Les éditeurs français proposent beaucoup de traductions révisées ou nouvelles de textes très connus, mises à jour selon les critères du moment. Des exemples viennent à l’esprit en littérature, d’Homère à Kafka, en philosophie, avec Hegel, et en psychanalyse, avec Freud. On comprend les raisons du phénomène, mais le résultat en est que des textes intéressants restent dans l’ombre selon un cercle vicieux : un tel est peu connu, donc on ne le traduit pas, donc on ne le connaît pas, etc. Les mêmes éditeurs déplorent pourtant parfois le manque de curiosité des Français pour les « belles étrangères », le difficile étant d’ouvrir d’autres fenêtres que celles donnant sur des forêts depuis longtemps exploitées et balisées.
Depuis une vingtaine d’années, l’auteur de ces lignes a quitté ce balisage confortable en traduisant et présentant, avec le soutien d’organismes publics de recherche, des textes allemands des années 1830 et 1840 (Arnold Ruge en 2004 et 2021, Karl Gutzkow en 2023), et il se réjouit de voir cette orientation de recherche se poursuivre avec Hélène Leclerc et Venedey. Le problème est que, s’agissant d’auteurs de second rang, Ruge derrière Marx et Gutzkow derrière Heine, les traductions tendent à devenir des prétextes ou pré-textes à leur présentation. Comment, en effet, sinon par une présentation précise et convaincante, intéresser les lecteurs à des auteurs dont, s’ils ne sont pas des spécialistes de l’époque ou des questions concernées, ils n’ont jamais lu le nom ?
C’est là une question qu’Hélène Leclerc s’est manifestement posée avant d’écrire sa présentation d’extraits, sur Toulouse, d’un livre de 1846 de Jakob Venedey (1805-1871) sur le sud la France. D’où une préface allant à l’essentiel : le Rhénan de Cologne Venedey est un libéral, voire un démocrate opposé à l’ordre répressif de la Confédération germanique ; étudiant en droit à Bonn, il y fut membre d’une Burschenschaft – un de ces termes intraduisibles relevés par Hélène Leclerc – réunissant les étudiants autour de l’idéal d’une nation et d’un État allemands enfin unis ; en exil pendant quinze ans en France à partir de 1833, par suite de sa participation à la fête des libéraux et des radicaux à Hambach en mai 1832 et de son expulsion, il a eu un rôle dirigeant dans la Ligue des Bannis (Bund der Geächteten) et son journal Le Banni (Der Geächtete) ; en 1848, de retour en Allemagne, il a été député au Parlement de Francfort.
On peut compléter ces données sur deux points. D’une part, en situant la Ligue des Bannis dans l’exil allemand, avec, avant elle, l’Union pour la liberté de la presse et la patrie et, après elle, une Ligue des Justes, puis des Communistes, pour laquelle Marx et Engels écrivirent au début 1848 un Manifeste encore diffusé aujourd’hui, Venedey étant de ceux qui refusèrent cette radicalisation du libéralisme et de la démocratie en socialisme et communisme. D’autre part, en soulignant que Venedey, en 1840-1841, s’est tenu, héritage de la Burschenschaft de Bonn oblige, du côté du nationalisme allemand lors de la crise franco-allemande au sujet du Rhin, « fleuve allemand » selon le point de vue allemand, ce qui impliquait l’annexion de l’Alsace, ou « frontière de l’Allemagne », selon le point de vue français, sous l’Ancien Régime comme après 1789.
Hélène Leclerc note avec raison que les sarcasmes de Venedey sont apparentés à ceux de Heine, proximité confirmée, peut-on ajouter, par ceci : en 1834, Venedey publia dans Le Banni la partie de De l’Allemagne, censurée dans la version allemande, annonçant une révolution allemande à fondement philosophique, et Heine intervint en 1835 auprès de Thiers afin d’éviter à Venedey d’être expulsé de France. Cela ne l’empêcha pas, après 1848, de se moquer de Venedey, partisan déclaré de la restauration du Reich votée au Parlement de Francfort, en le décrivant en Empereur de carnaval voulant sottement rattacher l’Alsace, voire la Bourgogne et la Lorraine, anciennes terres du Saint-Empire, au Reich restauré : encore une fois, héritage de la Burschenschaft de Bonn.
L’auteur de ces lignes, un Bas-Languedocien, a lu avec intérêt le tableau politique, par Venedey, de Toulouse et du Haut-Languedoc, marqué, dans les années 1830 et 1840, par un affrontement, mais aussi une alliance objective entre la droite légitimiste et la gauche républicaine contre le « juste milieu » orléaniste, une analyse analogue ayant été développée par Heine dès 1832 dans De la France (Französische Zustände). On sait que la « Terreur blanche » de 1815 fut forte à Toulouse de même qu’à Nîmes, particulièrement contre les protestants, et c’est la bourgeoisie protestante qui, selon Venedey, formait à Toulouse la base sociale principale du « juste milieu ».
Hélène Leclerc complète judicieusement la préface par des précisions sur les événements et les personnes mentionnés par Venedey et par des remarques sur des questions comme l’usage massif des majuscules en allemand et la traduction des proverbes. Cette orientation vers la traductologie nous amène à la collection Found in translation, dirigée par Hilda Inderwildi : entreprise ouverte à des étudiants avancés et à de jeunes chercheurs, les participants à la traduction de Venedey étant tous nommés par Hélène Leclerc, avec rappel de leur apport au travail collectif. On voit l’intérêt à la fois pédagogique et scientifique d’une collection à laquelle, même si Toulouse n’est pas un port de mer, on souhaite bon vent et bonne voile.