Chanter Vyssotski en français : « La fin du bal », « Rien ne va »

Plan

Texte

Vladimir Vyssotski, auteur-compositeur-interprète russe né en 1938 et décédé prématurément en 1980, a eu une importance inégalée pour la société soviétique, et aujourd’hui encore sa personnalité est un véritable mythe. Sa voix rauque si aisément identifiable, son accompagnement énergique à la guitare à sept cordes, sa présence et son charisme, sur scène comme dans les concerts d’appartement, en sont, tout autant que ses textes, les éléments constitutifs. Son influence sur les jeunes générations d’auteurs compositeurs a été déterminante. Il était extrêmement célèbre également en tant qu’acteur du théâtre de la Taganka de Moscou, mais aussi au cinéma où il a tourné dans une trentaine de films1. Ses chansons sont un reflet de l’état d’esprit des années 70, années dites de la « stagnation ».

En URSS, la chanson d’auteur, ou chanson de « bardes », apparaît avec le XXème congrès du PCUS (1956) et elle atteint son apogée dans les années 1960-70. C’est un genre lyrique, individuel, et syncrétique, car l’auteur est à la fois compositeur, poète et interprète. Mais c’est aussi un genre dialogique, car la présence de l’auditeur est indispensable. C’est vrai aussi, mais dans une moindre mesure, pour la chanson d’auteur française, qui dispose de supports médiatiques tels que les disques ou la radio.

La chanson d’auteur russe dans les années 60 est chantée non pas du haut d’une scène, une estrade, (à la différence de la chanson officielle soviétique, d’où l’appellation de chanson d’estrade pour celle-ci), mais au même niveau que l’auditeur, le chanteur étant entouré du public (ses amis). Elle est « un moyen de communication avec “ les siens”, dans un cercle amical » (OGARKOVA). L’interaction avec le public est fondamentale. Le public et l’auteur ressentent les mêmes émotions face à des problèmes communs (du quotidien ou de la vie). La communication devient communion. Pour cela, le public ne doit pas être trop nombreux, il faut qu’une relation directe puisse s’installer, que le public voit le visage et l’expression de l’interprète. La salle doit croire et suivre l’interprète, même s’il incarne un personnage qui ne peut être lui-même. Vyssotski, lorsqu’il interprète une de ses chansons-ballades, peut se muer en un soldat à la guerre, un boxeur, un repris de justice…

Par définition la chanson est un genre oral, et en principe la chanson de « bardes » n’est pas destinée à être fixée par écrit, en raison de son statut non officiel, marginal. C’est pourquoi le texte se modifie au gré des interprétations et de la réception du public. Ce n’est qu’après la mort de Vyssotski que ses textes ont été plus ou moins figés. Sur la plupart des enregistrements privés, on entend parfaitement les réactions de l’auditoire et le dialogue qui s’instaure avec le poète-compositeur.

Même si leur propos n’est pas directement politique, Vyssotski et les autres « bardes » russes incarnent une forme de protestation : « alors que la chanson de variété grand public était exclusivement composée en mode majeur, la chanson d’auteur allait de plus en plus vers le mode mineur, ce qui peut être considéré comme un défi à la culture officielle » (OGARKOVA).

La chanson d’auteur, qui existe dans de nombreuses cultures, se distingue néanmoins par quelques spécificités en Russie. Elle hérite de la tradition des skomorokhi (« bardes »), les conteurs de la poésie épique orale russe. Cette tradition orale est projetée sur le genre, créant un paradoxe : ce genre, profondément individuel et subjectif, est aussi épique et populaire. En outre, il hérite d’une tradition carcérale vivace, qui s’est constituée au fil des siècles, depuis les premiers camps sous le régime tsariste, et s’est beaucoup développée au cours du XXème siècle, formant une véritable contre-culture (les blatnye pesni, ou chants des bagnards) parallèlement à la culture officielle.

Les chansons de Vyssotski ne bénéficiaient pas des canaux de diffusion officiels (radio, disques), mais vers la fin de l’époque soviétique, on les entendait partout, provenant des fenêtres ouvertes des appartements, enregistrées sur cassettes2, comme un signe du changement d’époque. La chanson d’auteur bénéficie de la généralisation des magnétophones à cassettes, qui permettait une large diffusion (FRUMKIN). Elle « se créait et se chantait dans des appartements privés, lors de randonnées, près de feux de bois ou au cours de soirées estudiantines (…). Elle était reprise, et se transmettait de l’un à l’autre, de bouche en bouche, puis, après l’apparition des magnétophones, grâce aux enregistrements amateurs, des équivalents sonores du samizdat. Or, dès la fin des années 1950, elle est devenue un phénomène de masse : c’était une réponse de la société à la libéralisation politique et, donc, aussi, à la libération individuelle » (OGARKOVA).

Au-delà même des frontières de l’URSS, les chansons de Vyssotski étaient reprises et traduites dans les langues des pays sous influence soviétique, comme la Pologne. Cette popularité exceptionnelle, en URSS et dans les pays de l’Est, comme dans la Russie contemporaine, incite à s’interroger sur la possibilité de la transposition de ces chansons vers d’autres langues et d’autres cultures, et en particulier vers le français. Comment sont traduites en français les chansons-poèmes de Vyssotski ? Que devrait prendre en compte un traducteur de Vyssotski, en fonction du contexte et de la cible de sa traduction, et quels écueils devrait-il éviter ? En particulier, comment prendre en compte le fait qu’une traduction pourra être, ou non, chantée ?

Certes, il n’existe pas de traduction parfaite, surtout lorsqu’il s’agit de traduire une chanson, car le texte chanté se doit d’être organiquement inséparable de la mélodie (SAVTCHENKO). On pourrait croire que la traduction la meilleure serait la plus proche du texte original, la plus exacte, donc, mais il n’en est rien. La traduction littéraire idéale serait une nouvelle composition, qui conserverait l’esprit, et non la lettre de l’original. Autrement dit, elle privilégierait la cible, plutôt que la source. Elle serait une transposition.

On est frappé de voir le nombre de traducteurs, ou chanteurs, qui se sont essayés à transposer les chansons de Vyssotski. On dénombre sur internet plus d’une dizaine de sites dédiés exclusivement à Vyssotski. Parmi eux le site Wysotsky.com3 abrite des dizaines, des centaines et peut-être des milliers de traductions, dans un nombre considérable de langues du monde, dont quelques centaines de traductions françaises, tant rimées qu’en vers libre.

Nous en avons retenu deux, qui ont été interprétées par Vyssotski lui-même, à Paris. Le principe de sélection peut sembler aléatoire, ces textes ne sont ni les plus connus, ni les plus représentatifs du répertoire de Vyssotski, mais notre but n’est pas d’apporter notre contribution à la connaissance de ce répertoire, ni à celle du phénomène social qu’a représenté la chanson de bardes en Union soviétique et qui est largement documenté (BASTENAIRE, ERWAN, FRUMKIN, SMITH, YURCHAK). Dans le cadre de ce recueil d’articles consacrés à la traduction des chansons, nous avons voulu comprendre ce qui fait qu’une traduction peut être chantée. C’est pourquoi, nous n’avons retenu que les deux chansons dont le texte français est chanté par l’auteur de l’original. Il s’agit de « La fin du bal » et « Rien ne va », que nous étudierons successivement.

1 – « La fin du bal » ou « Le vol arrêté »

Paradoxalement, « Prervannyj polët » [« Le vol arrêté »], qui est la plus connue des chansons de Vyssotski en France, est loin de l’être en Russie. Cette célébrité en France est due au titre du livre de l’actrice Marina Vlady Le vol arrêté, publié en 1986, écrit en hommage à son mari plusieurs années après la mort prématurée de celui-ci4.

Vladimir Vyssotski a commencé à écrire cette chanson en 1973 pour un film intitulé L’évasion de Mister Mac Kinley, tourné à Budapest par les studios soviétiques (Mikhail Schweitzer, Mosfilm), dont l’action se passe dans le futur. Le héros est un « homme de rien5 », un petit homme, englué dans les excès du monde capitaliste. Le film relate sa fuite dans le futur, mais on découvre à la fin que cet avenir radieux n’était qu’un rêve. Toutefois, la chanson, dont le titre initial était « Chanson triste », n’a pas été conservée au montage.

Elle devait être chantée par Vyssotski lors d’une scène où le personnage attend sa bien-aimée avec des fleurs à la main, mais est détourné de son projet par le passage d’une procession mortuaire, qu’il se met à suivre. Les processionnaires descendent dans un souterrain où repose un jeune homme couvert d’un tissu noir, qui a été tué lors d’une manifestation. Le personnage lui offre ses fleurs, et ressort. La scène n’a pas été conservée non plus dans le film. Le texte de la chanson est donc une oraison funèbre.

En 1975, Vyssotski reprend sa chanson, avec le titre Nedoliubil (ce qui signifie : « il n’a pas pu aimer jusqu’au bout »), mais on trouve parfois des enregistrements avec le titre Ne dožil (« il n’a pas vécu jusqu’au bout »). Le texte russe est construit sur le principe de la répétition de ces deux préverbes « ne » et « do » que l’on trouve dans ces deux variantes du titre, l’un signifiant la négation (« il n’a pas eu le temps ») et l’autre l’action faite « jusqu’au bout ». La chanson parle d’un jeune homme qui n’a pas pu s’épanouir et réaliser tout son potentiel affectif et créatif (n’a pas pu aimer, chanter, vivre)6.

Malgré son mariage avec une ressortissante française en 1969, le premier voyage de Vyssotski en France a lieu en avril 1973. Dans les années 70, plusieurs artistes vivant en Union soviétique, parmi lesquels Vyssotski, sont invités par le studio d’enregistrement français Le Chant du monde, qui est contrôlé par le Parti communiste français (ALTEN), de sorte que les albums ainsi réalisés devaient ensuite être agréés par les autorités culturelles soviétiques. Dans un premier temps, en avril 1973, elles n’autorisent que quatre titres sur les vingt-deux enregistrés par Vyssotski. L’album de Vyssotski sera à nouveau enregistré en 1977, avec des modifications et des coupures. Toutefois, au printemps 1975, à Paris, Vyssotski parvient à enregistrer « La fin du bal »7.

Grâce à Marina Vlady, Vyssotski avait fait la connaissance de personnalités françaises, parmi lesquelles Gérard Depardieu et Maxime Le Forestier. Ce dernier, un jour où il recevait le couple chez lui, leur fait la surprise de leur chanter la traduction qu’il avait faite de « La fin du bal ». Vyssotski est immédiatement séduit, et il décide d’interpréter lui-même la chanson en français. D’après Marina Vlady, dans ces années-là il faisait tout pour apprendre le français8.

Nous disposons d’une autre version française du texte de cette chanson, faite par la traductrice Michèle Kahn9, datée également de 1977. Cette traduction semble n’avoir pas été diffusée à l’époque. Nous ne pouvons que supposer que Michèle Kahn, interprète et amie de Vyssostki, la tenait à la disposition des organisateurs du concert, qui ne connaissaient pas le russe. Maxime Le Forestier a-t-il pu la lire avant d’écrire son propre texte ? C’est probable, mais nous ne le savons pas.

Comparons le texte russe et sa traduction professionnelle, qui n’est pas destinée à être chantée, avec la version de Maxime Le Forestier, chantée par Vyssotski.

La fin du bal

Paroles de Maxime Le Forestier

Le Vol Arrêté

Traduction de Michèle Kahn

Прерванный полет

Texte de Vladimir Vyssotski

1 -Comme le fruit tombé sans avoir pu mûrir

La faute à l’homme, la faute au vent

Comme l’homme qui sait en se voyant mourir

Qu’il n’aura plus jamais de temps

Quelqu’un a remarqué un fruit pas mûr

On a secoué l’arbre, et le fruit est tombé.

Voilà la chanson de celui qui n’a pas chanté

Et qui n’a pas su qu’il avait une voix.

Кто-то высмотрел плод, что неспел,

потрусили за ствол - он упал...

Вот вам песня о том, кто не спел,

и что голос имел - не узнал.

2 - Un jour de plus ; il aurait pu chanter

Faute au destin, faute à la chance

Faute à ses cordes qui s’étaient cassées

Son chant s’appellera silence

Peut-être que son destin n’a pas marché,

Et qu’il a loupé sa chance

Et que la corde de sa guitare

était mal tendue

Может, были с судьбой нелады,

и со случаем плохи дела,

а тугая струна на лады

с незаметным изъяном легла.

3 -Il peut toujours le commencer

Nul ne viendra jamais danser

Il a commencé timidement par un «do»

Mais il n’a pu tenir la note...

Он начал робко - с ноты «до»,

но не допел ее, не до...

4 - Nul ne le reprendra en chœur

Il n’aura jamais rien fini

À part cette blessure au cœur

Et cette vie

Son accord n’a pas résonné

Et il n’a inspiré personne

Le chien aboyait,

Le chat attrapait des souris...

Недозвучал его аккорд

и никого не вдохновил...

Собака лаяла, а кот

мышей ловил...

5 - Pourquoi. Je voudrais savoir pourquoi... Pourquoi ?

Elle vient trop tôt la fin du bal

C’est les oiseaux, jamais les balles

Qu’on arrête en plein vol

C’est drôle, pas vrai, c’est drôle ! Drôle !

Et lui, il blaguait, mais ses blagues tournaient court.

Il n’a pas vraiment goûté le vin

Ni même trempé vraiment ses lèvres.

Смешно! Не правда ли, смешно!

А он шутил - недошутил,

недораспробовал вино

и даже недопригубил.

Souvent Vyssotski chante à la première personne du singulier, et ce même (et surtout) quand le héros lyrique, c’est-à-dire celui qui parle à la première personne, est éloigné du poète-chanteur (un sportif, boxeur, alpiniste, ancien prisonnier, criminel, ancien combattant, etc..). Dans le cas présent, le héros est objectivé par l’existence d’un narrateur. Pourtant la dimension autoréflexive est évidente : le jeune homme mort prématurément « avait une voix » et ne le savait pas, c’était donc un poète, un chanteur non advenu, et il est tentant d’y voir une allusion à la censure en Union Soviétique, qui a ruiné plusieurs carrières artistiques. La corde de sa guitare était tendue (tugaâ struna), mais de travers, comme l’était la voix si particulière de Vyssotski, d’une tension extrême, au bord de la rupture parfois.

Sans surprise, le champ sémantique qui se rapporte au chant est particulièrement dense (« corde », « voix », « chanter »), avec parfois des mots qui ont un double sens comme « accord » (« son accord n’a pas résonné ») ou « désaccords » (en russe : « byli s sud’boj nelady »). La métaphore de la vie comme un chant est filée tout au long du texte. Les sonorités, avec une abondance de « l », accompagnent cette métaphore. Les rimes sont très riches et, comme souvent chez Vyssotski, ce sont des rimes verbales, ou des homonymes (exemple : nespel /ne spel). Il y a même des rimes internes (ne imel/ne spel)

A la strophe 2, le mot izjan qui signifie défaut, écart par rapport à la normalité, suggère également que le sujet est Vyssotski lui-même, qui chante souvent, sinon la dissidence, du moins l’altérité, comme dans sa chanson sur le cheval amble (inoxodec), qui ne marche pas comme les autres. Dans le vers : « Le chien aboyait mais le chat attrapait les souris », on peut également voir une allusion politico-sociale, particulièrement si on rapproche ce chat de celui de la chanson de Boulat Okoudjava « Petite chanson sur le chat noir »10 où il est question de la terreur, de la peur, suscitée par celui qui n’est pas comme les autres.

Le refrain introduit un changement de ton : « c’est drôle, n’est-ce pas » ? Le poète est à la fois pitoyable et drôle, comme un clown, un bouffon (ou simplement un acteur ?) (« il blaguait, mais ses blagues tournaient court »). On retrouvera, dans la chanson tsigane (« Rien ne va ») que nous évoquerons plus loin, ce rire à travers les larmes. Remarquons que Maxime Le Forestier ne l’a pas conservé.

6 - Comme ces disputes commencées le soir

Faute à la nuit, faute à l’alcool

Et dont il ne restera rien plus tard

Que quelques mégots sur le sol

Il ne faisait qu’engager des disputes

Sans assurance, sans se hâter,

Comme des gouttelettes de sueur s’échappent des pores

Son âme sourdait sous sa peau.

Он пока лишь затеивал спор -

неуверенно и не спеша;

словно капельки пота из пор,

из-под кожи сочилась душа.

7 - Il aurait tant voulu frapper pourtant

Faute au couteau, faute à la peur

Il n’aura fait aucun combat au sang

Juste le temps d’un peu de sueur

Il avait juste commencé le duel au tapis

Il avait eu à peine le temps de débuter.

Il avait tout juste pu s’orienter dans le jeu

Et l’arbitre n’avait pas eu le temps d’ouvrir le compte.

Только начал дуэль на ковре,

еле-еле, едва приступил.

Лишь чуть-чуть осмотрелся в игре,

и судья еще счет не открыл.

8 - Lui qui aurait voulu tout savoir

Il n’aura même pas pu tout voir

Il voulait tout savoir de A à Z

Mais il n’a pas vraiment atteint

Он знать хотел всё от и до,

но не добрался он, не до...

On voit dans les strophes 6 et 7 que l’idée de résistance, de protestation, est présente, avec la lutte qui provoque la sueur, et c’est un véritable martyr, physique - le poète est à nu, avec le mot « peau », - mais aussi moral (avec le mot « âme »). Le texte russe dit : « Son âme suintait de-dessous sa peau ». Cette souffrance est reprise dans l’image du boxeur (duel sur le tapis, arbitre) qui rappelle le « boxeur sentimental », titre d’une autre chanson de Vyssotski11. La vie est une lutte, une compétition (ou un jeu à la vie, à la mort).

9 -Lui qui avait l’amour au corps

Pour la seule qu’il aurait gardée

Il a rendu sa barque au port

Sans l’embrasser, sans la toucher, juste y penser, jusqu’à la mort

Ni le savoir, ni le fond

Il n’a pas creusé jusqu’aux abysses

Et celle qui fut l’unique

Il n’a pas su vraiment l’aimer.

Ни до догадки, ни до дна,

не докопался до глубин,

и ту, которая одна,

не долюбил, не долюбил!

10 - Pourquoi. Je voudrais savoir pourquoi... Pourquoi ?

Elle vient trop tôt la fin du bal

C’est les oiseaux, jamais les balles

Qu’on arrête en plein vol

C’est drôle, pas vrai, c’est drôle ! C’est drôle !

Il se hâtait, mais pas encore assez

Et tout ce qu’il n’a pas résolu

Il l’a laissé irrésolu.

Смешно, не правда ли, смешно,

что он спешил - недоспешил?

Осталось недорешено,

всё то, что он недорешил.

11 - Il écrivait comme on se sort d’un piège

Faute au soleil, faute aux tourments

Mais comme il prenait pour papier la neige

Ses idées fondaient au printemps

Je ne mens pas d’un iota, d’un iota.

Il était le serviteur du style pur.

Il lui écrivait des vers sur la neige,

Hélas, les neiges fondent.

Ни единою буквой не лгу.

Он был чистого слога слуга,

он писал ей стихи на снегу, -

к сожалению, тают снега.

Dans la strophe 9, la périphrase « celle qui est unique » n’a pas été traduite de façon précise par Michèle Kahn (« celle qui fut l’unique »), et encore moins par Maxime Le Forestier (« pour la seule qu’il aurait gardée »). Certes, si Vyssotski avait utilisé le temps grammatical du passé (en écrivant « celle qui était l’unique », en russe : « kotoraâ byla odna »), le rythme du vers russe aurait été moins régulier. Toutefois, le temps présent permet de penser que Vyssotski évoque, non pas une femme particulière, mais une abstraction, la Femme idéale, l’Éternel Féminin des poètes et philosophes de l’Âge d’argent (en particulier, Alexandre Blok12).

A la strophe 11, une allitération en « l », « s », « n », « g » accompagne le motif si important de la neige (« sneg »), métaphore de la page blanche, vierge, propre. Comme on le voit dans le texte, la liberté est liée à la neige qui permet d’écrire (quand la neige fond, plus de poésie). La pureté renvoie à l’idéal, car le mot čistyj signifie à la fois propre et pur. Le poète est le serviteur du style pur, de la Beauté, du Sublime, de l’Idéal.

12 - Et quand la neige recouvrait sa page

Faute aux frimas, faute à l’hiver

Au lieu d’écrire, il essayait, courage

D’attraper les flocons en l’air

Mais alors la neige tombait encore

Et on était libre d’écrire sur la neige.

Il saisissait de ses lèvres en pleine course

De gros flocons et des grêlons.

Но тогда еще был снегопад

и свобода писать на снегу.

И большие снежинки, и град

он губами хватал на бегу.

13 - De l’évadé qui n’aura pas

Atteint... son but

Mais dans un carrosse d’argent

Il n’est pas arrivé jusqu’à elle

Но к ней в серебряном ландо

он не добрался и не до...

14

Mais aujourd’hui, il est trop tard

Il n’aura pas pris le départ

Et son souvenir ne sera

Que la chanson d’avant la lutte

Le fuyard, l’évadé, l’évadé n’a pas atteint son but.

Il n’a pas réussi son vol, sa cavalcade

Et son signe zodiacal, le Taureau

Lapait la froide voie lactée

Не добежал, бегун-беглец,

не долетел, не доскакал,

а звездный знак его - Телец -

холодный Млечный Путь лакал.

15

Pourquoi j’voudrais savoir pourquoi... Pourquoi ?

Elle vient trop tôt la fin du bal

C’est les oiseaux, jamais les balles

Qu’on arrête en plein vol

C’est drôle ! pas vrai, c’est drôle !

Quand il manque juste quelques secondes

Un maillon manquant,

Un vol arrêté

Смешно, не правда ли, смешно,

когда секунд недостаёт, -

недостающее звено -

и недолет, и недолёт.

C’est drôle, pas vrai ? Eh bien voilà

Ça vous semble drôle, et même à moi.

Le cheval en plein galop ; l’oiseau en plein vol

A qui la faute ?

Смешно, не правда ли? Ну, вот, -

и вам смешно, и даже мне.

Конь на скаку и птица влёт, -

по чьей вине, по чьей вине?

Or la neige évoque aussi l’éphémère (« Hélas, les neiges fondent », au paragraphe 11). Dans les mots « on était libre d’écrire sur la neige » (au paragraphe 12, en russe : svoboda pisat’ na snegu), on peut entendre l’ironie amère d’un poète impuissant, son impossibilité d’exprimer librement l’Idéal.

L’évocation de l’Âge d’argent est renforcée au paragraphe 13 par l’image du landau d’argent (le texte russe dit : « vers elle dans un landau d’argent », que la traductrice traduit par « dans un carrosse d’argent »). Ainsi le jeune poète était tendu vers un Idéal, vers la Bien Aimée, peut-être, la Sophia du philosophe Vladimir Soloviev13. La traduction française masque la dimension mystique de cet amour non advenu.

A la strophe 12, le héros saisit la neige comme il saisit la vie, avec les lèvres, c’est-à-dire avec sensualité. Il saisit la vie en courant (na begu), ou peut-être en fuyant (l’évasion de Mac Kinly) ? Cette course le libère et l’emporte vers un autre monde, idéal. Le thème de la course est repris aux strophes 14 (et 16) avec le motif du cheval (begun, gonki, kon’ na skaku), lui aussi très caractéristique du monde poétique de Vyssotski (GAUTHIER, 2017).

Mais une autre métaphore animale vient ici concurrencer celle du cheval, c’est celle du Taureau. Il ne s’agit pas d’un véritable taureau, mais du signe du zodiaque. Néanmoins, le taureau est symbole de force, de lutte acharnée, entêtée. Ici il boit encore le lait de la voie lactée, ce n’est donc qu’un futur taureau, qui n’a pas eu le temps de le devenir, un petit veau, un idéaliste naïf et confiant.

Le dernier refrain marque un nouveau changement de ton, Vyssotski s’adresse ici directement à ses auditeurs (« ça vous semble drôle »), puis vient la répétition de « A qui la faute ? » qui résonne de façon tragique, comme un tocsin.

En français, Michèle Kahn n’a pas gardé cet effet. En russe, l’interruption du vers tronqué a l’avantage de suspendre le chant comme une interrogation (d’autant que, musicalement, on ne revient pas à la tonique), comme un « vol arrêté ».

Maxime le Forestier part, semble-t-il, de cette question « A qui la faute ? » et, pour remplacer l’effet de répétition du double préverbe « nedo », que Michèle Kahn traduit fidèlement (mais de façon difficile à chanter) par la répétition de la négation « pas », Le Forestier scande « la faute à » (l’homme, le vent, le destin, la chance, la nuit, l’alcool, le couteau, la peur, le soleil, les tourments, les frimas, l’hiver). Finalement, le résultat de cette adaptation, par Maxime Le Forestier, est qu’il n’y a pas à chercher de coupable (ce serait celui qui a secoué l’arbre et fait tomber le fruit prématurément ?), ce qui, selon certains (POVARYCIN, 1999), édulcore passablement le texte de Vyssotski.

L’autre parti pris est le recours au motif de « fin du bal », ce qui introduit la métaphore de la vie comme un bal. La danse se superpose donc au chant, qui domine sémantiquement dans le texte de Vyssotski, et tend à s’y substituer. Notons aussi la disparition du thème du clown et du rire. En effet on ne trouve plus chez Le Forestier « C’est drôle, n’est-ce pas ? ». Il prend, d’autre part, le parti de répéter trois fois le refrain à l’identique, alors que Vyssotski varie légèrement d’un refrain à l’autre. Le refrain que Le Forestier choisit de répéter est le troisième, qui est effectivement le plus tragique, avec le vol interrompu (Nedolët) qui devient : « c’est les oiseaux jamais les balles qu’on arrête en plein vol ».

On peut donc conclure dans un premier temps que ce texte français est une traduction très libre, voire une adaptation, dans laquelle certains motifs sont conservés, d’autres non.

L’image du fruit qui n’a pas pu murir est gardée, et elle est poétisée, par la rime (vent/temps), par le rythme (la répétition de « la faute à »), par la construction syntaxique (la comparaison), là où le texte de Michèle Kahn est plus fidèle, mais plus prosaïque. Toutefois, c’est au prix du sacrifice chez Le Forestier de l’image « on a secoué l’arbre », même si l’action est sous-entendue dans « la faute à l’homme ». La question récurrente du refrain (« Pourquoi, je voudrais savoir pourquoi ») n’équivaut pas exactement à « qui est coupable ? ».

Le portrait psychologique du héros est donné par les mots « nuit », « alcool », « dispute », « mégots », « couteau », si bien qu’il semble avoir été victime d’une bagarre de rue, alors qu’il n’y a pas cette dimension dans ce texte de Vyssotski, même si cela correspond bien au registre de Vyssotski dans d’autres chansons de son répertoire. Dans ce texte de Vyssotski, le lexique est plus abstrait et se réfère implicitement à l’Idéal. Le héros de Vyssotski, comme le montre le texte de Michèle Kahn « avait juste commencé », « il avait à peine eu le temps », il s’opposait, mais « timidement », « sans assurance », « sans se hâter ». Le texte russe esquisse le portrait d’un jeune homme timide, sensible, émotif (ayant l’âme à fleur de peau), et non celui d’un homme de la pègre (celui de Le Forestier). Les locutions adverbiales Ele ele, čut’ čut’ traduisent cette délicatesse.

Dans la strophe sur l’amour (« lui qui avait l’amour au corps »), Le Forestier précise le texte en lui donnant le sens de l’amour physique pour une femme (l’embrasser, la toucher, gardée) alors que Vyssotski insiste sur le mystère (dogadki), sur la dimension philosophique (dokopat’sâ do glubin), voire métaphysique (duša). D’ailleurs, « corps » appelle la rime « port » (« sa barque au port »), image qui n’est pas vraiment justifiée pour signifier la mort prématurée.

A propos de la neige, Le Forestier introduit la rime avec « piège », ce qui peut être justifié, car c’est une façon de traduire la métaphore de la neige comme liberté, en l’opposant à la non liberté (le piège). En outre, le mot est dans le même champ sémantique que l’oiseau ou les balles (les chasseurs). A ce propos, on peut entendre dans le texte de Le Forestier un écho du pacifisme des années 70 (« jamais les balles », répété trois fois). Mais comment comprendre « faute au soleil » ? La rime bal/balles, par ses sonorités, se prête particulièrement bien à la poésie chantée. Mais malgré ses qualités poétiques, ce passage ne rend pas la valeur mystique et extatique de la neige.

Là où au paragraphe 13, Vyssotski dit : « Il n’est pas arrivé jusqu’à elle », repris fidèlement par Michèle Kahn, Le Forestier écrit : « l’évadé qui n’aura pas atteint … son but ». Le Forestier ne conserve pas l’image du cheval en pleine course, ni celle du Taureau du zodiaque, ni la voie lactée, mais il conserve, quoique de façon très allusive, l’idée de lutte à venir (« la chanson d’avant la lutte »), là où dans le texte de Vyssotski, la lutte n’a pas pu avoir lieu.

Le texte de Vyssotski est à la fois très personnel (c’est un autoportrait), mais aussi philosophique, c’est une variation sur le « non être », ou le « non avoir été », qui fait écho à la question de Hamlet « être ou ne pas être ». Or il faut se souvenir que le rôle de Hamlet est attaché à la figure de Vyssotski, qui l’a interprété de façon mémorable au théâtre de la Taganka. Mais si le public russe associe Vyssotski à la figure de Hamlet, c’est moins le cas du public français. Plus généralement, il n’a pas la même grille de lecture, car ses références culturelles ne sont pas les mêmes, mais les deux se rejoignent sur le plan de l’émotion musicale suscitée par la voix de Vyssotski.

Pour reprendre la métaphore, certes banale, de la traduction comme trahison (MOUNIN), on peut dire que le texte de Le Forestier « trahit » parfois celui de Vyssotski, mais c’est pour mieux en traduire les sonorités (ELLRODT). En effet, cette traduction étant destinée à être chantée, contrairement à celle de Michèle Kahn, c’est de ce point de vue qu’il faut apprécier la recherche du rythme : la réitération de la séquence « la faute à », la recherche des sonorités vocaliques longues et graves : les « ou », « a » ouverts et longs (particulièrement dans le refrain : « pourquoi », « bal »/ « balles »), les allitérations en « r » qui mettent en valeur la voix de Vyssotski, au prix de certaines rimes, peut-être maladroites : fruit/murir/ mourir ; pourquoi ; cordes ; amour ; chœur /cœur ; frapper/pourtant/peur/sueur ; corps/port/mort.

On ne dispose malheureusement pas d’enregistrement de l’interprétation par Le Forestier. Le fait que Vyssotski ait interprété lui-même ce texte en français, même si certains témoins disent qu’il n’en était pas entièrement satisfait (CYBUL’SKIJ, 2013), semble prouver qu’il se l’était approprié, ce qui est incontestablement un signe de réussite pour le traducteur.

2 – « Rien ne va »

La seconde chanson interprétée en français par Vyssotski lui-même, s’intitule en russe « Ma chanson tsigane ». L’auteur du texte français n’est pas Maxime Le Forestier, mais un autre parolier, Charles Level14. Il existe aussi une traduction de Michèle Kahn intitulée « Variations sur un thème tsigane ». On peut donc comparer le texte de Vyssotski avec la version chantée de Level et avec la version écrite de Michèle Kahn.

« Rien ne va »

Traduction de Georges Level

« Variations sur un thème tzigane »

Traduction de Michèle Kahn

« Моя цыганская »

Владимир Высоцкий

1 -Sommeillant, je vois la nuit

Des crimes lourds où l’on saigne

Pauvre moi, pauvre de moi,

L’outre est pleine à craquer

Des lumières jaunes pénètrent mon sommeil

Et je gémis dans mon rêve

Attends un peu, attends un peu

Le matin porte conseil.

В сон мне - желтые огни,

и хриплю во сне я:

«Повремени, повремени -

утро мудренее!»

2 - Au matin comme il est âcre

Le goût du vin maudit

Va, dépense tout mon crédit

Car j’aurai soif aujourd’hui

Mais au matin, ça ne va pas.

C’en est fini de la gaîté

Et on fume à jeun

Ou bien on boit pour dissiper l’ivresse.

Но и утром всё не так,

нет того веселья:

или куришь натощак,

или пьешь с похмелья.

3 - Rien ne va, plus rien ne va

Pour vivre comme un homme, un homme droit

Plus rien ne va

Pour vivre comme un homme droit

Allons, encore, encore une fois

Encore beaucoup, beaucoup de fois

Encore, encore une fois

Et on boit pour dissiper l’ivresse

Эх, раз, еще раз,

еще много-много раз...

Эх, раз, еще раз,

еще много-много раз...

En russe le thème tsigane est parfaitement reconnaissable : « Ex raz ! Eŝë raz ! », ce qui, à juste titre, est traduit « Allons, encore une fois ! », par Michèle Kahn, qui ajoute au refrain le dernier vers de la strophe précédente : « et on boit pour dissiper l’ivresse ».

Le thème tsigane, c’est celui de la fête débridée, de la générosité, de la liberté vis à vis des normes de la société bienpensante. C’est aussi l’oubli, la gaité démonstrative, sans motifs, voire la fausse gaité, la gaité apparente. Au fond, elle cache une profonde nostalgie, celle qui est partagée par l’émigration russe à Paris, qui constitue une partie importante du public parisien de Vyssotski, ce qui en justifiait le choix parmi celles de son répertoire. Mais plus largement, le thème renvoie à l’Âge d’argent russe, à l’époque prérévolutionnaire des cabarets, et l’on trouve le même mélange de fête et de désespoir maladif dans les vers du poète symboliste Alexandre Blok des années 191015. Nous avons déjà évoqué les affinités du monde poétique de Vyssotski avec celui de Blok. Notons ici que la couleur jaune, typique de l’ambiance du « monde terrible » de Blok, ce blanc sale, dénaturé, cette pureté maculée, qui figure dans le texte de Vyssotski, est malheureusement omise dans la traduction de Level.

Ainsi, les deux premières strophes évoquent le réveil douloureux d’un homme qui a trop bu la veille, comme après une fête tsigane. Ici le poète parle à la première personne et, connaissant les difficultés qu’avait Vyssotski avec l’alcool, on peut aisément y voir une confession lyrique du poète. La traduction de Michèle Kahn « dissiper l’ivresse » semble indiquer que le poète veut rétablir le contact avec la réalité, alors qu’il s’agit du contraire, il veut retrouver l’ivresse (poxmelje rime ici avec veselje, la gaité), se débarrasser de la sensation de « gueule de bois ». Le sens est donc modifié, car l’ivresse est une forme de fuite16.

La traduction de Level, même si elle omet le proverbe « le matin porte conseil » et l’idée de la première cigarette au réveil, est plus fidèle à l’original, à la fois par les sonorités (les « r » en « cr »: pauvre, outre, craquer /acre /crédit), qui rendent celles du russe (xriplû, povremeni, mudrenee) et par les images. Elle rend mieux le malaise dû à la saturation, au débordement, à l’excès (l’image de l’outre qui craque est plus forte que celle du gémissement en rêve).

La strophe suivante décrit le monde des cabarets, celui de la vie mondaine, qui n’est qu’apparence, ce sont de bouffons, des pauvres miséreux, un faux paradis, un enfer, c’est le royaume, non de l’être, mais du paraître, le poète y est comme un oiseau en cage.

4 - Dans tous les cabarets sans fond

Où je m’enterre chaque nuit

Je suis l’empereur des bouffons

Le frère de n’importe qui

Les cabarets, tentures vertes

Et serviettes blanches

Paradis pour les mendiants, et les bouffons

Mais moi j’y suis comme un oiseau en cage

В кабаках - зеленый штоф,

белые салфетки, -

рай для нищих и шутов,

мне ж - как птице в клетке.

5 - Je vais vomir mon repentir

Au pied des tabernacles

Mais comment prier dans la fumée

De l’encens des diacres

Dans l’église puanteur et pénombre

Les diacres agitent l’encensoir

A l’église non plus, ça ne va pas.

Rien ne va comme il faudrait !

В церкви - смрад и полумрак,

дьяки курят ладан...

Нет, и в церкви всё не так,

всё не так, как надо!

Il y a ici une forme de changement de focale. Les serviettes blanches sont à prendre sur un ton d’ironie mordante, leur propreté mondaine défie le débridement de la fête tsigane. On retrouve des accents de la poésie romantique, à propos du poète maudit, révolté, qui hait la foule17. Or ceci n’est véritablement audible ni dans la traduction de Michèle Kahn, ni dans celle de Level. La dimension carnavalesque est toutefois rendue dans la traduction de Level avec l’expression « l’empereur des bouffons ». Notons que le motif de l’enfer est renvoyé par Level à la fin de la chanson, dont il constitue la pointe avec la phrase « Mais j’ai bien peur que l’au-delà ressemble à un enfer ».

La strophe 5 évoque une fuite vers l’église, dans la religion, mais celle-ci n’offre pas le refuge attendu. La traduction de Level, contrairement à celle beaucoup plus fidèle de Michèle Kahn, n’insiste pas sur cette répudiation de l’église, mais utilise les possibilités sonores des mots : « vomir », « repentir », « tabernacle », « diacre ». Remarquons que Vyssotski ne parle pas ici de « vomir ». Mais Level a bien interprété le malaise physique, d’autant que le héros affirme dans la strophe suivante vouloir « éviter le pire ».

6 - Et comme un vieux loup dans les bois

En fuyant le pire

Je suis resté tout seul avec moi

Près des montagnes où l’on respire

Je me réfugie en hâte sur une montagne

Afin d’éviter le pire

Au sommet se dresse un aune.

Au pied de la montagne, un cerisier

Я - на гору впопыхах,

чтоб чего не вышло, -

на горе стои́т ольха,

а под горою вишня

7 - C’est là, que je voulais trouver

Un air nouveau sur un sommet plus haut... Mais,

Qui reconnaît de loin

Un vrai sapin d’un faux sapin ?

Pouvoir couronner la pente de lierre.

Même cela me consolerait un peu...

Ou bien peut-être quelque chose d’autre

Rien ne va comme il faudrait !

Хоть бы склон увить плющом -

мне б и то - отрада,

хоть бы что-нибудь ещё...

Всё не так, как надо!

Aux strophes 6 et 7 le héros se réfugie en haut d’une montagne, où lui apparaissent deux arbres, un aune et un cerisier, mais dans sa traduction Level les remplace par des sapins… Pourtant dans le texte de Vyssotski ces deux arbres dont le nom est féminin en russe, semblent apporter un apaisement au héros, comme s’il se rendormait et retournait dans le rêve, dans l’imaginaire, signe que sa fuite est réussie. Et vient alors en russe l’évocation d’une consolation, d’une capacité d’agir (« couvrir la pente de lierre »).

Level y substitue une autre métaphore de la fuite, celle du vieux loup dans les bois, puisant directement dans le bestiaire de Vyssotski (GAUTHIER, 2017). Ainsi dans l’interprétation de Level, c’est l’isolement, la solitude (et non la présence féminine de l’aune et du cerisier), qui procurent l’apaisement (« je suis resté tout seul avec moi »), ce qui n’est pas dans le texte russe.

Vyssotski dans son interprétation en français chante non pas « un sapin d’un autre sapin », mais « un vrai sapin d’un faux sapin ». Il corrige donc le texte du parolier (sur le site ‹wysotski.com›, le texte de Level est : « un sapin d’un autre sapin »). On peut d’ailleurs penser que ces sapins sont des métaphores des hommes « droits » (par opposition aux hommes faux, ou faussement droits). La dichotomie vrai/faux renvoie à l’idée d’apparence et d’illusion, c’est peut-être ce que Vyssotski a voulu réintroduire dans le texte français. Il corrige aussi les paroles françaises dans le refrain (strophe 3), où il chante « un homme droit », puis « un homme doit », ce qui les rapproche du russe « comme il faudrait » (kak nado).

Rien ne va, plus rien ne va
Pour vivre comme un homme, un homme droit
Plus rien ne va
Pour vivre comme un homme DOIT

Dans les strophes suivantes, le héros vit dans son imaginaire, c’est pourquoi des motifs du folklore russe envahissent le texte : la plaine russe (po polû, v čistom pole), les bleuets (vasil’ki, qui ne sont pas des myosotis, comme traduit Michèle Kahn) et enfin les sorcières (qui ne sont pas non plus vraiment des sorcières, ce sont des babayaga). A ces motifs s’ajoutent des images des divinations sur cartes, occupation par excellence des tsiganes qui prédisent le destin : la route lointaine (dal’naâ doroga) le billot et la hache (ici, au pluriel, les haches : plaha s toporami).

8 - Loin de tout manège je suis ma vie

En laissant ma trace dans la neige

Pour qu’il me retrouve l’ami qui me suit

Loin de tout cortège

Alors je vais à travers champs, je longe une rivière

Le clair-obscur, pas de Dieu

Et dans le champ immense, des myosotis.

Une grand’ route.

Я - по полю вдоль реки:

света - тьма, нет Бога!

В чистом поле - васильки,

дальняя дорога.

9 - Ah, venez, levez-vous, venez par ici

devant et derrière

Nous n’avons que faux amis,

Faux amours, faux frères

Le long de la route, une forêt touffue

Hantée de sorcières

Et au bout de cette route

Un billot avec des haches.

Вдоль дороги - лес густой

с бабами-ягами,

а в конце дороги той -

плаха с топорами.

Il faut remarquer aussi que « clair-obscur » (qui se dit svetoten’) ne correspond pas à sveta-t’ma, bel oxymoron, qui signifie « il y a des tonnes de lumière », avec un jeu sur t’ma qui signifie effectivement le noir, l’obscurité : « c’est noir de lumière » !

Enfin l’image du billot, à la strophe 9, est très forte en russe, car c’est là qu’on tranche la tête du condamné, alors qu’en français, ce sens est beaucoup moins immédiat (c’est d’abord un outil de bucheron, de boucher, et bien loin après, de bourreau). Level a senti la nécessité de renforcer ce champ sémantique en ajoutant le bourreau et la couleur rouge.

10 - Vois-tu les sorcières ici ou là

Dans la forêt qui bouge

Vois-tu le bourreau tout là-bas

Avec son habit rouge

Là-bas des chevaux dansent en mesure

Sans plaisir, avec aisance

Le long de la route, ça ne va pas.

Et au bout, encore moins.

Где-то кони пляшут в такт,

нехотя и плавно.

Вдоль дороги всё не так,

а в конце - подавно.

11 - Plus rien ne va ici déjà

Sur mon chemin de terre

Mais j’ai bien peur que l’au-delà

Ressemble à un enfer

Ni l’église, ni le cabaret

Rien n’est sacré

Non les amis, rien ne va

comme il faudrait!

И ни церковь, ни кабак -

ничего не свято!

Нет, ребята, всё не так!

Всё не так, ребята...

Ainsi cette fuite est également vouée à l’échec : au bout de la route, il y a la mort.

Vyssotski dit que « quelque part des chevaux contre leur volonté et sans à-coups frappent du pied » ce qui est traduit par Michèle Kahn : « là-bas des chevaux dansent en mesure sans plaisir avec aisance ». Le verbe plâšut implique une danse populaire, peu raffinée. En outre, le mot présente une assonance interne avec plavno (fluide, lisse), c’est-à-dire sans révolte, sans heurts. Ces chevaux sont esclaves, contraints de marcher au pas, de travailler. Ce ne sont pas les chevaux indociles et fougueux de la célèbre chanson de Vyssotski : « Les chevaux rétifs18 ».

Les chevaux, comme nous l’avons souligné précédemment, font partie de l’univers poétique de Vyssotski. Or dans la traduction de Level, ils sont omis, même si le mot manège fait certes penser à des chevaux soumis, qui marchent en rond, ou encore le mot cortège, qui évoque le pas lent, comme à contre-cœur des chevaux de corbillard.

Poursuivant le développement du thème de la solitude, Level lui oppose, en le complétant, le thème de l’ami, le vrai ami, qui le suit, mais pas de façon soumise, comme les chevaux de cortège. Il appelle ces amis véritables, mais il est déçu : nous n’avons que faux amis. Dans ce motif, presque complétement absent du texte russe (il y a bien le mot rebâta de la dernière strophe, mais ce sont plutôt des compagnons de bouteille que des « amis »), comment ne pas entendre les accents de la Complainte de Rutebeuf (« Que sont mes amis devenus ») qui sont propres, sinon à l’imaginaire, du moins à la mémoire de la langue française. Est-ce un procédé traductologique de compensation culturelle ? Level s’efforcerait ainsi de traduire l’implicite inhérent à la culture de l’original russe ? Les traductologues s’intéressent depuis longtemps à ces manifestations culturelles plus ou moins implicites dans les textes à traduire (GAMBIER). Indéniablement on peut trouver des similitudes entre les complaintes du XIIIème siècle et la tonalité de cette chanson de Vyssotski. C’est donc une trouvaille du parolier, là où il ne peut pas rendre l’épaisseur folklorique russe et pseudo-tsigane.

En effet ne pouvant rendre le caractère de locution figée folklorique du refrain (Eh ! Raz ! Eŝë raz !), Level a pris le parti de s’en écarter complètement, pour le remplacer par « Rien ne va ! », ce qui correspond effectivement à la conclusion de Vyssotski. Sa traduction perd une partie de la gaité, de l’entrain du texte russe, mais garde le cri de l’âme (« rien ne va ! »), qui est conforme à la voix et à l’univers poétique de Vyssotski. Grâce à ces différents procédés d’adaptation, le traducteur n’a pas trahi Vyssotski.

A partir de cette analyse, il est possible de faire quelques remarques conclusives sur le rôle et les limites de la traduction dans la réception de la chanson d’auteur soviétique à l’étranger. La première est qu’on ne peut faire abstraction du contexte socio-politique. En effet, lors de ses concerts en France dans les années 1970, Vyssotski a reçu un accueil chaleureux, mais mesuré. S’il a été bien accueilli en France, c’est en partie grâce à Marina Vlady, et à l’intérêt que portaient à tout ce qui venait d’URSS des chanteurs plus ou moins proches du Parti Communiste, comme Maxime Le Forestier. L’intérêt pour Vyssotski, comme d’ailleurs pour Boulat Okoudjava, en France, à l’époque de la guerre froide, était à la fois esthétique et politique. C’est là qu’il y a peut-être une forme de malentendu, voire d’incompréhension. L’attente du public et du studio d’enregistrement parisiens n’étaient pas en parfaite adéquation avec les intentions de l’auteur compositeur. Si bonne soit-elle, la traduction ne suffit pas toujours à recréer la relation particulière entre un chanteur et son public, surtout s’il n’est pas celui auquel était destinée la chanson.

D’autre part, il ne faut pas sous-estimer l’importance de la mémoire du genre. Même s’il existe dans bien des aires culturelles, celui de la chanson de bardes russe est associé à une tradition spécifique inconnue de l’auditeur français.

L’intonation mi-triste, mi-ironique de Vyssotski était aussi difficile à percevoir pour le public français (les serviettes blanches dans la chanson tsigane, par exemple). L’humour des déformations linguistiques (les fautes de langue intentionnelles) ou les jeux de mots sont difficilement transmissibles dans une autre langue.

Au-delà de la question linguistique, se pose celle de la transposition des realia. Par exemple, il est difficile de « traduire » les chansons de Vyssotski faisant appel à des motifs folkloriques. Nous avons vu comment dans ce but Level a recours à un procédé de compensation, mobilisant l’écho de la Complainte de Rutebeuf. Il est encore plus difficile de traduire les chansons de Vyssotski sur les pénuries de produits, les queues dans les magasins, l’impossibilité de voyager à l’étranger ou de téléphoner, la vénération pour les étrangers, la peur des supérieurs hiérarchiques, les travaux agricoles obligatoires imposés aux étudiants et aux enseignants. Tout cela risque de ne pas toucher le public occidental de la même façon que le public russe ou des ex-pays de l’Est.

Néanmoins, malgré les différences et les incompréhensions qui demeurent, les traductions faites par d’autres auteurs-interprètes sont souvent les plus réussies. C’est le cas de celle de Vyssotski par Maxime Le Forestier, sans doute parce que ces deux auteurs compositeurs ont en commun, précisément ce ton à la fois protestataire, contestataire, et idéaliste. Mais c’est aussi le cas des traductions du parolier Charles Level, qui sont choisies et chantées encore à l’heure actuelle19.

Note de fin

1 Vyssotski joue le capitaine Glebov dans le film policier « On ne change pas le lieu du rendez-vous » [Mesto vstreci izmenit’ nel’zâ] du cinéaste S. Govoruhin (1979)

2 L’acquisition d’un magnétophone à bandes, puis à cassette, de plus en plus répandue dans les années 80 permettait de contourner la censure et le monopole d’État de la firme Melodia, qui était la seule à éditer des disques vinyle Le magnitizdat est l’équivalent pour la chanson orale du samizdat pour les textes littéraires.

3 ‹URL : http://www.wysotsky.com/› [consulté le 30 juin 2020]. Ce site a été créé en 2005 par des traducteurs de tous pays qui sont entrés en contact sur internet et ont fondé le « groupe Vyssotski ». Certains souhaitent rester anonymes, mais une trentaine sont nommés sur la page d’accueil. On y trouvera également les partitions des chansons de Vyssotski « Le vol arrêté » : ‹http://www.wysotsky.com/0004/Clavier.htm?41› [consulté le 30 juin 2020]

« Rien ne va (chanson tsigane) » : ‹URL : http://www.wysotsky.com/0004/Clavier.htm?123›

[consulté le 30 juin 2020]

4 Marina Vlady, elle-même fille d’émigrés russes, a rencontré Vladimir Vyssotski en 1967 et leur mariage a eu lieu en 1969. Elle relate cette relation amoureuse à distance de plus de dix années dans son livre VLADY Marina, Vladimir ou Le vol arrêté, Fayard, Paris, 1987.

5 Dans la lignée des personnages dits insignifiants de la littérature russe, tels que le narrateur du Manteau de N. Gogol et celui des Pauvres gens de F. Dostoïevski.

6 La chanson a eu beaucoup de succès, elle est très souvent reprise, elle est au centre d’un film documentaire sur Vyssotski daté de 1986, intitulé « Souvenir » [« Vospominanie »] (chantée par Elena Kamburova). La version française est également souvent interprétée, il existe même une version chantée par G. Depardieu (voir RT 26 avril 2018). Elle est reprise aussi en italien, japonais, norvégien, polonais.

7 Cet enregistrement a lieu grâce à l’artiste dissident exilé Mikhail Chémiakine

8 VLADY Marina, Vladimir ou Le vol arrêté, Fayard, Paris, 1987

9 Michèle Kahn travaillait comme traductrice aux éditions Progess à Moscou dans les années 1960, où elle a fait la connaissance de Vyssotski, grâce à une amie actrice au théâtre de la Taganka. Elle avait toute la confiance et l’amitié de Vyssotski, qui organisait parfois chez elle à Paris des soirées musicales.

10 Boulat Okoudjava (1924-1997) est un chanteur compositeur russe soviétique dont la poésie est plus lyrique et intimiste que celle de Vyssotski. Il enregistre également un disque avec Le chant du monde à Paris en 1967, intitulé Le soldat en papier, dans lequel est enregistré pour la première fois la « Petite chanson sur le chat noir »

11 Voir le texte sur ‹https://wysotsky.com/1049.htm?11›[consulté le 6/07/2020]

12 En 1979 dans la pièce de A. Efros L’inconnue [Neznakomka] Vyssotski jouera le rôle de A. Blok, ‹http://staroeradio.ru/audio/10441›, [consulté le 6/07/2020]

13 Vladimir Soloviev (1853-1900), philosophe religieux russe, dont la notion de Sophia, ou Sagesse divine, a profondément marqué les poètes de l’Âge d’argent, en particulier Alexandre Blok. Voir : SOLOVIEV V., La Sophia et les autres écrits français, édités et présenté par François Rouleau, La Cité - L'Âge d'Homme, Lausanne, 1978

14 Charles Level est né en 1934 et décédé en 2015, il est l’auteur notamment de la chanson « La bonne du curé », chantée par Annie Cordy

15 A. Blok fréquentait les cabarets tsiganes. Voir le cycle de poèmes intitulé « Carmen », dans son recueil poétique Le Monde terrible, traduit du russe et présenté par Pierre Léon, Poésie/Gallimard, 2003.

16 Ce motif de la fuite est récurrent dans cette chanson de Vyssotski, mais aussi dans la chanson « Le vol arrêté », et dans d’autres chansons de Vyssotski. Il est lié au thème de la liberté. Par ailleurs, il renvoie au titre du film évoqué plus haut : « L’évasion de Mac Kinly ». Voir : Солнышкина Е.И., Проблема свободы в поэтическом творчестве В.С. Высоцкого , partie 2, chapitre 2 « Мотив побега как попытка преодоления ограниченного пространства тюрьмы » (https://superinf.ru/view_helpstud.php?id=4409, consulté le 23 octobre 2020)

17 On peut citer le poème de A. Odoïevski « Le bal » [« Bal »], ou encore le poème de M. Lermontov « La mort du poète » [« Smert’ poeta »].

18 « Le long de l’abîme, au-dessus du gouffre, tout près du bord, tout au bord,

Mes chevaux, de ma cravache, je les exhorte, je les pousse encore,

L’air me manque, le vent me soûle, dans la brume, à belles dents, je mords.

Je me délecte d’un frisson de mort, je cours à la mort, je cours à la mort !

Eh, ralentissez, mes chevaux, allez, ralentissez !

Faites semblant de ne pas entendre mon fouet !

Mais sur quels chevaux suis-je tombé ? Quels chevaux entêtés !

Je n’ai pas eu temps de vivre, je n’aurai pas celui de chanter. » ‹https://wysotsky.com/1036.htm?461› [consulté le 30 juin 2020]

19 Récemment, en 2018, la chanson « Rien ne va » a été interprétée par le chanteur russe parisien Vadim Piankov. ‹https://www.russie.net/Vadim-Piankov-Le-vol-arrete-Moscou-Luxembourg›, [consulté le 6/07/2020]

Citer cet article

Référence électronique

Isabelle Després, « Chanter Vyssotski en français : « La fin du bal », « Rien ne va » », La main de Thôt [En ligne], 8 | 2020, mis en ligne le 01 décembre 2020, consulté le 29 mars 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/846

Auteur

Isabelle Després

ILCEA4-UGA
Isabelle.despres@univ-grenoble-alpes.fr