Bilinguisme et trilinguisme dans les pratiques pédagogiques et missionnaires de la Compagnie de Jésus, durant les XVIe et XVIIe siècles

  • Bilinguisme et trilinguisme dans les pratiques pédagogiques et missionnaires de la Compagnie de Jésus, durant les XVIe et XVIIe siècles

Résumés

I gesuiti e i loro obiettivi missionari sono responsabili di un importante lavoro nel campo della grammatica e della lessicologia, sia nella riflessione sulle lingue europee che su lingue precedentemente sconosciute. Insieme ai loro studenti, hanno prodotto diversi dizionari e grammatiche, come la Grammatica Latina di padre M. Álvares con esempi in latino, portoghese e giapponese. In questo articolo, intendiamo esplorare le ragioni e le circostanze che favorirono un particolare sviluppo nel campo della linguistica tra i Gesuiti, così come gli obiettivi che animarono il loro investimento nella lessicologia e nella grammatica.

The Jesuits and their missionary objectives have done an important work in the field of grammar and lexicology, both in the study of European languages and previously unknown languages. Together with their students, they have produced several dictionaries and grammars, such as Father M. Álvares’ Grammatica Latina with examples in Latin, Portuguese and Japanese. In this article, we intend to explore the reasons and circumstances that favoured a particular development in the field of linguistics among the Jesuits, as well as the goals that animated their investment in lexicology and grammar.

Texte

La vie d’un collège de la Compagnie de Jésus aux XVIe et XVIIe siècles était incontestablement bilingue. En plus de la langue vernaculaire, le latin servait également de langue de communication et n’était pas simplement une langue littéraire ou scientifique.

En effet, le latin était la langue utilisée non seulement en classe, mais aussi dans la cour de récréation, la langue dans laquelle on apprenait à argumenter et à spéculer, la langue dans laquelle les monuments littéraires étaient lus et appréciés, la langue dans laquelle les différentes sciences étaient apprises, la langue dans laquelle les causes étaient évoquées, la langue avec laquelle les fêtes étaient célébrées, les progressions académiques, les visites de personnalités importantes au collège, la langue de la liturgie et de la prière.

Lorsque nous observons ce bilinguisme, nous ne pouvons pas oublier que la redécouverte des textes de l’Antiquité détermina la réorientation des humanistes vers les modèles littéraires de la même Antiquité, en essayant d’imiter leurs structures et leur lexique. Cependant, cela ne signifie pas que le latin du début de la Modernité soit un « miroir du latin du monde classique » imité principalement par les grands monuments littéraires1. En effet, l’expansion des connaissances, le contact avec de nouvelles cultures, les progrès technologiques et les controverses doctrinales qui agitaient alors l’Europe, contribuèrent à l’enrichissement, non seulement des langues vernaculaires, mais également de la langue latine, qui a étendu son lexique et sa sémantique.

Le latin fut précieux dans la création de néologismes et de circonlocutions, dans la transmission de nouveautés d’une Europe en mutation et d’un monde qui, pour la première fois, était connu globalement. Ces ressources linguistiques ont, à leur tour, exercé leur influence sur l’évolution lexicale des différentes langues européennes.

Lorsque nous considérons l’étude des dictionnaires trilingues au début de l’Europe moderne, nous ne pouvons pas oublier que, dans les milieux les plus les plus éduqués, et pas seulement au sein d’une élite minoritaire, cette même Europe est bilingue. De plus, si nous considérons l’environnement éducatif des collèges de la Compagnie de Jésus, en plus du bilinguisme vernaculaire/latin, nous devons envisager la fréquente cohabitation avec d’autres langues européennes, grâce à la dimension transnationale de la Compagnie et de la mobilité naturelle, fréquente et nécessaire de ses membres.

Les Jésuites, en tant que participants à la naissance de l’Europe moderne, laissèrent leurs marques dans de nombreux domaines de la vie, de la pensée et de la culture occidentales, assumant bien souvent le rôle de protagonistes et de pionniers.

L’un des domaines dans lesquels les Jésuites se distinguèrent en tant que pionniers fut l’approche scientifique de langues auparavant inconnues de l’Europe, un fait qui ne peut être compris que si nous prenons en compte les objectifs qui conduisirent les missionnaires aux endroits les plus inhospitaliers et les plus éloignés, et les motivations qui les soutenaient spirituellement.

Les missionnaires qui partaient pour l’Orient rêvaient de la Chine et du Japon qui leur étaient décrits dans les lettres de leurs compagnons missionnaires dans ces pays. Il s’agissait d’un Orient mythifié dans la poésie, au théâtre, dans des discours qui occupaient la vie scolaire et religieuse des collèges. Ils n’avaient aucune connaissance directe de ce qui les attendait. Tout comme ceux qui acceptaient leurs Indipetæ2, c’est-à-dire leurs demandes officielles pour partir en Orient, adressées au Père Général. En effet, ce n’était pas les supérieurs des missions en Orient qui choisissaient les missionnaires mais leurs supérieurs en Europe. Les critères régissant la sélection ne sont pas complètement clarifiés, mais nous savons que ceux qui acceptaient ou non les demandes n’avaient pas d’expérience directe des missions en Orient.

Nous savons que les Litteræ Indipetæ pouvaient attendre une réponse pendant plusieurs années, mais même dans ce cas, ceux qui voyaient leur demande prise en compte étaient en majorité les plus jeunes, ce qui pouvaient compter sur la santé et la vigueur physique de leur jeunesse. Cela signifie cependant que, dans la plupart des cas, ces jésuites étaient encore au milieu de leur parcours de formation, qu’ils finiraient une fois installés en Orient.

Une fois la permission de voyager aux Indes arrivée, le premier défi à relever était le long et difficile voyage en mer, qui pouvait durer plus d’un an. C’était également pour beaucoup leur première expérience missionnaire, avec l’équipage et les compagnons de voyage, à qui ces jésuites apportaient une assistance physique et spirituelle. C’était un véritable essai dans une expérience limite de contact direct avec la fatigue, la maladie, le danger et la peur, à la fois pour eux-mêmes et pour les autres. Ces voyages ont également commencé à être utilisés, lorsque cela était possible, comme temps d’étude. Dans une lettre envoyée de Rome, le 14 octobre 1565, le père Juan Polanco, au nom du Père Général, demandait au Provincial du Portugal de demander aux prêtres de l’Inde, du Brésil et du Japon d’envoyer au Portugal un vocabulaire de la langue la plus utilisée sur place, afin que les missionnaires puissent l’étudier en profitant ainsi du temps du voyage3.

Mais les difficultés d’un long voyage en mer avec tous ses ennuis et ses périls n’étaient cependant que l’antichambre d’un énorme défi auquel les jeunes missionnaires devaient faire face dans un monde complètement autre, non seulement dans ses conditions naturelles, mais également humaines et sociales. Les différences culturelles et linguistiques constituaient une nouvelle barrière, bien difficile à transposer. Dans ce défi, la maîtrise de la langue locale était l’outil essentiel pour survivre dans ce jeu, et les jésuites au départ étaient bien équipés avec les outils et la pratique nécessaires.

L’une des acquisitions les plus importantes pour le missionnaire, que ce dernier acquérait au cours de sa formation dans les Collèges, était la capacité d’analyser les structures linguistiques, en plus, bien sûr, de la capacité d’argumentation, de traiter les abstractions de la philosophie et les concepts théologiques. La plupart de ceux qui entraient au noviciat de la Compagnie avaient étudié dans leurs Collèges et avaient passé plusieurs années à l’étude du latin, ce qui impliquait l’analyse de la syntaxe et de la morphologie, la mémorisation des paradigmes de déclinaison et de conjugaison, les glossaires, la lecture et l’analyse des auteurs du canon classique, la composition en prose et en vers, et la paraphrase. Et ce n’était pas seulement le latin qui occupait cette étude grammaticale. En tant que vrais humanistes, les Jésuites comprenaient l’importance de l’étude des langues et, dans les cours d’Humanités, le grec et l’hébreu faisaient également partie de leurs programmes. Cette formation était un outil essentiel et précieux pour que les missionnaires puissent apprendre des langues aussi éloignées que le chinois ou le japonais.

L’étude de la grammaire latine, “pierre angulaire” de la structure éducative de la Compagnie de Jésus, comme l’appela Lian Brockey dans son livre Journey to the East, fut certainement l’outil le plus précieux des missionnaires dans leur premier contact avec les langues orientales, dans leurs premières réflexions métalinguistiques sur les langues locales.

En outre, chaque jésuite durant sa formation, passait par une pratique de l’enseignement pouvant durer plus de deux ans, et la plupart des missionnaires étaient déjà passés par cette pratique. L’expérience d’enseigner des structures linguistiques, en plus de diriger un groupe d’étudiants, de les organiser et de les accompagner dans l’étude, était une autre forme de formation pour les jeunes missionnaires qui avaient déjà essayé les deux côtés du processus d’apprentissage : celui de l’étudiant et celui du professeur.

Comme nous l’avons dit auparavant, le caractère transnational de la Compagnie, née d’un lien direct avec le Pape et avec lui, et non pas avec un royaume directement soumis, a également favorisé la coexistence multilingue, non seulement dans les Maisons de l’Europe, mais également dans les missions.

Les missions orientales étaient, en effet, multilingues car, bien que la majorité des missionnaires aient été recrutés dans les Collèges portugais, une partie raisonnable était recrutée un peu dans toute l’Europe, soit parce que les besoins des missions étaient nombreux et que la province portugaise n’avait pas les ressources nécessaires, soit parce que, d’une façon générale, parmi les jeunes jésuites, il y avait un grand désir de devenir missionnaire en Orient. Portugais, Castillans, Flamands, Français, Italiens intégrèrent l’assistance portugaise en Orient. Loin de leurs pays et de leurs Collèges d’origine, originaires de pays différents, les jésuites arrivaient à établir des communautés de mission cohérentes et efficaces, en partie grâce à une formation commune à tous, résultat d’un programme académique uniforme après la création de la Ratio Studiorum, et en partie également, grâce à leur préparation spirituelle, toujours rythmée par les Exercices Spirituels de saint Ignace, un outil de pédagogie spirituelle que tout le monde répétait chaque année.

Face aux difficultés linguistiques, nous ne pouvons pas oublier les motivations spirituelles de ces missionnaires, qui déployaient tous leurs efforts dans l’apprentissage, animés par un esprit d’ascèse et par une volonté de fer de communiquer la foi. Le père José de Acosta, dans un grand volume sur les missions4, dans laquelle il purifie l’expérience de la Compagnie de Jésus, consacre quelques chapitres à la question de la différence linguistique, aux problèmes qu’elle soulève, aux moyens de la résoudre et, bien sûr, aux raisons spirituelles qui soutiennent la détermination à surmonter les difficultés. Toujours en référence aux textes bibliques, dans le chapitre « pourquoi la difficulté de la langue ne doit-elle pas faire obstacle à la propagation de l’Évangile »5, José de Acosta rappelle que les premiers apôtres reçurent le don des langues pour évangéliser, mais qu’en l’absence de ce don, les nouveaux missionnaires doivent s’aider du plus grand don de tous, la charité ou l’amour. Lorsque la charité abonde en Christ, le travail et les efforts accomplissent ce qui manque par nature6.

Soutenu par les compétences acquises durant la formation académique, mais aussi par la dévotion spirituelle, comme nous l’avons vu, l’étude des langues locales fut programmée dès le début, et ce n’est qu’à ce moment-là que la naissance rapide de matériel auxiliaire put voir le jour. Dans le cas du Japon, par exemple, cette étude fut organisée dans les maisons de la Compagnie à Kagoshima, à Yamaguchi et à Funai. Gaspar Vilela écrivit dans une lettre de 1557 :

Le nombre de frères qui étudient la langue est grand, car c’est l’étude dans laquelle nous nous entraînons tous jour et nuit s’il n’y a pas d’autres obstacles qui gênent. Nous nous y consacrons jusqu’à dix heures par jour (…).7

À mesure qu’ils maîtrisaient la langue, apparurent tout d’abord des manuscrits, plus tard des imprimés, les premiers instruments catéchétiques en japonais, des prières, des traductions de prières et des prédications en japonais (pour faciliter le travail de ceux qui devaient prêcher), puis du matériel d’appui à l’apprentissage. L’un des premiers compagnons de Francisco Xavier, le père João Fernandes, composa la Gramamatica linguæ Japonicæ et le Dictionarium linguæ Japonicæ, des œuvres manuscrites, qui furent ensuite imprimées. En peu de temps, les imprimés arrivèrent aux missions du Japon. En effet, le père Alexandre Valigniano8, nommé en 1573 Visiteur des Missions des Indes au Japon, comprit immédiatement l’importance d’une imprimerie locale. Dans une lettre de 1578 qu’il écrit de Macao, il dit avoir demandé une typographie à emmener avec lui au Japon, où il arriva effectivement avec celle-ci en juin 1590. Le mois suivant, il envoya la typographie de Nagasaki à Katsusa, où elle commença à fonctionner au mois d’octobre. En 1592, la typographie se déplace vers Amakusa (elle y reste jusqu’en 1598), puis à Nagasaki jusqu’en 1614, où elle revient à Macao, lorsque l’édit d’expulsion oblige tous les jésuites du Japon à vivre dans la clandestinité. Le premier texte latin imprimé dans cette typographie était la célèbre grammaire du père Manuel Álvares, De Institutione Grammaticæ libri tres, le livre d’étude du latin, composé à dessein pour être enseigné dans les Collèges de la Compagnie, en Europe ou dans les Missions, imprimé pour la première fois en 1572.

Dans une lettre d’un grand intérêt, datée de mars 1594, le père Francisco Passio fait allusion, non seulement à l’impression de cette grammaire à Amakusa, mais aussi aux avancées de cette typographie au service de la mission japonaise :

La typographie s’enrichit d’un ensemble de lettres cursives que les autochtones firent avec un faible coût, car ils sont très généreux et travaillent très bien. Nous imprimons maintenant la Grammaire du père Manuel Álvares en portugais et en japonais et, une fois terminée, nous continuerons avec un Calepin en portugais et en japonais afin que les Japonais puissent apprendre le latin, et nous, en Europe, le japonais.9

Quand, dans les années soixante du siècle dernier, Emilio Springheti compta 530 éditions de cette Grammaire, il affirmait que cette comptabilité pourrait augmenter. En effet, Assunção y ajouta une édition de 1970 et plus récemment, la collection bibliographique en ligne LUSODATA10 n’en énumère pas moins de 651.

L’édition la plus récente est précisément un fac-similé et une transcription de l’édition d’Amakusa de 1594, motivée par sa rareté et par le fait qu’il s’agisse d’une version trilingue. En effet, il s’agit de la première adaptation de cette Grammaire hors d’Europe, correspondant aux besoins locaux, et de plus, il s’agit de la première publication grammaticale qui présente des paradigmes verbaux imprimés en japonais. Il ne nous en reste plus que deux exemplaires, l’un à Évora au Portugal et l’autre à Rome en Italie. Les mots que les éditeurs écrivirent sur les premières pages éclairent sur les raisons qui motivèrent cette édition. Voyons l’extrait suivant :

Étant donné que la Grammaire du père Manuel Álvares est nécessaire pour ceux qui, au Japon, s’appliquent à l’étude du latin et parce qu’elle traduit les conjugaisons des mots en portugais, inconnus des habitants de cette île, de sorte que les débutants, avec la difficulté de ne pas connaître cette langue étrangère, ne se découragent pas dès le début, il a semblé aux supérieurs que (en n’apportant aucun changement à l’ordre dans lequel le livre avait été édité par l’auteur) soit présentée la conjugaison des mots en japonais, et que soit ajoutés quelques commentaires utiles aux professeurs à fin de reconnaître plus facilement le sens des expressions latines et japonaises.

Le caractère novateur de cette Grammaire répond aux besoins ressentis de communication entre Européens et Japonais et aide, non seulement les débutants à étudier le latin, mais aide également leurs maîtres. Il convient également de noter que, durant l’année qui suit immédiatement sa première édition, la Grammatica Latina de Manuel Álvares connut une édition simplifiée, appelée Ars Minor, dépourvue de commentaires mais, tout comme la version majeure, bilingue. Cette version, destinée aux jeunes étudiants serait, comme le souligna Rolf Kemler, un « livre de l’élève » par opposition à la version plus complète et plus enrichie avec des commentaires, l’Ars Maior, qui correspond au « Livre do professeur »11. Comme nous pouvons le comprendre, cette version courte fut la plus utilisée dans les missions, et la version trilingue d’Amakusa appartient à sa famille.

En plus d’ajouter à Ars Minor l’équivalence des paradigmes grammaticaux en japonais, l’éditeur ajoute plusieurs scholia, des commentaires spécifiquement adressés au lecteur, maître ou disciple. Ce sont des commentaires sur les structures linguistiques du latin et du portugais, prenant en compte la réalité linguistique du japonais. Ces commentaires sont en fait des informations précieuses et l’un des premiers discours métalinguistiques sur la langue japonaise produits par des Européens. En effet, dans l’étude de cette grammaire, Asunção affirme, à l’aide de plusieurs exemples, que tout porte à croire que l’éditeur de cette version trilingue est de langue maternelle portugaise (2011: 270)12.

Nous pouvons noter que, non seulement les paradigmes, mais également les phrases et les expressions qui servent d’exemples en japonais, sont transcrits ou translittérés en caractères latins. La transcription de Assunção, de 2011, cependant, ajoute le même paradigme avec les caractères japonais.

La première information sur les équivalences avec le japonais se trouve dans la présentation des cas latins, dans le premier chapitre intitulé : Nominatiuus cum particis iaponnicis quæ du défendeur casibus latinis. Cette édition trilingue d’Amakusa présente parallèlement aux cas les particules japonaises qui leur correspondent, au singulier et au pluriel. Ensuite, ce n’est que dans la conjugaison verbale qu’il revient pour présenter et commenter les paradigmes japonais.

C’est surtout dans les formes verbales que la grammaire propose les paradigmes japonais. Entre le paradigme latin et le paradigme portugais, cette édition introduit une colonne avec le paradigme japonais en caractères latins.

Dans les commentaires, l’éditeur note, par exemple, que le japonais utilise trois mots différents pour désigner trois temps distincts présent, passé simple et futur, mais pas pour les temps restants, fournissant à ce manque un mot identique pour toutes les personnes verbales, singulier et pluriel, l’appliquant à côté du pronom, lui attribuant ainsi la valeur de nombre et de personne.

Il y a également quelques mots dont dérivent les temps et les modes verbaux, qui peuvent être appelés « racines ». Et ceux-ci peuvent être, soit des noms verbaux, ou ils peuvent, combinés avec des verbes conjugués, signifier le mode de l’action. Les commentaires peuvent également faire référence à des catégories grammaticales inexistantes en japonais, telles que la troisième personne du pluriel pour la forme impérative. Dans tous les cas, l’éditeur présente, de façon pratique, à côté des exemples de phrases latines, des phrases japonaises qui les traduisent. Il y a également des notes sur la prosodie, par exemple en ce qui concerne l’utilisation de la prononciation interrogative avec le temps présent du mode potentiel (c. 15r).

Un autre produit intéressant de cette expérience trilingue imprimée au Japon est le Calepin mentionné par le père Passio dans la lettre que nous avons citée : un Calepin en portugais et en japonais pour que les Japonais puissent apprendre le latin et nous, Européens, le japonais.

Fabriquée à partir de la matrice latine d’une des nombreuses éditions du célèbre Calepin, dans la typographie jésuite d’Amakusa, une édition trilingue latin-lusitanien-japonais fut imprimée en 1595, en tant qu’outil de travail pour les étudiants japonais qui apprenaient le latin et des missionnaires européens qui apprenaient le japonais13. Cette version, qui compte environ 900 pages, représente un énorme travail de transcription du vocabulaire japonais en alphabet latin. Les entrées en latin sont suivies par des équivalences en portugais et en japonais (Verdelho, 1996, Mathesis).

En 1603, un nouveau dictionnaire, cette fois bilingue, parut à Nagasaki, le Vocabulario da Lingoa de Iapam com a declaração em Portugues, fait par certains pères et frères de la Compagnie de Jésus14. Cette œuvre de grand intérêt linguistique compte 32 000 entrées de mots japonais transcrits en caractères latins et d’équivalences en portugais15. On y voit l’effort de verbalisation en portugais de réalités d’un monde japonais sans équivalent dans les langues européennes. Tout cet effort visible dans les dictionnaires, dans les grammaires, faisait partie de l’effort global de connaissance d’un monde, d’un univers culturel et religieux très différents de l’Europe et auquel les missionnaires jésuites voulaient transmettre une foi et une tradition. Dans cet effort s’impliquèrent, non seulement des missionnaires européens d’origines linguistiques différentes, mais aussi des chrétiens japonais. Leurs travaux permirent de créer un véritable croisement entre les deux matrices culturelles latine et japonaise16.

Dans ce croisement, la réflexion linguistique et métalinguistique contribua à consolider une pratique missionnaire trilingue exceptionnelle, très différente du cas chinois, par exemple. Si, au début de la mission, les Jésuites s’aperçurent des similitudes entre le christianisme et le contexte religieux du Japon, ils prirent rapidement conscience des profondes différences ou des « fausses similitudes » qui rendaient l’assimilation du christianisme difficile. Dans ce sens, après avoir d’abord enseigné la doctrine chrétienne en japonais, ils firent un mouvement d’inflexion, choisissant d’utiliser des termes portugais ou latins pour désigner certaines réalités de la théologie chrétienne facilement confondues avec des réalités apparemment égales des sectes bouddhistes.

Dans une lettre de 1555, le père Baltasar Gago, expliquant la condition linguistique de la pensée (et donc de la pensée théologique), affirme que, lorsqu’il réalise que les mots japonais peuvent conduire à des malentendus, il utilise « les nôtres », pour qu’ils puissent avoir des nouveaux mots, afin de comprendre les réalités nouvelles. Il dit que « leurs [mots] sont très différents dans leur cœur de ce que nous souhaitons »17.

Et je termine par une longue citation d’une lettre de Melchior Nunes Barreto, Provincial de l’Inde, qui visita la mission du Japon en 1554 et qui écrivit une lettre au Général (en 1558) en expliquant les obstacles qui constituaient les fausses similitudes entre le christianisme et les religions des Japon (la lettre est en latin, voici ma traduction) :

Les bonzes enseignent publiquement que le principe de toutes choses, qu’ils appellent Fotoque, est identique à l’âme rationnelle, qu’ils appellent tamaxe ; de plus, ils disent qu’il y a le paradis et la géhenne et d’autres choses du même genre, équivalentes à nos dogmes. Il s’ensuit que les Japonais, au début des conversions en grand nombre, persuadaient nos frères qu’ils avaient en commun la même doctrine de Xaqua et d’Amida (ce sont les noms qu´ils donnent aux inventeurs de leurs erreurs).

Comme nos compagnons comprenaient que les Japonais concevaient de faux concepts en raison de la corruption des noms dans toutes les choses divines que nous leur expliquions en japonais, et que, même s’ils apprenaient sur les choses spirituelles une partie des discours et des disputes, une partie des livres qui étaient imprimés dans leur langue, revenaient toujours aux erreurs anciennes, à cause de cela, parce qu’ils formaient une fausse perception de la signification intérieure des mots, ils rejetaient tous ces mots comme un poison pour la foi catholique.

Et ensuite, ils disent, au lieu de « fotoque », dieu, au lieu de « tamaxe », âme ou esprit. Et même s’ils parlent ou écrivent tout en japonais, ils enseignent les noms de réalités spirituelles et divines en portugais ou en latin, et ils évitent leur langue comme une peste pernicieuse. En effet, ils enseignent nos prières et le credo des apôtres en latin, pas en japonais, mais ils expliquent tout, en paraphrasant en japonais, et de cette manière, le sujet est compris. Les mots en latin, cependant, sont inviolablement respectés comme sacrés. 

Cette lettre est un document évident de la pratique missionnaire trilingue à laquelle les missionnaires s’adaptèrent rapidement, même dans les années cinquante, lorsque les premières traductions et les premiers vocabulaires circulaient encore manuscrits, lorsque les premières grammaires et les premiers dictionnaires n’avaient pas encore été imprimés, etc... Nous pensons que l’expérience de cette pratique trilingue et de l’effort assumé n’était pas étrangère au haut niveau de production de la Compagnie de Jésus dans les domaines de la lexicologie et de la linguistique japonaises.

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Note de fin

1 En utilisant l’expression de Hans Helander, « On Neologisms in Neo-Latin » in Enclycopædia of the Neo-Latin World, éd. Ford, Ph., Bloemendal, J., Leiden-Boston, Brill, 2014, p. 37-54. cfr. p 38.

2 Laura Vilela Souza, & Marina Massimi, « Il desiderio dell’oltremare nelle Litteræ Indipetæ », Memorandum: Memória E História Em Psicologia, 2002, 3, p. 55-71, https://periodicos.ufmg.br/index.php/memorandum/article/view/6815.

3 Documenta Indica. VI, 462. Dans une lettre datée de Rome, 14 octobre 1565 : « Parece a N. Padre Geral se escreva a la India ya al Brasil y también al Giapón, que embien de la lengua más commum que alla core un vocabulário para que los nuestros que sepran hay el tipemo que han de passar par’ aquellas partes se puedan començar exercitar en la alengua de aquella parte adonde se han de ser embiados; y nel tempo que se navega, y suele ser bien largo, tan-bien podrá se sobrar tiempo para esto » (http://www.sjweb.info/arsi/Monumenta.cfm).

4 Publié pour la première fois à Salamanque en 1588 : De promulgando Euangelio apud barbaros siue de procuranda indorum salute libri sex. Nous avons consulté l’édition de 1670 de Lyon.

5 « Quod linguæ difficultas no deterrere debeat ab Euangelii propagatione », Liber I, IX, p. 45.

6 Ibidem, p 48.

7 Documentos del Japon 1547-1557, Editados e anotados por Ruiz-de-Medina, Roma, 1990, (MHSI 137) p. 709.

8 Le père Everardo Mercuriano, Général de la Compagnie (1573-1580), le nomme, en août 1573, visiteur des missions jésuites des Indes au Japon. Il embarque à Lisbonne, sur le navire Chagas, le 21 mars 1574, avec un escadron de 21 jésuites portugais, espagnols et italiens et arrivé à Goa le 6 septembre suivant, a visité toute l’Inde de 1575 à 1577 ; fin avril 1578, il quitte Goa pour Macao, où il débarque le 6 septembre de la même année. Le 1er décembre 1578, il écrivait de Macao à l’archevêque d’Évora, D. Teodósio de Bragança : « J'ai demandé l’impression que j’emporte avec moi au Japon pour y imprimer les livres purgés et nettoyés, ce qui convient au Japon ». Cette typographie était de type européen. Valignano quitte Macao pour le Japon le 23 juin 1590, emportant avec lui les ambassadeurs et la presse. Il est arrivé à Nagasaki le 21 du mois suivant et a immédiatement envoyé la typographie à Katsusa, où elle opérait déjà en octobre ; en 1592, il passa à Amakusa (1592-1598) et enfin à Nagasaki (1598-1614) ; il retourna à Macao en 1614.

9 Manuel Cadafaz de Matos, « A tipografia quinhentista de expressão cultural portuguesa no oriente veículo de propagação dos ideais humanísticos », https://www.uc.pt/fluc/eclassicos/publicacoes/ficheiros/humanitas43-44/09_Cadafaz_Matos.pdf

10 http://www.ghtc.usp.br/lusodat.htm.

11 Rolf Kemmler, The first edition of the ars minor of Manuel Álvares’ De Institutione Grammatica libri tres (Lisbon, 1573), https://www.researchgate.net/publication/310606976_The_Role_of_the_Vernacular_in_the_First_Two_Editions_of_Manuel_Alvares'_ars_minor_Lisbon_1573_and_1578

12 Emmanvelis Alvari è Societate Iesv de institvtione grammatica libri tres (Lisbon,. 1573), introduction par Carlos Assunção et Masayuki Toyoshima, fac-simile edition de Amakusa (1594), 2012.

13 Son titre étendu explique clairement la genèse et les objectifs de l’œuvre : Dictionarium Latino Lusitanicum ac Iaponicum ex Anbrosii Calepini volumine depromptum: in quo omissis nominibus propriis tam locorum quam hominum, ac quibusdam aliis minus usitatis, omnes vocabulorum significationes, elegantioresque dicendi modi apponuntur: in usum et gratiam Iaponicæ iuuentutis, quæ Latino idiomati operam nauat, necnon Europeorum, qui Iaponicum sermonem addiscunt. In Amacusa, in collegio Iaponico Societatis Iesu. Cum facultate Superiorum. Anno M.D.XCV.

14 Telmo Verdelho, O « Detrimento na carência da língua. Breve bosquejo metalinguístico na Historia de Japam do P. Luís Fróis », https://digitalis-dsp.uc.pt/bitstream/10316.2/23896/1/mathesis5_artigo19.pdf?ln=pt-pt, Mathesis, 5, 1996 (277-291).

15 Telmo Verdelho & Paulo Silvestre, Dicionarística portuguesa, lexicografia bilingue, CLUL, Universidade de Aveiro, Lisboa-Aveiro, 2011.

16 Un exemple de ce croisement est aussi la célèbre ambassade des princes japonais à Rome rapportée par le père Duarte de Sande dans le De Missione Legatorum Iaponensium ad Romanam Curiam, Macau, 1590.

17 Documentos del Japon…, op.cit., p. 569.

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Carlota Miranda Urbano, « Bilinguisme et trilinguisme dans les pratiques pédagogiques et missionnaires de la Compagnie de Jésus, durant les XVIe et XVIIe siècles », Line@editoriale [En ligne], 13 | 2021, mis en ligne le 02 février 2024, consulté le 27 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lineaeditoriale/1523

Auteur

Carlota Miranda Urbano

Centre d’études classiques et humanistes - Université de Coimbra