Introduction
Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, grâce au progrès technologique, le trafic aérien connaît une forte expansion. Pendant que d’importants organismes internationaux, tels que l’International Civil Aviation Organisation (ICAO) et l’International Air Transport Association (IATA), commencent à établir la réglementation de référence du secteur, les compagnies aériennes s’équipent d’avions de plus en plus performants, jusqu’à l’utilisation de nouveaux jets plus rapides et dotés d’une plus grande capacité de transport de passagers et de marchandises. Ce passage non seulement change la dimension sociale de la mobilité en introduisant une « vision du monde nomade », mais fait de l’espace aérien un objectif stratégique pour l’économie des pays, et de son expansion « un des principaux facteurs de la mondialisation1 ».
Dans tous les pays les plus avancés dans le domaine aéronautique, ce développement est allé de pair avec celui des infrastructures aéroportuaires2, dans le but de garantir la sécurité des vols et de soutenir économiquement le secteur face à la concurrence internationale. Les infrastructures aéroportuaires deviennent donc un enjeu majeur destiné à changer la physionomie des aéroports. De lieu symbole de l’essor technologique des années 19603, leur fonction se problématise. Plusieurs acteurs accueillent une multiplicité d’activités, en créant des microcosmes complexes et de plus en plus autonomes, dont les modernes aérovilles représentent la dernière évolution4. Ainsi, la croissance exponentielle du trafic aérien amène, dans un premier temps, à l’élargissement rapide des aéroports existants et, ensuite, à l’aménagement de nouvelles installations plus grandes et plus performantes. L’efficacité de ces infrastructures n’est pas seulement liée au progrès technologique, qui a bien sûr un rôle déterminant, mais aussi à leur modèle de gestion et aux financements étatiques, d’où l’importance des opérateurs et de l’administration publique5. De même, du point de vue économique, la programmation du développement du réseau infrastructurel est nécessaire pour assurer un développement du territoire cohérent avec les objectifs économiques nationaux et de meilleures performances des compagnies aériennes6, notamment des compagnies nationales.
Bien que la compagnie nationale Alitalia, depuis les années 1960, soit parvenue à obtenir des résultats compétitifs, cette dynamique vertueuse n’affecte pas l’Italie où le développement du réseau aéroportuaire et des installations connexes est négligé du point de vue de la programmation et des investissements, et en tant qu’objet d’étude de la part des institutions culturelles7. Le crash de Palerme-Punta Raisi du 5 mai 1972, qui causa la mort de cent quinze personnes, hisse à la une des médias toutes les carences de ce système. Sous la pression de l’opinion publique et des instances représentatives des salariés du secteur, les responsables politiques sont appelés à répondre de la sécurité du transport aérien. Suite à des enquêtes menées à l’échelle nationale par des commissions ministérielles et parlementaires, l’efficacité des infrastructures aéroportuaires fait l’objet d’un débat où tous les acteurs s’accordent en principe sur la nécessité et l’urgence de passer à l’action. Néanmoins, ce débat ne semble pas aboutir à des résultats concrets en faveur de la modernisation des infrastructures, d’autant que d’autres crashs se produisent. Dans ce cadre, quelles sont les ruptures et les continuités du processus de prise de décision politique au sein du système institutionnel italien ? Quels sont les intérêts en jeu et quel est le poids des acteurs impliqués ? En entrant au cœur des querelles politiques, nous chercherons à analyser, à l’aide des sources parlementaires et journalistiques, le débat national des années 1970, pour décortiquer le processus décisionnel provenant des rapports de force existants.
1. Le développement des infrastructures entre l’essor d’Alitalia et les tentatives de réformes administratives
À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, les premiers efforts de la reconstruction économique dans le secteur des transports se concentrent autour du redressement du réseau du chemin de fer dont 80 % sont rétablis en 1948. Mais à partir des années 1950, sous la pression de nombreuses entreprises (dont les principales sont FIAT, Pirelli, Italcementi et Italstrade), qui créent en 1952 la Fédération italienne de la route (FIS) pour mieux représenter leurs propres intérêts, les gouvernements commencent à privilégier l’option du transport routier8. Ainsi, les utilitaires FIAT deviennent très rapidement un des symboles du « miracle économique9 », et en 1956 débutent les travaux de construction de l’autoroute du soleil A110. Les déséquilibres par rapport à la relance du réseau aéroportuaire italien, presque complètement détruit pendant la guerre, sont évidents, au point qu’en 1957 le ministre de la Défense Paolo Emilio Taviani11 est obligé d’admettre que l’aviation a été « la Cendrillon de l’œuvre de reconstruction économique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale12 ». De plus, l’Italie républicaine n’aura sa compagnie nationale qu’en 1957. Alitalia-Linee Aeree Italiane est créée par la fusion des deux compagnies Alitalia et LAI, à capital mixte italien et étranger (respectivement la compagnie aérienne anglaise British European Airways, BEA, et américaine Trans World Airlines, TWA). Sa création s’insère dans le système des « participations étatiques13 », dans le cadre duquel l’Institut de la reconstruction industrielle (IRI) s’occupe du contrôle du capital et de la coordination technique et programmatique d’Alitalia. Dans les années 1960, la croissance de la compagnie nationale s’inscrit dans le sillage des Trente Glorieuses, pendant lesquelles l’économie italienne connaît une importante expansion, et capte la tendance du progrès généralisé du transport aérien14.
Du point de vue administratif, dans le cadre des réformes envisagées par les gouvernements de « centre gauche15 », au début des années 1960, est réalisé le transfert de l’aviation civile du ministère de la Défense au ministère des Transports (loi n° 141 du 30 janvier 1963). À ce ministère – désormais intitulé « ministère des Transports et de l’Aviation civile » – sont transmises toutes les compétences et les attributions qui auparavant relevaient du ministère de la Défense, ainsi que les compétences que le Code de la navigation attribuait au ministère de l’Aéronautique. Ce transfert de compétences – à l’instar de ce qui existait dans d’autres pays tels que la France, le Royaume-Uni, la Belgique, la Suède, les Pays-Bas – devait à terme permettre la réalisation d’un plan global de développement du secteur. Pour ce faire, l’Inspection générale de l’aviation civile est mise en place au sein du ministère. Cet organisme centralise le service des affaires générales et du personnel, le service des aéroports et le service du transport aérien dans le but de parvenir à une réorganisation. Néanmoins, le ministère de la Défense continue de gérer le contrôle de la navigation aérienne, ce qui sera l’un des aspects les plus contestés dans les années suivantes.
Très rapidement, l’Inspection générale finit par démontrer son incapacité à faire rebondir le secteur, faute de moyens financiers et organisationnels. C’est pourquoi, déjà en 1965, l’administration elle-même formule des modifications et des intégrations à la loi de 1963. En 1967 est donc créé au sein du ministère des Transports et de l’Aviation civile un nouvel organisme de coordination : la Direction générale de l’Aviation civile (DGAC, loi n° 1085 du 31 octobre 1967)16.
2. 1970 : le rapport du Conseil national de l’économie et du travail (CNEL)17
L’exigence de coordination et de planification du secteur aérien était bien réelle, notamment au sujet du réseau aéroportuaire qui, dès l’après-guerre, s’est développé autour des aéroports militaires existants18.
À l’occasion des Jeux olympiques qui se déroulent à Rome en 1960, un nouvel aéroport est mis en place à Fiumicino afin d’accueillir un trafic élevé de passagers, mais aussi de devenir la principale base logistique d’Alitalia. La première inauguration de l’aéroport, le 20 août 1960, n’est qu’une opération de façade organisée dans le cadre des Jeux olympiques. En réalité, comme l’aérogare est encore inachevée, elle ne sera utilisée que de façon partielle (vols charters, taxis aériens, vols non réguliers), étant donné qu’au mois d’août 1960 une seule piste est opérationnelle et que dans l’escale manquent encore la plupart des services indispensables (douanes, police, poste, téléphone et télégraphe, services de santé) ainsi que les services de liaison avec le centre-ville. Aussi, sa construction ne manque pas de susciter de violentes polémiques qui débouchent sur une commission d’enquête parlementaire19, fortement voulue par les élus des partis d’opposition au Parlement, mais aussi par des élus de la majorité20. Cependant, le nouvel aéroport intercontinental de Rome, inauguré de façon définitive au mois de janvier 1961 avec l’ouverture aux vols réguliers, est déjà obsolète dix ans plus tard. Les sérieux désagréments subis par les passagers font souvent la une en mettant en lumière tant les défaillances de l’aéroport que les problèmes dans la zone de survol.
Entre 13 000 et 12 000 mètres d’altitude au-dessus de l’île d’Elbe et de l’île du Giglio, « Ambra uno », la plus importante voie aérienne [permettant l’accès à l’aéroport de Fiumicino], commence à se rétrécir. Les aéronefs sont donc obligés de patienter avant de débuter les manœuvres d’atterrissage, superposés à la verticale à environ 300 mètres les uns des autres, avec devant comme derrière des avions qui montent pour atteindre l’altitude de croisière prévue ou bien pour se préparer à l’atterrissage ; au-delà des limites de la voie aérienne […] les supersoniques de chasse militaires21.
La situation de Fiumicino n’est que la partie visible de l’iceberg. Un cadre complet est mis en évidence par le rapport du CNEL du 5 mai 1970. Cet organisme constitutionnel procède à un premier examen assez rigoureux du secteur. Son rapport établit une évaluation du transport aérien dans le cadre du système économique, de l’efficacité de l’action de l’administration ainsi que de l’état des infrastructures aéroportuaires et de la circulation aérienne. Plusieurs points critiques sont mis en lumière. Tout d’abord, la prévision budgétaire en 1969 est estimée inadéquate, du fait que le rapide progrès technologique imposerait le renouvellement des installations désormais obsolètes, mais pas leur entretien ni leur exploitation. En outre, le CNEL observe que de tels financements concerneraient trop d’aéroports et d’héliports en dispersant leurs effets concrets. À propos de la navigation aérienne, il compare les installations des aéroports italiens avec le plan régional de l’ICAO établissant les types d’installations (ILS, VOR, DME, VASI)22 nécessaires pour garantir la sécurité et la régularité des vols dans les aéroports internationaux. De même, il est formel au sujet de la gestion du contrôle du trafic aérien en estimant qu’un organisme militaire « n’est pas toujours adapté à effectuer de manière complète l’activité demandée par des standards internationaux élevés non liés à la défense » et qu’il « est nécessaire de modifier, dans le respect des exigences du ministère de la Défense, la structure des espaces aériens à proximité des aéroports civils afin d’éliminer les obstacles et de permettre une pleine liberté de mouvement aux aéronefs commerciaux au départ et à l’arrivée23 ».
Se profile donc le cœur du débat, dont les polémiques seront très âpres pendant longtemps encore, vu que la remise en question du pouvoir des militaires ne semblait pas aisée. D’ailleurs, l’Italie occupe une position géographique assez stratégique pour l’OTAN, dont le pays accueille plusieurs bases. Cela se révèle un argument important dans un climat de guerre froide et à cause des tensions politiques qui montent au Proche-Orient. À ces motifs liés à la défense nationale, s’ajoutent des motifs d’ordre « politique », c’est-à-dire le risque que la démilitarisation des effectifs permette aux syndicats (et par leur biais aux partis d’opposition, notamment le Parti communiste italien) d’avoir une forme de contrôle d’un secteur considéré sensible. D’autre part, Alitalia n’a jamais exercé de véritables pressions pour obtenir la réforme de la navigation aérienne, malgré les retombées économiques négatives. Non seulement elle était liée à l’Aeronautica Militare par un accord sur la formation des pilotes24, mais aussi par la cession d’anciens types d’avions qui n’étaient plus utilisés. Néanmoins, l’augmentation du trafic aérien civil rend la situation de plus en plus insoutenable en termes de sécurité des vols, et justifie toutes les inquiétudes des opérateurs, notamment des pilotes.
3. Le crash de Palerme Punta Raisi et la mobilisation des pilotes
Qualifié par la presse de l’époque du plus grave crash aérien de l’aviation civile italienne par le nombre de victimes, l’accident à l’aéroport de Palerme-Punta Raisi le 5 mai 1972 ranime les polémiques vis-à-vis de la sécurité. À bord d’un DC8 d’Alitalia, 108 passagers et 7 membres de l’équipage perdent la vie. Le quadriréacteur s’écrase sur Montagna Longa, une montagne située juste à côté de la piste d’atterrissage. Les premières hypothèses sur les causes de l’accident vont dans deux directions : une soudaine avarie du moteur provoquant le blocage des dispositifs de l’avion ou bien une manœuvre erronée des pilotes pendant l’atterrissage. Face à cette dernière possibilité qui met en cause les pilotes, leurs instances représentatives ne tardent pas à réagir. En première ligne se trouve l’Association nationale des pilotes de l’aviation commerciale (ANPAC)25, qui obtient l’appui d’un syndicat politiquement antagoniste, le Syndicat italien des pilotes de l’aviation commerciale (SIPAC)26 et fait l’unanimité des syndicats du personnel navigant commercial.
En prévoyant probablement l’issue défavorable de l’enquête ministérielle visant, selon les rumeurs, à faire des pilotes les boucs émissaires de l’accident, l’ANPAC anticipe. Sa première action est d’établir, à l’aide d’évaluations faites par son comité technique27, les paramètres de niveaux minimums des standards de sécurité dans les aéroports italiens et de « suggérer » leur respect aux adhérents28. Ensuite, l’ANPAC, dans le cadre d’une conférence de presse, annonce qu’à partir du 12 mai 1972 les pilotes italiens refuseront d’effectuer des atterrissages dans seize aéroports nationaux29 si, faute de systèmes efficaces, les conditions météorologiques et la visibilité ne sont pas considérées comme suffisantes pour mener à terme la manœuvre sans mettre en question la sécurité de l’avion.
4. Le débat public sur l’état des infrastructures : du rapport Lino à la loi Bozzi
Le battage médiatique qui a suivi l’accident ne pouvait pas être ignoré de la classe politique, d’autant plus qu’il tombait juste avant les élections générales. Tenues les 7 et 8 mai 1972, ces élections marquent une avancée des partis d’extrême droite, notamment du Mouvement social italien-Droite nationale (MSI-DN). Giulio Andreotti30, chargé de la formation du nouveau gouvernement en tant que président du Conseil, constitue un gouvernement de centre droit, donc sans le Parti socialiste italien, qui passe à l’opposition. Ces nouveaux équilibres politiques sont destinés à pousser le parti de la majorité relative, la Démocratie chrétienne (DC), vers la reconquête de l’électorat de droite, alors que les partis de gauche, les syndicats et les mouvements politiques extra-parlementaires qui se sont développés après 1968 animent la contestation sociale. Aussi, face à ces changements de cadre politique, aux pressions de la profession et des familles des victimes du crash31, le ministre des Transports sortant, Oscar Luigi Scalfaro32 autorise deux commissions d’enquête : la première est chargée de mener l’enquête sur l’accident de Palerme, tandis que la deuxième doit mener une étude concernant les problèmes généraux de l’aviation civile italienne.
Pour les membres de la commission chargés d’enquêter sur les causes de l’accident de Palerme, il n’y a pas de doute : le crash est lié à une « erreur humaine ». Le SIPAC et l’ANPAC stigmatisent les conclusions du rapport et lancent une contre-enquête33. Les débats sont de plus en plus houleux, mais la tension envers les institutions monte d’un cran suite au énième crash qui, le 30 octobre 1972 à l’aéroport de Bari, coûte la vie à vingt-sept personnes34. Les attentes se concentrent ainsi sur le rapport de la Commission ministérielle censée étudier les problèmes généraux de l’aviation civile. Connue comme la Commission « Lino » du nom de son président, elle est constituée d’une équipe d’experts. Son rapport est présenté au président du Conseil Giulio Andreotti le 13 novembre 1972 et, dans la foulée, dévoilé à la presse. Le bilan qui en ressort est assez négatif. En faisant l’état des lieux de trente-six aéroports parmi les plus importants par leur trafic aérien national et international, la commission passe au peigne fin les procédures de vol, l’assistance radio, les services météorologiques, les systèmes de radar, les services d’incendie, les effectifs, les liaisons terre-avion, les voies de circulation des avions, le balisage des pistes, les dispositifs d’éclairage, etc. Ainsi, la commission rédige pour chaque aéroport une fiche technique où tous les éléments défaillants sont répertoriés.
Les problèmes relevés sont d’une nature et d’une ampleur telles que la Commission Lino indique la nécessité d’investir environ 800 milliards de lires en dix ans, dont 200 milliards immédiatement pour un plan d’urgence. À propos de la navigation aérienne, le rapport met en lumière la vieille question de la démilitarisation du service, qui restait une « anomalie » italienne. Il suffit de penser que 92 % des avions italiens sont civils et que l’Italie à cette époque est encore le seul pays du Marché commun européen à ne pas avoir adhéré à Eurocontrol35. Le rapport confirme ainsi les préoccupations dont beaucoup ont fait part pour qu’une réforme radicale soit envisagée. Cependant, l’éviction des militaires de ce service n’est pas évidente du fait que leur position de force se fonde sur de solides liaisons avec une partie importante du monde politique. Le ministre des Transports Aldo Bozzi36, au lendemain de la diffusion du rapport Lino, déclare même que « la possibilité d’enlever aux militaires la compétence en matière de contrôle de l’espace aérien » n’est pas « envisageable37 ». Dans tous les cas, il est certain que le rapport Lino représente un tournant dans le débat sur la sécurité en devenant une référence pour tous les intervenants. Alors que le 25 avril 1973, l’ANPAC présente en réponse au rapport Lino un livre blanc sur la crise de l’aviation dans le but de mettre la pression sur les institutions38, le Parlement examine et approuve deux projets de loi d’initiative gouvernementale : la loi n° 755 du 10 novembre 1973, établissant la construction d’une nouvelle aérogare à Fiumicino et la création d’une société concessionnaire gérant les aéroports de la capitale, la société Aeroporti di Roma ; la loi n° 825 du 22 décembre 1973, établissant les mesures d’urgence à effectuer dans les aéroports affectés à l’aviation civile. Cette dernière, connue sous le nom de Loi Bozzi, dans l’attente de l’élaboration d’un Plan général des aéroports (PGA) à présenter dans les six mois suivant son entrée en vigueur, prévoit l’allocation de 200 milliards de lires en cinq ans pour financer des mesures urgentes destinées à la navigation aérienne (60 milliards) et aux aéroports civils ayant un trafic de cinquante mille passagers par an (soit dix-neuf escales) et ceux des petites îles. En outre, on établit une accélération des procédures administratives pour la mise en œuvre de ces mesures.
Approuvée par la décision du Comité interministériel pour la programmation économique (CIPE) du 22 février 1974, la loi Bozzi s’avère, à terme, inefficace. En question tout d’abord, la non-présentation du PGA, c’est-à-dire l’absence d’un cadre permettant d’attribuer des ressources limitées à la rationalisation du secteur, notamment à l’égard des aéroports dits mineurs. Deuxièmement, les retards pour la mise en place des procédures administratives persistent, au point qu’en 1975 le ministre des Transports Mario Martinelli39 est obligé d’admettre que les lettres des appels d’offres pour les interventions prévues par la loi Bozzi n’avaient été envoyées qu’au mois d’août de cette année même40. En effet, comme cette loi avait été approuvée par dérogation à la loi budgétaire, la procédure des appels d’offres a souffert d’un manque de ressources. Ainsi, en 1975, le nouveau financement de 151 milliards (décret-loi n° 377 du 13 août 1975) ne sert qu’à couvrir la perte causée par l’inflation et à garantir au moins la fin des interventions déjà engagées. Dans les faits, l’effort financier étatique est réduit à néant et d’autres allocations en 1978 sont encore nécessaires pour la fin des travaux41. Enfin, il faut souligner que les financements sont élargis sans prendre en compte la typologie des gestions des aéroports, ce qui produit un mélange entre intérêts publics et privés42. Malgré ces contradictions, le débat reste dans les enceintes institutionnelles jusqu’à ce qu’un crash d’avion supplémentaire attire à nouveau l’attention de l’opinion sur la sécurité des infrastructures aéroportuaires.
5. Histoire d’une « impasse »
La nuit du 23 décembre 1978, un DC9 d’Alitalia provenant de Rome s’écrase pendant l’atterrissage à l’aéroport de Palerme-Punta Raisi. Après avoir reçu l’autorisation d’atterrir, l’avion touche la mer à environ deux kilomètres de la côte. Parmi les cent vingt-neuf passagers, seules vingt-et-une personnes survivent à l’accident. Celui-ci rouvre ainsi les polémiques sur l’état d’un aéroport qui, en six ans, a coûté la vie à deux cent vingt-trois personnes et, plus généralement, sur l’état des infrastructures. Entre accusations et démentis, les pilotes refusent d’effectuer les atterrissages du coucher du soleil à l’aube à l’aéroport de Palerme-Punta Raisi, qualifié de « maudit » par la presse, tandis que les syndicats confédéraux invoquent l’intervention d’un comité d’experts internationaux43.
En séance plénière le 15 janvier 1979, dans le cadre des questions au gouvernement sur le crash, les propos du ministre des Transports, Vittorino Colombo44, sont une fois de plus l’illustration des retards graves du plan de renouvellement du système aéroportuaire. Commencé concrètement après 1975 faute de disponibilité financière effective, le plan urgent issu du rapport Lino peut être estimé en 1979 à « un avancement moyen global de 60 % ». La fin des travaux engagés dépend du refinancement ultérieur de la loi Bozzi, qui n’est approuvé qu’au mois de juillet 1979 (loi n° 299 du 27 juillet 1979). Le débat parlementaire confirme l’urgence de la rédaction du PGA. Ce plan, qui devait être établi six mois après l’entrée en vigueur de la loi Bozzi, est encore « en cours d’élaboration45 » au bout de six ans, bien qu’un comité ait été constitué au sein du ministère en 1977 afin de mener des études de préfaisabilité.
Or, l’augmentation des coûts est sans doute un des effets négatifs dépendant de la lourde crise économique provoquée par la fin du Gold exchange standard en 1971 et le choc pétrolier de 1973. De même, l’inefficacité de l’Administration joue un rôle négatif, car elle est censée s’occuper des choix opérationnels, de la coordination du secteur et de la vigilance. Électeurs proches des partis de la majorité, les fonctionnaires représentent la catégorie vers laquelle l’effort « clientélaire » est remarquable et « sans contrepartie46 », d’autant qu’en 1979 encore le ministre de la Fonction publique, Massimo Severo Giannini47, présente au Parlement un rapport dans le but de réaliser la énième tentative de réforme de l’Administration depuis les années 1960. Dans le secteur du transport aérien, une réorganisation de la DGAC était prévue, tout comme une formation technique et linguistique des effectifs des organismes étatiques, car très souvent ces derniers opéraient dans un contexte international sans même parler la langue anglaise48.
Le système économique public (dont même Alitalia fait partie par le biais de l’IRI) et l’Administration s’étaient déjà montrés perméables au pouvoir politique, fondé depuis 1947 sur des majorités gouvernementales variables, avec la DC en son centre. Ce parti commence à devenir une « machine politique » qui, malgré les différences entre le nord et le sud du pays, structure la gestion du pouvoir autour de ses axes49. Ce processus, qui fait suite à l’inexorable crise des gouvernements de centre gauche à partir de la moitié des années 1960, réalise « de manière définitive un système fondé sur la primauté des partis et des groupes de pouvoir organisés ». Cela entraîne « l’identification de plus en plus profonde et minutieuse du système des partis avec les fonctions de l’État et des structures administratives et de gestion50 ». Consolidé au fil du temps, ce système finit également par reléguer le Parlement à un rôle subalterne, où les intérêts particuliers prennent le pas sur l’intérêt général51. En outre, la mise en place des régions à statut ordinaire en 1970 augmente la complexité du cadre institutionnel, car la prise de décision doit aussi prendre en compte la programmation au niveau régional et les pressions politiques des instances locales, notamment des mairies concernées par la gestion directe des aéroports52. Dans ce contexte général, la mise en sécurité des infrastructures aéroportuaires s’avère donc non seulement un outil de contrôle des sommes substantielles d’argent public à travers des marchés publics, mais aussi un moyen de maîtriser les intérêts clientélistes sur lesquels les courants internes de la DC et de ses alliés de gouvernement ont fondé pendant longtemps leurs succès électoraux.
Les partis de gauche, quant à eux, cherchent à intervenir concrètement en utilisant les outils institutionnels. Le député du PSI Loris Fortuna53, en tant que président de la Commission permanente des transports, de la poste et des télécommunications de la Chambre des députés, appuie en 1975 la réalisation d’une procédure d’information sur la Situation de l’aviation civile en Italie afin de pouvoir conditionner l’action législative du gouvernement à la lumière des auditions de nombreux experts du secteur. Le PCI, cependant, n’exprime pas une voix favorable au document conclusif de cette procédure, voté le 26 novembre 1975, car, même si « la méthode du rapporteur » a été appréciée, aucun amendement des communistes « n’a été retenu54 ». Or, ni le succès électoral du PCI aux élections administratives de 1975 établissant des « conseils municipaux rouges55 », ni la reprise du « compromis historique » et les nouveaux équilibres politiques déterminés par le soutien du PCI aux gouvernements dits de « solidarité nationale » entre 1976 et 197956, n’entraînent des avancées significatives. Dans ce cadre, par exemple, le PCI n’obtient, en concertation avec toutes les forces politiques, que l’approbation d’un projet de loi visant à bloquer la construction de la nouvelle aérogare de Rome-Fiumicino (loi n° 985 du 21 décembre 1977) ainsi que la mise à jour de la convention avec la société concessionnaire du service Aeroporti di Roma57. En outre, les communistes, soutenus par les socialistes, revendiquent des modifications substantielles à la loi déjà citée n° 299 du 27 juillet 1979, approuvée dans le sillage des décisions précédant la rupture politique de la majorité58 ; cette loi-ci, outre l’augmentation des financements, établit l’allégement des procédures relatives aux engagements de dépenses, la réorganisation de la DGAC et, encore une fois, la présentation du PGA.
Toutefois l’engagement du gouvernement ne sera pas encore décisif. Le ministre des Transports, Luigi Preti59, présente au Parlement le 28 décembre 1979 un rapport intitulé Lignes et propositions pour un plan général des aéroports et la restructuration de l’aviation civile. Dans sa lettre accompagnant le document, le ministre explique que, malgré « l’urgence et la gravité » des problèmes, on a opté pour un rapport « intérimaire » du fait qu’aborder seulement le PGA et la réforme de l’organisme de gestion aurait été « insuffisant, lacunaire et peu rationnel sans un rapport complet des problèmes ». C’est pourquoi le document ne répond pas aux attentes, mais cherche à esquisser « une hypothèse globale de Plan général du transport aérien », lequel est censé faire partie de l’élaboration du Plan général des Transports (PGT) pour répondre à la « nécessité de rationalisation des politiques » confirmée par la « Conférence nationale des transports qui s’est déroulée à Rome en 1978, et par le Livre blanc des transports60 ».
Or, la planification des stratégies d’intervention dans le secteur des transports était une exigence bien réelle. Cependant, il faudra attendre 1984 pour que la loi sur l’élaboration du PGT soit approuvée (loi n° 245 du 15 juin 1984). Et après une longue phase préparatoire, le premier PGT voit le jour le 10 avril 198661.
6. L’action des syndicats entre ombres et lumières
Le front syndical, fédéré par les initiatives de l’ANPAC après le crash de Palerme en 1972, s’avère très fragilisé à la fin de la décennie. L’affrontement entre l’ANPAC et la Fédération unitaire des travailleurs du transport aérien (FULAT) rassemble les salariés du secteur adhérents à la Confédération générale italienne du travail (CGIL), à la Confédération italienne des syndicats de travailleurs (CISL) et à l’Union italienne du travail (UIL)62. La FULAT vise à obtenir la convention nationale unique pour tous les salariés du secteur, ce qui aurait subordonné l’action de l’ANPAC (minoritaire en termes d’adhérents) à leur politique. Le différend syndical et politique (syndicats de classe versus syndicats corporatifs) entre les deux organisations autour de ce sujet entraîne entre 1974 et 1976 une longue période de grèves, qui s’achève par le succès de l’ANPAC63. Dans ce contexte très tendu, même la menace de l’association des pilotes de présenter un nouveau rapport sur les aéroports « non sûrs » à l’assemblée annuelle de l’IFALPA prévue à Vienne en 197564 semble prendre la tournure d’une démonstration de force destinée à interpeller le gouvernement qui, à cette époque, hésite encore sur l’issue de cette confrontation.
En mars 1979, lorsque les projecteurs étaient encore pointés sur le deuxième crash de Palerme-Punta Raisi, c’est une autre rupture du front syndical qui détourne l’attention. Le personnel navigant commercial, à l’occasion du renouvellement de la convention nationale, n’estimant pas satisfaisant l’accord signé par la FULAT, crée un « comité de lutte » autonome qui, à partir de mars 1979, fait appel à la grève illimitée65. Même si la FULAT arrive à s’en sortir, le blocage des vols durant plusieurs semaines perturbe fortement l’image des syndicats confédéraux et jette les bases pour l’entrée en scène à l’avenir de nouvelles organisations syndicales radicales dans cette branche.
En revanche, le soutien de la FULAT est incontournable pour la démilitarisation du service de la navigation aérienne. En effet, ce vieux cheval de bataille des opérateurs informés du secteur ne voit pas le jour au sein du Parlement. Mus par la pénibilité de leur activité (horaires décalés, poids des responsabilités, salaires faibles), les aiguilleurs n’ont pas la possibilité concrète d’améliorer leurs conditions de travail, car leur statut de militaire empêche de changer l’encadrement professionnel et toute forme de grève66. Le débat sur la sécurité du transport aérien met la profession sous les projecteurs en encourageant les membres de l’Association nationale des assistants et contrôleurs de la navigation aérienne (ANACNA)67 à constituer, en 1978, le « Comité pour le passage au statut civil des contrôleurs du trafic aérien ». La FULAT, qui soutient ce comité, ouvre officiellement une négociation avec le gouvernement sur la démilitarisation du service le 26 juillet 1979. Après la tentative avortée de trouver une entente avec la hiérarchie militaire, l’idée de démissions collectives du service, envisagée auparavant, est confirmée par une motion votée par l’Assemblée générale des aiguilleurs. Ainsi, suite à cette décision, le 19 octobre 1979, le trafic aérien en Italie est de fait bloqué de 13 heures à 22 heures. L’intervention immédiate du président de la République, Sandro Pertini68, en tant que chef des forces armées italiennes, permet de remédier à une situation qui, selon l’état-major, prenait l’allure d’une « mutinerie ». Le président s’engage, sur le plan institutionnel, pour que le Conseil des ministres soumette dans les plus brefs délais à l’examen du Parlement les projets de loi établissant la démilitarisation du service de la navigation aérienne. Cet engagement permet la rétractation de la démission des aiguilleurs et, en conséquence, la normalisation du trafic aérien dans le pays. Par conséquent, un nouvel organisme dénommé Commissariat de l’assistance au vol (CAVAC, loi n° 635 du 22 décembre 1979), qui devait procéder à la démilitarisation du service, est créé ; le CAVAC devient le premier organisme italien non militaire responsable du trafic aérien et le 1er mai 1980 les trois cents premiers aiguilleurs passent sous sa gestion en tant que civils. De même, la loi de délégation pour la création d’une agence pour la gestion du trafic aérien, la Régie de la navigation aérienne du trafic aérien général (AAAVTAG) est définitivement approuvée en 1980 (loi n° 242 du 23 mai 1980). Par la démilitarisation de ce service, l’Italie s’aligne enfin sur le type d’organisation de pays de l’OTAN, tels les États-Unis, la France, le Royaume-Uni. Toutefois, la réforme voit le jour au risque d’une rupture institutionnelle, ce qui pousse à croire que l’opération syndicale a aussi a pu obtenir au préalable l’aval de certains milieux politiques, même proches du gouvernement.
Malgré la faiblesse de la fédération CGIL-CISL-UIL, créée au niveau national en 1972, les confédérés restent les interlocuteurs privilégiés du gouvernement à l’époque où les effets de la crise économique des années 1970 commencent à se manifester et où le pays est traversé par le terrorisme d’extrême droite et d’extrême gauche, par la violence politique et la répression policière,69 mais aussi par la contestation pacifique de féministes, étudiants et salariés luttant pour leurs droits civiques et sociaux70. Cependant, l’engagement des syndicats confédéraux dans la voie des réformes structurelles est affaibli par la radicalisation progressive des luttes des syndicats autonomes. Nés principalement comme syndicats professionnels ou, en tout cas, avec une connotation sectorielle significative71, ils opèrent souvent en synergie tacite avec les forces politiques modérées et le patronat. Les fréquentes grèves des organisations autonomes minent chaque fois la capacité des syndicats confédéraux à maîtriser la situation conflictuelle en remettant en question le poids de leur représentativité dans certains secteurs. C’est pourquoi une alliance transversale entre ces organisations syndicales n’arrive pas à tenir sur le plan politique, notamment dans le secteur du transport aérien où les catégories professionnelles ne sont pas homogènes.
Conclusion
L’essor de la compagnie nationale Alitalia, qui s’affirme au niveau international à partir des années 1960, n’a jamais été suivi d’une évaluation stratégique des infrastructures aéroportuaires et de la navigation aérienne, ni en termes strictement économiques, ni même du point de vue des besoins collectifs de sécurité. Bien que les retards soient connus, la politique navigue entre inertie et petits arrangements.
Lorsque le crash de 1972 à Palerme porte à l’attention du grand public la gravité des problèmes, confirmés d’ailleurs par le rapport ministériel Lino, la situation atteint son paroxysme. Les interventions législatives faites dans l’urgence afin de rétablir la sécurité des aéroports se révèlent, à terme, infructueuses. Faute d’établissement du PGA, la gestion du redressement des infrastructures reste fragmentée en limitant l’efficacité des investissements financiers déjà minés par la crise économique et la faiblesse structurelle de l’Administration. Les forces gouvernementales répondent selon des logiques de pouvoir strictement affairistes et électoralistes, face auxquelles l’opposition de gauche – notamment le PCI au plus fort du processus d’intégration au gouvernement – a des marges de manœuvre assez minces.
À cause de cette impasse politique dans laquelle se trouve le pays, les syndicats du transport aérien semblent représenter le vrai « contre-pouvoir ». Les pilotes, par le biais de la puissante ANPAC, montrent qu’ils possèdent les moyens techniques et la crédibilité professionnelle pour exercer des pressions, tandis que le soutien de la FULAT à l’ANACNA s’avère une « couverture politique » importante pour la démilitarisation de la navigation aérienne. Néanmoins, en dépit de leurs déclarations publiques de soutien mutuel, les syndicats confédéraux et les syndicats autonomes, que de profonds clivages politiques opposent traditionnellement, échouent à constituer une véritable alliance intersyndicale au nom de l’intérêt commun des salariés et de la collectivité.