Extrait de Transfert (titre original : Transbord) de Sebastià Portell i Clar.

Résumé

Nous vous présentons ici un extrait de la traduction française de Transfert (titre original : Transbord) de Sebastià Portell i Clar, menée à bien par Fabrice Corrons, avec le soutien de l’Institut Ramon Llull.

Transfert est la première pièce de notre auteur explicitement sur la question du transgenre. Il s’agit ici du début de la pièce composée d’un acte unique. Les personnages en scène sont Paul, de vingt-six ans, et la psychiatre, de cinquante ans : selon la dramatis personae, le premier « aime les chocolatines » et la deuxième « ne peut rien dire de ce qu’elle veut ». Dans notre extrait, apparaît brièvement la Mère, qui « aurait aimé qu’on lui apporte les chocolatines au lit ». La pièce se déroule dans un cabinet de consultation psychiatrique public, avec pour seul décor une table sur le côté et deux chaises de part et d’autre : « un luxe inexistant », selon le didascale. Ces premières répliques exposent la situation de communication du rendez-vous médical régulier en même temps qu’elles esquissent les traits de caractère des personnages et qu’elles mettent en avant les enjeux de la pièce.

Toute personne intéressée par l’ensemble de la dramaturgie pourra contacter le traducteur.

Texte

Psychiatre : Recommençons, alors. Prénom.

Paul : Paul.

Psychiatre : Prénom et Nom.

Paul : Paul Martel

Psychiatre : Martel Paul. Quel est votre âge ?

Paul : Il faut vraiment refaire cette étape chaque fois ?

Psychiatre : Âge.

Paul : Vingt-six ans, sur le point d’avoir vingt-sept.

Psychiatre : Vingt-six ou vingt-sept ?

Paul : Vingt-six.

Psychiatre : Vingt-six.

Paul : —

Psychiatre : Vous avez fait des études ou vous suivez un cursus actuellement ?

Paul : Oui.

Psychiatre : De quoi ?

Paul : J’ai commencé une licence de Philosophie mais après j’ai laissé tomber, et maintenant je suis en fac de Lettres en parallèle de mon travail.

Psychiatre : Je vais donc marquer donc Baccalauréat. Quel est votre travail ?

Paul : Je travaille dans l’hôtellerie. Je suis serveur.

Psychiatre : D’accord. Quel est votre genre ?

Paul : —

Psychiatre : Paul, je dois vous poser à nouveau ces questions.

Paul : —

Psychiatre : Vous le savez bien.

Paul : Vous aussi.

Psychiatre : —

Paul : Je le sais. Je le sais bien, oui, j’ai appris beaucoup de choses, depuis le temps que nous nous voyons : il ne faut pas que je personnalise les choses par rapport à vous, nous ne pouvons nous toucher ni nous embrasser ni exprimer aucun lien émotionnel, il est bon de reconsidérer les définitions que nous nous faisons de nous-mêmes…

Psychiatre : C’est exact.

Paul : La voici donc. Paul. Homme. Vingt-six ans. Je suis né dans une famille modeste de cette ville, et c’est pour cette raison que vous, vous êtes la professionnelle de santé qui m’a été assignée. Je peux vous appeler professionnelle de santé ou je devrais plutôt dire psychologue, psychiatre, docteure en santé mentale… ? Professionnelle de santé, c’est bon ?

Psychiatre : —

Paul : J’ai passé les vingt-six années de ma vie à être traité comme une femme et maintenant je veux changer. Je vais être plus clair : cela fait beaucoup trop de temps, beaucoup trop, que je veux changer cette situation et c’est maintenant que j’ai décidé de le faire. Je veux que mon nouveau prénom soit sur tous les papiers officiels. Sur le permis de conduire, la carte de fidélité du supermarché, les contrats. Je veux prendre des hormones. Mais pas comme maintenant. Je veux le faire comme il faut. Prendre de la testostérone. De manière régulière. Qu’un médecin, un endrocrino ou un autre, peu importe, me la prescrive. Que ma barbe pousse encore plus. Que ma voix devienne rauque. Que ma barbe pousse encore plus après. Je veux éviter de croiser des visages qui doutent lorsque je dis mon prénom. Éviter de voir comment les gens font des détours de langage pathétiques pour ne pas avoir à dire elle ou il. Pour dépersonnaliser. Éviter que les gens me demandent comment je fais pour avoir des relations sexuelles et si je peux vraiment en avoir en fait et comment le vivent mes parents, car vous devez comprendre que c’est un sacré changement, ça doit être dur pour eux.

Psychiatre : Souhaitez-vous que nous parlions de vos parents ?

Paul : Peut-être bien, mais pas maintenant. Vous vouliez que je reconsidère ma définition, et c’est ce que je suis en train de faire. Je n’ai pas terminé.

Psychiatre : Continuez.

Paul : Je ne vous ai pas encore expliqué pourquoi je suis ici, car vous voyez ? C’est ça mon vrai problème.

Psychiatre : Expliquez-moi donc pourquoi vous êtes ici.

Paul : Je veux qu’on me reconnaisse comme homme.

Psychiatre : Entendu.

Paul : —

Psychiatre : —

Paul : C’est bon, j’ai terminé maintenant.

Psychiatre : Et vous avez d’autres choses à dire à ce sujet ?

Paul : Bien sûr. Je suis né femme et j’ai un corps de femme. Après y avoir bien réfléchi, j’ai enfin compris que cela n’avait rien à voir avec le fait que je sois un homme ni quelque chose de la sorte : en réalité je souffre peut-être bien d’un trouble qui me fait me percevoir comme un homme et c’est pour cette raison que, si je n’arrive pas à l’être, je me sens malheureux et incomplet.

Psychiatre : —

Paul : J’ai réfléchi un moment et je crois que je souffre de dysphorie de genre.

Psychiatre : —

Paul : Comment ?

Psychiatre : —

Paul : Ce n’est pas ça ? Vous n’attendiez donc pas de moi que j’admette face à vous, représentante des institutions de l’état, que je souffre d’un trouble, que je suis malade et que je n’ai pas d’assistance médicale ?

Psychiatre : Je n’attends rien, Paul, si ce n’est que vous me disiez ce que vous, vous ressentez.

Paul : Ce que je ressens, c’est que tout ça, là, vous voyez ?, c’est de la merde.

Psychiatre : C’est le protocole.

Paul : —

Psychiatre : Pourquoi pleurez-vous ?

Paul : C’est bon, je ne pleure plus, bon sang.

Psychiatre : C’est bien de pleurer si vous en ressentez le besoin. D’après vous d’ailleurs, pourquoi pleurez-vous ainsi, au milieu de notre conversation ?

Paul : Je ne sais pas, bon sang, je ne sais pas ! On parle ici depuis beaucoup de jours : moi j’essaie de me faire comprendre et vous vous essayez de me faire dire que je suis une victime de plus de ce trouble abominable qui n’est même pas un trouble, et je n’ai pas la sensation que nous soyons en train de faire la moindre avancée. Moi, je ne me sens pas homme. Je suis un homme, et ça ne dépend pas seulement de ce qui pend entre mes jambes.

Psychiatre : Vous ne voulez pas vous faire opérer.

Paul : Non. Je ne sais pas. Peut-être bien. En fait, il ne s’agit pas seulement de l’opération. Nous savons tous que dans le cas des hommes comme moi les options sont infiniment moins bonnes que pour les femmes. C’est compliqué d’ajouter de la chair là où il n’y en a pas, et c’est encore plus compliqué que le truc bidule fonctionne après, vous voyez ?

Psychiatre : Et alors… ?

Paul : J’ai besoin de prendre des hormones et de pouvoir le faire légalement. De manière régulière.

Psychiatre : Mardi vous m’aviez dit que vous preniez déjà de la testostérone.

Paul : C’est vrai, j’en prends. Elle n’est pas prescrite sur ordonnance, en revanche.

Psychiatre : Votre objectif est donc de me convaincre que vous avez besoin d’une ordonnance pour acheter en pharmacie de la testostérone. N’est-ce pas ?

Paul : Faux. Ce n’est pas ça. Ou plutôt, ça ne se résume pas à ça. Enfin, je ne sais pas.

Psychiatre : Les mouchoirs sont là, si vous voulez en prendre.

Paul : Je n’ai pas besoin de mouchoirs. Je veux arrêter cette conversation qui ne mène nulle part.

Psychiatre : —

Paul : Elle porte un nom de fleur.

Psychiatre : Comment ?

Paul : La dysphorie. Son nom ressemble à celui d’une fleur.

Psychiatre : —

Paul : Comme Chlamydia. Ou Poinsettia. Poinsettia ressemble à un nom de femme mais c’est celui d’une fleur.

Psychiatre : Si vous admettez vraiment ou vous voyez que vous souffrez de dysphorie de genre, c’est bon, c’est réglé. Vous le savez bien.

Paul : Ce n’est pas si facile.

Psychiatre : J’en suis convaincue.

Paul : Pourquoi ne parlons-nous jamais de vous ?

Psychiatre : —

Paul : Oui, pourquoi ne parlons-nous jamais de comment vous, vous vous sentez ?

Psychiatre : Comment ?

Paul : Vous semblez être une femme.

Psychiatre : Oui.

Paul : Vous en êtes une ?

Psychiatre : —

Paul : Non, vraiment. Ce n’est pas très clair. Comment puis-je savoir que vous êtes une femme : grâce à vos cheveux, vos ongles, votre manière de vous habiller et de parler... ?

Psychiatre : Vous savez que nous ne sommes pas ici pour parler de moi, Paul.

Paul : Je sais, je sais. Mais pour une fois, imaginez que ce ne soit pas si clair que ça pour vous. Vous ne trouvez pas complètement fou de penser que vous êtes ou que vous cessez d’être une chose en fonction de vos organes génitaux ?

Psychiatre : Paul, nous devrions parler de vous. Si parler de moi vous aide à vous exprimer, faites-le, mais moi je ne peux pas répondre à vos questions. Il y a une procédure établie à ce sujet.

Paul : Selon votre norme, moi je ne peux pas savoir qui vous êtes parce que je n’ai pas vu vos organes génitaux.

Psychiatre : —

Paul : En fait, à bien réfléchir, je ne crois pas non plus que l’un de nous deux n’en ait envie.

La Psychiatre rit.

Paul rit également : Cela fait du bien, pas vrai ?

Psychiatre : Qu’est-ce qui fait du bien ?

Paul : De rire.

Psychiatre : Mais bien sûr. Je n’ai pas pu résister.

Paul : C’est bon, de rire.

Psychiatre : —

Paul : Je ne ris plus depuis trop de temps. De la sorte, je veux dire. Rire sans raison apparente.

Psychiatre : Vous vous sentez déprimé ?

Paul : N’exagérez pas, quand même.

Psychiatre : C’est juste une question.

Paul : J’ai été précisément dans cet état, oui. Je sais ce que c’est. C’est pour cette raison que je sais bien que ce n’est pas ce qui m’arrive. Je ne ris tout simplement plus depuis trop longtemps.

Psychiatre : —

Paul : —

Psychiatre : Avant vous m’avez dit que nous devrions peut-être parler de vos parents.

Paul : Mon père n’est plus là.

Psychiatre : Que voulez-vous dire ?

Paul : Je ne sais pas s’il a été là un jour.

Psychiatre : Il est mort ?

Paul : Je ne sais pas. Je ne crois pas. Un jour il est parti. Mon père avait une vie apparemment sans problème : il avait un travail respectable de chef de secteur d’usine, une femme et une fille qui ne lui causait que très peu de soucis. Une fille de six ans ne peut causer que très peu de soucis. Une fille comme moi.

Psychiatre : Vous sentez-vous coupable de la fuite de votre père ?

Paul : Je me sens coupable de ne pas l’avoir connu. De ne pas savoir vous expliquer, maintenant, pourquoi il est parti.

Psychiatre : Racontez-moi les souvenirs que vous avez de lui.

Paul : Mon père était un homme de petite taille, massif et un peu costaud. Son dos était très large. Ses bras étaient forts, larges, également. Je me souviens que parfois, quand il rentrait du travail et que j’avais déjà pris mon verre de lait avant d’aller me coucher, il faisait le pitre avec moi devant ma mère, qui piquait souvent une crise. Il portait une chemise, une cravate et un blouson, et dès qu’il me voyait il enlevait sa cravate ou la desserrait et il se mettait à courir vers moi. Je faisais mine d’essayer de fuir, mais je me laissais attraper, il me soulevait simplement d’une main sur le ventre et l’autre dans le dos et il me disait qu’on était comme dans un avion : dans quelques minutes j’atterrirai au pays des rêves magiques, et, si je voulais bien, il pouvait être mon copilote. Le moteur tourne, nous sommes prêts pour le décollage ! Les hélices commençaient à tourner, et moi, je riais. Lui aussi riait. Il riait comme je ne l’avais jamais vu rire devant ma mère et c’est peut-être pour cette raison que tout cela ne l’amusait pas vraiment. Il commençait le compte à rebours : dix, neuf, huit, et ma mère s’énervait :

Mère : Didier, arrête, tu vas réussir à la faire vomir,

Paul : sept, six, cinq

Mère : Didier, laisse tranquille la petite, tu ne vois pas que tu l’excites ?!,

Paul : quatre, trois,

Mère : je t’ai dit d’arrêter !,

Paul : deux,

Mère : tu es une catastrophe ambulante : on ne te voit pas de toute la journée et maintenant, parce que là, à ce moment précis, monsieur a envie de se sentir intéressant à ses yeux, tu vas finir par l’énerver !

Paul : un, zéro !

Psychiatre : —

Paul : Ignition !

Psychiatre : C’est un bon souvenir.

Paul : Je suppose.

Psychiatre : Vous en doutez ?

Paul : Je doute de tout. Et de cet aspect aussi, c’est vrai. Je ne sais pas si c’est un bon souvenir, si on prend en compte la manière avec laquelle ma mère a essayé de s’immiscer entre nous deux. Elle était si jalouse...

Psychiatre : Vous n’en avez jamais parlé ?

Paul : Je ne crois pas. Rarement.

Psychiatre : —

Paul : Nous avons par contre d’autres souvenirs.

Psychiatre : Avec votre père ?

Citer cet article

Référence électronique

Fabrice Corrons, « Extrait de Transfert (titre original : Transbord) de Sebastià Portell i Clar. », La main de Thôt [En ligne], 9 | 2021, mis en ligne le 14 janvier 2022, consulté le 25 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/1020

Auteur

Fabrice Corrons

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