitions relevant par exemple du ppppp nécessitent un équipement microphonique pour être perçues. L’idéal de Nono est que la musique s’affranchisse des contraintes de diffusion grâce à la technologie. L’auditeur doit pouvoir ressentir le moindre frémissement différemment du silence. L'électronique est donc un outil de théâtralisation de la musique. Pour qu'elle puisse se réaliser dans l'ensemble de l'espace et selon des nuances précises, elle nécessite notamment une aide microphonique. Alors que Meyerhold rêvait d'un théâtre dans lequel l'ensemble de l'espace appartiendrait autant à l'action qu'aux spectateursxxxii, Nono vise cette même liberté à travers un son mobile qui, grâce aux outils électroniques, peut envahir l'ensemble de l'espace selon les indications précises du compositeur.
Quand bien même Prometeo réussirait le pari d'une musique mise en espace, nous ne pensons pas que la seule spatialisation suffise à parler d'une théâtralité complète de la musique. L'œuvre, nous l'avons rappelé à plusieurs reprises, s'est construite sur les fondements d'un projet théâtral qui, de plus en plus épuré visuellement, a fini par n'être plus que sonore. Mais le texte comme premier matériau de l'œuvre fut gardé. Dans ce texte interviennent, en tant que personnages, Prométhée, Héphaïstos et Io. Ces personnages ne sont pas interprétés par un des acteurs, mais leurs discours sont distribués entre les chanteurs, les chœurs ainsi que les groupes instrumentaux. Par exemple, dans la partie 3 deuxième île, lors du « dialogue » entre Prométhée et Io – le terme « dialogue » n'est pas vraiment approprié car les paroles sont énoncées sans que la relation ne soit toujours préservée – chacun des personnages se voit pris en charge par un groupe vocal et un groupe instrumental. Jurg Stenzl, dans son « guide » de l'œuvre, indique que « les groupes orchestraux, dont la formation varie, sont soit liés aux parties vocales, soit ils symbolisent des ''personnages'' autonomesxxxiii ». L'utilisation du mot « personnages » montre à quel point la musique instrumentale a ses propres discours et est capable d'évoquer présences et voix. Cette capacité de la musique de Nono à créer des figures fictionnelles sans forcément passer par l'interprétation du texte par un chanteur est une trace supplémentaire du fantasme théâtral que renferme ce drame sonore.
Par ailleurs, lorsque la théâtralité de la musique est évoquée, c'est souvent son pouvoir de relater une action qui vient aussi à l'esprit. Pour cela il semble qu'elle doive être la proie de ruptures de rythmes, de nuances et de caractères. Et ce sont peut–être ces mêmes ruptures qui pourraient permettre au spectateur de ne pas être submergé par l'œuvre puisque, comme nous l'avons constaté auparavant, la structure ne lui accorde pas forcément la liberté de se détacher de l'action comme un spectateur capable de détourner un instant le regard d’une œuvre visuelle. Pourtant, ce ne sont pas les ruptures qui marquent la première écoute de Prometeo, ce serait même plutôt sa continuité sonore. Prenons pour exemple le moment que nous considérons comme le point culminant de l'œuvre. Ce moment central présente une tension qui ne cesse de grandir. Les voix se déplacent et, ajoutées à des valeurs aiguës et longues, elles semblent envahir le spectateur à la manière d'un vent sonore et violent. Le crescendo étant très lent, le spectateur se retrouve plongé au cœur d'un passage dionysiaque sans qu'il n’ait pu en appréhender la venue. À cela s'ajoute une voix qui récite le texte d'une manière très théâtrale et des chuchotements forti. Cette superposition rend le moment étrange et le spectateur prisonnier de ce qu'il entend – même s'il refuse de l'écouter – jusqu'à ce que la voix récitante ainsi que les chuchotements se taisent, et que les voix chantées et l'accompagnement cessent de tournoyer. La quiétude revient avec un decrescendo lent. Ce moment central est significatif de toute l'œuvre. Les sons et la musique évoluent, s'agitent et s'apaisent à la manière d'un cours d'eau sans vraiment effectuer de réelles ruptures.
Les seules tentatives de rupture qui pourraient susciter une prise de distance chez l’auditeur sont les « souvenirs lointainsxxxiv » qui, à certains moments, interrompent le déroulement sonore. Dans la partie 6 trois voix a l'intervention d'instruments sous la même forme que dans la partie 3 deuxième île trouble la continuité de l'œuvre. En effet, lorsque le « maître du jeu » – pris en charge par une soprano, une contralto et un ténor – centre son discours sur l'importance de l'instant présent, les « souvenirs lointains » de la deuxième île interviennent à contre–courant de ses paroles.
Écoute
Cueille cet instant
Un éclair une minute
Un battement de cil
Écho
Souvenir lointain
[...] Ne parlons pas d'hier.
Aujourd'hui
Le soleil lance la corde de l'aube,
Écho
& Souvenir lointain.xxxv
Alors que, par l'impératif « écoute », le « maître du jeu » requiert une attention soutenue de l'auditeur, les « souvenirs lointains » – Io et Prométhée qui partagent leurs douleurs – troublent et provoquent des ruptures dans le discours du « maître ». Ils permettent aux spectateurs de se rappeler la deuxième île. En stimulant leur mémoire, Nono les incite à se détacher de l'action sonore qui est en train de se dérouler. Ce détachement provoqué par le compositeur évoque les procédés relatifs à la distanciation brechtienne. Les « souvenirs lointains » sont aussi présents dans la troisième, quatrième, cinquième îles et dans la partie 3 voix b qui suit. Pendant que le « maître du jeu » prévient Prométhée qu'il va être condamné et que celui–ci défend son action, des interventions venant du Prologue – instant philosophique qui présente la formation de la Terre – interrompent ce moment de tension.
3. Une œuvre politique ?
Les qualités politiques ou militantes de Prometeo n'apparaissent pas tout à fait clairement car ni la position du spectateur ni le rôle du texte ou de la musique ne sont stables. Nous pouvons par contre affirmer sans réserve que Prometeo n'est pas une œuvre qui imposerait au spectateur une thèse dominante. Quand bien même ce dernier pourrait se sentir parfois prisonnier du son, ce n'est pas au profit d'un message thétique affirmé. Le texte est en effet poétique et n'entraîne pas, en lui–même, à une action ou à un mode de pensée défini. Prométhée est celui qui libère les hommes en désobéissant aux puissances divines. Il en paie les conséquences, mais reste le symbole de la liberté. Même si l'œuvre de Nono se positionne du côté de la défense de l'acte de Prométhée, le texte est un matériau tellement modifié en vertu de ses capacités sonores, qu'apparaissent plutôt ses qualités poétiques que militantes.
Pourtant, d'après le musicologue Jurg Stenzl, l'intention de Luigi Nono et de Massimo Cacciari, co–auteur du manuscrit, fut militante :
Le drame musical Prometeo « Tragedia dell'ascolto », même s'il peut paraître à une première écoute méditatif, fermé sur lui–même, lyrique, est tout autre chose qu'un retrait dans la subjectivité, dans le privé, un retrait hors du monde. Dans le silence, l'à–peine audible, le jamais entendu ou le jamais entendu ainsi, dans la nouveauté de l'entendu se cache « la faible force », qui suffit « pour faire SAUTER une époque ».xxxvi
Prometeo est en effet une expérimentation visant à explorer toutes les possibilités de l'écoute. En cela, l'œuvre est en rapport direct avec ses effets sur le spectateur. Le drame n'est donc pas, comme le rappelle Jurg Stenzl, seulement « méditatif, fermé sur lui–même, lyrique ». La capacité de Prometeo, non pas à exciter les foules à l’image d’une œuvre d'agit–prop ou comme ce put être le cas dans certains passages de ses œuvres scéniques précédentes, mais à mener le spectateur à une réflexion quasi philosophique sur les thématiques relatives au mythe – telles que la discipline, l'autorité, l'initiative personnelle, mais aussi la douleur ou la liberté – ne naît pas seulement de l'expérience auditive. Elle se trouve aussi au sein du manuscrit qui met sans cesse en lumière les bienfaits d'une démarche progressiste comme celle de Prométhée :
Que l'aller soit
Cette loi
Qu'il avance et abandonne
Qu'il comprenne et transforme
Qu'il opère et franchisse
Voilà le miracle.xxxvii
Cette ode au progressisme, à la transgression, aux nouvelles démarches et aux initiatives inédites, traduirait finalement un désir de renouveau politique qui passe, pour Nono, par le militantismexxxviii. Prométhée, celui qui libéra les hommes en renonçant à sa propre liberté, serait donc l'image du militant qui agit pour la société, pour l'ensemble des hommes, parfois jusqu'à sacrifier son confort de vie.
Transforme et rappelle
Transgresse et refonde
Lance un éclair
Et est dans le désert invincible.xxxix
Ces derniers mots, qui clôturent le drame, nous confortent dans l'idée que Prometeo est une ode au militantisme mais aussi une œuvre militante en elle–même. Tout d'abord, ce drame sonore se présente à certains moments comme le procès de Prométhée, un procès dans lequel l'œuvre générale met en valeur son geste quand le « maître du jeu » rappelle les difficultés auxquels il s'expose par ses choix. Les vertus de l'initiative personnelle et du défi de l'autorité sont aussi, à certains moments et en particulier quand la musique travaille à distancier, laissées aux jugements du spectateur. La partie sonore et la partie dramaturgique, pensées ensemble et seules parties dignes d'être étudiées d'après Nono, correspondent donc à un art militant. Mais nous avons omis jusqu’ici, et ce selon les intentions de Nono, l'analyse politique de la partie visuelle de l'œuvre. Même si le compositeur affirme que cette partie ne répond à aucun projet esthétique, nous tenterons de démontrer qu'elle propose un discours autonome.
4. Un drame visuel ?
Malgré l’intention des artistes, nous prenons le parti d'analyser tout de même les qualités plastiques qu’offre la structure dans sa relation avec l'architecture de l'église San Lorenzo.
L'église sécularisée San Lorenzo fut érigée entre 810 et 850xl. Elle fait partie des bâtiments très anciens de l’archipel. Comme beaucoup d'églises de Venise, notamment San Trovaso et San Maurizio, elle fut détruite par le grand incendie de 1105, mais reconstruite en suivant. C'est pendant les travaux de restauration entre le XVe et XVIe qu'elle adopta son architecture définitive. Le monastère de l'église, qui hébergeait des religieuses, devint une Maison de l'Industrie en 1812xli, puis un hospice pour personnes âgées, qui est maintenant une maison de retraite. Nono choisit San Lorenzo pour ses qualités acoustiques, même si nous pouvons supposer que le destin ouvrier puis social du monastère put le séduire en raison de son engagement militant. Grâce à un grand espace simple et unique à l'intérieur, orné de ferronnerie décorative, le son ne s'engouffre ni ne se modifie comme cela pourrait se produire dans les dédales de certaines églises. Cet espace permet aussi l’installation d’une structure gigantesque qui envahit l'église et s'ajoute à son architecture sans pour autant se confondre avec elle. En effet, l'armature de métal et les panneaux de bois ne s'intègrent pas vraiment aux colonnes en pierres grises de l'église. Ainsi, le visuel de la structure de Renzo Piano dans l'église de San Lorenzo répond à la même démarche dramatique que l'action sonore, celle de mise en rapport dialectiquexlii.
Le conflit est présent et actif, représenté par la structure moderne et le matériel électronique à vue dans une des plus anciennes églises de Venise. Mais la partie visuelle de l’œuvre s'inscrit finalement d'autant plus dans le drame kantorien en raison de l'espace qui « prend alors la qualité de sujet ». Prometeo s'autonomise de ses auteurs par le discours indépendant de l'espace. En effet, il n'est plus exclusivement fonctionnel, soumis à l'acoustique, mais devient esthétique. Alors que pour sa mission sonore la structure épouse harmonieusement San Lorenzo, la relation visuelle révèle une dissonance.
Cette dissonance expose un drame supplémentaire, autre que celui du matériau textuel : le conflit entre la Venise « carte postale » et la Venise quotidienne. Nono affirme en effet s'être inspiré des couleurs acoustiques de sa ville natale pour Prometeo, comme le silence rendu impossible par le bruit de l'eau, la polyphonie des marchés, les rues étroites et les petites places qui résonnentxliii, etc. Mais en poursuivant notre réflexion sur l'image que crée la structure dans San Lorenzo, nous pouvons trouver un sens à l'utilisation du terme tragédie, sous–titre de l'œuvre. Nono, qui s’était déjà engagé pour sa ville en proposant sa candidature au conseil municipal en 1975, s'inquiète de son destinxliv. Nous le savons, Venise souffre chaque jour un peu plus du tourisme de masse. Cette situation place l'archipel au centre d'un conflit tragique. Comment ne pas mourir du tourisme de masse dont la ville est tout de même dépendante économiquement ? De nos jours, les Vénitiens désertent la ville notamment par manque de logement, les propriétaires préférant louer à un prix plus élevé aux touristes. De ceci résulte bien sûr la fermeture de tous les commerces non destinés au tourisme et bientôt des services publicsxlv. Comment éviter que l'île ne se transforme en « parc d'attractions » quand son premier mal est aussi sa première source de vie ?
La structure moderne dans l'église San Lorenzo serait donc l'image de la cohabitation conflictuelle entre la Venise brillante du tourisme et la Venise souffrante des Vénitiens. Cette partie visuelle de Prometeo répond donc au qualificatif de politique puisqu'elle renferme son propre discours et qu'elle permet à l'œuvre de s'autonomiser de ses créateurs. Alors que Luigi Nono, Renzo Piano et Massimo Cacciari prônaient l'idée nouvelle d'adopter l'espace comme une donnée intrinsèque à la composition musicale, celui–ci, et par lui–même, ajoute une dimension supplémentaire à l'œuvre en apportant un discours visuel autonome.
5. Prometeo, théâtre ou concert ?
Prometeo n'appartient donc à aucun genre, à aucune forme esthétique. C'est en même temps une œuvre musicale qui fantasme le théâtre, une installation sonore et une construction plastique. Mais ces différents éléments, dont l'association en ces termes est innovante, sont finalement au service du sous–titre de l'œuvre, la tragédie.
Même si nous avons démontré que la tragédie est en grande partie portée par la dimension visuelle, Nono sous–titre son œuvre « tragédie de l'écoute ». Il est vrai que le sonore participe de la tragédie par l'absence de liberté du spectateur. Tant que celui–ci est présent – et nous avons vu que la structure ne permet pas vraiment le déplacement – il entendra. C'est une des caractéristiques essentielles de la réception du son, si l'auditeur est en capacité d'entendre, il subira cette réception quelle que soit sa volonté. Or, les personnages de la tragédie, au sens classique du terme, sont soumis au fatum, ce destin inéluctable. En ce sens, le spectateur est lui aussi soumis à une sorte de fatum de la réception, il ne peut vraiment échapper à l'œuvre. Le visuel répond donc à l'image du conflit tragique, quand le sonore place le spectateur au sein de celui–ci. Le contenu du drame, le mythe de Prométhée tel qu'il a été mis en forme par Massimo Cacciari, joue un tout autre rôle. En effet, le récit semble, lui, libérateur. Alors que certains éléments de Prometeo nous avertissent du destin tragique de Venise, le texte accorde l'espoir de se libérer de ce système. En sous–titrant son œuvre, « tragedia dell'ascolto », Nono oublie la capacité visuelle qu'elle renferme. Prometeo est finalement une œuvre qui se contredit : au sein d’une forme qui se dit strictement musicale, nous découvrons l'importance du visuel et au sein d'une tragédie, nous découvrons la mise en valeur de l'espoir et de l'initiative personnelle qui peuvent changer le destin des hommes. Prometeo fut ensuite exécuté dans l'Ansaldo, un entrepôt milanais, en octobre 1985. C'est dans ce lieu que la structure de Renzo Piano quittera l'œuvre qui deviendra finalement essentiellement sonore. Nous ne connaissons pas précisément les raisons officielles de l'abandon de la structurexlvi, mais Prometeo fut exécuté trois fois sans elle du vivant de Nono. Ces raisons semblent pouvoir correspondre au discours esthétique que nous lui avons accordé lorsqu’elle est placée dans l'église San Lorenzo à Venise, un discours perdu à Ansaldo à Milan. D'une œuvre d'un genre totalement inédit alliant plastique et sonore, Prometeo tragedia dell'ascolto s'est vu devenir une réelle « tragédie de l'écoute », abandonnant tout à fait sa dimension visuelle et perdant son autonomie face aux intentions des artistesxlvii.