Héliocentrisme et configuration du système solaire au temps de la révolution astronomique

  • Heliocentrism and configuration of the solar system at the time of the astronomical revolution

Résumés

L’abandon du géocentrisme de l’astronomie ancienne a été le changement de paradigme majeur de l’entreprise de Copernic. Pour décisive que fût la révolution copernicienne qui s’amorce au XVIe siècle, si l’on se situe sur un terrain strictement scientifique, cette représentation du Cosmos restait en divers points tributaire de celle qu’il renversait. Ce fut l’œuvre des générations suivantes que d’affiner le schéma héliocentrique du De revolutionibus orbium coelestium, en le débarrassant de ces oripeaux encombrants. Quelle part de l’héritage du passé contenue dans le système planétaire de Copernic fallait-il conserver, amender ou bien rejeter ? Quelles conséquences cela avait-il sur la représentation spatiale que ses disciples tentaient de concevoir, en corrigeant les ébauches imparfaites qu’il leur avait léguées ? Comment exploiter les données empiriques recueillies dans l’observation des planètes, pour les concilier avec une configuration géométrique capable d’expliquer la mécanique céleste ? Telles sont les principales questions auxquelles cette contribution tente de répondre, en se concentrant sur l’apport des trois savants qui ont joué un rôle décisif dans ce domaine de la cosmologie : Nicolas Copernic, Tycho Brahe et Johannes Kepler.

The rejection of the geocentric model, that was a crucial legacy from ancient astronomy, became the major paradigm shift brought by Copernicus’ discovery. But from a strictly scientific point of view, and as decisive as was the Copernican revolution in the 16th century, the new representation of the Cosmos remained in various points dependent on the one that was reversed. The following generations actually worked to refine the heliocentric scheme of the De revolutionibus orbium coelestium by clearing off its bulky rags. What part of the ancient legacy contained in Copernic’s planetary system was to be preserved, amended or rejected? What consequences did this have on the spatial representation that his disciples were trying to conceive, by correcting the imperfect sketches he had left to them? How to make use of the empirical data collected in the observation of planets, and how to reunite them with a geometric configuration likely to explain celestial mechanics? These are the main questions that this contribution attempts to answer, focusing on the influence of three scientists who played a decisive role in this field of cosmology: Nicolas Copernicus, Tycho Brahe and Johannes Kepler.

Plan

Texte

L’abandon du géocentrisme de l’astronomie ancienne est la rupture épistémologique, le changement de paradigme majeur, de l’entreprise de Nicolas Copernic (1473-1543) et de ses successeurs. La Terre, en perdant son statut de centre du Cosmos, se trouvait ainsi ravalée au rang de simple planète au sein d’un système planétaire en révolution autour du Soleil. Un tel ordre entrait en contradiction avec les évidences trompeuses auxquelles se ralliait spontanément tout observateur attentif du mouvement apparent des cieux. Il contredisait également les cosmologies qui s’étaient imposées au monde savant depuis l’Antiquité ; singulièrement, celle qui avait été dans le courant du xiiie siècle doublement sacralisée par le christianisme en la faisant reposer sur la tradition biblique et, de manière secondaire mais très contraignante pour la cosmologie, sur la promotion de l’aristotélisme comme socle intangible de la connaissance scientifique.

Concevoir un autre « système du monde »1 nécessitait donc de renverser ces deux obstacles. Pour décisive que fût la révolution copernicienne qui s’amorce au xvie siècle, si l’on se situe sur un terrain strictement scientifique, force est cependant de constater que la représentation du Cosmos que proposait l’astronome polonais restait en divers points tributaire de celle qu’il renversait. Ce fut l’œuvre des générations qui se sont placées dans son sillage que d’affiner le schéma héliocentrique du De revolutionibus orbium coelestium, en le débarrassant de ces oripeaux encombrants et en permettant à l’astronomie de s’émanciper pour devenir pleinement moderne. C’est dans ce contexte qu’a émergé un nouvel objet d’étude : le système solaire.

Quelle part de l’héritage du passé contenue dans le système planétaire de Copernic fallait-il conserver, amender ou bien rejeter ? Quelles conséquences cela avait-il sur la représentation spatiale que ses disciples tentaient de concevoir, en corrigeant les ébauches imparfaites qu’il leur avait léguées ? Comment exploiter les données empiriques recueillies dans l’observation des planètes, pour les concilier avec une configuration géométrique capable d’expliquer la mécanique céleste ? Telles seront les principales questions auxquelles cette contribution tentera de répondre, en se concentrant sur l’apport des trois savants qui ont joué un rôle décisif dans ce domaine de la cosmologie : Copernic, Tycho Brahe (1546-1601) et Johannes Kepler (1571-1630). Toutefois, avant de se focaliser sur ces questions, il convient de bien situer la place qu’occupait la nouvelle configuration du Cosmos dans les controverses idéologiques et épistémologiques qu’elle a soulevées pendant deux siècles.

1. L’héliocentrisme : une question secondaire en regard de celle du mouvement de la Terre

Avant toute chose, si, pour les générations qui jusqu’à nous ont validé les thèses de l’astronomie moderne, l’apport révolutionnaire de Copernic est d’avoir conçu une représentation héliocentrique du Cosmos2, ni ce dernier ni ses adversaires ne se sont focalisés sur ce point précis de sa doctrine. Alors que l’astronome était surtout soucieux de trouver une explication satisfaisante du mouvement des astres, ceux qui ont invoqué le texte de la Bible pour le combattre refusaient d’admettre que la Terre fût un vulgaire « astre errant », autrement dit une simple planète3.

Un détour par la question des auteurs antiques qui auraient pu inciter Copernic à déplacer le centre du Cosmos, sera éclairant. Aristarque de Samos a longtemps été présenté comme un précurseur du Polonais. Outre que la notion de précurseur (Alexandre Koyré et Georges Canguilhem l’ont fortement souligné) n’a guère de pertinence épistémologique4, l’édition critique récente du De revolutionibus a clairement mis en évidence que cette filiation est une construction tardive des commentateurs et des critiques de l’ouvrage5. Certes dans un passage demeuré manuscrit et non retenu lors de la publication du traité en 1543, Copernic mentionne furtivement Aristarque, mais cela concerne essentiellement le mouvement de la Terre, non la structure du Cosmos que cela implique6 ; nulle part, d’ailleurs, il ne revendique une quelconque influence de cet astronome qui était alors très mal connu. En s’appuyant sur Cicéron et Plutarque, il évoque également divers pythagoriciens : Hicétas, Philolaos, Héraclide du Pont ou Ecphante, mais là-encore, ce qui l’intéresse, c’est qu’ils aient soutenu que la Terre était en mouvement ; en précisant à propos des deux derniers savants cités qu’ils « font se mouvoir la Terre non pas selon un mouvement de translation mais à la manière d’une roue, dans une rotation du couchant au levant autour de son propre centre »7. Ce n’est donc pas pour y puiser l’idée que le Soleil serait au centre du Cosmos que Copernic convoque ces auteurs, mais pour montrer que la Terre n’est pas immobile et que le mouvement circulaire apparent des étoiles fixes résulte de la rotation de notre astre autour de son axe.

Pour l’astronome polonais, le titre de son livre en témoigne, il s’agit donc avant tout d’exposer La révolution des orbes célestes, autrement dit de proposer une explication cinématique des mouvements des astres, plutôt que de décrire la figure des orbes qui les transportent. Les théologiens avaient d’ailleurs le même ordre de priorité. Osiander, dans son avis liminaire « Au lecteur sur les hypothèses de cet ouvrage », présente la « nouveauté » qui pourrait choquer le lecteur en ces termes : « la Terre est mobile tandis que le Soleil est immobile au milieu de l’univers »8. Copernic partage la même inquiétude dès les premières lignes de sa dédicace à Paul III :

Je puis fort bien m’imaginer, très saint Père, que dès que certaines gens auront appris que, dans ces livres que j’ai composés sur les révolutions des sphères du monde, j’attribue au globe terrestre certains mouvements, ils vont aussitôt crier qu’il faut me mettre au ban avec une telle opinion9.

Cette hiérarchie des préoccupations, commune à l’astronome comme aux théologiens qui vont le lire, s’explique aisément. Dans sa pratique quotidienne, un astronome du xvie siècle, à plus forte raison lorsqu’il fait profession d’astrologie (ce qui, exceptionnellement, n’est pas le cas de Copernic), se soucie avant tout de repérer les positions des astres dont le mouvement offre au ciel un aspect perpétuellement changeant. Les très longs développements du De revolutionibus, les nombreuses figures qui les illustrent ainsi que les interminables tableaux de chiffres qui les accompagnent, rappellent, s’il en était besoin, que l’ouvrage vise notamment à rendre les opérations moins complexes que celles qu’exigeait la cosmographie ptoléméenne. Présenté, à la manière d’Osiander, sous un angle  mathématique purement utilitaire, un tel travail, en « sauvant les apparences » 10, pouvait, à la rigueur, être accepté par ceux qui refusaient d’y voir une représentation de la réalité physique de la Création. Sans aller aussi loin, Copernic lui-même n’a pas omis cet argument pour justifier sa démarche, en insistant sur le caractère approximatif des calculs offerts par l’astronomie traditionnelle et en soulignant combien leur imprécision avait retardé la réforme du calendrier que souhaitait l’Église11.

C’est donc la mobilité de la Terre qui constitue le véritable scandale du De revolutionibus et c’est pour cela que l’héliocentrisme qu’il proclame est sacrilège. Faut-il rappeler que, tant au cours du procès de 1616, à l’issue duquel le Saint-Office a censuré le copernicianisme, qu’à celui de 1633 qui condamna Galilée, c’est sur la question du mouvement de la Terre et de l’immobilité du Soleil, que se sont focalisés les juges ? De fait, que la Terre fût au centre du Cosmos ou que ce fût le Soleil, la question de la pertinence de conserver un centre ne se posait pas. Pas plus que celle, qui n’en était qu’une conséquence, la figure sphérique des cieux autour de ce centre.

2. Sphéricité des cieux et centralité du Cosmos : deux dogmes non remis en cause par Copernic

Le premier chapitre qui ouvre le De revolutionibus est sans équivoque sur le sujet ; son titre résume la seule question qui y est exposée : « Le monde est sphérique ». Question ? Disons plutôt affirmation péremptoire car le chapitre (14 lignes au total) est le plus court de tout le livre. Certes, pour appuyer son propos, Copernic avance quatre justifications qui tentent d’écarter l’idée que le savant ne pose pas cette proposition arbitrairement comme un axiome : la forme sphérique est la plus parfaite ; c’est elle qui a la plus grande capacité ; les astres, considérés comme « les parties les plus parfaites du monde » ont cette forme ; toute chose aspire à la forme sphérique.

Aucune de ces formulations n’a un caractère révolutionnaire ; elles renvoient toutes à des lieux communs de la tradition scolastique. Quelles raisons peuvent expliquer à la fois la conservation de tels postulats cosmographiques et le fait que Copernic ne se pose pas la question de les mettre en doute ?

La première raison tient au fait que, renversant l’ordre traditionnel du Cosmos, Copernic faisait preuve d’une telle audace qu’il lui était difficile de faire table rase de tout le savoir qu’il avait reçu dans sa formation en s’attaquant non seulement à l’enseignement du texte sacré mais encore à l’autre couche de sacralité qui protégeait la cosmologie ancienne : l’autorité d’Aristote. Véritablement découverte au xiiie siècle, lorsque les savants chrétiens prirent la mesure de l’ampleur de sa pensée et la richesse encyclopédique de son œuvre, sa philosophie était devenue, après la canonisation de Thomas d’Aquin au xive siècle, la clé de voûte de l’édifice universitaire de l’Occident12. Logique, métaphysique, physique, météorologie, zoologie, telles que le Stagirite les avait énoncées, prenaient pour plusieurs siècles le rang d’autorités indépassables du savoir scientifique. Quant au Traité du ciel [De Cœlo], sur lequel Thomas s’était appuyé pour faire du « premier moteur » une preuve décisive de l’existence de Dieu, il occupait une place nodale dans l’édifice cosmothéologique thomiste, qui articulait la science antique à la doctrine de l’Église13. Or, l’apport astronomique d’Aristote à l’enseignement scolastique ne se limitait pas à la proclamation du géocentrisme ; un tel système avait pour corollaire diverses autres notions, héritées de l’Antiquité mais assimilables par l’apologétique chrétienne, parce qu’on pouvait les faire concourir à la célébration de la perfection de la Création divine ; parmi celles-ci, retenons la construction de la « machine du monde » qui, devant être la plus parfaite qui fût, se conformait à la figure géométrique parfaite par excellence : le cercle et son développement dans l’espace, la sphère.

Cette idée, dont les plus anciennes traces se repèrent chez Parménide et les Éléates, est empruntée au Timée de Platon, pour qui la sphère « est de toute les figures la plus parfaite et la plus complètement semblable à soi-même »14 ; elle est à ce titre considérée comme celle qui doit représenter le Cosmos. Aristote l’a reprise et l’a longuement développée dans le quatrième chapitre du livre II du Traité du Ciel. Pline l’a également faite sienne dans des termes que Copernic a en partie recopiés15. Pour les penseurs anciens, simplicité et immobilité sont les principaux attributs de la perfection. De toutes les figures planes, le cercle est la plus simple. Du fait que tous les points de la circonférence sont à équidistance du centre, il demeure intégralement dans son lieu propre lorsqu’il effectue une révolution autour de ce centre. Toute autre figure, formée de lignes droites ou d’un autre type de courbe, ne pourrait arriver à ce résultat. Cette propriété d’être, même en mouvement, toujours en un même lieu, le rapproche, là encore à l’exclusion de toute autre figure géométrique, de l’immobilité. Or Copernic accepte totalement l’axiome selon lequel « la condition d’immobilité est tenue pour plus noble et plus divine que celle de changement et d’instabilité16 ». Étendues à la géométrie dans l’espace, de telles propriétés ne peuvent être attribuées qu’à la sphère, solide formé par la rotation dans toutes les directions d’un cercle autour de son centre. Ce que résume Copernic en ces termes :

La mobilité de la sphère consiste à se mouvoir en cercle : par cet acte même, elle exprime sa forme, celle du corps le plus simple, sur lequel on ne peut découvrir ni commencement, ni fin, ni non plus distinguer entre l’un et l’autre lorsque la sphère, passant par les mêmes points, dans son mouvement revient sur elle-même17.

Quant aux autres arguments avancés par Copernic, ils n’ont pas la même force, même si eux aussi s’appuient implicitement sur des autorités antiques (Ptolémée), arabes (Geber) ou médiévales (Nicole Oresme, Sacrobosco, Regiomontanus). Ils ne font que consolider cette idée-force que la forme sphérique des orbes et des astres du Cosmos témoigne du souci de perfection du Créateur lorsqu’il a réalisé la partie la plus noble de sa Création (fig.1).

(Fig.1). Le système héliocentrique de Copernic

(Fig.1). Le système héliocentrique de Copernic

(Copernic Nicolas, De revolutionibus orbium coelestium Les Belles Lettres, Paris, 2015, vol. II, p. 38).

Pour comprendre l’attachement de Copernic à la figure du cercle (ou de la sphère), une autre considération entre en ligne de compte ; elle est fondamentale pour le mathématicien traitant la masse de données qui résultent de ses observations et les confrontant aux compilations de ses prédécesseurs. Avant de passer à la partie analytique de son œuvre, celle qui, du livre II au livre VI, étudie cas par cas et dans le détail les conséquences de sa prise de partie héliocentrique pour l’étude du ciel, Copernic achève le premier livre par trois chapitres portant sur la trigonométrie : autrement dit, sur l’outillage théorique, fondé sur la géométrie du cercle, qui lui permettra de traduire en calculs et en figures les mesures angulaires des positions des astres observés. Tout au long des développements qu’il consacre à cette branche des mathématiques, il énonce une série de théorèmes, de porismes et de problèmes, qu’il accompagne de tableaux chiffrés. Ce sont autant de matériaux qui fournissent à son lecteur les clés des démonstrations qu’il s’apprête à développer dans la suite de son traité. Telle est l’exposition ultime qu’il fait de son travail pour donner toute leur cohérence aux résultats obtenus mais, dans la réalité concrète des longues années de recherches préparatoires qui l’ont occupé pour vérifier ses hypothèses, était-il concevable qu’il mît en doute la pertinence des méthodes qu’il employait, en envisageant de se référer à une autre géométrie que circulaire ? La tâche déjà colossale, telle qu’il se l’assignait en révisant de fond en comble deux millénaires de calculs astronomiques, serait devenue proprement surhumaine. Kepler, bien mieux armé pour le faire, s’y épuisera trois-quarts de siècle plus tard18. D’autant que cet outillage le confortait suffisamment dans la conviction qui était la sienne d’apporter à sa discipline des résultats bien plus probants que ceux élaborés laborieusement par ses devanciers à partir du géocentrisme.

Tout en restant fidèle à la figure d’un Cosmos formé d’un emboîtage de sphères concentriques, Copernic fait cependant preuve d’une certaine originalité en défendant cette thèse. Par exemple, il se garde bien de reprendre l’argument de Ptolémée, qui justifiait la sphéricité du ciel ultime à partir de l’observation du mouvement circulaire des étoiles fixes autour de l’axe des pôles. Copernic ne peut rien inférer de concluant avec un tel argument car pour lui, ce n’est plus sur la Terre que le ciel ultime est centré mais sur le Soleil19.

De plus, il accorde beaucoup d’attention, dès le deuxième chapitre, à la rotondité de la Terre. Certes, nombre de savants ont affirmé cela depuis Aristote, pour qui celle-ci « est nécessairement sphérique »20. Pour soutenir cette affirmation, le Stagirite invoquait l’effet de la gravité qui tend à ramener vers le centre du globe, lieu propre de l’élément terre, tous les corps pesants. Mus de toute part par une même force, ces derniers doivent se répartir de manière équilibrée sur toute sa surface, afin que « l’extrémité de la masse totale soit à égale distance de son centre »21. Mais cette description est avant tout théorique ; elle ne vaudrait que pour le moment théorique où la Terre a été engendrée22. Devenu le lieu de la « génération et de la corruption », elle n’offre plus en effet une telle perfection. Copernic, qui fait de la Terre une planète parmi d’autres, ne pouvait s’en tenir là : il lui fallait rehausser la dignité de ce nouvel astre qui ne pouvait être dépourvu de cet attribut essentiel des autres planètes. Aussi écarte-t-il sans guère s’y attarder le fait « qu’elle n’apparaisse pas d’emblée comme une sphère parfaite en raison de la grande hauteur des montagnes et de la profondeur des vallées »23. En dépit de la fragilité de son argumentation, ce point n’a guère soulevé de critique, la question ne présentant qu’un intérêt mineur : il y avait des reproches bien plus graves à adresser à Copernic. Deux tiers de siècle plus tard, lorsque Galilée, s’appuyant sur ses observations, fera le même constat pour la Lune, il ne s’agira plus d’un problème secondaire. Aplanir les reliefs de la Terre sans les vraiment nier était bien moins dangereux que d’en faire surgir sur la Lune dans l’oculaire d’une lunette. C’était alors la rotondité parfaite des astres qui était mise en cause et, à travers elle, celle de la perfection du monde supralunaire… Toutefois, si Copernic s’attache autant à prouver la sphéricité de la Terre, notamment en affirmant qu’« il n’y [a] pas de différence entre le centre de gravité de la Terre et son centre de grandeur » (contrairement aux péripatéticiens qui distinguaient ces deux centres à partir de considérations sur la différence de gravité de l’eau et de la terre), c’est qu’il a besoin de ce postulat pour lui appliquer le principe selon lequel « la mobilité de la sphère consiste à se mouvoir en cercle : par cet acte même elle exprime sa forme »24. Appliquant ce principe à la Terre, il pouvait justifier ainsi la thèse de sa mobilité selon la combinaison de plusieurs mouvements circulaires.

Avant d’en finir avec Copernic, dressons le bilan de ce de ce qu’il conserve de l’héritage de l’astronomie ancienne et de ce qu’il change dans la configuration du Cosmos, et plus particulièrement de la partie qui implique directement les planètes :

- Il ne conteste pas que cet ensemble ait un centre, mais il transfère celui-ci sur le Soleil.

- Il admet en conséquence le fait que chaque planète effectue une révolution, qu’il considère toujours de forme circulaire (ou plus exactement comme une combinaison de formes circulaires25) mais cette fois autour du Soleil.

- Ne s’interrogeant pas vraiment sur la pertinence de la conservation des orbes sphériques, il associe indifféremment chaque planète à un cercle ou à une sphère.

- Il dissocie la sphère des étoiles fixes, désormais immobile (alors qu’auparavant elle était censée tourner autour de la Terre), du système planétaire en révolution autour du Soleil. Système planétaire qu’il devient légitime de nommer « système solaire », même s’il ne le fait pas.

- Il intègre la Terre dans ce nouveau système planétaire, selon un ordre d’éloignement du centre en fonction de la durée des révolutions de chacune d’elle. La Terre est ainsi placée en troisième position, après Mercure et Vénus, et est suivie de Mars, Jupiter et Saturne.

- Il attribue un statut ambivalent à la Lune. Cela peut être considéré comme une concession au système ancien, puisque la révolution de la Lune demeure centrée sur la Terre26. Toutefois, un tel schéma, postulant de fait l’existence d’un système planétaire secondaire à l’intérieur du système solaire, est une innovation.

3. Système géo-héliocentrique de Tycho Brahe, mise en cause des orbes célestes et inclusion des comètes

La nouveauté révolutionnaire des thèses de Copernic, mais aussi les imperfections du schéma qu’il proposait soulevèrent de nombreuses objections et suscitèrent diverses tentatives de corrections. Négligeons les critiques qui surgirent dans le camp des conservateurs de l’astronomie ancienne, elles ne nous fourniront rien de décisif pour comprendre les rectifications et modifications qui furent apportées au schéma du système solaire dessiné par Copernic27.

Une mention particulière est en premier lieu à accorder à Tycho Brahe, qui entreprit d’amender le système copernicien, trop radical à ses yeux, sans revenir au système ptoléméen, trop insuffisant pour répondre aux exigences de l’astronomie de son temps28. Ses objections étaient autant théologiques que scientifiques : les espaces entre Mars et Jupiter et entre Saturne et les étoiles fixes qui découlaient de la théorie copernicienne lui semblaient incompatibles avec la structure physique qu’il imaginait du Cosmos. En empruntant une via media, il proposait un système du monde original qualifié de géo-héliocentrique. Pour qui se concentre sur l’émergence de la notion de système planétaire et de ses représentations, il mérite d’être examiné avec une certaine attention (fig. 2).

(Fig. 2). Le système géo-héliocentrique de Tycho Brahe

(Fig. 2). Le système géo-héliocentrique de Tycho Brahe

(Brahe Tycho, De mundi aetherei recentioribus phaenomenis, Uraniborg, 1599)

- Sa première particularité, en retrait de ce point de vue par rapport aux avancées de Copernic, est de revenir à un Cosmos géocentrique.

- Toutefois la Terre ne commande plus directement que trois révolutions : celles de la Lune, du Soleil et de la sphère des étoiles fixes.

- Pour sa part, le Soleil, de manière assez voisine sur ce point de ce qu’avait conjecturé Copernic, commande la révolution des cinq planètes connues : Mercure, Vénus, Mars, Jupiter et Saturne29. À proprement parler, Tycho définit de la sorte un nouveau « système planétaire » autonome, comme Kepler l’a remarqué en forgeant pour l’occasion cette expression. Ce système est centré sur le Soleil ; la Lune et la Terre en sont exclues, tandis que les étoiles fixes n’y ont aucune part.

- Enfin, pour donner sa pleine cohérence à son schéma, en regard des conséquences géométriques de ses calculs, il est conduit à faire se rencontrer plusieurs cercles. Faut-il encore les concevoir comme la représentation simplifiée d’orbes, autrement dit de sphères cristallines solides ? Cela serait absurde : ces sphères s’entrechoqueraient dans leur mouvement de rotation. Alors que Copernic semblait hésiter à aborder de front la question de l’existence et de la nature des orbes planétaires30, Tycho fait preuve de plus d’audace en refusant de leur accorder une réalité physique pour ne retenir que la configuration mathématique d’une trajectoire orbitale, que suivrait naturellement chaque planète mue par le moteur propre que lui aurait donné Dieu.

Pour retentissant que fût le système du monde imaginé par Tycho lorsqu’il fut publié en 1588, et que d’autres savants (Ursus, Roeslin31) se sont disputés, il ne recueillit que peu de suffrages après sa mort, à l’exception notable de son disciple et compatriote danois Longomontanus32. Il sera toutefois souvent exposé tout au long du xviie siècle, comme alternative au système ptoléméen ce qui, au passage permettait de critiquer ce dernier et même, dans le contexte des condamnations de l’Église, de glisser une présentation du système de Copernic.

D’une toute autre importance (si l’on se situe sous l’angle de la postérité des découvertes scientifiques) sont les observations de Tycho sur les comètes. Le passage de sept d’entre elles, entre 1577 et 1596, lui fit remettre en cause une idée-force de la météorologie aristotélicienne : l’origine sublunaire des comètes33. Depuis l’Antiquité, il paraissait en effet inconcevable que de telles manifestations, aussi spectaculaires qu’imprévisibles et éphémères, pussent se produire au-delà de l’orbe de la Lune, dans un espace éthéré réputé immuable ; et donc exempt de toute génération et corruption. Tycho avait déjà contesté le dogme de l’immutabilité des cieux à l’occasion de l’observation d’une Nova en 1572. Comparant les données recueillies depuis son observatoire d’Uraniborg à d’autres résultats concomitants, comme ceux réalisés à Prague par Moestlin34 et Hagecius35, et convaincu qu’on ne pouvait déceler aucune parallaxe attribuable à une situation sublunaire de tels corps, il démontre leur éloignement par rapport à l’orbe de la Lune et, par voie de conséquence, leur nature céleste36. De ses calculs, réalisés avec un luxe grandissant de précision au fil de ses observations successives, il est conduit à émettre l’hypothèse que les comètes se déplaceraient selon un arc qui ne serait pas exactement circulaire mais plutôt de forme ovale, forme qu’il ne juge pas inconcevable (en dépit du dogme de la circularité des mouvements planétaires) car les comètes ne seraient que des corps célestes adventices. Contrairement à Aristote, qui considérait que la queue de comète se positionnait selon un axe partant du centre de la Terre, il se rapproche de plusieurs astronomes de la Renaissance (Petrus Apianus37, Jérôme Fracastor38, Jérôme Cardan) qui la réorientaient dans l’axe du Soleil, en corrigeant néanmoins cette trajectoire vers un secteur voisin de Vénus. La théorie des comètes qui s’esquissait alors en incluant ces astres dans le système des planètes supposait encore (comme le laissaient penser les données de l’observation) qu’elles disparaissaient peu de temps après leur apparition.

Les travaux sur les comètes de Tycho Brahe, qui ont grandement influé sur la représentation géo-héliocentrique qu’il se faisait du Cosmos, en dépit du peu de postérité de ce schéma hybride, placent l’astronome danois en position éminente parmi les novateurs qui ont détruit l’astronomie ancienne. Ce mérite, comme l’a rappelé Gérard Simon, ne doit pas être sous-estimé39.

En effet, en montrant que le monde sublunaire ne pouvait être immuable, Tycho Brahe a ruiné un des dogmes sur lequel reposait cette science (et qui la distinguait radicalement de la physique). En concevant un système dans lequel le cours des planètes, auquel il fallait désormais adjoindre celui des comètes, viendrait pénétrer des zones de l’espace qu’occupaient, selon les astronomes anciens, des orbes matériels solides, il plaçait de fait les astres errants sur de simples orbites, conçues uniquement sous un angle mathématique, purement théorique et non plus physique ; de surcroît, sous celui de la géométrie plane et non plus dans l’espace40. Et s’il ne tira aucune généralisation de l’hypothèse selon laquelle les comètes suivraient une trajectoire ovale, l’un de ses proches, en l’occurrence Kepler, aura, dans une direction voisine, des intuitions d’une portée considérable pour apporter une touche décisive aux ébauches de représentation du système solaire imaginées par ses prédécesseurs.

4. Kepler et la forme elliptique des orbites des planètes

Les travaux de Kepler ont bénéficié de circonstances éminemment favorables. Il eut pour maître l’un des rares coperniciens de son temps, au demeurant astronome de premier plan, Michael Moestlin. Dès sa jeunesse, il fut ainsi convaincu de la supériorité de l’héliocentrisme. Appelé ensuite à Prague par Tycho Brahe, il se vit confier une délicate étude sur les problèmes posés par l’excentricité de Mars, qui lui permit de mettre à l’épreuve les trois grands systèmes alors concurrents : celui de Ptolémée, celui de Copernic et celui de Tycho Brahe. À la mort de ce dernier, il fut enfin le légataire, en tant qu’astronome impérial, de l’immense base de données astronomiques compilées par lui pendant plusieurs décennies ; données d’une richesse et d’une précision jusqu’alors inégalées. S’ajoutaient à ces heureuses opportunités biographiques (qui devaient moins au hasard qu’au talent qu’ont su reconnaître et encourager ses contemporains) des qualités scientifiques hors-pair en son temps. Kepler, enfin, posait le pied sur un terrain déjà largement déblayé. Pourtant, en dépit de leurs efforts, ni Copernic, ni Tycho n’avaient pu faire totalement table rase du passé pour étayer solidement leurs systèmes.

Confronté au délicat problème posé par la détermination de l’orbite de Mars et soucieux de n’écarter aucune hypothèse, l’astronome allemand se sentait confirmé dans le fait que ce n’était ni chez Ptolémée ni chez Tycho que se trouvait une solution satisfaisante. Il était également contraint de faire le même constat à propos du système de Copernic. Il est vrai que dès sa première grande œuvre de jeunesse, le Mysterium cosmographicum [Le secret du monde], dans lequel il proclamait son adhésion au copernicianisme, il avait fait preuve d’une certaine prudence :

Copernic non seulement démontrait les mouvements passés et rapportés depuis la plus haute antiquité, mais encore annonçait les mouvements à venir non pas avec une certitude absolue, mais en tout cas avec beaucoup plus de certitude que Ptolémée, Alphonse41 et tous les autres astronomes42.

Copernic avait déplacé le centre du Cosmos sur le Soleil et conçu autour de lui un système planétaire incluant désormais la Terre ; Tycho, pour sa part, avait brisé définitivement les orbes cristallins éthérés, ce qui ramenait la géométrie planétaire à une quasi géométrie plane faite d’orbites circulaires, traversées de temps à autres par d’éphémères comètes suivant un arc de forme ovale. Toutefois, les critiques formulées à l’encontre de Ptolémée (à savoir que le schéma géocentrique ne pouvait s’accorder avec les données d’expérience qu’au prix d’une foule de déférents, d’excentriques d’épicycles et de points équants43) pouvaient également être retournées contre ses rivaux : l’héliocentrisme copernicien comme le compromis tychonien étaient eux aussi conduits à de tels expédients pour « sauver les apparences »44. Comment accorder une telle complexité avec la conviction qui animait Kepler et qu’il ne remit jamais en doute : l’ordre du monde doit répondre à une exigence de simplicité ?

Une autre idée directrice commandait sa démarche scientifique (fortement teintée de pythagorisme) : ne pas dissocier astronomie mathématique et astronomie physique. Chaque hypothèse devait être étayée par des calculs rigoureux, fondés sur des données d’observation pareillement rigoureuses et devait aboutir à des résultats qui concordaient avec d’autres données d’expérience tout aussi incontestables. De ce point de vue, les progrès réalisés, notamment sous l’égide de Tycho, dans les instruments et les méthodes d’observation, lui permettaient d’écarter bien des approximations jusqu’à lui couramment admises45. En outre, il ne pouvait accepter des explications qui, bien que vérifiables sur un plan strictement mathématique, ne trouvaient aucune explication proprement physique. Plaçant au cœur de ses préoccupations l’étude du mouvement des astres (trajectoire et vitesse), il devait ainsi accorder pleinement démonstrations cinématiques et détermination des causes de la dynamique du Cosmos.

Son Astronomie nouvelle par les causes ou physique céleste, éditée en 1609, s’inscrit tout à fait dans cette optique. Le livre est également le récit de tous les errements qui l’ont conduit, non seulement à mettre en évidence les lacunes des trois grandes théories rivales, mais encore à rejeter un grand nombre d’hypothèses qu’il avait lui-même avancées pour les combler. Au bout de six longues années d’efforts laborieux qui l’ont obligé de remettre cent fois l’ouvrage sur le métier, il se trouva convaincu qu’il ne pouvait conserver deux dogmes de l’astronomie ancienne que ni Copernic ni Tycho n’avaient osé toucher : la régularité du mouvement des astres et la circularité de leurs révolutions. Dépourvu d’un outillage mathématique pertinent (il faudra attendre encore deux tiers de siècle pour disposer grâce à Newton et Leibniz des ressources du calcul différentiel et intégral) et devant se contenter d’une démarche empirique tentant, par touches successives, d’invalider les hypothèses inadéquates et de préciser celles qui semblaient s’approcher de la vérité, il réussit à présenter ce qui reste dans l’histoire de l’astronomie moderne comme les deux premières lois mathématiques de la dynamique planétaire, et à apporter une touche essentielle à l’édifice cosmologique initié par Copernic : le rejet des trajectoires circulaires des astres, au profit d’une dynamique planétaire empruntant avec des vitesses variables le cours d’une orbite elliptique46. Grâce à ces deux lois (que complètera plus tard une troisième), il était désormais possible de calculer avec une précision quasiment sans faille la position exacte de chaque planète et de déterminer sa vitesse.

Conclusion

Avec Kepler, si l’on se situe comme cela a été mon objectif premier, dans le champ de la représentation figurée du système solaire, un seuil décisif a été franchi. Certes, il faudra attendre Galilée et Newton, pour ne citer que les savants les plus importants, pour que les fondations de l’astronomie moderne reposent sur un socle totalement solide, mais leur apport ne remettra pas en question la configuration du système solaire héritée de Copernic et auquel il avait apporté sa propre touche.

Résumons-les en ôtant cette fois tout ce qu’il a fallu évacuer de la première ébauche copernicienne, pour ne présenter que ce que l’astronomie moderne en conservera :

- Le système solaire devient un objet théorique et physique d’étude à part entière. Il est doté d’une structure propre qui le distingue notamment du reste du Cosmos ; qu’on limite ce dernier à l’ultime sphère des étoiles fixes ou, dans le sillage de Nicolas de Cues47, de Thomas Digges48 ou de Giordano Bruno49, que l’on fasse éclater cette sphère en postulant à son sujet des limites indéfinies, sinon infinies.

- Le Soleil est l’astre qui commande l’ensemble du système. Les planètes en révolution autour de lui parcourent une orbite de forme elliptique dont l’un des foyers est le Soleil.

- Le système solaire se compose de six planètes rangées à partir de lui selon l’ordre croissant de la durée de leur révolution. La Terre est l’une d’elles. Son orbite se situe après celles de Mercure et de Vénus, et avant celles de Mars, de Jupiter et de Saturne. En 1781, William Herschel élargit ce système planétaire en y ajoutant Uranus.

- La Lune est le seul astre de la cosmographie ancienne dont le statut ne soit pas radicalement remis en cause. Certes, comme partie intégrante du système solaire, elle se trouve désormais entraînée dans un mouvement de révolution autour du Soleil mais, au prix d’être ravalée du rang de luminaire à celui de satellite de la Terre (le concept de satellite est forgé par Kepler) ; sa révolution propre en 28 jours s’effectue toujours autour de cette dernière. Au temps de Copernic, nul ne pouvait mesurer les potentialités d’une telle structure spatiale, ni sa possible généralisation à d’autres planètes. Dès Galilée, la mise en évidence en 1610 des astres médicéens autour de Jupiter (Io, Europe, Ganymède et Callisto50) démontre que d’autres planètes peuvent engendrer des systèmes planétaires plus complexes. L’observation à la lunette de Saturne avait fait également apparaître, autour de cet astre, des anomalies que Galilée n’avait su véritablement interpréter. C’est Huygens en 1655, qui leur attribuera la forme d’un anneau, en enrichissant la proximité de cette planète lointaine d’un premier satellite (Titan), rapidement rejoint par quatre autres (Téthys, Dioné, Rhéa et Japet) découverts par Jean-Dominique Cassini en 1671-1672 ; Herschel, en 1789, complétant la liste avec Mimas et Encelade.

- Autre innovation, due principalement à Tycho Brahe : les comètes sont introduites dans le système solaire. Timidement à la fin du xvie siècle, où leur trajectoire ovale commence à se préciser, mais sans véritablement concevoir qu’il s’agit d’autre chose qu’un phénomène éphémère. Il faudra encore un siècle pour que les comètes occupent une place pleine et entière dans le système solaire. Ce sont en effet les travaux des savants anglais (Halley et Newton en premier lieu) qui leur ont attribué une révolution orbitale selon une ellipse très étirée. Hypothèse qui fut couronnée de succès lorsque les prédictions de Halley se trouvèrent confirmées en 1758 par le retour de la comète, qui porte désormais son nom et qu’il avait étudiée en 1682.

Même si, grâce à Galilée et aux télescopes, la figure du système solaire se découvre de plus en plus complexe en faisant surgir planètes, satellites, comètes ou (avec l’observation de Cérès en 1801 par Giuseppe Piazzi, puis celle de Pallas en 1802) astéroïdes comblant le grand vide entre Mars et Jupiter, l’esquisse sommaire de Copernic, redessinée et corrigée par Kepler, conservera jusqu’à nos jours toute sa valeur. Les contemporains de Kepler, Galilée au premier chef, occupés il est vrai par d’autres problèmes, ne le perçurent pas. Il faudra attendre la fin du siècle, couronné par la dynamique de Newton, pour que cette représentation du système solaire s’impose véritablement à la communauté savante.

Notes

1 Sur cette notion, voir Lerner Michel-Pierre, « Origine et sens de l’expression ‘‘système du monde’’ », in Le monde des sphères, Les Belles lettres, Paris, 2008, t. II, pp. 195-217. Retour au texte

2 Pour toute cette partie, je renvoie à la récente et imposante édition critique : Copernic Nicolas, De revolutionibus orbium coelestium / Des révolutions des orbes célestes (trad. M-P. Lerner, A. P. Segonds et J-P. Verdet), Les Belles Lettres, Paris, 2015, 3 vol. Retour au texte

3 C’est d’abord dans le monde protestant que les premières critiques contre le système de Copernic se sont élevées (Luther, Calvin). Hormis quelques voix isolées, l’Église ne s’est pas prononcée officiellement sur la question avant que les observations de Galilée ne lui donnent un grand écho dans le monde catholique et ne conduisent à la condamnation de la doctrine de Copernic par le Saint-Office en 1616 ; condamnation que confirma le procès de 1633 contre Galilée, accusé de continuer à s’en faire le propagandiste. Retour au texte

4 Canguilhem Georges, « L’objet de l’histoire des sciences », Études d’histoire et de philosophie des sciences, Vrin, Paris, 1968, pp. 9-23 ; Koyré Alexandre, La Révolution astronomique, Hermann, Paris, 1974, p.18 et 79. Retour au texte

5 5 Copernic Nicolas, De revolutionibus orbium coelestium… op. cit., chapitre V du volume I, « La question des précurseurs », pp. 521 et s. Retour au texte

6 Ibid., volume I, p. 525. Retour au texte

7 Ibid., « Au Très Saint-Père le pape Paul III, souverain pontife », volume II, p. 8. Précisons que le passage cité est en grec et non en latin comme le reste du texte. Retour au texte

8 Ibid., volume II, p. 2. Andreas Osiander (1498-1552) est un théologien protestant allemand qui, dans la préface du De revolutionibus, a tenté d’atténuer la portée du système de Copernic afin de prévenir le reproche de contredire le texte de la Bible. Retour au texte

9 Ibid., volume II, p. 5. « L’enjeu était d’avantage qu’une représentation de l’univers ou que quelques lignes des Écritures. Le drame de la vie chrétienne et la morale que l’on en avait tirée ne s’adapteraient pas aisément à un univers dans lequel la Terre n’était qu’une planète parmi d’autres ». Voir Kuhn Thomas S., La révolution copernicienne (trad. A. Hayli), Fayard, Paris, 1973, p. 263. Retour au texte

10 Expression utilisée dans l’astronomie ancienne pour justifier des constructions mathématiques complexes qui ne remettraient pas en cause les dogmes de centralité, circularité et régularité des mouvements planétaires, quitte pour cela à concevoir des systèmes physiquement inexplicables. Retour au texte

11 Copernic Nicolas, « Au Très Saint-Père le pape Paul III, souverain pontife », De revolutionibus… op. cit., vol. II, p. 10. Retour au texte

12 « On n’insistera jamais assez sur le fait que l’aristotélisme comportait une physique et une cosmologie, et que c’est là justement que résidait l’un des principaux facteurs de son succès. Malgré les contrastes, les résistances et les censures, sa progression fut irrésistible spécialement parce que la culture chrétienne sentait désormais l’inéluctable nécessité d’une conception organique de la nature : la nature ne pouvait plus se réduire à n’être que le symbole d’une vérité édifiante ou l’instrument passif de la volonté divine, elle devait être conçue comme un plan autonome du réel, dont les phénomènes seraient expliqués par l’établissement de liens rationnels de causalité. Il ne s’agissait pas uniquement d’un ensemble de théories ‘scientifiques’ considérées comme valables : la Physique, le De Caelo, le De Generatio et corruptione offraient finalement aux médiévaux un système de la nature global, qui s’imposait, entre autres, par l’absence de concurrents valides. » Bianchi Luca, Randi Eugenio, Vérités dissonantes. Aristote à la fin du Moyen Âge, Éditions du Cerf, Paris-Fribourg, 1993, p. 4. Retour au texte

13 Voir Gilson Étienne, Le thomisme, Vrin, Paris, 1989, pp. 67 et s. Retour au texte

14 Platon, Timée, 33b (trad. L. Robin), in Œuvres complètes, Gallimard/La Pléiade, Paris, 1969, t. II, p. 448. Retour au texte

15 Voir Copernic Nicolas, De revolutionibus… op. cit., vol. III, pp. 67-68, note 2 qui renvoie sur ce point à Knox Dilwyn, « Copernicus and Pliny the Elder’s Cosmologie », in Knox Dilwyn, Ordine Nuccio (réd.), Renaissance Lettrers and Learning, Warburg Institute, London, 2012, pp. 111-148. Retour au texte

16 Copernic Nicolas, De revolutionibus… op. cit., vol. II, l. 1, 3, p. 31. Retour au texte

17 Ibid., vol. II, l. 1, 3, p. 20. Retour au texte

18 Il faut attendre Newton et sa maîtrise du calcul différentiel pour que cet obstacle épistémologique soit rigoureusement levé. Retour au texte

19 La difficulté d’observer des phénomènes de parallaxe dans ce ciel ultime impliquait que celui-ci fût renvoyé à de très grandes distances de la Terre ; ainsi, à une telle échelle, l’éloignement Terre/Soleil serait négligeable et pourrait être tenu pour un centre unique. Tycho Brahe en tira argument pour rejeter l’hypothèse de Copernic. Retour au texte

20 Aristote, Traité du ciel (trad. J. Tricot), Vrin, Paris, 1986, l. II, 14, p. 114. Retour au texte

21 Ibid., p. 115. On remarquera que pareil argument est utilisé par Copernic pour justifier la rotondité des autres astres : « J’estime, quant à moi, que la gravité n’est rien d’autre qu’un certain appétit naturel que la divine providence de l’auteur du monde a donné aux parties, et qui leur fait désirer de se rassembler, sous la forme d’un globe, dans leur unité et intégrité. Et cette tendance, vraisemblablement, au Soleil, la Lune et aux autres astres errants qui brillent, si bien que, grâce à son action, ces astres conservent la forme ronde sous laquelle ils s’offrent au regard ». Copernic Nicolas, De revolutionibusop. cit., vol II, I-9, p. 32. Retour au texte

22 Aristote, Traité du ciel… op. cit., l. II, 14, p. 116. Retour au texte

23 Copernic Nicolas, De revolutionibusop. cit., vol. II, l. I, 2, p. 17. Retour au texte

24 Ibid., vol II, l. I, 4, p. 20. Retour au texte

25 En fait, « ces trajectoires (sauf celle du Soleil) n’étaient circulaires ni chez Ptolémée […] ni même chez Copernic, chez qui elles possédaient des ‘renflements’ ». Koyré Alexandre, La révolution astronomiqueop. cit., p. 227). Retour au texte

26 Copernic ne se prive pas de le souligner : « pour expliquer le mouvement de la Lune, nous ne nous écartons pas de l’opinion des Anciens, car, pour nous aussi, il s’effectue autour de la Terre ». Copernic Nicolas, De revolutionibusop. cit., IV, vol. II, p. 247. Retour au texte

27 En effet, les perfectionnements ultérieurs du système de Copernic ne portent nullement sur ce que ses hypothèses contenaient de révolutionnaire (l’héliocentrisme, la rotation de la Terre sur son axe, l’immobilité du ciel des étoiles fixes) mais sur ce qu’elles conservaient de l’ancienne cosmologie (la révolution circulaire à vitesse constante des planètes, la clôture du Cosmos) ou qu’elles ne tranchaient pas nettement (la consistance matérielle des orbes). Retour au texte

28 Voir Dreyer John Louis Emil, Tycho Brahe. A Picture of Scientific Life and Work in the sixteenth Century, Adam and Charles Black, Edinburgh, 1890 ; Thoren Victor E., The Lord of Uraniborg : a Biography of Tycho Brahe, Cambridge University Press, 1990 ; Mosley Adam, Bearing the Heavens : Tycho Brahe and the Astronomical Community of the Late Sixteenth Century, Cambridge University Press, 2007. Retour au texte

29 Dans une lettre à Frédéric II de Danemark (publiée seulement par John Louis Emil Dreyer, sous le titre De cometa anni 1577), Tycho avait dans un premier temps envisagé un autre système, emprunté au compilateur de l’Antiquité tardive, Martianus Capella (360-428) : les orbes des planètes supérieures (Mars, Jupiter et Saturne) y étaient centrés sur la Terre et formaient un premier système planétaire ; un second système, dont le Soleil était le centre, était composé des deux planètes inférieures (Mercure et Vénus). Retour au texte

30 Copernic ne mettait pas en cause l’existence d’orbes sphériques ni ne s’étendait sur leur nature, par exemple quand il exposait l’« ordre des orbes célestes », sans pour autant expliquer clairement comment l’orbe de la Lune s’insère dans celui de la Terre, sinon en disant qu’il est « comme son épicycle ». Copernic Nicolas, De revolutionibus… op. cit., vol. II., I 10, p. 33-37). Sur les débats au sujet de la nature des espaces interplanétaires, voir Lerner Michel-Pierre, Le monde des sphèresop. cit., ainsi que la contribution de Jean-Christophe Sanchez dans le présent dossier. Retour au texte

31 La paternité du système géo-héliocentrique a été contestée à Tycho Brahe par un de ses anciens collaborateurs à l’observatoire d’Uraniborg, Nicolas Reymers alias Ursus (1551-1600), et par un autre astronome allemand Helisaeus Roeslin (1545-1616). Légèrement différent de celui du Danois, le système d’Ursus est qualifié de semi-tychonique car il postule une rotation diurne de la Terre et, par conséquent, une immobilité du firmament des étoiles fixes. Voir Reimari Ursi Nicolai, Fundamentum astronomicum, id est nova doctrina sinuum et triangulorum, Bernhardus Iobin, Argentorati, 1588, et Jardine Nicholas, Seconds Alain Philippe, La guerre des astronomes. La querelle au sujet du système géo-héliocentrique à la fin du xvie siècle, Les Belles lettres, Paris, 2008, t. I. Retour au texte

32 Collaborateur de Tycho Brahe à Hven puis à Prague, Christian Sørensen Longomontanus (1562-1647) est l’auteur d’une Astronomica Danica (Lugduni Batavorum, 1622) qui s’appuie sur le système de son compatriote mais, en accord avec, reconnaît à la Terre un mouvement de rotation diurne, conformément à ce que Copernic avait avancé. Retour au texte

33 Le texte qui faisait autorité est : Aristote, Les météorologiques (trad. J. Tricot), Vrin, Paris, 1941, l. I, 6-7, pp. 25 et s. Bien que défendant la thèse de l’origine météorologique des comètes, Aristote rappelle que d’autres auteurs (Anaxagore, Démocrite ou les pythagoriciens) les situaient dans le ciel. Retour au texte

34 Michael Moestlin (1550-1631) ; astronome et mathématicien allemand, qui fut le maître de Kepler. Copernicien, il infère de ses observations de la comète de 1577 qu’elle évolue dans la sphère de Vénus ; donc hors du monde sublunaire, contrairement à ce qu’on croyait généralement. Voir Lerner Michel-Pierre., Le monde des sphèresop. cit., t. II, pp. 40 et s. Retour au texte

35 Tadeáš Hájek (1525-1600), astronome et médecin tchèque. Retour au texte

36 Pareille conclusions avaient été adoptées un demi-siècle plus tôt par Basilio Sabazo, un obscur savant napolitain qui ne publia pas ses travaux sur la comète de 1531 ; mais aussi par Girolamo Cardano alias Jérôme Cardan (1501-1576), dont Tycho connaissait le De Subtilitate (1550) où ce célèbre médecin, mathématicien et astrologue milanais exposait son opinion sur les comètes. Voir notamment Lerner Michel-Pierre, Le monde des sphères… op. cit., t. II, ch. 2, pp. 21 et s. Retour au texte

37 Peter Apian (1495-1552), astronome et cartographe allemand. Retour au texte

38 Girolamo Fracastoro (1478/1483-1531), médecin et humaniste italien. Retour au texte

39 « On a toujours tendance, rétrospectivement, à privilégier les grands initiateurs, parce que – et souvent à tort – on croit se reconnaître en eux. On a beaucoup plus de mal à saisir la fonction de ceux qu’on peut appeler les grands destructeurs, de ceux qui font place nette en démontrant la vanité d’un certain nombre d’idées reçues : car ils n’ont pas de postérité, et leur pensée tombe en désuétude en même temps que celle qu’elle condamne. Or Tycho fut aussi un de ceux-là, et ses contemporains, qui le considéraient comme le Phénix des Astronomes, ne s’y trompèrent pas ». Simon Gérard, Kepler astronome astrologue, Gallimard, Paris, 1979, pp. 295-296. Retour au texte

40 Certes, toutes les planètes connues ne circulaient pas sur un même plan, mais la faible inclinaison de leur orbite par rapport au plan de l’écliptique autorisait cette réduction à l’échelle d’une représentation sommaire du Cosmos. Retour au texte

41 Alphonse X, roi de Castille et de Léon, qui fit réaliser au xiiie siècle des tables astronomiques – appelées Tables alphonsines – qui firent autorité jusqu’à la publication des Tables pruténiques, publiées en 1551 par l’Allemand Erasmus Reinhold, qui s’est appuyé sur les travaux de Copernic. Retour au texte

42 Kepler Jean, Le secret du monde (trad. A Segonds), Les Belles lettres, Paris, 1984, p. 31. Retour au texte

43 Un déférent, selon le principe géocentrique, est un cercle centré sur la Terre mais sur lequel n’évolue pas la planète (quand le centre du cercle est décalé par rapport la Terre, on parle d’excentrique) ; un épicycle est un cercle secondaire centré sur un point du déférent (ou d’un autre épicycle) et sur lequel se trouve la planète ; le point équant est un autre décentrement du système par rapport à la Terre, permettant un calcul des positions des planètes en respectant le dogme du mouvement circulaire uniforme des astres. Retour au texte

44 L’on se rappellera à ce sujet une remarque, teintée d’ironie, qu’Alexandre Koyré adressait à ceux qui ne voyaient en Copernic que le fondateur de l’astronomie moderne, totalement libéré de l’héritage légué par les savants antiques et médiévaux : « Lorsque l’on voit l’image schématique de son univers on est séduit par sa beauté et son apparente simplicité. Pourtant cette impression n’est pas juste. Le nombre des cercles dans l’astronomie de Ptolémée n’était pas aussi grand que Copernic le dit, et la sienne propre en était largement pourvue. Ainsi, la Terre à elle seule en a huit. Les autres planètes en possèdent également un nombre considérable. » Koyré Alexandre, La révolution astronomique, Paris, Herman, 1961, p. 45. Retour au texte

45 Bénéficiant des apports de Galilée, il disposait aussi de lunettes astronomiques, facilité que Tycho n’avait pu avoir. Voir sur cette question la contribution de Jérôme Lamy dans la présente publication. Retour au texte

46 Voir dans le présent dossier l’article de Jean-Michel Faidit, « Des planètes en mouvement autour du Soleil ». Retour au texte

47 Nicolas Krebs (1401-1464), cardinal et philosophe allemand, auteur de La docte ignorance (trad. N. Pasqua), Payot/Rivages, Paris, 2011. Il y postule notamment que l’univers est sans limite. Retour au texte

48 Thomas Digges (146-1595), astronome anglais. Copernicien, il présente dans A Perfit Description of the Caelestiall Orbes une représentation de l’univers qui se distingue de celle du Polonais par le fait que « l’orbe des étoiles fixes s’étend lui-même infiniment en altitude de manière sphérique et immuable » [en ligne] https://math.dartmouth.edu/~matc/Readers/renaissance.astro/5.1.Orbs.html [consulté le 11/03/2018] Retour au texte

49 Giordano Bruno (1548-1600), moine et philosophe italien, brûlé à Rome par l’Inquisition pour avoir soutenu que l’univers était infini ; auteur notamment de De l’infini, de l’univers et des mondes (trad. J-P. Cavaillé), Les Belles lettres, Paris, 1995. Retour au texte

50 La dénomination des quatre satellites de Jupiter est due à Simon Marius (1573-1624). De manière indépendante de Galilée et lui aussi à l’aide d’une lunette de sa fabrication, il découvrit ces astres quasi simultanément avec l’Italien qui, pour sa part, les avait simplement dédiés à la dynastie régnante de la Toscane, les Médicis. Retour au texte

Illustrations

  • (Fig.1). Le système héliocentrique de Copernic

    (Fig.1). Le système héliocentrique de Copernic

    (Copernic Nicolas, De revolutionibus orbium coelestium Les Belles Lettres, Paris, 2015, vol. II, p. 38).

  • (Fig. 2). Le système géo-héliocentrique de Tycho Brahe

    (Fig. 2). Le système géo-héliocentrique de Tycho Brahe

    (Brahe Tycho, De mundi aetherei recentioribus phaenomenis, Uraniborg, 1599)

Citer cet article

Référence électronique

Didier Foucault, « Héliocentrisme et configuration du système solaire au temps de la révolution astronomique », Nacelles [En ligne], 4 | 2018, mis en ligne le 01 juin 2018, consulté le 28 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/nacelles/422

Auteur

Didier Foucault

Professeur émérite d’histoire moderne

Laboratoire FRAMESPA (UMR 5136 Université de Toulouse Jean Jaurès/CNRS)

foucault@univ-tlse2.fr

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