Je ne peux m’empêcher de penser qu’Edmond Cros1 dans Ariane, ma sœur célèbre avant tout la musique de chambre de la langue française, cette mélopée préférée de Madame de La Fayette, de Camus, de Nietzche, de Tchékhov, de Gary, de Becket, de Duras, de Roosevelt, de Calvin, de De Gaulle, langue du libertinage, de la galanterie, de la mélancolie, de l’amour et de la passion, qui n’a pas été pour rien celle de Racine, ici évoqué et invoqué dès le titre en trois mots dont les réminiscences s’inscrivent inévitablement dans nos mémoires : Ariane ma sœur de quel amour blessée / Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée…
Impossible de décréter l’identité de celui (ou de celle) qui ici s’avoue Phèdre, cette petite sœur d’Ariane, qui épousa Thésée, héros de la mythologie grecque, un des premiers rois d’Athènes. Si l’on suit la logique « familiale » de cet aveu, le texte mystérieux du roman met en scène de plus en plus nettement des liens amoureux conflictuels, mais ces révélations sont lentes et progressives comme s’il y avait scrupule à les formuler ou à en prendre conscience. C’est ainsi que le couple protagoniste uni depuis la tendre enfance par des liens adelphiques, Béatrice et Aurélien, se défait et se recompose avec l’arrivée au cours du récit d’une autre amoureuse, Ariane, qui porte toute la charge littéraire d’une redoutable intra-textualité, celle de Racine et de sa tragédie mythologique Phèdre. Sans Ariane qui triomphe dès le titre du roman la tragédie intrafamiliale perdrait de son retentissement. La deuxième héroïne en effet ici est un personnage tardivement apparu, la jeune Ariane qui parvient à affaiblir l’ascendant amoureux de Béatrice sur Aurélien. Mais on franchit même un degré de plus dans la modification du couple originel, les dernières pages évoquant mystérieusement et sans prévenir, en somme à brûle-pourpoint, une relation d’amour entre Béatrice et Ariane. Les deux aimées d’Aurélien ont donc abandonné leur statut romanesque de rivales au moment d’un dénouement imprévu, surprenant et (peut-on le dire ?) racinien. L’amour coupable de Phèdre pour Hyppolite prend un tour imprévu. En effet le narrateur identifié en ouverture dans le titre du roman à Phèdre, franchit un interdit d’ordre symbolique, lui aussi familial et amoureux, dont est subitement victime le lecteur. Un piège narratif se referme sur celle ou celui qui lit, l’amour lesbien qui réunit in fine, pour notre plus grand étonnement, les deux amantes d’Aurélien, porte atteinte à sa toute-puissance symbolique. C’est comme la mise en scène d’un désaveu de toute puissance. Tout-puissant en effet, centre d’attention du lecteur par ses succès amoureux et son talent artistique qui triomphe dans les portraits de Béatrice qu’il a exécutés, devenus objets d’admiration au long du récit, Aurélien est subitement désavoué dans son exceptionnelle notoriété, cette soudaine réserve ou ce démenti symbolique de toute puissance affecte probablement la figure autrice et justifie tout à la fois sa modestie et son besoin de reconnaissance et de réconfort. En ce sens l’auteur qui se cache tout en exprimant ses angoisses est à la fois un Aurélien célébré et détrôné et une Phèdre racinienne que son amour coupable et ses remords assaillent. La dédicace affectueuse d’Edmond en 2002 au moment où parut Ariane, ma sœur ajoute à mon regret de ne pas avoir partagé avec l’auteur de son vivant mon émerveillement et mes étonnements devant son texte en quelque sorte mythologique et pourrait-on dire fondateur, ni envisagé les possibles significations que prenait ici pour lui l’écriture, sa nécessité ontologique, surtout si l’on considère l’excellence de ses écrits scientifiques. Et pourtant tous ces travaux avaient recours à un complément créatif pour s’assurer une vraie descendance. Peut-être aussi pour acquérir une durable, émouvante, surprenante signification. Car si Edmond Cros se cache dans Aurélien, s’y avoue, s’y déguise, s’y dramatise, comment interpréter le plus justement possible le destin de ce personnage si avantagé par ses amours adelphiques avec Béatrice, par sa liaison avec la jeune Ariane qui résonnait déjà dans le titre racinien du livre, puis finalement délaissé et comme mortellement effacé malgré sa notoriété dans l’épilogue érotique inopiné qui réunit Béatrice et Ariane. Tiers absent laissé subitement dans l’ombre, Aurélien nous lègue son silence à défaut de son accablement. Quels enjeux, ou quelles souffrances, ou quels indicibles projets se laissent-ils deviner dans ce récit dont l’auteur embusqué est tout à la fois Racine, Ariane abandonnée et Phèdre, sa sœur rendue coupable d’un amour interdit pour Hippolyte ? Ici s’exprime la complexité de l’instance narratrice et de son projet littéraire, généalogique et symbolique.
Admettons pourtant que rien de ce que nous avons dit jusqu’ici n’est assez subtil pour rendre compte de la complexité racinienne sans doute insondable de ce texte, le troisième de la tétralogie romanesque d’Edmond. Quelle bouche, quelles lèvres en réalité murmurent à l’adresse du lecteur ce titre racinien du livre ? Qui se cache derrière Ariane et derrière Phèdre, ces deux filles de Minos et de Pasiphaé ? Thésée peut-être qui de retour de Crète abandonna Ariane avant d’épouser sa jeune sœur Phèdre ? Le narrateur qui se confond à la fois avec Phèdre et avec l’auteur de Phèdre, Jean Racine que célèbre la musique du titre ? Aurélien à n’en pas douter qui disparaît de façon prémonitoire à la fin de ce livre, dans un épilogue qui fait abstraction de lui si subitement et de façon si peu prévisible que la mort subitement s’inscrit et parle pour lui, à sa place ? Car Aurélien disparaît lentement et presque clandestinement du récit qui semble s’écrire sans sa présence vivante à partir de la p.113, et cette lente disparition se fait si discrètement qu’on ne la voit pas de façon consciente, il disparaît clandestinement et cela est indicible et innommable comme la mort elle-même jusqu’au moment où tout finit par se lire dans l’isolement final, inexpliqué, imprévisible d’Ariane et de Béatrice. Tout au long de ce roman racinien Aurélien apparaît, disparaît et réapparaît, sa romanesque figure s’oblitère sous celle de Damien qui lui dispute Béatrice, le dépouillant de son identité romanesque et sentimentale, mais de la même façon sa fusion érotique avec Ariane, qui n’oblitère jamais son amour originel pour Béatrice, contribue à sa dématérialisation romanesque, comme si Aurélien, cette figure centrale du troisième livre de la tétralogie, se dépouillait devant nous, peu à peu, de sa consistance romanesque et de sa vitalité littéraire, ce qui équivaut à une disparition, à une annonce mortelle dont le message s’accomplira à la fin du quatrième livre (Mais il reviendra le temps des cerises) avec la mort du lieutenant Aurélien Magnin à Narbonne, le 31mars 1871, dans l’assaut du gouvernement de Versailles de Monsieur Thiers et de ses forces étrangères contre le peuple solidaire et les mobiles de la Commune. Cet évanouissement sacrificiel d’Aurélien pour prix de son engagement militaire et politique était comme annoncé dans l’étiolement de sa figure au sein des constellations familiales, familières et revenantes. En particulier nous butons sur un complexe d’incertitudes que nous ne pouvons attribuer à une étourderie de l’auteur, ces incertitudes couvrent de leur aile, durant un dîner chez les Chabanel de nos protagonistes, le personnage d’Aurélien ; écartelé entre ses deux amantes ce personnage fondamental de la tétralogie romanesque d’Edmond Cros est comme en perte de vitalité symbolique, sa substance romanesque ne cessant de se diluer dans ses aller-retours amoureux entre Béatrice et Ariane, dans son rival Damien aimé de Béatrice, et finalement dans son éclipse érotique imposée par le destin romanesque, le couple Béatrice-Ariane nous annonçant au moment de refermer le livre l’effacement prochain d’Aurélien.
La tonalité racinienne sous laquelle tout le roman Ariane, ma sœur se bâtit a des retombées multiples, il ne fait pas de doute comme on le supposait au début de cette réflexion, qu’Edmond Cros rend ici hommage à la langue et à la civilisation françaises, il s’en rêve l’héritier dans ce que cette civilisation a de plus noble, son héritage républicain, son idéal socialiste légué par la Commune, sa culture gréco-latine, sa profondeur mythologique et le potentiel symbolique et psychanalytique dont il se rêve le dépositaire, les effets de toutes ces richesses sur l’écriture elle-même qui ne se contente pas d’être directement intelligible mais qui s’aventure dans des improvisations stylistiques et des nuancements du sentiment et des impressions, dans des raffinements de l’expression qui en eux-mêmes fabriquent du sens, égarent, dépaysent, interrogent bien au-delà de ce que rationnellement ou ponctuellement on souhaiterait savoir. C’est ainsi que dans ce troisième livre la syntaxe est en permanence bouleversée, par défaut de ponctuation, par brouillage des sujets qui interfèrent dans des phrases qui ne finissent pas, et sur ces énigmes viennent butter nos incertitudes, elles s’incrustent dans notre esprit et tout le texte gagne en profondeur et en questionnements. Cet abîme interprétatif culmine dans le texte qui clôt Ariane, ma sœur, où le front et la main d’Ariane ne rencontreront que le front et la main de Béatrice, Aurélien autant que Damien ayant été avalés dans la psyché insondable du roman, et nous sommes à l’écoute des souterraines blessures que l’écriture romanesque réveille, révèle et provisoirement honore et console. À ces dubitations que le texte racinien suscite et convoque par son style, s’en ajoutent d’autres qui ne sont pas moindres (ni moins importantes ni moins énigmatiques) et qui concernent la logique historique de Firmin, d’Alexandre, de Béatrice, de Damien etc. Si Aurélien en effet trouve la mort pendant la Commune, en 1871, comment se fait-il que le portrait de Béatrice qu’il avait peint à Montpellier et qui réapparaît lors d’un repas familial porte au revers du cadre la mention « portrait de Béatrice fait à Montpellier mai 19… » ? Même si la date du portrait reste mystérieuse elle nous éloigne de la Commune, de Thiers et des Versaillais et nous situe quelque part au XXème siècle ; tout le contexte historique dans lequel évoluent, semble-t-il, les personnages familiers de l’œuvre romanesque (je songe en particulier à la chambre d’échos politiques du 4ème roman Mais il reviendra le temps des cerises) se déconstruit comme une rêverie sans fondement. Tout chavire parce que tout devait chavirer, ces romans historiques et en partie autobiographiques ne sont pas que du récit, mais autre chose dont la signification et les enjeux nous dépassent, l’écriture plongeant dans les profondeurs psychiques d’une entité à fort potentiel littéraire et scientifique, une entité socio-créatrice mythologique à laquelle nous pourrions donner le nom de Cros-Mars par amour de la mythologie et par déférence envers le souci d’immortaliser le secret patronymique d’Edmond, de Mars.
Le titre du dernier roman nous invite à nous situer dans ces lieux difficiles d’accès mais passionnants et bien sûr insondables à l’origine du processus créateur, pour le dire plus simplement, du désir d’écrire ou de sa fatalité. Mais il reviendra le temps des cerises pourrait se terminer sur la découverte des morts le 31mars après la fusillade générale qui tue mobiles et communards lors de l’assaut donné par les mercenaires du gouvernement de Versailles. Au milieu des décombres le grand-père et Firmin miraculeusement saufs découvrent deux cadavres parmi tant de blessés et de morts, celui du sergent Alain Viala et du lieutenant Aurélien Magnin. La messe est dite. Pas si vite pourtant, ce serait bien désolant de se déprendre d’Aurélien de façon aussi radicale et tout à fait contraire au sentiment de sa relation privilégiée avec l’écriture. Effectivement deux chapitres suivent sur une temporalité apparemment revisitée, actualisée, et sur l’évidente initiative de l’auteur. Les chapitres 30 et 31 qui terminent le livre et l’aventure romanesque d’Edmond Cros débutent par une oraison funèbre à Aurélien qui pourrait être celle que l’auteur prévoyait pour lui-même, je ne résiste pas au désir de la faire ici résonner avec une émotion qui se situe bien au-delà d’un simple plaisir de lecture :
Aurélien Magnin est parti et, avec lui, toute son expérience, tout ce qu’il a successivement été et tout ce qu’il est devenu, ses souvenirs, ses rêves, ses engagements, ses interrogations, ses doutes, son enthousiasme révolutionnaire et son désarroi, ses emportements, ses passions, ses habitudes, sa vision des choses et du monde, sa foi en Dieu et en l’homme, les traces indélébiles inscrites en lui de tout ce qu’il a vu, de tout ce qu’il a lu et entendu, des odeurs qu’il a respirées, des êtres et des objets qu’il a tenus dans la chaleur de ses deux mains, tous ces mots et tous ces savoirs qu’il a accumulés et organisés au cours de ses vingt années d’existence, les saveurs et les paysages qu’il aimait, ces innombrables représentations qu’il a captées, filtrées, intériorisées, construites, imaginées ou fantasmées et dont la dernière qu’il ait eue est celle de Béatrice qui s’est effacée en lui, avec lui.
À quelques détails près en particulier bien sûr l’âge du héros, Aurélien a vocation à emblématiser sur le plan intellectuel, émotionnel et vital la figure de l’auteur. Celui-ci prend subitement le relais de son personnage favori pour des raisons qui appartiennent au mystère sacré de l’inspiration et de la composition littéraires, l’auteur en somme semble nous murmurer, comme une confidence ultime qui donne tout son sens à l’œuvre romanesque, que la littérature c’est la vie et que les personnages parfois plongent dans les eaux profondes de la psyché au point de se confondre avec celui qui leur donna le jour. Le chapitre 31 et dernier ne veut pas être en reste de ferveur républicaine et rend hommage cette fois au sergent Alain Viala tombé lui aussi sous l’assaut des turcos et des tirailleurs algériens dans la nuit épaisse du 31 mars par fidélité aux idéaux républicains de la Commune. Et l’Auteur raconte pour notre plus grand étonnement (et émerveillement) comment, cette nuit-là, il se trouvait très près d’Aurélien lorsqu’il est tombé, comment après la fusillade il l’avait pris dans ses bras, lui avait fermé les yeux, et rejoint par Firmin et le grand-père l’avait couché sur un brancard ; puis alerté par un gémissement comment il avait découvert Alain en train d’agoniser et recueilli son dernier souffle avant de s’écrouler sur son corps comme sur un autre lui-même. Tout ce qui constitue la substance historique de ce récit en somme concerne la personne de l’Auteur comme si celui-ci avait réellement vécu dans sa chair ces événements historiques qui s’inscrivent dans ses propres croyances, dans ses propres choix idéologiques et politiques. À l’image de cette chanson d’amour et de révolte « Le temps des cerises », écrite et chantée cinq ans avant la Commune de Paris et célébrant les beaux jours, l’amour qui fait souffrir et le temps qui passe, devenue l’hymne communard et le chant de ralliement des révoltés, le roman tout entier qui semble dire un provisoire adieu à la création littéraire se nimbe de regret et aussi d’espérance de vie heureuse puisque le temps des cerises justement, si la chanson dit vrai, doit revenir. C’est ainsi qu’Edmond durant toute la rêverie qu’est en somme ce roman qui célèbre la Commune et les valeurs républicaines se présente comme le complice (au-delà des barrières du temps) des communards, de ses héros de chair et de sang dont il espère restaurer l’idéal de liberté, de responsabilité individuelle, d’émancipation personnelle et de perfectionnement intérieur continuel, un idéal en somme qui s’inscrive dans un cadre social, produit d’un travail social collectif comme chez Bakounine. Cette chanson qui a couru les rues bien avant la Commune exalte la vocation sociocritique de l’auteur et l’inscrit pour l’éternité dans le patrimoine culturel français :
J'aimerai toujours le temps des cerises
C'est de ce temps-là que je garde au cœur,
Une plaie ouverte.
Et Dame Fortune en m'étant offerte
Ne pourra jamais calmer ma douleur.
J'aimerai toujours le temps des cerises
Et le souvenir que je garde au cœur.
Que cette chanson qui a couru les rues repose donc ici en paix à la mémoire d’Edmond Cros dont elle célèbre, au cœur de l’œuvre romanesque, l’idéal social et humain, l’éthique anarchiste de liberté, d’émancipation personnelle et de perfectionnement intérieur continuel comme disait Viala, ce compagnon d’armes et d’âme d’Aurélien : solidarité avant tout, mais aussi liberté !
Même si je ne suis pas sûre de comprendre toutes les implications historiques de ce dernier roman lourd des secrets d’écriture d’Edmond Cros, je me rends compte au cours de mes lectures et relectures de ce livre que tout son texte s’enrobe dans le souvenir d’Aurélien, souvent désigné, par une sorte de volonté symbolique qui nous rappelle sa mort, comme le lieutenant Magnin. Cette désignation nous prend au dépourvu si nous ne sommes pas encore des lecteurs très avertis (ce que nous ne serons sans doute jamais vraiment) au début du roman, exactement à la fin de son court premier chapitre, lorsque le grand-père interpelé par un groupe de jeunes évoque devant eux les Mobiles et la Commune et tout à coup, par cette phrase de clôture, salue la mémoire d’Aurélien : « Le grand-père leur parla alors de la campagne du 2ème bataillon et du lieutenant Magnin. » Telle est la fonction psychopompe, à ce moment d’ouverture, du personnage tutélaire du grand-père, Jean-François de Mars, déjà bien connu des lecteurs, qui par ailleurs vient d’accomplir une mission hautement symbolique, dont le texte rend compte de façon aussi poignante que mystérieuse, une visite elliptique à Béatrice pour parler toute la nuit avec elle d’Aurélien, de la campagne de Normandie, de l’estime que les hommes lui portaient. Puis au petit matin, avant de s’en aller il lui pose la question pour laquelle il était venu et elle le renseigne, lui confiant où Aurélien a été enterré, au cimetière de Sainte-Croix, la mythique ville qui rassemble dans un seul coin de la terre les personnages essentiels de l’œuvre romanesque et l’auteur lui-même si l’on tient compte d’un secret onomastique, que Sainte-Croix est la ville d’Edmond Cros, Privas, cœur d’Ardèche. Et Béatrice toujours innommée éclata à ce moment en sanglots.
Revenant en arrière, par un de ces sauts dans le temps dont l’œuvre a le secret, en gare de Livron, Béatrice et le lieutenant Magnin se séparent (chapitre 6) devant les impératifs du devoir et de l’Histoire, rien désormais ne sera plus pour eux comme avant. Les lettres d’amour ne pourront plus adoucir les fatalités du combat idéologique, moral et politique. Cette douleur accompagne désormais les travaux et les jours. Et les sentiments. La guerre de Napoléon III contre la Prusse de Guillaume Ier, alliée de plusieurs états allemands, qui provoque la chute du Second Empire et favorise la proclamation de la IIIème République constitue la toile de fond obsédante de ce roman, elle se prolonge jusqu’à l’armistice de janvier 1871 puis débouche sur la Commune de Paris ainsi que celle d’autres grandes villes qui se soulèvent contre le gouvernement à majorité antisociale de Monsieur Thiers de mars à mai 1871 ; celui-ci écrase les communards parisiens durant la Semaine sanglante et réprime les autres insurrections jusqu’au 7 juin 1871. L’histoire des amours raciniennes d’Aurélien et de Béatrice étrangement interrompues par l’irruption d’Ariane qui brouille cette relation nouée pendant l’enfance, se poursuit dans ce dernier roman où il n’est plus jamais question d’Ariane. Par contre, dans le prolongement de cet obstacle au bonheur, c’est la fatalité de la guerre, l’épreuve de la séparation qui commence sur le quai d’une gare et enfin la mort au cours d’une fusillade générale qui puisent leur source dans l’esprit et dans la flamme de la résistance française ; la séparation des amants se consomme sans retour possible, sans que la politique et la société puissent y changer quelque chose ni réparer l’infortune du cœur. L’obstacle au bonheur est désormais l’Histoire qui impose la séparation, les privations, les combats et la mort. Tout dans ce texte constamment grippé par le poison de l’Histoire laisse pourtant la porte ouverte à la reprise de la passion comme un feu qui couve sous l’écriture. On apprend que Béatrice et Aurélien sont depuis un an mariés, et leurs lettres font voyager leur amour dans un aller-retour entre les éclats cristallisés de la première enfance, ce territoire qu’occupe toujours Béatrice, daté dans sa première lettre du 20 octobre 1870 au Pouzin, et la prosodie de cet autre territoire antagonique, en guerre, exposé à la mort, imposé par l’Histoire, celui du lieutenant Aurélien Magnin, garde mobile de l’Ardèche, 2ème bataillon, 3ème compagnie, Garennes. Et ce territoire de la guerre est d’autant plus exposé à la mort que les troupes du côté français sont mal armées face aux armes étrangères, prussiennes en particulier, ce qui donne lieu à des pages ironiques et tragiques où ce qui est essentiel à la vie bascule et perd son sens ; l’action politique devrait servir la démocratie et le peuple, elle implique la pratique d’un certain nombre de vertus, l’abnégation, la solidarité, la sincérité, mais le milieu politique en est dépourvu et quel est l’intérêt, dans ces conditions, du sacrifice d’un bonheur personnel ? Le chant des lettres qui vont et viennent entre Béatrice et Aurélien nous fait entendre cette lente détérioration d’un rêve de perfection amoureuse, les chers visages s’érodent dans l’inutilité des batailles, basculer dans la guerre est d’abord une illusion de liberté et de grandeur, puis une foi lointaine et irréelle dans la vie s’étiole et périt au détriment des amours lentement conquis et bientôt blessés, mutilés et perdus.
Que fait Aurélien dans ce monde absurde, tiraillé entre l’ennemi prussien et des généraux français inconséquents prêts à envoyer à la boucherie les jeunes soldats, mal formés, mal équipés et armés, tandis que Béatrice s’éloigne et s’efface ne subsistant que dans les pauvres lettres qui s’étiolent avec le temps ? La nuit tombe et la lettre de Béatrice est prête à être envoyée ; depuis Garennes, Aurélien lui répond, lui raconte ses marches et ses contremarches, les affrontements avec les prussiens, de chaque côté on compte ses morts, Aurélien est fier de ses soldats d’Ardèche et raconte à Béatrice sa journée de combat. Sa dernière lettre du 31 décembre 1870, entre autres détails militaires parle de la veillée de Noël passée chez le maire du village à Brionne, puis les Prussiens reviennent prendre leurs positions, sont repoussés, se retirent vers Rouen, la compagnie d’Aurélien n’a que quelques blessés légers, Aurélien souhaite courage à Béatrice et bonne année à toute la famille. Béatrice lui répond le 23 janvier 1871 depuis Le Pouzin comme d’habitude, elle appelle de ses vœux la fin des hostilités, elle raconte le fossé qui se creuse entre les partisans de la guerre et les modérés pacifiques, elle s’alarme de savoir Aurélien dans le réseau amical des républicains convaincus, le monde de Béatrice et celui d’Aurélien ne sont plus les mêmes, la guerre se déroulait au Nord, à Paris, en Normandie, à Sedan, à Belfort et à Strasbourg, Béatrice désormais survit dans un monde en marge de l’Histoire, Aurélien en revanche appartient à un espace de la mémoire collective, il porte en lui la souffrance des peuples, il prend sa part de leurs sacrifices, les morts le regardent avec reconnaissance. Il est difficile d’envisager que l’on puisse être des deux côtés à la fois et cette coupure tragique est sans remède, sans espoir de réconciliation, la mort d’Aurélien seule y mettra un terme et relancera le débat, sa mort amplifiée par celle du sergent Viala sert d’héroïque clôture au roman, et c’est à ce moment que l’auteur entre à nouveau en scène, se penche sur le corps de Viala comme pour absorber sa douleur, découvre dans la poche intérieure une lettre adressée à Marina ; il prendra le train jusqu’à Livron pour la lui remettre. On a encore en mémoire les adieux en gare de Livron de Béatrice et d’Aurélien en partance pour le front de Normandie, l’infinie douceur de leur dernière étreinte ne laissait pas prévoir la fin épique du roman. La mélodie racinienne a cédé peu à peu toute la place à l’héroïsme d’un engagement politique que n’aurait probablement pas désavoué la vocation sociocritique de l’auteur. Encore faudrait-il nous en persuader. En tout cas, et contrairement à l’avantage donné par le roman à l’engagement militaire de nos héros dans la guerre contre les prussiens et après Sedan dans la commune de Narbonne, le chapitre d’ouverture puis le 31ème et dernier se concentrent très mystérieusement sur deux scènes parallèles, sentimentales et mélancoliques, qui chantent le regret d’amour : le chapitre 1 évoque de façon cryptée, comme on l’a vu, la visite que le grand-père rend à Béatrice pour lui parler du lieutenant Magnin, de la campagne du 2ème bataillon, et le chapitre 31 et dernier qui lui fait écho donne, en manière de conclusion, le rôle protagoniste non plus au grand-père mais à l’auteur lui-même ; celui-ci raconte après la fusillade du 31 mars sa découverte du corps d’Aurélien à qui il ferma les yeux, puis celle d’Alain en train d’agoniser dont il recueillit le dernier souffle et la lettre à Marina trouvée dans une poche intérieure du sergent. C’est lui maintenant, l’auteur, qui voyage au Pouzin pour rencontrer Marina et lui remettre cette lettre. Peut-être l’attendait-elle. En tout cas ce voyage de l’auteur rappelle par sa destination les entêtes des lettres de Béatrice toutes datées du Pouzin, comme si les deux intrigues amoureuses se rejoignaient pour n’en former qu’une seule où s’équivaudraient Béatrice et Marina, Aurélien et Alain, le lieutenant et le sergent, tout se mêlant dans le temps, dans cette temporalité bousculée dont le Pouzin tient les rênes, la relation d’amour sacrifiée à l’engagement politique, militaire et idéologique revenant avec ses regrets hanter perpétuellement le récit.
Tout se passe en effet comme si l’occupation romanesque accomplissait une mission sentimentale, rachetait le sacrifice d’amour qu’implique l’activité scientifique, critique de la société, une chose est sûre en tout cas, l’amour a été victime de l’engagement militaire, politique et idéologique auquel est accordé une priorité de fait dans un récit consacré à la guerre, aux combats et aux combattants, qui fait le sacrifice du bonheur sentimental. Ce ne fut pas le cas dans Ariane, ma sœur, cette ode aux accents raciniens qui privilégie les délices et les conflits d’amour, le bercement de la prose par les extases, les complaintes et les souffrances de la passion amoureuse, tout le contexte sentimental auquel le dernier roman renonce. De fait, à l’image de cette antinomie entre l’amour et l’engagement politique qui va jusqu’au sacrifice de la vie, une inconnue se glisse dans l’œuvre colossale d’Edmond, quel rôle attribue-t-il à sa vocation littéraire, quel sentiment éprouve-t-il de son importance, de sa nécessité à côté de l’activité scientifique qui fit sa renommée, la lecture sociocritique des grandes œuvres du patrimoine hispanique ? Il ne fait aucun doute que la vocation littéraire est ancrée dans l’éternel souci d’un engagement politique au plus près du peuple de gauche et que l’idéal républicain s’entretient comme une flamme nécessaire à la vie et à l’estime de soi. Cet idéal cependant est difficile à atteindre, à alimenter et à partager, je pense que la vocation sociocritique d’Edmond, qui fit sa splendeur et sa renommée, s’enracine dans ce tréfonds idéologique dont bénéficient les personnages de fiction auxquels il donne vie et qui mettent en mouvement une littérature détentrice d’un message, une volonté de fidélité à soi mais en même temps le désir de faire une œuvre où la part strictement autobiographique finisse par s’oublier. C’est en fait l’attachement à la haute terre ardéchoise, à une mythique demeure et à son rêve, il y a deux siècles, d’où la famille avait été chassée par une guerre de religion, qui constitue le centre autobiographique incandescent d’Edmond et de son œuvre, au moins de cette part trop ignorée qu’est sa production romanesque. Mais il se peut aussi que tout le versant sociocritique se trouve sous la même influence nostalgique d’une vieille demeure merveilleuse, implantée dans le dédale des bois de la lande, à la sortie d’un chemin, reconnaissable sans doute aux armes de son fronton. On peut sans grand risque de se perdre en chemin attribuer à ce même rêve autobiographique et romanesque la vocation pour l’approche sociocritique des littératures et d’une façon générale des créations. Il n’est pas impossible d’ailleurs que sous l’influence de certaines lectures (René Girard, Sigmund Freud…) Edmond ait pu formaliser pour lui-même comme une révélation la vertu inspiratrice de cette demeure originelle dont il se mit à explorer tout l’environnement, toutes les pièces, tout le mobilier, tous les contrejours, tous les ornements. Tant d’œuvres fameuses, entre autres celles du Siècle d’Or espagnol et la littérature picaresque, explorées avec les armes théoriques de la science sociocritique et bientôt aussi de la psychanalyse ne devenaient-elles pas, l’une après l’autre, la demeure de ses rêves d’enfant, de ses projections familiales, de ses constructions fantasmatiques ?
Cette part autobiographique de la production romanesque bien sûr se manifeste aussi dans les interventions directes de l’auteur qui vole de la sorte sa toute-puissance au narrateur, j’ai été particulièrement troublée par la fin du dernier roman quand l’auteur compatit ouvertement au sort d’Aurélien Magnin, quand il explore la cicatrice que laissa dans sa mémoire Béatrice, quand il analyse le tableau de Béatrice petite fille en compagnie de son père, trônant sur la corniche en granit dans la maison des parents comme si lui-même en avait souffert et l’avait contemplé par-dessus l’épaule d’Aurélien en visite, quand il est interpelé par de petits intervenants extra-diégétiques et leur répond, puis au dernier chapitre quand il entre directement en conversation avec Max, Manu et le petit gros, les renvoie à son premier roman, L’énigme des cinq colombes, et défend l’attitude d’Alexandre, du grand-père et de Firmin échappant à la répression et se cachant dans un coin perdu de la Haute-Ardèche (dans la demeure familiale abandonnée qui alors reprend vie). On se rappelle que dans la nuit du 31 mars 1871 (Mais il reviendra le temps des cerises) Firmin et le grand père et bien sûr Magnin et Viala qui ont rejoint la Commune demandent aux mercenaires et aux soldats du gouvernement de Versailles, derrière lesquels se cachent les Prussiens, de ne pas tirer sur le peuple ; mais comme nous savons la fusillade éclate, Viala et Magnin meurent au cours de l’assaut, et c’est plusieurs mois plus tard, comme on l’apprend dans le premier roman, que le commandement de Versailles décide de châtier les fortes têtes révolutionnaires au nom des intérêts de la France. C’est dans ce contexte politique, menacés par la répression du conseil de guerre de Narbonne, que Firmin, le grand-père et Alexandre décident de se retirer du monde dans les hautes terres ardéchoises. Dans ces moments de solidarité avec le peuple l’auteur se grisant devient un personnage, il explique à ses interlocuteurs et bien sûr à nous-mêmes comment il s’est attaché au sergent Alain Viala au cours du récit de la campagne de Normandie, il entre dans une conversation sur la démocratie représentative et le pouvoir de l’État, sur l’importance croissante des puissances de l’argent avec l’avènement de la nation souveraine qui prend la suite du prétendu absolutisme. C’est ainsi, selon lui, que la souveraineté nationale institue la servitude des peuples, on cite Marx et Bakounine, on revient à Viala, et l’épisode final du voyage de l’auteur au Pouzin pour remettre à Marina la lettre de Viala prend un sens puissamment symbolique. Car l’auteur ne fait pas que remettre à Marina la lettre du sergent qu’elle ne se résout pas à lire tout de suite, il pose aussi sur la table avant de se retirer le manuscrit, probablement celui du livre que nous sommes en train de refermer. Cet épisode final fait définitivement entrer l’auteur dans l’histoire et dans l’Histoire en 1871, c’est une façon toute particulière d’envisager l’écriture romanesque qui donne l’occasion à l’auteur de changer d’époque et de biosphère, cette métamorphose se lisant comme une progressive dépossession de soi et une reconstruction de l’auteur. Celui-ci se défait de son autobiosphère sociale, professionnelle, familiale et familière pour en habiter une autre, plus secrète et d’une certaine façon peut-être plus authentique, adaptée au contexte historique qu’il s’est choisi pour des raisons sentimentales et politiques qui le font basculer dans la fiction autobiographique. Edmond nous accueille avec ces quatre romans, à la fois si proches de sa personne et si éloignés de son temps biographique, dans le sociodrame qui devant l’éternité le représentera désormais.
J’aimerais compléter le portrait de notre auteur reconfiguré en l’entourant mieux des trois figures tutélaires présentes dans les quatre romans, sans lesquelles il n’aurait pu parvenir à sa métamorphose socio-idéologique, à sa garantie d’éternité. Car depuis les origines de l’écriture romanesque le grand-père, Firmin et Alexandre veillent sur la fabuleuse destinée de celui qui porte à la fois un si lourd héritage et une si insistante mission. C’est le premier roman de la tétralogie, L’énigme des cinq colombes, qui peu à peu les fait intervenir et ils deviennent vite les pièces essentielles de la reconstruction de soi, de la formule socio-idéologique qui désormais donnera toute sa splendeur au sujet d’écriture. On les imagine tous les trois nés aux alentours de 1840-45, Alexandre étant le plus âgé de quelques six ans, et s’ils se retrouvent avec les communards sur la barricade qui dans la nuit du 31 mars 1871 à Narbonne barre aux soldats, aux turcos et autres mercenaires l’entrée de la rue du Pont-des-Marchands, ils ne sont pas tués comme Aurélien Magnin et Alain Viala et ils poursuivent leur route dans les épisodes du premier roman où nous les retrouvons à la fin de leur existence, chargés d’une fonction généalogique dont s’enrobe la figure de l’auteur. Ces trois héros, tous frères à des degrés divers, Alexandre étant le plus vieux en dépit du surnom qui désigne toujours son cadet Jean-François, « le grand-père », que celui-ci porte depuis l’enfance en raison de son tempérament sérieux et sentencieux, se retrouvent pendant la guerre franco-allemande de 1870, puis pendant la Commune, ce mouvement fort de la résistance des peuples, au comité central de Narbonne ; à cause de la répression et de la vigilance policière qui suivirent ils se cachent tous les trois dans cette propriété familiale laissée à l’abandon, retrouvée au sein du haut pays ardéchois, reconnaissable par les armes qu’elle portait à son fronton et lorsque, longtemps après, la loi d’amnistie les libéra tous les trois de leur clôture, le grand-père et son frère adoptif le berger Firmin redescendirent vers le bas pays laissant Alexandre, prisonnier volontaire de la demeure, poursuivre son rêve ou sa folie. Devenu le chef tribal de la petite famille durant toute leur résidence forcée dans le haut pays c’est lui Alexandre qui sculpta les colombes devenues l’emblème de la familiale demeure puis qui s’abîma dans la lecture de certains manuscrits découverts en visitant les pièces du haut, dont il établit les textes, en traduisit certains rédigés en latin, en réécrivit d’autres, découvrant peu à peu l’aventure mexicaine de leur auteur, un grand oncle, François-Victor de Mars. Celui-ci de 1756 à 1795 vécut au Mexique « où il effectua son noviciat dans un collège de la Compagnie de Jésus », puis ordonné prêtre en 1764 il connut maintes aventures racontées dans les manuscrits découverts par Alexandre, et rentré en France à la fin du siècle il décéda en 1812. Un abîme générationnel sépare donc Alexandre de ce grand-oncle dont il découvre les manuscrits qu’il s’emploie à lire et occasionnellement à traduire, s’isolant de plus en plus dans la vieille demeure familiale qui deviendra son tombeau.
L’œuvre s’émeut de cette destinée d’Alexandre pour des raisons qu’il nous faudrait explorer davantage, Alexandre a peu d’études mais il possède un caractère d’érudit, il s’initie volontairement au latin pour lire certains manuscrits trouvés dans la demeure familiale et celle-ci prend subitement un nom cher à l’auteur, le château de Mars. Alexandre n’est-il pas d’ailleurs une figure d’intellectuel engagé, lui qui fut vétéran du Tonkin, marin (quartier-maître) pendant six ans mais aussi libraire et qui pendant la guerre de 1870-1871 et la Commune écrivait dans le Courrier républicain sous le nom de Saint-Just ? Écrire dans le Courrier républicain, imposer à ses deux « frères » des rites, une discipline, des règles, créer un club d’une vingtaine de membres, organiser des réunions périodiques, inventer un signe de reconnaissance entre affiliés, un pendentif d’une moitié de colombe en cuivre, étendre le rayonnement du club, fonder son action sur la force du symbolisme, organiser dans la salle commune de la demeure deux zones politiques d’influence complémentaire, l’une vouée aux influences de la lune, l’autre à celles du soleil, fomenter des relations d’hospitalité, réactiver les archétypes de liberté, de fraternité et d’égalité, toutes ces occupations, ces engagements politiques, cette discipline philosophique font bien d’Alexandre une sorte d’érudit socialement et politiquement engagé, proche des idées d’un Viala et de celles de l’auteur dans le temps des cerises. Alexandre établissant le texte aléatoire des mémoires d’un grand-oncle sur son histoire mexicaine à Santa Cruz a une évidente parenté avec le profil schématique de l’hispaniste épris de science sociocritique et y consacrant sa vie. Ces idées le conduiront à se retrancher dans la vieille demeure, accaparé et de plus en plus dévoré par les manuscrits de cet oncle lointain qu’il révise et traduit tel un vrai érudit adepte de l’analyse socio-idéologique et qu’il préface dans un « avant-propos de l’éditeur » daté de décembre 1912. Ce n’est pas Alexandre cependant qui publiera l’autobiographie du grand-oncle François-Victor car entre temps il mourra. Comme le suggère une note en bas de page à la fin de cet « avant-propos de l’éditeur », c’est Jean-François (le grand-père) et Firmin qui seront les éditeurs de cette autobiographie de François-Victor de Mars, après la mort d’Alexandre, le découvreur-traducteur empêché de mener à terme son projet. Le narrateur faussement impersonnel du chapitre 1 et du dernier, le chapitre 15, enrobe dans un face à face où ils deviennent parfaitement identifiables les deux responsables supposés de l’édition de l’autobiographie mexicaine, c’est le frère survivant, le grand-père, secondé par Firmin, qui prend en charge le travail érudit et dévot de l’aîné, épuisé en cours de route par sa tâche de perpétuer une légende, une mémoire, et de rétablir une vérité historique. L’effet produit est que tout le livre sur l’histoire véritable de Santa Cruz de la Plata possède finalement un auteur pluriel qui échappe à la toute-puissance fonctionnelle d’un seul et en tout état de cause celui que nous célébrons dans cet hommage s’efface, cédant tout le mérite et tout l’intérêt de ce livre à ses ascendants.
La scénographie familiale laisse donc Alexandre perdu parmi les manuscrits et les colombes qui recueilleront plus tard son dernier souffle tandis que le grand-père et Firmin repartent à la ville. C’est un peu plus tard, à une date laissée dans l’ombre pour garantir l’effet de merveilleux de l’enfance, que le grand-père et Firmin pris de nostalgie et de remords décident de retourner à la demeure et ils emmènent avec eux l’enfant. Là triomphe le mystère de la prose d’Edmond ; cet enfant de 12 ans pourrait être l’auteur, rien ne l’empêche vraiment sauf peut-être une nécessité symbolique, le souci de rendre lointain, fabuleux et fondateur le voyage à la vieille demeure, et je cède à une historiographie plus vraisemblable : cet enfant émerveillé par tant de découvertes racontées dans la première moitié du roman L’énigme des cinq colombes et à sa toute fin est plus certainement le père de l’auteur, son père enfant, héritier d’un passé mythique qu’il transmettra à Edmond comme prélude à son œuvre future, son aliment et le secret de sa flamme. Entre temps les trois compères meurent, Alexandre le premier, comme on sait, qui s’épuise et finit ses jours dans l’ancienne et princière demeure, perdu parmi les manuscrits du grand-oncle, puis lors du second voyage, un peu plus tard, réunissant l’enfant, le grand-père et Firmin, ces deux derniers déjà vieux bien sûr, c’est le grand-père qui se laisse happer par la vieille demeure et Firmin repart seul avec l’enfant. Au cours de cette fabuleuse visite l’enfant a reçu la grâce d’entrer en relation avec ses origines même si le grand-père reste captif, par un sortilège domanial, de ce lieu mystérieux, le vieux berger retournant seul avec l’enfant au plat-pays. Alexandre et son frère cadet le grand-père sont donc tous deux, l’un à la suite de l’autre, à quelques temps de distance, avalés par la demeure et transfigurés par des écritures ancestrales qui se sont trouvées là, qu’à eux deux (et avec la participation de Firmin) ils traduisent, organisent, préfacent et éditent, préfigurant les travaux scientifiques d’Edmond, l’héritier véritable de cette fable généalogique qui est un hommage romanesque à la sociocritique. Et si l’on songe que ces écritures mexicaines d’un grand-oncle plus ou moins apocryphe sont peut-être une pure invention, c’est-à-dire de la littérature, nous avons là une vraie mise en scène de l’analyse sociocritique des œuvres littéraires telle qu’Edmond l’a incarnée et célébrée, accompagnée d’un amical salut au Mexique si cher à notre auteur. Tout cela protégé et inspiré par l’ancestrale demeure, mythe domanial nourricier qui ne cessa d’habiter et d’inspirer Edmond Cros. Consacrer sa vie à l’établissement des textes, à leur examen critique, à leur traduction et à leur diffusion suppose des sacrifices existentiels, il en va de même pour des engagements politiques comme ceux de la Commune : les communards du dernier roman veulent une République fédéraliste, démocratique et sociale avec une autonomie absolue des communes de France et une séparation de l’Église et de l’État, le mouvement communard exige lui aussi (comme l’étude des textes) des sacrifices et des risques existentiels, toutes ces choses qui occupent noblement nos vies ne sont pas sans risques et nous font parfois affronter la mort, en tout cas nous amènent à sacrifier d’autres obligations vitales, d’autres missions plus personnelles et affectives qui peuvent s’appeler Béatrice et Marina. Les quatre romans que nous venons de parcourir contiennent toutes ces questions et prennent un sens existentiel profond où toute la vie d’Edmond se trouve représentée et engagée. L’enfant dont le rôle est si important dans le premier roman possède un vrai sens philosophique, plus que l’idéologie, plus que la militance, plus que l’engagement politique et scientifique il représente la fonction de renaissance du travail de création, ici bien sûr de l’invention romanesque. C’est bien ce que nous suggèrent les deux petits chapitres conclusifs XX et XXI de L’énigme des cinq colombes, où le destin advenu et le destin encore à construire des deux enfants, l’enfant-père et l’enfant-fils, se répondent, se confortent, se complètent. C’est la récompense d’une continuité générationnelle historique et fantasmatique qui équivaut dans l’écriture à une sorte d’éternité.
De l’enfant-père à l’enfant-fils il y a bien transmission, celle-ci correspond à un vœu de continuité idéologique, affective et scientifique, ferment de l’écriture et de l’utopie dans le travail scientifique et littéraire d’Edmond Cros. L’héritage revendiqué globalement est double, partagé entre le destin sociocritique du grand-père (et d’Alexandre) et l’expérience existentielle d’Aurélien, il a le pouvoir d’exprimer et d’explorer la complexité humaine et accroit indéfiniment le sens et la séduction des textes.