Cher Frank Heibert, Cher Hinrich Schmidt-Henkel, Cher Thomas Weiler, Mesdames et Messieurs,
Imaginons que m’apparaisse sans crier gare une fée ambiguë chargée de me remettre, telles sont les fées, une bonne et une mauvaise nouvelle. La mauvaise : Tu es bannie séance tenante sur une île déserte et tu devras dorénavant y passer le restant de ton existence. La bonne : Tu as le droit d’emmener une personne avec toi, mais seulement une. Et, détail bizarre de conte de fées, tu as le choix entre un auteur et un traducteur. J’opterais sans grande hésitation pour ce dernier. Pourquoi ? En premier lieu pour des raisons de simple survie.
Vu que le traducteur assume pour un lectorat moins versé en langues étrangères la tâche de convertisseur et qu’il transforme pour lui l’original incompréhensible en un système signifiant accessible, on pourrait tout à fait lui prêter le pouvoir d’appliquer son talent de métamorphose non seulement à la langue mais aussi aux objets : celui de changer une branche d’arbre en un arc et des flèches, ou une pierre en couteau. Mon collègue écrivain saura certes lui aussi trouver des branches et des pierres, les prendre en main, les flairer, mais au lieu de les commuer en une nécessité vitale, il se contentera de les décrire ; ainsi serait-on à son côté assuré de mort par inanition.
Durant les soirées, probablement très très longues sur l’île, on peut soit écouter l’auteur parlant de lui, car l’auteur est par nature égomane, soit boire les paroles du traducteur qui ne peut pas, lui, s’offrir le luxe d’un caractère égocentrique, puisque son travail réfléchit toujours cet Autre invisible. Ce travail exige de lui qu’il consacre, sans partage, toute son attention et sa force d’imagination à une œuvre étrangère, qu’il l’accepte dans toutes ses contradictions et tortuosités, qu’il la prenne au sérieux, qu’il la serre contre sa poitrine, qu’il la fasse sienne. Il s’agit là d’un processus empathique en soi ; on est donc en droit d’espérer, autour du feu de camp, des discussions qui soient tournées vers le monde et l’interlocuteur.
Ceci dit, selon toute vraisemblance, aucune fée ne va apparaître pour me confronter à ce dilemme existentiel, mais il vaut toujours mieux être paré à toutes les éventualités. Pour preuve, la probabilité que ce soit moi qui aie l’honneur de me trouver ici ce soir pour faire ce discours d’éloge me semblait plutôt minime. Il y aurait eu tant d’autres personnes à solliciter, douées d’une véritable expertise quant à l’ensemble des problématiques pertinentes dans le domaine de la traduction. Je n’en suis que plus réjouie de cette noble mission et vais tenter de me montrer à la hauteur du mieux que je peux.
Il n’est sans doute pas dans ce pays une seule personne intéressée par la littérature qui ne connaisse les noms de Hinrich Schmidt-Henkel et Frank Heibert. On les rencontre, avons-nous le sentiment, dès qu’on ouvre le moindre roman étranger. Frank et Hinrich, Hinrich et Frank (je prendrai soin de varier l’ordre d’apparition de leurs noms dans ce qui suit, afin qu’aucun d’eux ne se sente relégué à l’arrière-plan) représentent véritablement ce qu’on pourrait appeler des traducteurs stars. Via leurs brillantes traductions, ils n’ont cessé jusqu’à aujourd’hui d’ancrer dans le cœur et la tête du lecteur germanophone une ribambelle d’auteurs bigarrée. Parmi leurs nombreux travaux décorés par des prix et des distinctions, des traductions inédites et des retraductions, prose, lyrisme et théâtre, traduits de l’anglais, du français, du norvégien, de l’italien, du danois et du portugais. Ils traduisent chacun pour soi, mais ils traduisent aussi ensemble. L’un des grands défis à quatre mains – toujours relevés avec maestria – qu’ils se sont lancés, est de traduire les textes de la romancière et dramaturge française Yasmina Reza. Ceci dit sans intention de déprécier la qualité de ses pièces, son succès sur les scènes allemandes se fonde assurément aussi, pour une part non négligeable, sur les traductions remarquables de Frank et Hinrich. Les comédies de Reza qui sont, comme l’écrit le critique Gerhard Stadelmaier1, « tellement légères qu’on ne remarque pas à quel point elles sont pesantes »font l’effet de chocolats empoisonnés recouverts d’un glaçage de sucre. Frank et Hinrich excellent à rendre leurs dialogues extrêmement incisifs, visant à démasquer les autocertitudes bourgeoises, de sorte que, tout en leur conservant leur légèreté véloce, l’abîme affleure constamment. Or, l’on sait combien sont décisifs, a fortiori dans la comédie, le rythme et le timing, le juste dosage de l’humour et le parfait ajustement des piques, combien les petites impuretés de langue ou de pensées non seulement suffisent à tuer les traits d’esprit mais sont capables de faire vaciller tout le fragile édifice du texte.
En tant que lectrice, je dois moi aussi beaucoup à ces deux traducteurs : à Hinrich revient le mérite que j’ai pu reconnaître, par le biais de sa retraduction, la grandeur du Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline. À Frank revient que j’ai eu l’opportunité de découvrir l’auteur américain George Saunders, dont j’aurais probablement manqué l’œuvre sans sa traduction, une lacune que ma biographie de lectrice n’aurait surmonté qu’à grand peine et qui aurait fait de moi (et ce quand bien même je ne l’aurais pas su !) un être bien plus pauvre en expérience littéraire, psychologique et poétique.
Je me suis plainte récemment du fait que le nouveau roman de Saunders ne soit pas encore traduit. « J’y travaille », m’a dit Frank, et je fus doublement soulagée, premièrement de ce que ce soit en cours, deuxièmement que ce soit en particulier Frank qui s’en charge.
Il était donc logique dans ce cadre que Hinrich et Frank, le duo de choc de l’art du traduire, souhaitent ensuite se mettre aux Exercices de style2 de Raymond Queneau, un livre qui pour moien vaut véritablement la peine, un livre qui m’est cher, un livre fidèle, qui n’est plus jamais sorti ni de mon cœur ni de ma bibliothèque, après que je l’eus rencontré pour la première fois durant mes études. Un compagnon de route qui demande régulièrement à être réouvert. Tout à la fois comme loisir et comme manuel, il constitue une lecture idéale pour l’apprenti écrivain qui vacille encore un peu sur ses jambes au plan stylistique. Anarchique et systématique, d’une extravagance folle et néanmoins profondément sérieux : un livre qui va merveilleusement bien à Frank et Hinrich.
J’en dirai plus tout à l’heure, mais d’abord parlons d’un autre attelage à l’évidence lié par le même esprit, qu’a réuni un heureux hasard, à savoir Thomas Weiler et le roman biélorusse Paranoia3.
On peut y lire dans la prose lapidaire des bureaucrates du Ministère de la Sûreté au sujet d’une lettre interceptée :« À la lecture du texte a pu être identifié le contenu suivant. » À la lecture on identifie un contenu. Seuls les agents d’un État policier peuvent décrire l’expérience complexe qu’est la lecture en tombant dans cet excès d’austérité. Voilà pourquoi, dans le roman Paranoia de Viktor Martinowitsch aussi, ils ne peuvent rien faire d’autre non plus que décrire minutieusement, étiqueter, cataloguer, sans même les comprendre, les jeux sur la langue pleins d’invention auxquels se livrent les amants ravalés au rang d’« objets »par la bureaucratie. Cette divergence de langage entre le monde amoureux que se créent les deux protagonistes, dans lequel le moindre moment de quotidien même le plus banal revêt un sens magique, où tout baigne dans la lumière de cet émerveillement pur, enfantin, qu’ils ont l’un pour l’autre, et les sentences froides que produisent pour le décrire, impassibles, ceux qui espionnent ce monde enchanté, Thomas Weiler en rend compte avec force nuances et un sens aigu de son corollaire tragi-comique. De fait, on éprouve brièvement de la pitié pour les apparatschiks du système exclus par leur incompréhension du code secret de l’amour, qui n’ont rien d’autre que leur langage gris, univoque, coulé dans le béton, expurgé de tout charme. Les frontières de la compréhension ne suivent donc pas toujours un tracé national ou culturel, elles séparent aussi les habitants d’univers langagiers divergents. Quiconque a un jour fait un bon mot que n’a pas compris son interlocuteur, sait ce que je veux dire.
Le roman Paranoia se termine amèrement : la dictature et la surveillance policière conduisent à la mort de l’amour et à l’anéantissement de l’individu. Là aussi, Thomas Weiler sait trouver les mots justes, oppressants.
Le personnage principal de ce cauchemar post-soviétique kafkaien, l’auteur Anatoli, rumine pour savoir si l’intérêt que suscite son texte sur le marché américain n’est dû qu’à son sujet politique et hautement médiatisé, car il est fort peu probable que cela tienne à la qualité de « sa prose échevelée par la traduction ». La prose échevelée par la traduction. Il surgit immédiatement devant nous le portrait d’une créature mise à mal. Une jeune femme délicate, la prose qu’on a défigurée, certes pas dans des proportions dramatiques mais tout de même bien visibles :mise en désordre, ses vêtements débraillés, sa coiffure ébouriffée.
Plus tard, le dit Anatoli raconte ce moment excitant où il découvrit pour la première fois au point livre de l’aéroport de Vienne un exemplaire de son roman en traduction anglaise. Sa joie (pelliculage brillant !coûte vingt-cinq euros !placé juste à côté de Kundera, Dostoïevski et Nabokov !) est ternie par l’examen plus approfondi de la couverture : le titre a été rendu tout plat, faute d’en avoir saisi le double-sens.
Le phénomène qui consiste à être traduit est donc l’une des questions, entre autres, de la littérature biélorusse contemporaine. Nonobstant, dans les deux passages évoqués, le traducteur ne tire pas bien son épingle du jeu. Serait-ce l’envers d’expériences traumatiques vécues par l’auteur ?
Si le personnage romanesque d’Anatoli pouvait avoir conscience du sort réservé à l’histoire qui l’a engendré, du moins dans sa version allemande, à savoir l’exact contraire de ce qu’il formule, il n’aurait pas manqué de s’exprimer autrement.
Quand un roman réunit une telle abondance de registres et de postures locutoires, il représente aussi, de fait, un formidable exercice de style qui exige du traducteur son maximum. On rencontre dans celui-ci des éléments de grotesque, de roman picaresque, d’histoire d’amour, de thriller d’espionnage, de parabole politique et de satire de la bureaucratie. De vastes pans du roman sont construits sur des dialogues, à l’instar d’une pièce de théâtre, plus exactement d’une pièce radiophonique, attendu qu’il s’agit de procès verbaux d’interrogatoire. Insuffler à la version allemande de cette œuvre une souplesse telle qu’on ne perçoive à aucune ligne l’énorme effort traductif qu’il y doit y avoir derrière, c’est l’immense mérite de Thomas Weiler. Ainsi le roman Paranoia peut-il en toute quiétude remercier le destin.
Car, oui, les textes eux aussi ont des destins : destins de parution, destins d’édition, destins de traduction. Certains ne connaîtront qu’une seule traduction par langue, telle, j’ai l’audace d’en faire la prophétie, L’Infinie Comédie de David Foster Wallace, ne serait-ce qu’en raison de sa géniale monstruosité dont il est difficile de triompher. Puis il y a dans l’ensemble des textes les vrais guignards auxquels leur déplorable destin n’accorde qu’une traduction d’après une langue tierce, comme par exemple le roman Confession d’un masque, cette étude subtile de l’éveil de la sexualité par Yukio Mishima. La mention « traduit de l’anglais par… »dans l’édition allemande d’un roman japonais est bien triste, et elle renvoie à des pratiques apparentées au téléphone arabe, auxquelles on aura à coup sûr beaucoup sacrifié en termes de singularité et de richesse des nuances. On souhaite à ce texte qu’il puisse avoir une deuxième chance en allemand, petit appel à la ronde donc, pour le cas où l’un des présents traduirait du japonais. Et puis il y a ces autres textes qui connaissent tant de traductions qu’on ne peut presque plus en faire le compte. Les pièces de William Shakespeare, le troisième classique allemand après Goethe et Schiller, selon Frank Günther4, en sont sûrement l’exemple le plus courant. La multitude des traductions est assurément due au statut particulier de ce genre, puisqu’un texte dramatique est toujours en même temps texte d’usage et matériau de jeu. Dans les dramaturgies de théâtre, on bricolera volontiers à partir de différentes traductions une sorte de monstre textuel à la Frankenstein, une pratique qui fait – à bon droit ! – perler des sueurs de rage au front du traducteur sérieux. On prétend que les Anglais regarderaient avec envie les autres nations qui peuvent année après année créer un nouveau Shakespeare, alors qu’ils doivent, quant à eux, se contenter de l’ancien. Cette jalousie paradoxale à elle seule ouvre la problématique question de l’authentique et de l’originel. J’ai déjà croisé bien des spectateurs de théâtre issus de la bourgeoisie intellectuelle qui, parlant de l’authentique Shakespeare, le vrai, ne pensaient jamais qu’à la traduction de Schlegel et Tieck. Que leur authentique Shakespeare ne soit pas si authentique que ça, mais un produit du contexte et de la convention romantiques, que le Shakespeare authentique de chez authentique sonne incomparablement plus cru et plus salace, plus irrévérencieux et plus populaire, ils sont nombreux à préférer l’occulter.
Les motifs de retraduction sont multiples et aussi individuels que les traducteurs qui les proposent. Est tout aussi individuelle l’orientation de la susnommée retraduction. Contrairement à ce que pourrait croire le néophyte, il est vain de rechercher un absolument vrai ou faux ; l’approche traductive est aussi dynamique et variable que le contexte dans lequel elle se forme. Qu’il soit légitime, si ce n’est absolument indispensable, de procéder à l’épuration d’expressions racistes liées à une époque est matière à controverse. Ces derniers temps, la célèbre pièce de Bernard-Marie Koltès apparaît souvent dans les programmes sous le titre Combat de n*** et de chiens, un usage qui provoque lui aussi de vifs débats. C’est que la langue est toujours également politique ; traduire est toujours également politique. Toute retraduction est non seulement une nouvelle création mais aussi une nouvelle interprétation. Car, ainsi que l’expliquent Hinrich et Frank dans leur postface aux Exercices de style, dans tout texte, aussi neutre puisse-t-il paraître au premier regard, et pour cause, ce qui est en jeu, c’est une posture. Les exercices de style dont la traduction en allemand n’existait pas encore, ces textes inédits5venant compléter le recueil, ont certainement été l’argument déclencheur de la retraduction, mais la mission dépassait de beaucoup cette visée pragmatico-éditoriale. En passant de l’ancienne à la nouvelle traduction des Exercices de styles, il ne s’agit pas seulement de dépoussiérer le vocabulaire, de prendre en compte les progrès qu’a faits l’art de traduire au cours des soixante dernières années mais de repenser entièrement l’intention sous-tendant le texte, ou mieux, les intentions, car chaque exercice de style est sous-tendu par une nouvelle posture souvent camouflée de manière très subtile.
Un autre critère mentionné par les deux traducteurs est celui de l’oralisation. Là encore le signe d’une vision individuelle portée sur le texte, déterminant si la réception doit en être plutôt performative ou contemplative. Le vif succès que remporte aujourd’hui à travers l’Allemagne la tournée de Hinrich et Frank avec leur performance d’acrobaties verbales tirée des Exercices de style, ainsi que leur talent de showmen dont ne peuvent pas se flatter tous les traducteurs et qui soulève l’enthousiasme du public pour la langue, ce succès en fait les ambassadeurs du désir de littérature. C’est une profession de foi montrant qu’ils n’imaginent pas qu’on doive nécessairement lire leur Queneau en silence, seul dans son fauteuil à oreilles, qu’ils le voient plutôt comme un événement théâtral, comme un spectacle de mots, qui n’a à craindre ni le public ni la communication à voix haute. Les missions de formation et de divertissement se trouveraient ainsi remplies d’un seul coup, mais il y a plus : ces deux aficionados de la langue éduquent notre regard, mieux, notre oreille à la pluralité de facettes qui peut se déployer à partir d’une unique petite histoire toute banale, empruntée au quotidien.
On se gardera en général de déduire de son propre plaisir à la lecture d’un livre le plaisir qu’aurait pris l’auteur à l’écrire, mais je me risque tout de même à prétendre qu’on perçoit dans les Exercices de style le bonheur de traduire de Frank et Hinrich. Hinrich et Frank au travail, je me le représente à peu près comme suit.
Sur la chaise longue6, au salon, laquelle ne s’y trouve pas seulement en raison de son nom mélodieux mais aussi pour cela, chaise longue, chaise longue, la pièce d’ameublement idéale pour des fétichistes de la langue, sur cette chaise longue donc, repose Hinrich. Non, il n’y repose pas, le terme serait impropre à exprimer l’éthique du travail, et le fait est qu’il travaille, mais pas assis, ce serait cette fois trop protestant et ne rendrait pas justice au facteur plaisir de l’entreprise : bon bref, disons qu’il est allongé. Hinrich sur sa chaise longue, donc, occupé à limer. Il ne se lime pas les ongles, il lime les mots. Et pour de nouveau souligner un peu l’aspect du plaisir, nous allons placer devant lui un verre de vin rouge, n’est-ce pas ? Donc, là, devant Hinrich, un verre de vin rouge.
Entre Frank. Il apporte un verre vide, qui ne le reste pas longtemps, et un plateau. Ayons du style, disons : un plateau d’argent. Sur le plateau, joliment disposés, des canapés. Naturellement, il les a préparés à la seule fin que je puisse maintenant prononcer ce mot. Canapé. Canapé. Va très bien avec la chaise longue. Frank vient s’allonger, non, cela s’entend beaucoup trop comme de l’oisiveté, alors qu’on veut là précisément rendre hommage à son contraire, le zèle, okay d’accord, peut-être frank est-il assis, mais pas comme un piquet, plutôt de manière décontractée, et lui aussi, il lime. Peut-être un petit chat satisfait ronronne-t-il dans un coin, mais peut-être est-ce une concession de trop à l’ambiance domestique douillette. C’est bien là l’ambiance certes, mais pas seulement, non, car on travaille dur aussi. Une belle pendule ancienne sonne dix coups. Dehors monte une gentille lune paresseuse, dedans on s’affaire à bricoler. On rend les sons, les rythmes, les intonations, on compose une musique de mots. On jongle en virtuoses avec les constellations de sens. On arrime, on rime et on rerime au mieux. On bat la mesure des temps forts et des temps faibles, tourne dans tous les sens les pans de cohérence. On s’enfonce dans le crâne synonymes, métonymes, anagrammes et métaphores. On fait de la poésie dans le style japonais, puis à la paillarde. On conjecture, on triture. On repère les saillies, harponne les saillies, extrait des saillies un substrat insoupconné, d’une qualité supérieure. On polit les mots, retouche les pointes. On affabule la gastronomie qu’on assaisonne d’une pincée de Dada. Ressuscité d’un baiser à une vie nouvelle, Raymond Queneau passe silencieusement dans la pièce. La bibliothèque replète opine en signe d’approbation et d’assentiment. La belle pendule ancienne sonne onze coups. Frank et Hinrich s’écroulent, éreintés par ce sport extrême des synapses qui tant fait transpirer. Jusqu’au lendemain où ils poursuivront. Et ainsi de suite, jour après jour, lune après lune, jusqu’à ce que le chef d’œuvre soit achevé.
Voilà, c’est à peu près ce que je m’étais imaginé. Et ils m’ont tout deux confirmé que les choses se sont passées exactement comme ça. Presque.
Aujourd’hui, ici à Straelen, avec cette remise de prix, c’est une boucle qui se ferme : en ce lieu, où s’est formée, il y a vingt ans, la dream team du milieu des traducteurs, grâce à la traduction en duo d’un roman de langue française, et où fut planté le germe de cette extraordinaire biocénose, cet impressionnant compagnonnage. Frank et Hinrich sont l’exemple parangon qu’on peut réussir à fondre vie et travail en une unité joviale et créatrice de sens. Cela fait désormais vingt ans qu’ils vivent ensemble leur amour de la langue et de la littérature, qu’ils le cultivent et l’affinent, qu’ils peaufinent d’œuvre en œuvre leur savoir-faire de spécialistes, qu’ils deviennent de plus en plus précis, de plus en plus habiles, de plus en plus géniaux. (Pour autant qu’on puisse s’élever encore plus haut !)
Presque trop kistch pour être vrai.
Mais que peut-il y avoir de plus beau que se dédier avec ferveur à sa raison de vivre en compagnie de son alter ego et ce faisant, par-dessus le marché, réjouir le monde des fruits de ce dévouement passionné. Pas grand-chose. Et c’est pourquoi je dis bien sincèrement un grand bravo à Hinrich Schmidt-Henkel et Frank Heibert, non seulement pour les Exercices de style en particulier, mais en général pour leur œuvre d’art total de toute une vie. Donc, je recommence, dans les règles de l’art de la cérémonie cette fois : Mes plus sincères félicitations pour ce Prix des Traducteurs de Straelen décerné par la Fondation pour l’Art de Rhénanie du Nord-Westphalie et de très sincères félicitations également à Thomas Weiler pour le prix d’encouragement.
© Hilda Inderwildi pour la traduction
© Rebekka Kricheldorf pour la version originale
« Den Sprachteppich entstauben oder Wagnis Neuübersetzung »
(consultable sur le site du Collège européen des Traducteurs de Straelen)