Une lettre de Venise. Quand la ville écrit le film

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Il Campiello – Études vénitiennes

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Venise, la voir, la revoir. En imaginant l’imaginé. Quand vous voulez revoir Venise (et vous l’avez déjà vue de nombreuses fois) s’élever de la mer en hiver peut-être, à demi-désertée, ce que vous apprécierez c’est qu’elle n’aura pas changé du tout.i

1. Repérages

Venise, ville-imaginaire, ville de l’imaginaire, a été (d)écrite par toutes les plumes, vampirisée par tous les objectifs, et ne semble plus avoir de secrets à dévoiler. C’est l’endroit par excellence où l’on « imagine l’imaginé », comme le dit Susan Sontag, au sens où chacune de ses particules urbaines et sociales semble provenir d’un désir artistique. Venise est l’une des villes les plus regardées et les plus reproduites au monde, à tel point que l’on peut se demander si elle peut encore être l’objet de nouvelles formes de représentations, ou si elle est vouée au déjà vu. Alors que le nombre de ses habitants ne cesse de diminuer et que celui de ses visiteurs ne cesse d’augmenter, Venise ressemble de moins en moins à une ville, mais plutôt à un imaginaire commun replié sur soi-même. Gian Piero Brunetta affirme avec pessimisme que « Venise n’a jamais été vraiment vue ni racontée au cinéma »ii.

Il n’est donc pas étonnant que les réalisateurs arrivent au sein de la lagune les valises chargées de considérations préalables et d’idées reçues, qui sont brièvement exprimées dans les dialogues ou par la voix-off sur le mode : « Pour moi, Venise c’est… ». Mettant à la disposition du cinéma un décor prêt-à-filmer, les aperçus de la ville sont souvent réduits à un fond d’écran et au recyclage des lieux communs. Les Vénitiens sont caricaturés et cantonnés à quelques bribes de leur dialecte mélodique, et ne participent que très rarement au développement de l’intrigue.

La production cinématographique, dans sa méthodologie très formatée, y est aussi pour quelque chose : les réalisateurs se laissent souvent guider par les repéreurs locaux plutôt que de chercher par eux-mêmes leur Venise intime. Ils nous ont envoyé ainsi beaucoup de cartes postales, mais très peu de lettres. Leur geste le plus fréquent consiste à insérer de force un écrit scénaristique dans un espace urbain, un imaginaire personnel dans un imaginaire collectif. Imposer un univers étranger à la ville réelle contrarie le réalisme, voire le réel en soi, au profit de la représentation d’un imaginaire préconçu.

Notre article cherchera donc à mettre en valeur le geste contraire, c’est-à-dire celui consistant à partir de l’espace pour arriver à l’écrit (scénaristique) à l’image (filmique). Nous définirons les modalités poïétiques de ce geste qui, a priori, s’apparente à une approche documentaire de la ville (au sens noble : se confier aux confidences de la réalité pour arriver à la profondeur de l’imagination), mais nous verrons surtout comment la fiction tire profit de cette méthodologie, dans des films comme Le Terroriste (Gianfranco De Bosio, 1963), Lettres de Venise (Susan Sontag, 1983), où Pain, tulipes et comédie (Silvio Soldini, 1999). L’espace urbain y suggère des mises en scène et des mises en image qui révèlent de nouvelles possibilités représentatives et interprétatives, aussi bien pour Venise que pour le cinéma. Comme le rappelle Deleuze dans L’Image-temps : « la description d’un espace est toujours subordonné aux fonctions de la pensée »iii. Le geste que nous défendons n’a pas de valeur hiérarchique mais il vise ce que Deleuze appelle une « conscience-caméra » : une caméra qui ne se définit plus par les mouvements qu’elle est capable d’accomplir, mais par sa capacité à être « questionnante, répondante, provocante, expérimentante »iv.

2. Observation et découverte

À la tête du Teatro Stabile de Turin, Gianfranco De Bosio a la réputation d’être un metteur en scène politique et engagé. En 1963, ses amis Ermanno Olmi et Tullio Kezich lui proposent de financer son premier film, pour lequel il choisit de puiser dans son expérience au sein de la Résistance en Vénitie. Fort de son titre polémique, Le Terroriste (Il terrorista), le film est ponctué d’attentats menés par Renato Braschi (Gian Maria Volontè), chef du gap (gruppo di azione patriottica) à Venise et surnommé « l’Ingegnere », contre la Kommandantur et l’opposition fasciste. Braschi, partisan d’actions violentes, doit également faire face aux dissensions avec les modérés du cln (comitato di liberazione nazionale).

Dès les débuts du projet, ce sera Venise sinon rien : la scénographie de la cité lagunaire, épargnée par les ravages de la Seconde Guerre mondiale, plaît pour son immobilisme apparent et facilement mis à mal. Les décors sont donc totalement dépouillés de l’attractivité du centre historique et cherchent à donner une dimension précise et réaliste à l’histoire et aux lieux. Une Venise non pas monumentale, mais plus fermée et distante pour ceux qui ne connaissent pas ses endroits les plus enfouis.

Fig. 1 – Il terrorista

Fig. 1 – Il terrorista

Fig. 2 – Il terrorista

Fig. 2 – Il terrorista

De Bosio et son scénariste Luigi Squarzina cherchent à établir une relation avec les habitants des quartiers où ils comptent tourner, comme pour un documentaire : « Nous avons tourné le film avec l’aide des Vénitiens qui nous ont introduits dans les zones les plus impensables et que moi-même, connaissant pourtant bien Venise, je n’avais jamais vues : des zones actives, où habitent des ouvriers et des cheminots, des communautés non contaminées par le tourisme »v. Les deux hommes relatent encore « être allés à Venise, avoir habité et écrit le sujet du film en choisissant en même temps les lieux de tournage : une fois que nous étions d’accord sur une action, nous cherchions d’abord la maison où nous voulions la situer, et ensuite nous l’écrivions… »vi. Le réalisateur s’est en fait établi pendant deux mois avec son scénariste dans un pavillon du Lido pour écrire le scénario tout en effectuant le repérage des décorsvii. Concevant ainsi le film à partir de l’observation de la ville, ils prennent le décor vénitien comme l’objet expérimental de leur imagination. De Bosio a même essayé de circuler en barque sur les canaux en recherchant le chemin qu’il aurait pris pour déposer une bombe. Ces expériences imaginatives sont retranscrites dans le film : lors de la longue scène de l’attentat à la Kommandantur, la caméra mise en proue de la barque montre une Venise tout à fait extraordinaire, qui n’est connue que de ses habitants.

La préparation méticuleuse du film, qui subordonne son action à l’espace urbain et les souvenirs personnels à la recherche minutieuse et au ressenti du présent, a permis une unité esthétique fondamentale : la grisaille, la pluie et le froid dominent l’image, afin d’ankyloser la cité lagunaire dans un espace homogène qui ne laisse espérer aucune évolution, qui suggère le repli ou la retraite, comme si le metteur en scène avait voulu agencer une scène paradoxale pour des personnages voulant changer la réalité de leur temps. Pour De Bosio, la spectacularité de la cité lagunaire ne s’exprime pas à travers les monuments grandiloquents de la Venise « majeure », mais elle résulte d’une poétique de l’espace insufflée par la ville des Vénitiens, bien plus originale que celle des touristes (car encore peu représentée en 1963). Le Terroriste est donc l’un des premiers exemples où l’éblouissement suscité par les lieux communs et monumentaux est snobé par le cinéma pour privilégier la découverte de l’humble harmonie visuelle de la ville dite « ordinaire ».

3. Signes et détails

Avant que la Seconde Guerre mondiale n’éclate, Venise a déjà été filmée : en noir-et-blanc comme en couleur, en décors réels comme en studio, en « majeur » ou en « mineur ». Plusieurs films acceptent les lieux communs sans réticence et tentent même de la sublimer. Choisi pour éblouir et faire recette, le décor stéréotypé de Vacances à Venise (1954) de David Lean correspond à ce que l’on attend de la romance de Jane (Katharine Hepburn), une vieille fille américaine qui s’entiche de Renato (Rossano Brazzi), un vendeur d’antiquités du campo San Barnaba. Dès les premières minutes du film, Lean suit les sentiers battus, montrant l’arrivée de la touriste américaine à la gare de Santa Lucia, où des visiteurs affamés de clichés débarquent par centaines. Elle prend ensuite le premier vaporetto disponible qui, grâce à la magie d’un montage pour le moins irréaliste, l’emmène en quelques secondes devant les façades pittoresques du Grand Canal et de la basilique de la Salute. Fort heureusement, les raisons tout d’abord lucratives de ce projet « exotique » (à l’époque) n’empêchent pas un regard attentif et curieux de la part du cinéaste anglais : son film emploie Venise en tant que protagoniste.

Fig. 3 – Vacances à Venise

Fig. 3 – Vacances à Venise

L’expérience subjective de Jane s’assimile en réalité à celle vécue in loco par David Lean lors de la pré-production. Celui-ci s’installa avec son coscénariste H. E. Bates à l’hôtel Bauer Grunwald au printemps 1954 et les deux hommes tombèrent sous le charme de la ville (excepté pour la nourriture, un peu répétitive, comme le raconte une anecdote)viii. Le tournage en décors réels était loin d’être un passage obligé pour le cinéma anglais des années 1950 et les studios auraient pu reproduire les sites vénitiens en limitant les dépenses (de fait, le financement de la fin du tournage sera rocambolesque), mais Lean « voulait transmettre au public sa perception de Venise, et cela ne pouvait se faire qu’en tournant entièrement sur place »ix, à la manière de ce qu’avait osé William Wyler pour Vacances romaines (1953). Quelques scènes d’intérieurs sont tout de même tournées en studio, mais dans les établissements Scalera de la Giudecca, pour éviter de quitter l’atmosphère vénitienne.

Lors du tournage, Katharine Hepburn remarque avec lucidité que :

Ce film est l’histoire de David Lean à Venise. C’est-à-dire de quelqu’un qui ne connaissait pas forcément les célèbres trésors de la ville mais réagissait à l’atmosphère de cette cité magique […]. J’avais l’impression qu’il ingérait littéralement Venise. Qu’il se l’appropriait. Il avait un grand talent de photographe. L’histoire était contenue dans les plans.x

Fasciné par la lagune, par la possibilité infinie de compositions de figures, d’espaces, d’aperçus et de couleurs offertes par la ville-symbole de l’imaginaire touristique par excellence, le cinéaste décalque non sans ironie sa perception de l’espace urbain sur celle de la protagoniste Jane, ce qui donne parfois l’impression que la fiction s’arrête pour laisser place à un documentaire urbanistique. Ses images s’extirpent du pur recyclage car finalement la photographie en Eastmancolorxi du « déjà vu » possède un caractère singulier, et Venise devient ainsi le champ des possibles pour son personnage et pour son film. Cela dit, l’admiration déclamée à la ville dans ces décentrements descriptifs ne constitue pas un aparté narcissique mais bel et bien la cohérence nécessaire entre le sentimentalisme des personnages, les lieux de leurs vicissitudes et le lyrisme du cinéaste. La correspondance entre la fiction et son « créateur » n’est donc pas gratuite. Lean affronte une période de sa vie où il est attiré par le thème de la solitude : « le film montre une femme solitaire qui tombe amoureuse et […] je ne connais pas de meilleur remède à la solitude »xii, déclare-t-il. Il prend prétexte du tournage à l’étranger pour laisser son épouse, l’actrice Ann Todd, à Londres et entamer une procédure implicite de séparation.

Lean n’écrit donc pas simplement la ville des amoureux à l’eau de rose, mais accepte des scènes montrant une Venise qui vit et qui n’est pas qu’un décor magnifiant et idéalisé. Par exemple, lorsque Jane arrive à Saint-Marc, elle passe d’un campo agité par la vie touristique à une calle étroite et inattendue où l’on entend en off les dialogues des Vénitiens dans les habitations à l’heure du déjeuner, saisissant ainsi l’ambiance d’une ville où les habitants étaient encore présents : il s’agit d’un détail anthropologique qui rend compte de l’attention du cinéaste à la question urbaine, et qui tient ainsi à insérer son héroïne dans un cadre concret et réaliste, prenant ainsi le contrepied des Venise fantaisistes d’Hollywood.

Fig. 4 – Vacances à Venise

Fig. 4 – Vacances à Venise

Fig. 5  – Vacances à Venise

Fig. 5  – Vacances à Venise

À une époque où les images du monde étaient encore l’apanage des salles de cinéma, Lean s’autorise aussi quelques séquences dignes d’un film de voyage : le cérémonial des automates de la Tour de l’Horloge, la sieste des chats, les vues en contre-plongée de monuments isolés… De l’aveu même des Vénitiens que Lean fréquentait, Vacances à Venise a beaucoup contribué à l’essor du tourisme – avant le boom économique italien – peut-être parce que, selon ses propres dires, le réalisateur « [a] réussi à restituer l’essence de Venise »xiii.

Dans une veine bien différente de celle de Lean, mais avec une attention tout aussi remarquable pour les détails urbains, Pain, tulipes et comédie (Pane e tulipani, 2000), cinquième long-métrage de Silvio Soldini, montre un cadre souvent inédit qui fuit les itinéraires tracés à l’avance, et où la cité lagunaire devient le prétexte à l’introspection et au départ vers une vie meilleure pour les personnages. Le périple de sa protagoniste Rosalba est une invitation à l’imagination : une mère de famille, « oubliée » par les siens sur une aire d’autoroute, fait de l’autostop pour regagner son foyer, mais fugue en cours de route à Venise, où elle commencera une nouvelle vie en compagnie de Fernando, l’unique serveur d’origine islandaise de l’histoire du cinéma italien.

L’écrivain vénitien Roberto Ferrucci collabore avec Soldini lors des repérages des lieux de tournage. Il ne remarque chez lui ni incertitude ni tension : son calme et son flegme le surprennent, et démontrent que Soldini avait immédiatement compris les possibilités innovantes que lui offraient la ville. Il va littéralement chercher « sa » Venise et s’impose une véritable découverte de la ville, une compréhension de « la vraie âme de la ville, un peu comme si elle était elle aussi l’un des personnages »xiv. Au cours du tournage, Soldini vit profondément le processus créatif au sein de la ville. Le matériel arrive par les canaux et la troupe se déplace à pied ou en barque. Le réalisateur se rend vite compte de la difficulté de tourner dans les décors réels vénitiens, mais il est convaincu de la bienveillance et de la « complicité » de la ville :

Se lever le matin et aller travailler à pied, peut-être en traversant la place Saint-Marc à huit heures, est comme un rêve. Peut-être que c’est cette stupeur qui a influencé le bon climat au sein de l’équipe car, malgré tous les problèmes, ça a été un moment de réel plaisir.xv

La bonne ambiance est également assurée par la vie commune de l’équipe de tournage au sein d’une résidence de Castello, le même sestiere où sont logés les personnages du scénario, comme pour mieux partager avec eux la confusion des rêves et de la réalité.

La fable imaginée par Soldini et sa scénariste Doriana Leondeff se détourne de l’imaginaire grandiloquent de la cité lagunaire, à l’image du campanile de Saint-Marc que l’on n’aperçoit qu’à travers le reflet des lunettes de Rosalba. De la sorte, certains décors moins touristiques et plus intimes semblent éclore à l’écran.

Fig. 6 – Pane e tulipani

Fig. 6 – Pane e tulipani

Si la ville apparaît parfois concrète et populaire, elle résiste fortement au conformisme et à la banalité. Choisie pour sa fantaisie, la Venise de Pain, tulipes et comédie va à l’encontre de son mythe, dévoilant des endroits méconnus qui attirent l’espace filmique vers d’autres horizons esthétiques. Le film quitte ainsi les sentiers battus et les itinéraires touristiques pour trouver des formes de beauté dans les contours simples et l’atmosphère marécageuse des îlots désertiques de la lagune. La toponymie de la « Venezia minore » imprime également au scénario ses aspects fabuleux, au sens où le campiello dei Miracoli de Cannaregio – là où Rosalba se « reconvertit » finalement en fleuriste et vit son amour avec Fernando – devient le lieu d’un petit miracle et d’un « joli recommencement »xvi.

Fig. 7 – Pane e tulipani

Fig. 7 – Pane e tulipani

Ce sont donc la personnalité volubile de Venise et son matériau urbain même, lesquels s’accommodent mal de la modernité, qui permettent de s’éloigner d’une vision passéiste et traditionnelle, et d’écrire un film innovateur.

4. Peinture et hasard

Mario Brenta possède une qualité encore trop rare, celle d’être à la fois un penseur et un praticien du cinéma. Révélé en France dans les années 1970 par la fiction (et par son premier long-métrage Vermisat, en 1974), le réalisateur vénitien s’oriente régulièrement vers le documentaire et participe à l’aventure d’Ipotesi Cinema (une école d’« auteurs » de cinéma) avec son ami Ermanno Olmi. En 1986, il s’intéresse à l’écologie et aux îlots délaissés de la lagune dans Robinson in laguna, mais c’est Calle de la Pietà (2011), à la photographie très soignée malgré ses moyens logistiques rudimentaires, qui va servir notre recherche.

On pourrait résumer le film en disant qu’il raconte la dernière journée du Titien, mais cela en donnerait une vision réductrice et faussée. Loin d’être une reconstitution historique en costumes, il s’agit d’une adaptation du Seizième siècle à notre époque sans acteurs professionnels. Brenta alterne séquences dans l’atelier du peintre (situé à Castello, dans la calle qui donne son nom au film) et plans descriptifs de la ville et d’une jeune femme, Maddalenaxvii, nom rêvé du dernier amour d’un artiste octogénaire. Deux voix-off commentent les images et les corroborent d’une réflexion profonde sur l’art et l’existence.

La caméra-conscience de Brenta scrute la cité lagunaire à la recherche d’images picturales qui décriront la ville comme un immense tableau déstructuré. Ses plans illustrent le commentaire sur la vie du Titien par des images-tableau observées dans certains détails de la ville, comme par exemple des poissons vus à travers l’eau translucide d’un canal qui nous font appréhender ce morceau de Venise comme une peinture impressionniste.

Fig. 8 – Calle della pietà

Fig. 8 – Calle della pietà

Le documentariste croit en « un acte de représentation de la ville qui est vécu de l’intérieur, où l’émotion suscitée par l’acte de création prend le pas sur la réflexion ; où le concept s’incline devant l’affect »xviii, car pour lui la pensée prive de poésie et de complexité. Il explique le refus de cette limpidité de l’écriture du réel, d’une imagination qui violente ou trahit, en citant Saint-Exupéry : « L’essentiel est invisible pour les yeux »xix. Partant, l’« effet-tableau »xx (dans le cadrage et la composition) est aléatoire même s’il est guetté, à la différence du peintre qui gère chaque centimètre de sa toile.

Écrivant sur Robinson in laguna, Brenta affirme que :

Très souvent nos intentions naissent par hasard (ainsi semble-t-il), et cette part du hasard nous désoriente [et] nous pousse à trouver des justifications solides, claires […] qui peuvent nous protéger de cette part du hasard, c’est-à-dire de […] ce que nous appréhendons comme notre part la plus intime, obscure [et] inconnue.xxi

Lorsque Titien meurt et est enterré, le réalisateur filme le travail des éboueurs vénitiens et opère plusieurs gros plans sur les sacs poubelles dont il capte l’activité des fourmis gloutonnes. Véritables fossoyeurs du présent, débusqués « au hasard » d’un parcours non planifié au sein de la ville, la présence inattendue et incontrôlable des insectes enrichit le film d’une tonalité ironique, faisant allusion à la fin dérisoire d’une existence majestueuse. Brenta relate ensuite le fait que des voleurs pillèrent de fond en comble la maison du Titien après sa mort, en ne touchant cependant à aucune œuvre.

Fig. 9 – Calle della pietà

Fig. 9 – Calle della pietà

L’objectif de la caméra se penche aussi sur le titre d’un article trouvé par hasard dans un amas de détritus et qui renforce son propos sur l’art : « Des artistes font des mondes », rappelant que pour lui « le monde n’est pas quelque chose de prédisposé et d’uniforme mais un champ de surprises ouvert et flexible »xxii.

Fig. 10 – Calle della pietà

Fig. 10 – Calle della pietà

Pour Brenta, faire du cinéma est aussi une activité flexible, où la vérité transcende le réel qui l’a engendré. La médiation de la ville au cinéma doit accepter les ambiguïtés, les suggestions et les contradictions du réel pour susciter des questionnements. L’écriture cinématographique de Venise échappe ainsi à sa réécriture lorsqu’elle n’est plus immédiatement identifiable, c’est-à-dire dans l’échelle de l’insert : c’est dans cette dimension que chaque pierre est différente de l’autre et que tout peut devenir un signe nouveau, à la manière d’une synecdoque restrictive d’un ensemble urbain plus grand.

Brenta exhorte enfin à découvrir la pensée à travers les choses : chez lui, ce n’est pas la pensée qui donne une forme, mais la forme prise dans le réel qui pense et qui donne à penser. Les images-tableau créées par la caméra sont donc réalistes, selon la définition qu’il donne du réalisme, c’est-à-dire « un regard admirant le monde qui s’ajoute au monde sans la prétention de le réduire à quelque chose d’autre »xxiii.

5. Échos, jeux et matières

Notre réflexion se conclut par le film auquel nous avons emprunté son sous-titre, Unguided tour. A Letter From Venice de Susan Sontag (1983). Le point de départ de cette œuvre est une nouvelle écrite vingt ans auparavant par le même auteur et qui s’intitule Visite non guidéexxiv. Une narratrice/Susan Sontag parle d’un voyage en France et qui une fois rentrée, se sent encore « là-bas ». Sans être jamais nommée ou visitée, Venise est peut-être déjà évoquée à travers la description de canaux et le voyage est associé à une société de consommation que la narratrice refuse : « Je ne veux pas en savoir plus que ce que je sais, je ne veux pas m’attacher davantage à ces endroits célèbres que je ne le suis déjà. »xxv

La version filmique est donc une adaptation très libre de la nouvelle, dont on ressent parfois quelques réminiscences mais qui finalement laissent libre cours à l’expérience personnelle de la réalisatrice à Venise, dont se sera d’ailleurs le dernier de ses quatre longs-métrages. Si le fil rouge est l’histoire d’un couple au bord de la rupture qui voyage à Venise, Susan Sontag travaille sans trame narrative ni scénario. Elle porte sur soi tout au plus un découpage succinct, sorte de liste faisant la part belle à la toponymie et aux archétypes vénitiens (dont la chronologie ne sera finalement pas respectée au montagexxvi), et synthétise au préalable ses intentions comme « une ode à la décrépitude », « un poème pour la capitale de la mélancolie »xxvii. La réalisatrice (qualificatif réducteur pour une intellectuelle « touche-à-tout » comme l’est Susan Sontag) tourne au mois de février 1983 et Venise lui offre une ville froide, pluvieuse et gelée comme elle le souhaitait. Une Venise qui est à son image : rigide et forte, sérieuse et élégante, ce qui n’est point surprenant puisque dans son recueil Sur la photographie de 1977, elle écrivait déjà : « Photographier, c’est s’approprier l’objet photographié. »xxviii

Susan Sontag collabore avec le directeur de la photographie suisse Renato Berta qui emploie une petite caméra facilement transportable. Cela permettra une certaine souplesse de travail et une photographie qui réussit à saisir les instants singuliers de la ville : des situations, des fluctuations et des mouvements proprement vénitiens, comme par exemple des graffitis donnant matière à réflexion, les déchets abandonnés en bord de canal ou l’apparition de l’acqua alta par les bouches d’égout (les tombini).

Fig. 11 – Unguided Tour

Fig. 11 – Unguided Tour

Fig. 12 – Unguided Tour

Fig. 12 – Unguided Tour

Fig. 13 – Unguided Tour

Fig. 13 – Unguided Tour

Dans la cité lagunaire, Sontag ne cueille pas seulement des détails au vol, elle recherche les échos de son expérience personnelle, d’un ressenti où l’intellect prend le pas sur l’affect : à l’inverse de Lean et de Brenta, il s’agit plus de penser Venise que de s’y émouvoir. À travers l’utilisation originale et récurrente de trois voix-off (deux voix féminines et une voix masculine), Sontag nous adresse sa Venise, comme si elle en envoyait une lettre au spectateur :

[…] Mais je pourrais décider de rester, ou de changer de programme, ou croirais-tu que je renoncerais à quelque chose d’irremplaçable ? Une ville habitée par ses édifices. Des édifices menacés d’extinction. La ville qui, un jour, disparaitra. Venise. Notre Titanic au ralenti. […] À quelle distance sommes-nous de la fin ? Au début, dit quelqu’un, le monde entier c’était l’Amérique, mais au final le monde entier c’est Venise.

Une lettre non seulement textuelle, mais aussi sonore et surtout visuelle. Dès le générique d’ouverture, le film est mis sous l’égide de la photographie : plans fixes, immobiles et aux cadrages géométriques prononcés, bruitage d’un déclencheur d’appareil photo. Mais cette photographie absorbe la vie urbaine se déroulant sous ses yeux et la laisse s’exprimer librement. Ici aussi, la Venise touristique a encore le pouvoir d’éviter le déjà vu. Les clichés urbains n’occultent pas non plus leur caractère cinématographique, mais au contraire ils le valorisent en opérant un étonnant montage de sons hors champ (la voix d’un réceptionniste blasé qui prend des réservations) ou en mettant en scène des jeux parfois improbables avec l’espace urbain (apparition et disparition du personnage derrière des colonnes, marche sur un parapet). Avec l’élégante danseuse étoile Lucinda Childs, sa compagne de l’époque, Susan Sontag improvise une scène de danse libre. Le corps de la danseuse est porté par l’air, à l’image des girouettes de l’arrière-plan.

Fig. 14 – Unguided Tour

Fig. 14 – Unguided Tour

Susan Sontag réussit toujours à intégrer la matière urbaine dans sa mise en scène, à accueillir l’organique dans le drame : des pigeons envahissants le cadre au point de ressembler à un tableau avant-gardiste (Fig. 15), des marbres poreux et noircis, une acqua alta omniprésente. La ville est figée à l’image et le couple y est pétrifié comme un gisant. Ainsi, le concret nourrit l’abstrait de nouvelles significations : les pierres de Venise prennent aussi l’apparence de la page où la cinéaste écrit sa fiction, ses considérations et ses réflexions, comme à la fin où la voix-off affirme que « le monde entier ce n’est pas l’Amérique, c’est Venise ». S’en suit une étude photographique de lions décrépis, prêt à s’écrouler et à être engloutis dans l’abîme du temps, comme une métaphore d’une civilisation à l’orgueil dérisoire.

Fig. 15 – Unguided Tour

Fig. 15 – Unguided Tour

À l’encontre des constats désabusés et du recyclage des clichés évoqués au début de notre propos, le geste que nous défendons – à savoir « écrire à l’écran » une lettre plutôt qu’une carte postale – se veut avant tout un engagement dans le monde de la ville : porter un regard qui admire ou critique Venise, qui observe et recueille, qui accepte ou rejette, mais en valorisant toujours la force d’un choixxxix. À travers ces lignes et les œuvres choisies, nous voulons mettre en avant une méthodologie d’écriture patiente, faite d’imprégnation, de rencontre, d’une relation profonde avec la ville et ses habitants. Le recyclage des images s’efface dès lors que l’on s’attache aux petites choses, ou que l’on ne hiérarchise plus les éléments urbains. Puisque toute ville ne cesse de se réécrire dans le temps, ce geste consacre indirectement la formule optimiste de Sergio Bettini, affirmant qu’« aucune sans doute plus que Venise ne possède ce caractère de disponibilité et d’inépuisable “interprétabilité” »xxx.

Note de fin

i Sontag Susan, Temps forts, Paris, Christian Bourgeois, 205, p. 449.

ii Brunetta Gian Piero, « Venezia e il cinema », in Gian Piero Brunetta, Alessandro Faccioli (dir.), L’immagine di Venezia nel cinema del Novecento, Venise, IVSLA, 2004(je traduis tous les textes de l’italien au français).

iii Deleuze Gilles, L’Image-temps. Cinéma 2, Paris, Minuit, 1985, p. 35.

iv Ibid.

v De Bosio Gianfranco, « Intervista con V. Pagliero », Sipario, n° 207, juillet 1963, pp. 12-13.

vi Ibid., p. 13.

vii C’est ce que fait aussi le regretté Carlo Mazzacurati pour son documentaire Sei Venezia (2010), en louant pendant quatre mois une sorte d’auberge espagnole pour trouver un sujet sur Venise, sujet qui deviendra : « la réalité de six Vénitiens ». Je renvoie au dvd de Sei Venezia et au très intéressant livret qui l’accompagne.

viii Brownlow Kevin, David Lean : une vie de cinéma, trad. Catherine Gaston-Mathé, Paris Cinémathèque française, 2003, p. 344.

ix Ibid., p. 345.

x Hepburn Katharine, Moi. Histoires de ma vie, trad. fr. Françoise Cartano, Paris, Presses de la Renaissance, 1991, pp. 206-207.

xi Pour rappel, il s’agit d’une pellicule en couleur Kodak utilisée durant les années 1950 et louée pour sa fidélité aux couleurs réelles.

xii David Lean cité dans Brownlow Kévin, op. cit., p. 341.

xiii Ibid., p. 360.

xiv Silvio Soldini cité dans Ferrucci Roberto, Pane e tulipani. La sceneggiatura, i protagonisti, le immagini del film dell’anno, Venise, Marsilio, 2000, p. 21.

xv Ibid.

xvi Malausa Vincent, « Pain, tulipes et comédie », in Cahiers du Cinéma, 544, 2001.

xvii Il faut signaler que Maddalena est interprétée par Karine de Villers, co-réalisatrice et compagne de Mario Brenta.

xviii Interview de Mario Brenta par Julien Lingelser, 6 juin 2012, in Lingelser Julien, Filmer Venise. Poétiques d’une ville au cinéma, Hellenvilliers, La Tour verte, à paraître.

xix Ibid.

xx Sur la notion d’« effet-tableau », je renvoie aux recherches de Costa Antonio, Il cinema e le arti visive, Turin, Einaudi, 2002, pp. 311-317.

xxi Brenta Mario, « A proposito di Robinson in laguna », a cura di Leonardo Ciacci, Venezia è una città. Un secolo di interpretazioni del cinema documentario, Venise, Marsilio, 2004, p. 76.

xxii Interview de Mario Brenta du 6 juin 2012, op. cit.

xxiii Ibid.

xxiv Cf. Susan Sontag, Moi, etcetera, trad. fr. Marie-France de Paloméra, Paris, Seuil, 1983, p. 288.

xxv Ibid., p. 280.

xxvi Cette liste de soixante-et-un plans a été retranscrite dans Bignardi Irene, Storie di cinema a Venezia, Venise, Marsilio, 2012, pp. 137-139.

xxvii Ibid., p. 135.

xxviii Sontag Susan, Sur la photographie (1977), tr. fr. Philippe Blanchard, Paris, Christian Bourgeois, 2008, p. 16.

xxix Cf. Delorme Stéphane, « Le style et le geste », in Cahiers du cinéma, 687, 2013, p. 5.

xxx Bettini Sergio, Idea di Venezia , in Id., Tempo e forma. Scritti 1935-1977, a cura di Andrea Cavalletti, Macerata, Quodlibet, 1996, p. 27.

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Julien Lingelser, « Une lettre de Venise. Quand la ville écrit le film », Line@editoriale [En ligne], 9 | 2017, mis en ligne le 09 mars 2023, consulté le 18 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lineaeditoriale/1711

Auteur

Julien Lingelser