Traduction d’essai et TAO. Le racisme est un problème de Blancs de Reni Eddo-Lodge : une étude de cas

Résumé

Quasi-systématique en traduction spécialisée, même face à de forts enjeux rédactionnels, le recours aux outils de TAO est-il aussi nécessaire et pertinent dans le domaine des SHS ? C’est ce que nous tenterons d’élucider, à travers cette étude de l’ouvrage Le racisme est un problème de Blancs, de l’autrice et journaliste britannique Reni Eddo-Lodge, traduit en français en 2018 aux Éditions Autrement. Des avantages qu’elle présente aux limites qui s’imposent, nous tenterons de dessiner les contours, la place et le rôle que peut jouer la traduction assistée par ordinateur dans le transfert linguistique d’essais. De l’aspect méthodologique et pratique à la réflexion sous-jacente, je vous ferai part de mes observations et de mon ressenti, tirés de ma propre expérience.

Plan

Texte

Introduction

Évoluant en tant que traducteur indépendant depuis 2013, après une première expérience en gestion de projets multilingues, ma connaissance du monde de l’édition se résume pour l’instant au seul et unique ouvrage de Reni Eddo-Lodge, Why I’m No Longer Talking To White People About Race1. À de nombreux égards, c’est avec le regard d’un traducteur spécialisé que j’ai abordé ce travail, notamment sur le plan technique. Si cette expérience en sciences et humaines et sociales constitue jusqu’ici une parenthèse dans ma carrière, mon cœur d’activité porte néanmoins sur la traduction de supports dits « rédactionnels » (communication, marketing, traduction créative, etc.).

Avant d’entamer cette étude de cas, qui résulte d’une vision et de choix très personnels, il m’apparaît indispensable de revenir, au moins brièvement, sur mon parcours et les différentes étapes qui l’ont jalonné — ceux-ci ayant une incidence directe sur bon nombre de mes réflexes et automatismes. Dans un second temps, j’essaierai de décrire les liens que peuvent entretenir traduction rédactionnelle et TAO (traduction assistée par ordinateur), afin d’illustrer la place que celle-ci occupe dans le quotidien d’un traducteur. Ensuite, je m’attacherai à décrire comment l’usage de la TAO peut venir en aide à la traduction d’essai, en m’appuyant sur des exemples concrets, tirés de ma pratique. Enfin, je tenterai d’identifier, en guise de conclusion, les avantages et les limites observés tout au long de cette expérience.

Présentation et champ d’intervention

Diplômé de la promotion 2010 du CeTIM (aujourd’hui D-TIM, Département de Traduction, Interprétation et Médiation linguistique) de l’Université Jean Jaurès, je travaille dans l’industrie de la traduction depuis plus d’une dizaine d’années. Suite à un premier passage en agence de traduction, en tant que chef de projets, j’ai fait le choix de m’installer à mon compte début 2013, pour mener à bien une activité de traducteur/rédacteur (depuis l’anglais et l’espagnol vers le français). Fort de cette première expérience concluante et formatrice, j’ai embrassé l’indépendance avec une vision très pragmatique du secteur : ayant assumé pendant près de trois ans un rôle d’intermédiaire entre les donneurs d’ordre et les traducteurs, j’ai pu me rendre compte de l’importance et de l’omniprésence des outils technologiques dans les tâches du quotidien, tout en continuant à me former à leur usage. Dès mon installation, je savais que le recours à ce type d’outils serait non pas un choix, mais un véritable prérequis. Incontournable dans l’industrie de la traduction, la TAO — traduction assistée par ordinateur — en est l’exemple le plus frappant. Essentielle, tant pour gagner en productivité qu’en pertinence, de par ses nombreuses fonctionnalités, elle offre notamment la possibilité de récupérer du contenu déjà traduit, via les « mémoires de traduction ».

Une fois installé, j’ai cherché à me spécialiser dans différents domaines — parfois par opportunité, très souvent car ceux-ci liaient mes centres d’intérêt à mes compétences — afin d’offrir des prestations d’une précision optimale. Je me suis alors dirigé vers la traduction de textes dits « rédactionnels », par opposition à des domaines plutôt techniques, juridiques ou scientifiques, pour ne citer qu’eux. Terme assez large, peut-être vague pour une personne extérieure à la traduction spécialisée, le qualificatif « rédactionnel »2 est communément utilisé en agence de traduction pour désigner les prestations sollicitant des compétences stylistiques. Généralement attiré par l’écriture, notamment par son aspect créatif, j’ai donc essayé de lier cette spécialisation à certains de mes centres d’intérêt, ce qui m’a permis de mettre un pied dans l’industrie du sport et du textile. À ce jour, je compte parmi mes clients les plus réguliers quelques équipementiers, marques de textile et plateformes sportives, qui me soumettent régulièrement des contenus variés, où l’aspect rédactionnel demeure essentiel. Ceux-ci vont du communiqué de presse, de la brochure informatique et du contenu de site marchand, aux supports marketing et publicitaires (qui impliquent parfois des compétences plus créatives, et le recours à la transcréation3).

Année de transition dans mon parcours, 2018 m’a permis de m’imposer de nouveaux défis : elle m’a notamment permis de découvrir le monde de l’édition, à travers la traduction de l’ouvrage mentionné ci-dessus. En plus d’appréhender un support relativement différent de ceux dont j’avais l’habitude (ouvrage vs textes à portée marketing), j’ai également découvert un écosystème professionnel sensiblement différent : mon donneur d’ordres n’était plus une agence de traduction ni un client direct, mais un éditeur, dont la manière d’aborder la traduction et les prestations linguistiques diffère en de nombreux points.

Cette même année, un peu moins de dix ans après l’obtention de mon diplôme, j’ai réintégré les rangs du CeTIM, mais cette fois-ci en tant qu’enseignant, en qualité de PAST (Professeur Associé en Service Temporaire). Professionnel associé à la formation à temps partiel, j’y dispense des cours à portée pratique, tirés de ma pratique : traduction créative, TAO, sous-titrage et environnement professionnel.

Enjeux rédactionnels et TAO

Cette mise en perspective de mon parcours, de mon activité professionnelle et de mes domaines de spécialisation me semblait indispensable pour aborder la suite de cette étude. À plusieurs reprises, j’ai insisté sur la nature des textes sur lesquels j’interviens pour une raison bien spécifique. Avant même d’aborder l’utilisation de la TAO dans la traduction d’essai, il me semble nécessaire de répondre à la question suivante : quels sont le rôle et la place qu’occupe cette technologie dans la traduction à caractère rédactionnel ?

Une idée répandue en matière de traduction consiste à cantonner la présence, la nécessité et la pertinence de la traduction assistée par ordinateur à des domaines purement techniques4. Et pour cause, celle-ci est particulièrement utile et efficace sur de tels textes, de par leur nature (terminologie, structure de phrases, agencement dans la maquette, etc.). A contrario, la traduction dite rédactionnelle exige du traducteur qu’il intervienne sur des phrases rédigées avec un certain style, un ton et une intention, impliquant parfois la réécriture et le réagencement du texte cible, en vue d’obtenir une traduction parfaitement fluide et lisible. On peut donc s’interroger sur la nécessité d’avoir recours à un outil informatique figé, suggérant des propositions de traduction déjà formulées et scindant automatiquement les phrases selon un processus de segmentation, pour y parvenir.

Pour autant, et de ma propre expérience, la TAO n’est pas moins présente dans les projets de traduction rédactionnelle, bien au contraire. Dans les faits, les agences de traduction y ont même recours de manière quasi-systématique. Lorsqu’elles envoient des éléments à traduire à leurs prestataires, ce sont très souvent des fichiers dont les formats sont calibrés pour l’usage de la TAO ou dont le contenu de référence mis à disposition est également prévu à cet effet (fichiers XML ou TMX, mémoires de traduction, fichiers de référence en vue d’alignement, bases terminologiques, etc.). Aussi, de plus en plus d’entreprises de traduction tendent à orienter leurs traducteurs vers leurs propres outils d’aide à la traduction, accessibles en ligne à l’aide d’identifiants de connexion. Et quand ça n’est pas l’entreprise qui l’impose, le traducteur peut tout à fait choisir d’utiliser son propre logiciel, en vue de profiter de ses nombreux avantages qu’offre la TAO (constitution de mémoire, suivi terminologique, interface, etc.). Les traducteurs spécialisés qui interviennent dans ces domaines sont ainsi tenus d’en maîtriser les usages les plus rudimentaires : savoir valider une unité de traduction, et être en mesure de consulter et récupérer du contenu déjà traduit et validé.

Omniprésente dans la traduction dite rédactionnelle, même si certains préjugés pouvaient nous amener à penser le contraire, interrogeons-nous sur les avantages concrets qu’offre la TAO sur de tels supports.

En lui permettant de consulter et de se référer à du contenu déjà traduit et validé, enregistré dans une mémoire de traduction, la TAO permet au traducteur de s’inspirer du style et de la phraséologie plébiscitée par son client final. Ainsi, elle lui donne la possibilité de gagner en cohérence et facilite l’harmonisation des textes cible, pour toujours plus de qualité. Globalement, elle contribue à l’optimisation de la productivité, par le traitement de volumes plus importants (toujours grâce aux possibilités de récupération de contenu), et à la simplification des processus de travail, notamment via les plateformes de traduction en ligne décrites plus haut. Enfin, et surtout je dirais, elle a le mérite d’offrir une interface calibrée pour la pratique de la traduction, argument qui retiendra particulièrement notre attention par la suite. Plus qu’un choix ou une option parmi tant d’autres, la TAO est un outil indispensable et omniprésent, utilisé de manière automatique par les entreprises du secteur.

Traduction d’essai et TAO

Nous venons d’essayer de dessiner les avantages et l’intérêt d’avoir recours à la TAO dans la traduction professionnelle à caractère rédactionnel. Mais comment transférer ces bénéfices dans un tout autre environnement, à savoir celui de la traduction littéraire et en sciences humaines et sociales (puisqu’il sera ici question de la traduction de l’ouvrage de Reni Eddo-Lodge) ?

Avant d’entrer dans le vif du sujet et d’essayer de répondre à cette question, j’aimerais prendre un peu de recul afin d’évoquer le contexte et la démarche m’ayant mené à prendre part à un tel projet.

Travailleur indépendant depuis 2013, je suis constamment amené à me remettre en question et à me lancer de nouveaux défis. C’est la nature même de l’indépendance qui m’y pousse. Fin 2017, je me suis fixé comme objectif de sortir de mon champ d’intervention traditionnel pour m’essayer à la traduction littéraire. C’est ainsi que j’ai pris contact avec la maison d’édition française détentrice des droits de Why I’m No Longer Talking To White People About Race, ouvrage découvert au détour d’un article de presse et dont le sujet m’intéressait particulièrement. Au terme de plusieurs échanges, et suite à un test concluant, je me suis vu confier la traduction en français de cet essai primé au Royaume-Uni.

Il faut comprendre qu’à travers cette signature, j’allais découvrir un environnement professionnel totalement inédit : au-delà du support, qui allait impliquer un travail de traduction radicalement différent de celui auquel j’étais habitué, j’allais m’adresser non plus à un client mais à un éditeur. J’allais changer de statut, en passant de prestataire de services à auteur. Et j’allais forcément devoir appréhender de nouveaux processus et à de nouvelles méthodes de travail.

Comment parvenir à s’adapter à cette nouvelle discipline en tirant parti de ses acquis ? Autrement dit, qu’allais-je devoir extraire et conserver de mes processus de travail habituels ?

Le livre déjà en ma possession au moment de commencer ce travail, la maison d’édition m’a transmis le fichier PDF de l’ouvrage. Aucune méthode type n’avait été arrêtée, si ce n’est des échéances de livraison fermement définies. J’ai donc décidé de mettre en place ma propre méthodologie. J’ai choisi de découper manuellement ce fichier en chapitres, au nombre de 10 en comptant la préface et les notes, notamment pour avoir une vision plus claire de mon avancée. Et pour faire suite aux éléments exposés dans le chapitre précédent, j’ai décidé, par réflexe ou habitude, d’utiliser mon logiciel de TAO, SDL Studio 2017 à cette époque.

Quels avantages ?

À première vue…

À première vue, et à juste titre, quand on pense à la traduction assistée par ordinateur, il en découle deux avantages des plus évidents : la possibilité d’assurer une certaine cohérence terminologique à travers la récupération de contenu, et celle d’alimenter une mémoire de traduction sur une thématique précise. L’ouvrage en question étant un essai en sciences humaines et sociales, traitant d’un sujet tel que le racisme systémique, certains des termes employés allaient forcément être récurrents. De par sa longueur et son format, cette traduction, contrairement à celle des textes bien plus courts qui me sont généralement confiés, allait couler sur plusieurs mois. J’allais donc être amené à faire des recherches terminologiques, parfois sur le moment parfois sur la durée, en vue de résoudre certaines inconnues, souvent sans savoir à quel moment le terme en question pourrait de nouveau survenir.

Comment s’épargner la recherche manuelle ou visuelle d’un terme récurrent déjà traduit, qu’on aurait rencontré plusieurs mois auparavant ou tout simplement oublié, au profit d’un processus plus fluide et plus simple ?

L’utilisation de la fonctionnalité de recherche contextuelle m’a permis d’assurer cela, tant durant l’avancée de la traduction que pendant les phases de relecture. À partir de l’onglet « mémoire de traduction », où l’on peut consulter tout le contenu textuel enregistré en mémoire, ou depuis l’interface éditeur, au-dessus des zones de saisie de texte, cette fonction permet d’isoler et de visualiser toutes les occurrences d’un même terme au fil du texte. Une fois celui-ci saisi dans la barre de recherche, les occurrences du terme désiré apparaissant en jaune : il devient alors très facile d’identifier les traductions non conformes au choix final et de réaliser les modifications adéquates.

Afin d’illustrer ce propos, voici un exemple concret, tiré de mon travail sur l’ouvrage de Reni Eddo-Lodge : concept au cœur de la réflexion antiraciste contemporaine, le terme « colour-blindness »5 apparaissait à 9 reprises, dans quatre chapitres différents du texte source. Des recherches conséquentes ont dû être menées afin d’opter pour la bonne traduction, à savoir une conservation du terme dans sa langue d’origine (« colour-blindness »). Pour autant, cette option n’était pas nécessairement la première envisagée et il m’a fallu un certain temps et de nombreuses recherches et lectures, avant d’en arriver à cette conclusion : le « refus de voir les couleurs », la « cécité à l’égard de la couleur de peau », « l’aveuglement racial » ont été, parmi d’autres, des possibilités explorées. Ainsi, une fois mon choix arrêté, j’ai dû m’assurer de sa présence dans chacune des occurrences. Identifié aux chapitres 2 et 3, mais aussi 7 et 8, la dissémination du terme à travers l’ouvrage rendait d’autant plus facile l’insertion d’incohérences. La fonction de recherche contextuelle m’a aidé à éviter cela, de manière simple et sécurisée, sans risque d’oubli.

La constitution d’une mémoire de traduction sur un sujet précis figure aussi parmi les avantages du recours aux logiciels de TAO. La thématique de cet essai, à savoir la description des tenants et des aboutissants du racisme systémique et les manières d’agir et de lutter contre, est abordée dans un certain nombre d’ouvrages plus ou moins récents, et pas nécessairement traduits en français. L’élaboration d’une mémoire sur cette thématique pourrait m’être d’une grande utilité, si je suis amené à intervenir sur un nouvel ouvrage de ce type.

Mais surtout !

D’apparence évidente quand il est question d’outils de TAO, les avantages mentionnés ci-dessus ne sont pourtant pas limitatifs. D’autres caractéristiques, peut-être moins complexes ou techniques, se sont avérées particulièrement utiles et appréciables tout au long de ce projet.

Plutôt située du côté de l’ergonomie que de la pure fonctionnalité, l’interface offerte par SDL Studio figure parmi ces caractéristiques. Comme l’ensemble des outils de TAO, et contrairement aux logiciels de traitement de texte traditionnels, Studio a le mérite de fournir une interface spécialement calibrée pour la pratique de la traduction : dédiant une colonne au texte source, l’autre à l’intégration du texte cible, toutes deux surplombées par une barre d’outils déployant la mémoire de traduction, ce logiciel met le traducteur professionnel en situation de travail, dès son ouverture. Disposant d’une parfaite visibilité sur le texte à traduire, celui-ci peut alors avancer phrase par phrase — le texte étant automatiquement segmenté — et valider ces dernières à mesure de son avancée. Ainsi, il s’assurera de n’oublier aucun élément textuel à l’issue du projet.

Le fait d’avoir le texte source et le texte cible de visu présente également de grands avantages : on dit généralement que le passage de l’anglais vers le français génère un taux de foisonnement d’environ 20 %. Ainsi, sur un tel ouvrage, qui court sur plusieurs centaines de pages, plus l’on avance dans la traduction, plus le décalage entre versions française et originale se creuse. Sur « Le Racisme est un problème de Blancs », un même paragraphe, apparaissant en page 89 du texte anglais se retrouve à la page 116 du texte français. Ainsi, sans logiciel d’aide à la traduction, le traducteur est systématiquement tenu de procéder à des ajustements manuels pour maintenir une certaine symétrie entre les deux versions. Il doit aussi rechercher à la main la partie sur laquelle il est en train de travailler, à chaque fois qu’il ferme et rouvre son document. Ce qui empiète grandement sur son confort de travail. Avec un logiciel de TAO, la symétrie est en revanche toujours conservée et les phrases anglaises et françaises correspondantes apparaissent toujours l’une en face de l’autre, grâce au processus de segmentation dont nous parlions plus haut. Aussi, le logiciel permet au traducteur d’accéder directement au prochain segment non traduit, dès lors que son document de travail est rouvert. Reprenons ces pages 89 et 116 des versions anglaise et française dont il était question plus haut : dans le projet Studio sur lequel je travaillais, le début du paragraphe qu’elles ont en commun ne constitue qu’une seule et même unité de traduction, numérotée 60.

Puisqu’il est question d’avancée, il convient de relever que l’interface permet aussi de suivre avec précision le niveau de progression de la traduction : au bas des zones de textes, une icône indique sous forme de pourcentage la part du texte traduit et enregistré en mémoire, la part du texte traduit, mais qu’il reste à valider, et la part du texte encore non traduit et qu’il reste à traiter. Cette fonctionnalité offre une vision précise du travail accompli, et surtout de celui qu’il reste à abattre. Sur un projet de longue haleine comme celui-ci, elle est particulièrement utile, pour s’imposer des objectifs de productivité quotidienne, par exemple.

Enfin, l’interface, telle qu’elle est disposée, facilite aussi grandement le travail de révision, pour les mêmes raisons qu’évoquées ci-dessus. Généralement quand je traduis, une fois mon premier jet réalisé, et avant de lire le texte cible dans son ensemble pour en contrôler la fluidité, je cherche d’abord à éliminer toute potentielle erreur de sens, approximation ou coquille. Ainsi, la possibilité d’avancer phrase par phrase, et donc par unité de traduction, simplifie et accélère grandement ce processus. Là encore, il s’agit avant de tout de confort de travail, rendu possible par un espace spécialement dédié à cet effet.

Pour autant…

Sur un support tel qu’un ouvrage en sciences humaines, la TAO présente tout de même ses limites. Nous avons parlé à plusieurs reprises des possibilités de récupération de contenu qui sont offertes et des avantages évidents que celle-ci procure. Mais dans une situation telle que la nôtre, cette fonctionnalité reste assez limitative. Contrairement à des textes à visée commerciale, communicative ou marketing, dans lesquels des concepts, phrases ou autres tronçons de phrase peuvent être réutilisés d’un support à l’autre, l’essai est un ouvrage littéraire, qui en présente les caractéristiques intrinsèques (style, « plume », construction, etc.). Il semble peu probable qu’une autrice d’essai duplique certains éléments textuels comme cela peut être le cas dans une campagne publicitaire ou dans du contenu destiné à Internet. Ainsi, les possibilités de récupération de contenu se situeront plus du côté de la terminologie que des segments de texte.

Aussi, la manière dont un ouvrage est rédigé nécessite une certaine prise de hauteur lors du processus de traduction. En se contentant d’avancer phrase par phrase, on s’expose au risque de perdre certaines nuances, pouvant se dessiner au fil d’un paragraphe ou d’un chapitre. Par moment, la segmentation du texte peut desservir l’ambition de l’autrice, qui articule ses mots avec une intention sous-jacente. Il devient alors clairement nécessaire de se référer à l’ouvrage original avec régularité, pour s’assurer de la bonne assimilation du style et du propos.

Enfin, si les premières étapes de relecture sont grandement simplifiées par l’interface de Studio qui, comme nous l’avons vu plus haut, permet d’afficher les textes source et cible de visu, les dernières étapes de relecture devront être impérativement menées dans le seul texte traduit. Rien ne vaut la lecture d’un texte « seul », proche d’être finalisé, pour en contrôler sa pertinence et sa fluidité.

Synthèse et ouverture

Après avoir décrit l’omniprésence de la TAO dans la traduction à caractère rédactionnel, nous avons tenté d’en observer les avantages et limites dans la traduction d’essai, à travers une expérience concrète. En nous appuyant sur ces observations, essayons à présent d’en tirer certaines conclusions.

Dans mon cas particulier, et de par mes champs d’intervention et les spécialisations acquises tout au long de mon parcours, le recours à la TAO m’est apparu comme un automatisme, plus que comme un choix mûrement réfléchi. En effet, sans avoir forcément pensé aux bienfaits que je pourrais en tirer, il m’a semblé tout simplement logique d’ouvrir mon logiciel de TAO, comme à l’accoutumée, au moment d’entamer cette nouvelle expérience.

Dans la pratique, certaines facettes se sont avérées très utiles, d’autres plutôt utiles et d’autres beaucoup moins. Du côté de l’ergonomie, la TAO présente le net avantage d’offrir un espace de travail entièrement dédié à la pratique de la traduction et spécialement conçu à cet effet. Elle offre également la possibilité de suivre avec précision l’avancée du travail, ce qui est particulièrement appréciable, voire nécessaire sur un projet aussi long. Au second plan, elle permet d’optimiser la précision terminologique, en facilitant le travail de recherche et d’harmonisation à l’intérieur même du document de travail En revanche, elle semble moins utile et pertinente, lorsqu’il est question d’enjeux stylistiques, puisqu’une certaine prise de recul, via des références à l’ouvrage tel quel, reste indispensable pour une reproduction appropriée du style, du ton et du propos.

Pour conclure, je dirais que la TAO appliquée à la traduction d’essai présente des avantages certains, même s’ils ne sont pas ceux auxquels on pourrait s’attendre de prime abord. Celle-ci ouvre néanmoins une porte : de par ses fonctionnalités les plus basiques, la TAO demeure pertinente et pratique pour tout projet de traduction, quelles qu’en soient ses caractéristiques.

Note de fin

1 https://www.theguardian.com/world/2017/may/30/why-im-no-longer-talking-to-white-people-about-race

2 https://www.beautywords.fr/traduction-adaptation-redactionnelle/

3 https://www.franklyfluent.com/lets-be-frank/transcreation-a-users-guide/

4 https://www.eazylang.com/blog/index.php/2017/08/28/petit-guide-outils-de-tao/

5 https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-21-ete-2019/dossier-le-racisme/article/l-antiracisme-et-la-race-colorblindness-et-privilege-blanc

Citer cet article

Référence électronique

Renaud Mazoyer, « Traduction d’essai et TAO. Le racisme est un problème de Blancs de Reni Eddo-Lodge : une étude de cas », La main de Thôt [En ligne], 9 | 2021, mis en ligne le 11 décembre 2021, consulté le 16 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/991

Auteur

Renaud Mazoyer