Les origines du corporatisme du personnel navigant technique dans l’Italie républicaine

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Dès la réorganisation de l’aviation civile en Italie après la Seconde Guerre mondiale, le personnel navigant technique, grâce aux caractéristiques de son identité professionnelle, valorisée par l’efficacité organisationnelle et politique de ses instances représentatives aux niveaux national et international, parvient à obtenir non seulement un statut mais aussi une légitimation politique qui ne seront pas vraiment remis en cause jusqu’à ce que la libéralisation du transport change radicalement la donne de ces métiers.

Cette recherche, soutenue le 27 novembre 2015, vise à étudier sous l’angle historique le travail du personnel navigant technique, afin d'appréhender l’évolution de cette catégorie et de comprendre les origines du phénomène corporatiste, compte tenu de la spécificité du contexte historique et politique italien. En effet, si le dispositif de professionnalisation, les conséquences de la rentabilisation de la formation et le rapport solide entre statut social et emploi sont les aspects communs du profil identitaire des pilotes de ligne, l'analyse des sources soulève des questions sur l'existence d'une spécificité du corporatisme italien de cette catégorie. Quel est l’arrière-plan économique, politique et syndical qui caractérise le discours corporatiste des pilotes italiens ? Le projet s’articule en trois volets visant à parcourir les étapes principales de la valorisation de la profession du point de vue des agents et de l’organisation qui les représente. Les mots-clés de ce parcours sont identification, légitimation et défense.

La première partie est consacrée à l’identification, à savoir la genèse et l’affirmation des pilotes civils en tant que groupe professionnel indépendant, dans le cadre de la complexe diversification du travail au sein du transport aérien. Après la Seconde Guerre mondiale, les rares aviateurs en exercice sont d'ex-militaires ayant participé au conflit dont l’Italie est sortie vaincue. Bien que la position de l’Italie aux côtés des pays du bloc occidental soit claire dès 1947, la renaissance de l’aviation civile italienne est caractérisée par une transition longue et chaotique qui aboutira en 1957 seulement à la création de la compagnie nationale Alitalia-Linee Aeree Italiane. La génération de pilotes issus de l’expérience de la guerre garantit cette transition qui, faute d'une vision stratégique du secteur de la part des premiers gouvernements républicains, se fonde prioritairement sur un système d’alliances avec des compagnies étrangères. La nécessité de la catégorie d’ancrer le patrimoine identitaire des pilotes autour d’une organisation autonome se manifeste par la création de l’Association Nationale Pilotes Aviation Commerciale (Anpac) en 1952. Ce n’est pas seulement la connotation éminemment politique de la Confédération Générale Italienne du Travail (Cgil), et des autres confédérations syndicales de l'époque qui entraîne les pilotes vers « l’autonomisation » de la catégorie. D’autres « expériences » y jouent aussi un rôle : les associations nationales des pays les plus avancés dans le domaine aéronautique ainsi que la création en 1948 de l’International Federation of Air Line Pilots Associations (Ifalpa) qui se donne la mission de rassembler ces associations au niveau mondial afin de représenter la catégorie au sein des instances internationales comme l'International Civil Aviation Organisation (Icao) et l'International Air Transport Association (Iata). L’Anpac perçoit en effet dans le lien avec l’Ifalpa, devenu officiel en 1954, un avantage que nous pourrions définir en termes de mérite et de méthode dans ses stratégies futures. La recherche montre comment les dynamiques de l’émancipation des pilotes italiens se croisent et se problématisent avec le contexte politique, économique et syndical national, et elle analyse leur positionnement par rapport aux instances internationales.

Directement lié à ce processus, commence à se dessiner à partir des années 1960 le deuxième volet de l’analyse, la légitimation. Si cette légitimation sur le plan syndical est rapidement obtenue par l’Anpac, qui à ce titre contribue de manière décisive à la détermination du statut professionnel de la catégorie, les sources analysées ont montré que la légitimation était un enjeu majeur, même en dehors de la fonction syndicale de l’association. La catégorie ne se veut pas seulement interlocutrice privilégiée, mais elle se veut aussi moteur du processus de décision politique à l’égard du secteur. Ce processus est étudié dans toute sa complexité à partir de l'analyse de deux macro-thèmes : la formation et la sécurité. Sans renoncer à utiliser la grève comme instrument de pression vis-à-vis des partenaires sociaux, la catégorie met à profit les faiblesses du système étatique et valorise les atouts de son organisation. Dans ce cadre, le comité technique de l’Anpac aura une place importante qui, grâce à ses liens au réseau international, lui permettra de rivaliser avec les structures étatiques et celles de l’entreprise pour toute question technique concernant la sécurité des avions ou des infrastructures. Ainsi, les pilotes s’affirment comme un « groupe d’intérêts » à part entière dans le cadre des politiques sectorielles, au point que l'analyse des rapports entre acteurs sociaux fait entrevoir un phénomène dont certains traits rappellent les modalités du système néo-corporatif.

Le troisième et dernier volet de cette recherche est consacré à la défense, ici entendue non seulement comme défense du statu quo mais aussi comme défense identitaire. Lorsque la culture identitaire qui soude la catégorie du personnel navigant technique se voit remise en question par des représentations sociales concurrentes sur le plan idéologique, politique, syndical et culturel, une forte réaction ne tarde pas à se manifester. À ce propos, deux sujets distincts mais très significatifs mettent bien en lumière cet aspect : d'une part, la question de la convention nationale unique du transport aérien, qui au cours des années 1970 touche l’autonomie syndicale de l’Anpac et en même temps l’esprit identitaire exprimé pendant deux décennies à travers cette représentation de manière exclusive ; de l'autre, la question de la féminisation de la profession de pilote de ligne chez Alitalia, qui affecte en revanche un des piliers identitaires des pilotes c’est-à-dire l’exclusivité masculine de la profession qui, outre les préjugés culturels répandus dans la société italienne, tient à leur lien avec le modèle militaire. Sont donc ici esquissées les dynamiques historiques qui s’enchaînent ainsi que les effets concrets qui se produisent en termes de mobilisation ouverte ou d’opposition discrète.

Citer cet article

Référence électronique

Roberta Corsi, « Les origines du corporatisme du personnel navigant technique dans l’Italie républicaine », Nacelles [En ligne], 4 | 2018, mis en ligne le 01 juin 2018, consulté le 19 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/nacelles/533

Auteur

Roberta Corsi

Docteure en histoire de l’Université du Havre

Centre de Recherche interdisciplinaire sur les mobilités IDEES-Le Havre (CIRTAI)

r333999@hotmail.it

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