Micro-histoire sociale des pionniers de l’aviation (1890-1914)

Plan

Texte

Entre 1890 et 1914, des scientifiques et des bricoleurs curieux, inspirés par les nombreuses ascensions aérostatiques, cherchent à déterminer les principes aérodynamiques permettant à des engins « plus lourds que l’air » de voler. Poussés par la curiosité scientifique mais aussi par leurs ambitions, ces hommes vont alors tisser des relations, échanger sur les théories et les expériences aéronautiques et expérimenter leurs inventions pour parvenir, les premiers, à voler sur un aéroplane motorisé. La réalisation du premier vol motorisé est attribuée aux frères Wright qui parviennent à contrôler leur Flyer sur les dunes de Kitty Hawk aux États-Unis. En France, certains cherchent à s’opposer à cette performance, et Henry Farman est le premier homme à réaliser un vol officiellement contrôlé le 13 janvier 1908 sur un aéroplane. Entre la France et les États-Unis, les pionniers de l’aviation se toisent et se provoquent pour s’affirmer sur la scène internationale comme étant les premiers à avoir su maîtriser les engins « plus lourds que l’air ». Pourtant, lorsque les frères Wright arrivent en France en 1908 pour prouver leur avance technologique, l’aviation prend déjà des allures sportives, et les enjeux socioculturels s’en trouvent profondément changés.

Les jeunes aviateurs s’emparent de cette nouvelle tendance pour s’affronter sur les champs des meetings aériens. À partir de 1909, l’aviation devient une activité dans laquelle les corps et les esprits sont poussés dans leurs retranchements, et mis à rude épreuve. Les femmes revêtent l’uniforme du pilote pour démontrer leur pugnacité et leur audace. Les mécaniciens parviennent à dépasser certaines barrières sociales, en entrant au service des pilotes renommés pour s’affranchir d’un destin plus banal. Ainsi, les pionniers de l’aviation s’inscrivent dans des parcours différents. Ils sont théoriciens, expérimentateurs, mécènes, sportifs, mécaniciens ou encore industriels. Ils sont pluriels dans un univers où le vrombissement des moteurs rassemble tout autant qu’il oppose. En effet, les débuts de l’aviation sont le creuset de relations complexes entre les acteurs, allant de l’amitié à l’animosité, en traversant les émotions les plus profondes telles que la peur, l’orgueil ou encore la jubilation.

En alliant les concepts de la micro-histoire et l’analyse des sources privées, l’évocation de ces sentiments prend alors tout son sens. S’inscrivant dans cette approche des débuts de l’aviation et de ses acteurs, cette thèse se concentre sur des sources privées, comme les correspondances et les mémoires, pour éclairer de manière inédite la construction des réseaux sociaux des pionniers de l’aviation entre 1890 et 1914. Le travail de recherche avait pour objectif de démontrer l’existence d’une sociabilité épistolaire des acteurs de l’aviation et d’explorer le contenu épistémique des échanges. Les ego-documents permettent également d’aborder la question des constructions mentales des pionniers et leurs représentations sociales de l’aviation. La période chronologique englobe les différents processus de l’invention de l’aéroplane motorisé : la théorisation, l’expérimentation, la pratique sportive et la commercialisation.

La thèse s’organise en trois parties. La première propose une approche méthodologique de la source épistolaire, et introduit les différentes structures relationnelles des pionniers de l’aviation à l’échelle internationale et individuelle (le cas des frères Wright). La deuxième partie ambitionne d’aborder la question de la sociabilité épistolaire à travers les échanges épistémiques et les positions de concurrence et de solidarité entre les différents acteurs. Enfin, la troisième partie aborde la notion des constructions mentales sur les champs de l’aviation sportive à travers l’étude des lettres et des mémoires.

1. La source épistolaire : éclairage inédit sur les réseaux sociaux des pionniers de l’aviation

Les écrits du for privé font l’objet depuis déjà plusieurs années d’une approche méthodologique approfondie en histoire et en littérature. Ils interviennent dans des études micro-historiques pour éclairer de manière significative ce que l’on nomme l’histoire des mentalités et des sensibilités. Cependant, la source épistolaire explore les champs de la sociabilité, permettant ainsi de découvrir des dynamiques relationnelles intenses et parfois inattendues. L’histoire des débuts de l’aviation évoque par moment une succession d’inventeurs sans liens apparents, poussés par un génie énigmatique. Les correspondances recueillies contribuent à recenser un ensemble de connexions, bien que non exhaustif, entre les pionniers de l’aviation : cette cartographie peut alors ouvrir la voie à une déconstruction certaines idées reçues.

D’un point de vue méthodologique, la source épistolaire peut être utilisée à des fins très utiles pour comprendre de quelle façon les individus prennent contact entre eux, et pourquoi ils entretiennent certaines relations. En revenant sur ces différents usages, il est alors possible de définir les atouts et surtout les limites de cette source. L’étude d’une sociabilité épistolaire à travers ces écrits du for privé permet aussi de caractériser les différentes relations nouées au fil du temps, et notamment de dévoiler des types de hiérarchies et de pouvoirs instaurés (chapitre 1). Ainsi, les lettres offrent une multitude d’informations d’un simple examen visuel ou matériel : de la qualité du papier à celle de l’écriture en passant par les appellations et les signatures, dépendent les types de relations entretenues et les habitudes épistolaires (chapitre 2).

Le chapitre 3 poursuit cette construction méthodologique rigoureuse : en effet, les ego-documents doivent être replacés dans le contexte de production et de publication, afin de prendre en considération les enjeux mémoriels qui s’y cachent. Un panorama des divers centres d’archives européens et américains est décrit aux lecteurs et chercheurs pour permettre une traçabilité de la source. Le chapitre 4 propose l’exploration des comportements et des profils de certains pionniers, tels que Louis Mouillard, Octave Chanute ou encore les frères Wright : connaître les fréquences d’écriture et les volumes des lettres, c’est permettre au chercheur de se faire une opinion sur les besoins épistolaires, et sur la nature des relations entretenues. Par extension, il est aussi question d’identifier les divers usages de la lettre : lettre avocate, lettre témoin, lettre de recommandation, lettre à paraître etc.

Enfin, en réunissant des échantillons de tissus épistolaires, il est alors possible de dresser un premier réseau de sociabilité entre les pionniers européens et américains à l’aube de la Première Guerre mondiale (chapitre 5). Héritière des processus de communication de la République des Lettres, la société épistolaire des pionniers de l’aviation dynamise les échanges et les flux d’informations, tout en intégrant des nouveaux enjeux sociaux et technologiques. Plus précisément, les échanges épistolaires portent sur la quête de reconnaissance (Robert King Merton) et l’acquisition d’un crédit scientifique (Pierre Bourdieu). L’ébauche de ce réseau permet alors de faire apparaître des relations stratégiques nouées avec des groupes aéronautiques tels que les Aéro-Clubs, où les pionniers obtiennent du crédit et du soutien, ou encore avec l’armée dont les financements permettent de poursuivre les recherches. Ce chapitre se termine sur l’étude de la sociabilité épistolaire des frères Wright, qui laisse apparaître un environnement relationnel que l’on peut qualifier de « moderne » : les deux Américains ont crée des relations avec des industriels, des politiciens, des ingénieurs, des journalistes, des pilotes professionnels, des militaires ou encore des avocats, relations au travers desquelles les échanges se spécialisent. Par exemple, les pilotes écrivent sur leurs sensations en vol et le perfectionnement des machines, tandis que les constructeurs évoquent les avancées et l’amélioration des appareils, les avocats sur les injonctions lancées contre les malfaiteurs et les journalistes sur les articles et les publications.

L’épistolaire apparaît clairement comme un outil incontournable de la communication entre les pionniers de l’aviation entre 1890 et 1914. Il intervient d’ailleurs à chaque étape de la technologie de l’aéroplane, de sa théorisation à sa commercialisation et englobe tout un processus de commerce de l’information.

2. Commerce épistolaire et expérimentations aéronautiques

Les comportements épistolaires s’articulent alors autour des échanges épistémiques entre 1880 et 1909. Les inventeurs-expérimentateurs procèdent à des recommandations d’ouvrages et des partages d’instruments et de dessins techniques. La lettre transporte avec elle les premières théories sur le bio-mimétisme et la question d’une spécialité scientifique naissante (chapitre 6). Avec les premières expérimentations aéronautiques, les chercheurs se retrouvent devant le dilemme de la publication et du secret scientifique. Faut-il publier pour faire valoir ses théories avant les autres et permettre aux critiques du groupe de faire avancer l’invention ? Faut-il, au contraire, taire ses recherches pour préserver le plus longtemps possible une avance technologique au risque de s’en voir dépossédé ? Le chapitre 7 reprend les exemples de Louis Mouillard, Clément Ader et des frères Wright qui ont tous les quatre choisi des orientations différentes, quant à la divulgation de leurs travaux.

Cependant, les échanges épistolaires permettent aussi de sonder les craintes des pionniers, notamment dans la phase expérimentale de l’invention de l’aéroplane (chapitre 8). Louis Mouillard avoue avoir peur pour sa vie au moment de se lancer en l’air avec sa machine volante. Inquiet, Octave Chanute lui demande de faire preuve d’une grande prudence dans cette étape décisive. Les discussions échangées à propos des expériences de l’ingénieur allemand, Otto Lilienthal, viennent subitement balayer toutes les craintes pour faire place à l’enthousiasme et l’orgueil. Dans ces échanges, l’épistolaire ouvre les perspectives psychologiques de ces inventeurs. Les correspondances des frères Wright viennent, quant à elles, percer les mystères longtemps entretenus par les biographes, des expériences réalisées à Kitty Hawk entre 1901 et 1908. Ces lettres permettent de comprendre que les correspondances américaines offrent aux Wright les moyens d’améliorer leur machine sous l’œil bienveillant d’Octave Chanute et de George Spratt. Ces deux hommes contribuent d’ailleurs fortement à enrichir les deux frères en données techniques, et leur présence sur les terrains d’essais de Kitty Hawk atteste de la confiance qu’ils ont su inspirer. Malgré cette apparente entente, les Wright accusent de lourdes ruptures relationnelles après 1909, après avoir nier publiquement toute influence extérieure à leur réussite, consacrée par leurs vols en France. C’est d’ailleurs avec l’exemple de deux pionniers français, que la question des expérimentations se poursuit. Les lettres et les publications de Ferdinand Ferber et Alberto Santos Dumont viennent renforcer l’idée que les expérimentations françaises se popularisent fortement entre 1900 et 1909. La plupart des expériences se font sous l’œil des curieux et des journalistes qui s’étonnent d’ailleurs de voir que les Wright travaillent en secret. Ici encore, les lettres et les publications permettent de faire la lumière sur les représentations sociales de l’aviation entre les Français et les Américains.

Le chapitre 9 vient clore cette partie en évoquant les relations entretenues par les frères Wright vis-à-vis du réseau aéronautique français. Leur correspondance permet de comprendre leur posture par rapport à l’Aéro-Club d’Amérique qui les sollicite pour participer aux grands événements aéronautiques. Jusqu’en 1907, les deux frères restent assez distants devant les ambitions américaines et préfèrent se concentrer sur ce qui se passe en France. Ils réalisent d’ailleurs deux voyages en 1907 et en 1908 pour démarcher les gouvernements français, britannique et allemand. Lorsqu’en 1908, Henry Farman réalise le premier circuit fermé en aéroplane, les correspondances des frères Wright s’embrasent, laissant apparaître les ambitions et les ego des deux frères. C’est alors que les lettres s’imprègnent des émotions des uns et des autres à mesure que les hommes se rencontrent et apprennent à se découvrir. Elles révèlent le tournant historique et technologique qui se joue entre 1908 et 1909, lorsque Wilbur Wright réalise une série d’exploits en France. Ainsi, à partir de 1909, les correspondances font la place aux mémoires et aux publications retraçant les exploits sportifs des premiers pilotes d’aviation. Les ego-documents interviennent alors pour témoigner, et surtout pour magnifier les corps et les esprits des aviateurs.

3. L’imaginaire au service des corps et des esprits

Le travail d’écriture change littéralement à partir de 1909. Forte des vols réalisés par Wilbur Wright en France, l’aviation s’inscrit alors dans un processus de performance et d’amélioration technique. Les débuts de l’aviation commerciale se ressentent davantage dans les correspondances américaines, lorsque les pilotes des appareils Wright échangent avec les constructeurs. Qu’il s’agisse de Mario Calderara en Italie, de Charles Rolls en Angleterre ou de Charles de Lambert en France, les lettres adressées aux Wright les interpellent sur la concurrence des aéroplanes français. Pourtant, les États-Unis organisent, à l’image de la Moisant International Aviation, de grandes manifestations aéronautiques à partir de 1909. Les Mémoires de Roland Garros et les correspondances des pilotes américains permettent de faire le point sur les ambitions américaines en matière de meetings aériens. Cette professionnalisation des pilotes et ces démarchages se font sentir dans les échanges, qui dessinent clairement les bases d’un nouveau statut social pour l’aviateur (chapitre 10).

Simultanément, la question de la propriété de l’invention et de sa commercialisation se pose pour les pionniers. La correspondance de Louis Mouillard et d’Octave Chanute met en évidence les grandes différences entre les brevets américains et français : elle éclaire sur les démarches administratives relatives aux demandes de brevets, mais aussi sur les représentations sociales de la propriété technologique entre les deux pays. Ces oppositions interviennent d’ailleurs dans les injonctions lancées par les frères Wright à l’encontre des constructeurs français qui utilisent selon eux, leur système de gauchissement des ailes. Aux États-Unis, les opérations judiciaires des Wright lancées à l’encontre de Glenn Curtiss, témoignent de leur entêtement à vouloir contrôler une invention qui leur échappe de toutes parts. Alors qu’en France les constructeurs aéronautiques se développent à grands pas, aux États-Unis, ils sont paralysés par ces batailles judiciaires. Les correspondances permettent cependant d’apprendre que les relations entre les deux camps sont relativement apaisées malgré les poursuites.

L’espace social se transforme durablement, notamment avec l’arrivée des femmes dans le champ aéronautique et l’intégration des mécaniciens comme acteurs-phares de l’aviation naissante. Les mentalités poursuivent le chemin de la performance et de l’implication des corps et des esprits dans la conquête de l’air (chapitre 12). Épistolarité et écriture mémorielle transportent ici des représentations très fortes de l’engagement du corps dans la machine. La mort est assimilée et peut-être même sublimée dans ces écrits. Les femmes comme les hommes écrivent leur douleur, partagent leurs peurs mais aussi leur euphorie du risque. Les mécaniciens, eux, prennent l’ascenseur social et démontrent leur rôle prédominant dans cette phase de l’aviation. Aux côtés de pionniers célèbres, certains parviennent même à contribuer à l’héritage mémoriel de leur « maître » à l’instar de Charles Taylor pour les Wright ou Corelli pour Mouillard. Dans l’ensemble, le processus d’écriture et d’échange repose sur de nouveaux enjeux : impliquer le corps et l’esprit dans la performance, marquer le sport aéronautique et s’engouffrer dans les nouvelles ascensions sociales qu’il confère.

Les débuts de l’aéronautique sont donc clairement le reflet d’un monde en réseau, dans lequel les acteurs échangent, partagent, s’associent et s’affrontent. Leurs émotions s’écrivent dans les lettres et dans les mémoires. Le dernier chapitre de cette étude revient sur la production épistolaire et mémorielle produite après les débuts de l’aviation, entre 1908 et 1975 (chapitre 13). De l’empreinte laissée par Wilbur Wright en France à l’aube des derniers jours des pionniers de l’aviation, la conquête du ciel semble avoir occupé les esprits. Gabriel Voisin défend ardemment à la fin de sa vie, l’idée d’une domination de l’aéronautique française face à ceux qu’il nomme « les bouseux de Dayton ». Henri Fabre, réputé pour ses hydravions, confesse à son ami Charles Dollfus, qu’il n’était pas bon, à l’époque, de penser que les Wright furent les premiers à voler, par peur de passer pour « un mauvais Français ». Enfin, il ne faut pas exclure les tentatives désespérées de Clément Ader, qui publie en 1909 son Aviation militaire, dans le but de revenir sur le devant d’une scène désormais occupée par les Américains. C’est d’ailleurs cette dernière apparition qui lui permet de s’inscrire dans une forme de mythe, au travers duquel il offre aux Français le moyen de reprendre l’avantage sur leur concurrent. Enfin, l’image lisse et parfaite des Wright vient s’écorner lorsqu’en 1948, Orville Wright signe une convention avec l’Institut Smithsonian. Ce contrat garanti au musée la possession du Flyer, à condition qu’il rejette toute forme d’antériorité sur le vol humain motorisé à aucune autre personne que les Wright. Cette convention est pourtant aujourd’hui largement contestée par les défenseurs de Gustave Whitehead qui, selon eux, pourrait avoir volé avant les Wright. L’aviation pionnière n’en finit pas de surprendre. Elle est encore brûlante et livre ici quelques aspects inédits de son déroulement.

Citer cet article

Référence électronique

Andréa Seignier, « Micro-histoire sociale des pionniers de l’aviation (1890-1914) », Nacelles [En ligne], 4 | 2018, mis en ligne le 01 juin 2018, consulté le 28 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/nacelles/531

Auteur

Andréa Seignier

Docteure en histoire

FRAMESPA, Université de Toulouse-Jean Jaurès

andrea.seignier@wanadoo.fr

Articles du même auteur