Observations et mesures du système solaire à l’époque moderne. Révolution optique et stabilisation des distances

  • Observations and measurements of the solar system in the early-modern time. Optical revolution and distance stabilization

Résumés

La conceptualisation du système solaire en tant qu’entité épistémologique cohérente s’est fondée, tout au long de l’époque moderne, sur des observations précises des planètes et sur la mesure de leurs distances et de leurs mouvements. Cet article explore ces deux voies empiriques qui ont permis de concevoir le système solaire. La rupture instrumentale introduite par la lunette au XVIIe siècle a d’abord eu pour objectif de soutenir la conception héliocentrique du système solaire. Par la suite, c’est davantage l’histoire naturelle du ciel qui servi de cadre d’interprétation des observations. Les mesures de l’univers sont d’abord un moyen, pour Kepler, de chercher une harmonie céleste. Cette exigence propre à la Renaissance laisse peu à peu la place à une exploration du système solaire, considéré comme un champ d’expérimentation.

Throughout the early-modern era, the conceptualization of the solar system as a coherent epistemological entity has been based on precise observations of the planets and the measurement of their distances and movements. This article explores these two empirical pathways that helped to shape the solar system. The instrumental breakthrough introduced by the telescope in the 17th century was initially intended to support the heliocentric design of the solar system. Subsequently, it is a kind of “natural history” of the sky that served as a framework for interpretation of observations. Indeed, the measurements of the universe are first of all a way for Kepler to seek celestial harmony, but this requirement of the Renaissance gradually disappears in favour of an exploration of the solar system, considered as a field of experimentation.

Plan

Texte

Même si la notion de système solaire est contemporaine, l’essentiel des recherches astronomiques de la période moderne (depuis Copernic jusqu’à Laplace) s’organise autour d’une meilleure compréhension des déplacements planétaires, de leur régularité et de leur prévisibilité. C’est un vaste mouvement de découvertes, puis d’intégration des données concernant les planètes (mais aussi les comètes, puis les astéroïdes) dans le plan copernicien qui caractérise les efforts des astronomes modernes. L’enjeu est bien de parvenir à stabiliser un modèle de structuration de l’ordre planétaire. Pour comprendre comment s’est opérée cette articulation des découvertes astronomiques au travail de normalisation et d’assimilation des données recueillies dans un référentiel cosmique, il est possible de suivre deux grands types de recherche : d’une part les observations (qui visent à fournir la perspective la plus complète possible sur les astres peuplant le ciel), d’autre part, l’évaluation des distances, des vitesses et des orbes qui permet d’envisager la dynamique du système planétaire.

L’observation constitue, dès le début de l’époque moderne, ce que Gianna Pomata appelle un « genre épistémique » pour de nombreux domaines scientifiques. L’historienne ajoute que

dans la première partie du dix-septième siècle, l’observatio n’était pas seulement établie comme genre épistémique ; elle commençait à émerger comme une nouvelle catégorie cognitive, dont l’usage se répand au-delà des disciplines qui ont été ses sols incubateurs, l’astronomie et la médecine1.

Lorraine Daston, en poursuivant la conceptualisation de Gianna Pomata, explique qu’autour de 1600, l’observation signale une attention plus grande aux « événements singuliers », un « effort pour séparer l’observation de la conjecture », ainsi que la constitution de « communautés virtuelles dispersées dans le temps et dans l’espace, qui communiquaient et mettaient en commun leurs observations dans des lettres et des publications »2. Autrement dit, l’observation devient le point d’achoppement du discours scientifique ; elle est la condition même d’une commensurabilité dans les échanges. L’accumulation des observations, leur circulation et leur comparaison deviennent la raison d’être de la cité savante. Les sciences baconiennes, selon Thomas Kuhn, émergent lorsque la systématicité des observations (notamment en astronomie) s’impose comme la norme3. Dans le même temps, l’apparition d’une instrumentation plus performante permet d’améliorer la quantification des phénomènes observés. Cependant, une grande partie de l’accroissement de la précision dans les mesures venait d’instruments anciens que l’on perfectionnait ; les instruments nouveaux (comme la lunette au xviie siècle) ne sont intégrés que très progressivement aux possibilités de mathématisation du monde4.

Je propose donc, dans cet article, de suivre ces deux voies (celle de l’observation et celle de la mesure) pour comprendre comment, à partir des transformations pratiques et épistémiques de l’époque moderne, la conceptualisation d’un système planétaire a pu émerger.

1. La rupture instrumentale

Deux éléments interviennent dans l’émergence d’une nouvelle astronomie après Copernic : d’une part les observations deviennent régulières et non plus seulement ponctuelles (on sait que Copernic lui-même n’a observé que vingt-sept fois dans toute son existence5), d’autre part la révolution optique qui permet à Galilée de transformer littéralement les représentations du ciel.

C’est Tycho Brahé qui organise la première grande inflexion dans l’ordre instrumental (même s’il meurt avant l’usage courant des lunettes avec lentilles). Dans son observatoire d’Uraniborg, il s’est doté d’un puissant arsenal technique : il décrit ainsi dans son ouvrage Astronomiae instauratae mechanica ses différents quadrants (notamment le grand quadrant mural, le quadrant réversible azimutal), son sextant et ses sphères armillaires6. Son programme astronomique est fondé sur une reprise complète de la position des planètes, après qu’il a observé une conjonction de Saturne et de Jupiter en 1563. Il a alors constaté l’inanité des tables à sa disposition7. La grande précision de ses travaux, le soin qu’il a apporté dans l’élaboration de ses instruments ainsi que son souci de rectification des erreurs8, lui ont permis de construire un corpus particulièrement impressionnant d’observations9, dont Kepler a su tirer parti pour proposer une nouvelle modélisation des révolutions planétaires, sur laquelle nous reviendrons. Gérard Simon remarque très justement qu’« aidé de ses assistants », Tycho Brahe emploie ses instruments

avec un luxe de précautions inconnu jusqu’à lui ; il contrôle minutieusement leur calage à l’aide de tout un réseau de fils à plomb, vérifie qu’ils ne se déforment pas sous leur propre poids, et même en fait descendre certains dans des observatoires souterrains pour les mettre à l’abri du vent et de la trépidation qu’il provoque. On connaît le résultat : il fit passer de 10’ à 2’ l’approximation des observations ; il fut même le premier à penser celles-ci en secondes d’arc10.

L’enjeu pour Tycho Brahe « était la constitution de nouvelles tables célestes pour remplacer aussi bien les Tables Alphonsines vieilles de plusieurs siècles, que les Tables Prussiennes toutes récentes mais aussi peu exactes que les autres »11.

Toutefois, dans l’observation des phénomènes planétaires, c’est l’introduction de l’optique qui opère une rupture sensible dans les façons de concevoir le monde céleste. La représentation même des astres se trouve modifiée par l’usage des lentilles. L’origine de la lunette reste difficile à cerner, même si la circulation entre l’Italie et la Hollande d’une innovation issue de l’artisanat du verre semble probable12. Galilée dispose d’une lunette au printemps 1609 :

Le bruit parvint à nos oreilles qu’un habitant des Provinces des Pays-Bas avait fabriqué une lunette grâce à laquelle des objets visibles, même situés loin de l’œil de l’observateur, pouvaient être nettement discernés, comme s’ils étaient proches13.

Les observations menées par Galilée de l’été 1609 à l’hiver 1610 ne sont pas seulement une accumulation de nouvelles visions du ciel et des astres. Elles prennent sens dans le projet d’une validation expérimentale du modèle copernicien. Chacune des découvertes faites par l’astronome italien vient corroborer la thèse du De revolutionibus orbium coelestium14, l’ouvrage dans lequel Copernic propose un modèle héliocentrique. En ce sens, l’observation est ici une force ancillaire de la théorie héliocentrique ; elle opère comme la mise à l’épreuve de ce qui pouvait être jusqu’alors conçu comme une proposition abstraite.

Jusqu’à Copernic, la conception géocentrique de l’univers domine, notamment dans l’Église. Qu’elle soit issue des théories d’Aristote (avec des sphères homocentriques15) ou de Ptolémée (avec des épicycles, des excentriques et un point équant16), cette structure de l’univers est conforme aux Écritures, notamment à ce passage du livre de Josué17 :

Alors Josué parla à l’Éternel, le jour où l’Éternel livra les Amoréens aux enfants d’Israël, et il dit en présence d’Israël : « Soleil, arrête-toi sur Gabaon. Et toi, lune, sur la vallée d’Ajalon ! ». Et le soleil s’arrêta, et la lune suspendit sa course. Jusqu’à ce que la nation eût tiré vengeance de ses ennemis. Cela n’est-il pas écrit dans le livre du Juste ? Le soleil s’arrêta au milieu du ciel et ne se hâta point de se coucher, presque tout un jour18.

La conception géocentrique de l’univers est donc prise dans le dogme chrétien ; elle vient assurer la cohérence des textes. Galilée opère donc une double rupture avec les observations qu’il fait à l’aide de sa lunette : il défait les propositions aristotéliciennes et ptoléméennes en même temps qu’il tente d’appuyer la théorie de Copernic. Galilée affirme, dans une lettre adressée à Kepler le 4 août 1587, être partisan de l’héliocentrisme « depuis plusieurs années déjà »19.

C’est ainsi que son examen de la Lune est soigneusement construit pour déstabiliser la conception géocentrique et aristotélicienne d’un univers soigneusement scindé entre le supralunaire, caractérisé par la perfection, et le sublunaire corruptible20. Galilée assure, dans le Sidereus Nuncius, avoir observé des taches qui « parsèment toute la surface lunaire ». Il ajoute qu’elles « n’ont été observées par personne avant [lui] »21. L’astronome insiste :

De leur examen maintes fois réitéré, nous avons déduit que nous pouvons discerner avec certitude que la surface de la Lune n’est pas parfaitement polie, uniforme et très exactement sphérique, comme une armée de philosophes l’ont cru, d’elle et des autres corps célestes, mais au contraire inégale, accidentée, constituée de cavités et de protubérances, pas autrement que la surface de la Terre elle-même, qui est marquée, de part et d’autre, par les crêtes des montagnes et les profondeurs des vallées22.

Contrairement à ce que laisse entendre Galilée, cette proposition d’une Lune semblable à la Terre n’est pas entièrement nouvelle : avant lui William Gilbert et Michael Maestlin en avait fait la suggestion23. Mais l’astronome italien s’emploie, à l’aide de sa lunette, à rendre ses observations précises et circonstanciées. Il expose ainsi le résultat de son examen prolongé de l’astre sélène :

Il est un fait aussi que je ne laisserai pas dans l’oubli et que j’ai noté non sans quelque émerveillement : presque au milieu de la Lune, une place est occupée par une cavité plus grande que toutes les autres et d’une forme parfaitement ronde [...]. Elle offre, quant à l’obscurcissement et l’illumination, le même aspect que ferait sur la Terre une région semblable à la Bohême, si elle était fermée de tous côtés par de très hautes montagnes, disposées sur la circonférence d’un cercle parfait24.

L’univers aristotélicien supposait une bipartition entre une zone sublunaire, celle de la Terre, qui est « la région de la variété et du changement, de la naissance et de la mort, de la génération et de la corruption », et une zone supralunaire, « éternelle et immuable »25. La Lune, qui appartient à cette « région céleste », est censée être un astre parfait, rigoureusement sphérique. Or, les observations de Galilée, en signalant la commune apparence de l’astre sélène et de la Terre, dissolvent la frontière entre le sublunaire et le supralunaire. L’objectif de l’astronome italien, en présentant ses résultats, est bien d’articuler ses découvertes au système du monde héliocentrique proposé par Copernic. Il s’agit de construire un ensemble de preuves qui viendront soutenir l’entreprise de l’astronome polonais. La découverte des satellites de Jupiter est précisément relatée de telle manière qu’elle puisse apporter du crédit au système héliocentrique. Galilée explique en effet, dans le Sidereus Nuncius, pouvoir « révéler et faire connaître quatre planètes qui, depuis les commencements du monde jusqu’à nos jours, n’ont jamais été aperçues, ainsi que les circonstances dans lesquelles elles furent découvertes et observées »26. L’astronome italien détaille donc ses observations successives durant le mois de janvier 1610, avant d’« énoncer quelques affirmations dignes d’attention ». Il remarque que ces satellites paraissent parfois suivre et parfois précéder la planète Jupiter, ils « décrivent autour d’[elle] leurs propres révolutions, tout en accomplissant, pendant ce temps, toutes ensemble un mouvement giratoire en douze ans autour du centre du monde »27. Galilée conclut son propos en intégrant cette découverte de satellites autour de Jupiter dans un argumentaire pro-héliocentrique :

En outre, nous tenons un argument excellent et lumineux pour ôter tout scrupule à ceux qui, tout en acceptant tranquillement la révolution des Planètes autour du Soleil dans le Système copernicien, sont tellement perturbés par le tour que fait la seule Lune autour de la Terre – tandis que ces Planètes accomplissent toutes deux une révolution annuelle autour du Soleil –, qu’ils jugent que cette organisation du monde doit être rejetée comme une impossibilité. Maintenant, en effet, nous n’avons plus une seule Planète tournant autour d’une autre pendant que toutes deux parcourent un grand orbe autour du Soleil, mais notre perception nous offre quatre Etoiles errantes, tournant autour de Jupiter, en l’espace de douze ans, un grand orbe autour du Soleil28.

Les satellites de Jupiter permettent de rejeter l’exceptionnalité qui pesait sur une Terre en mouvement et accompagnée de la Lune dans le système de Copernic. Galilée rapporte donc ses observations au cadre héliocentrique ; il s’agit de nourrir, directement, un argumentaire cosmologique. Et l’astronome italien reproduit cette manière de procéder lorsqu’il évoque les taches à la surface du Soleil, observées entre juillet et août 161029. Galilée n’est ni le premier à les observer (Thomas Harriot l’a précédé30) ni le premier à publier sur le sujet (Johann Fabricius31 et Christopher Schneider32 ont écrit sur la question avant lui). Mais l’astronome italien reconduit sa méthode consistant à justifier empiriquement la justesse de l’héliocentrisme par ses observations. Il précise, le 4 mai 1612, dans sa première lettre adressée à Marcus Welser, qu’elles sont « choses bien réelles, et non simples apparences ou illusions de l’œil ou des lentilles, cela est hors de doute »33. Avançant très prudemment, Galilée remarque que :

Les taches solaires se produisent et se dissipent en des temps plus ou moins brefs ; certaines se condensent et se divisent considérablement d’un jour à l’autre ; elles changent de formes, dont la plupart sont très irrégulières, et sont tantôt plus et tantôt moins obscures ; comme elles sont sur le corps solaire ou très proches de lui, il faut nécessairement qu’elles soient des masses immenses ; elles sont en mesure par leur opacité variable, de gêner plus ou moins l’illumination du soleil ; et il s’en produit parfois beaucoup, parfois peu, ou même aucune34.

Le Soleil, qui est censé appartenir au monde inchangé du supralunaire, se voit donc traversé de taches qui changent de forme. Une nouvelle fois, contre les schémas géocentriques anciens, Galilée produit des preuves observationnelles à l’appui du système de Copernic.

L’instrumentation optique est donc, chez Galilée, au cœur de l’affirmation empirique d’un univers centré sur le Soleil. Tout au long du xviie siècle, les découvertes de satellites (comme ceux de Saturne) et de comètes vont principalement contribuer à peupler le système solaire de nouveaux astres, sans les relier à une justification de l’ordre héliocentrique. C’est d’abord la tentation de réitérer le geste observationnel de Galilée qui prédomine. Ainsi Christian Huygens observe-t-il autour de Vénus et de Mars pour y repérer des satellites. Finalement, le 25 mars 1655, il découvre à l’aide d’une lunette de douze pieds un premier satellite de Jupiter35. Précédemment, Antoine Maria de Rheita avait « attribué à Saturne, non pas un, mais même six satellites ». Huygens rappelle que ce dernier « s’est trompé à l’égard de ceux-ci aussi bien que sur ces cinq autres qu’il avait mis autour de Jupiter en dehors des Médicées »36.

En 1673, c’est au tour de Jean-Dominique Cassini de publier un opuscule intitulé Découverte de deux nouvelles planètes autour de Saturne. L’astronome italien explique :

[…] vers la fin du mois d’Octobre de l’an 1671. Saturne passoit tout proche de quatre petites Étoiles visibles par la seule Lunete, dans la sinuosité de l’eau d’Aquarius [...]. Ce passage de Saturne nous en fit découvrir au mesme lieu, dans l’espace de 50. minutes, par une Lunete de 17. pieds faite par Campani, onze autre plus petites ; l’une desquelles, par son mouvement particulier fit connoitre qu’elle estoit une véritable Planete. Ce que nous trouvâmes ainsi, en la comparant non seulement à Saturne & à son Satellite ordinaire, découvert l’an 1655. par Monsieur Hugens37.

Cassini poursuit, en exposant la « découverte d’une autre nouvelle Planete » :

Nous ne pûmes revoir Saturne que le 23. de Décembre ; & alors, en presence de Messieurs Hugens, Picard, Mariotte, Romer, & autres de l’Academie Royale des Sciences, nous trouvâmes une petite Étoiles Occidentale à Saturne, entre luy & son Satellite ordinaire38.

Finalement le 10 janvier 1673, Cassini observe à nouveau « cette petite Étoile [...] presque dans la mesme position à l’égard de Saturne & du Satellite ordinaire, où elle avait esté le 23. Décembre ». En « comparant les Observations ensemble », Cassini entrevoit alors « la règle du mouvement du nouveau Satellite intérieur39 » de Saturne. L’astronome italien découvrira au total quatre satellites autour de Saturne. Ce foisonnement d’astres jusqu’ici inobservés constitue le cœur de l’activité astronomique :

Depuis l’invention des Lunettes, l’Astronomie a fait une infinité de découvertes, qui non seulement ont contribué à perfectionner cette science, mais nous ont en même temps fait connoître les richesses infinies de l’univers, qui se trouve composé d’un nombre d’Étoiles sans comparaison plus grand que celui qui avoit été apperçu jusqu’alors à la veüe simple40.

Il en va de même des anneaux de Saturne. Huygens inscrit la découverte de ces derniers dans la continuité des explorations du ciel pour permettre de mieux appréhender sa composition. Galilée n’avait pu expliquer la forme que semblait prendre Saturne dans ses observations à la lunette. Huygens insiste : « ni Galilée lui-même, ni aucun autre astronome dans tous le temps écoulé depuis [...] n’a d’ailleurs réussi à deviner cette cause ». L’auteur du Sidereus Nuncius a cru qu’il avait observé deux satellites de Saturne, jusqu’à ce que la planète « se montr[e] solitaire »41. Huygens s’est dit « poussé, aussi, par un grand désir de contempler ces mirages célestes », ce qui l’a amené à construire une lunette performante. Et en « dirigeant continuellement [s]es télescopes sur Saturne », il finit par trouver « une figure différente de celle que la plupart de [s]es prédécesseurs y avaient cru voir : les appendices très-voisins qui y étaient attachés, parurent être non pas deux planètes, mais plutôt tout autre chose »42. Il décrit l’anneau comme une « étonnante et insolite construction de la nature autour de cette planète »43.

L’observation des différents objets composant le système solaire vient donc nourrir un idéal quasi-encyclopédique des variétés naturelles. C’est dans ce cadre épistémique que l’on peut situer la tradition de sélénographie visant à produire les cartes les plus précises de la Lune : des premières tentatives de William Gilbert au début du xviie siècle44, jusqu’aux travaux très précis de Tobias Mayer45, en passant par la Selenographia d’Hevelius46, c’est une véritable tradition de représentations précises des observations qui se met en place.

La prédiction du retour d’une comète par Edmund Halley s’inscrit dans un autre registre. Elle rejoint la recherche d’articulations entre observations et théories inaugurées par Galilée. L’astronome britannique remarque, dans son Synopsis of the Astronomy of Comets, paru en 1705, que Kepler a considéré un mouvement libre des comètes à travers les orbes planétaires, mouvement « qui n’était pas très différent d’un mouvement rectiligne47 ». Halley précise : « le Grand Géomètre, l’Illustre Newton, rédigeant ses Principes Mathématiques de Philosophie Naturelle, a démontré non seulement que ce que Kepler a découvert, se situe dans le Système Planétaire, mais également que tous les phénomènes cométaires découlent naturellement des mêmes principes »48.

La théorie newtonienne a redonné corps à une certaine recherche de cohérence entre les observations et les cadres conceptuels des lois de la gravitation. Le physicien et astronome anglais proposait en effet une théorie permettant d’expliquer, grâce à la loi de la gravitation, le mouvement des corps célestes. Alexandre Koyré rappelait, dans ses Études newtoniennes que

Newton part carrément du problème astronomique, du « fait astronomique » révélé par Kepler. Les planètes tournent autour du Soleil. Elles sont donc retenues auprès de lui par des forces centripètes qui contrebalancent exactement les forces centrifuges engendrées par leur mouvement. Quelles sont ces forces ? Pour répondre à cette question, il faut non pas déterminer leur nature, mais évaluer leurs intensités. Et pour ce faire il faut tout d’abord déterminer celles des forces centrifuges en question, puis, en tenant compte des faits concrets concernant les mouvements planétaires, c’est-à-dire des lois de Kepler, calculer les forces centripètes 49.

Le système solaire est donc régi par une loi qui permet de mieux prévoir les mouvements de tous les astres le composant. Les nouvelles tables astronomiques produites en tenant compte de la loi de la gravitation s’avéraient ainsi plus exactes, sans être absolument suffisantes50.

Cependant, par la suite, l’émergence des collecteurs de lumière (que l’on désigne en français sous le terme de télescope) permet l’observation d’objets moins lumineux. Si l’origine du télescope est difficile à déterminer avec précision51, les travaux de James Gregory, mais aussi ceux d’Isaac Newton ont contribué à façonner une instrumentation relativement performante et stabilisée. L’augmentation progressive de la taille du réflecteur laisse donc envisager, tout au long du xviiie siècle, des observations plus précises d’objets lointains et la découverte d’astres jusqu’ici invisibles dans le système solaire. Comme l’a montré Simon Schaffer, la découverte d’Uranus par William Herschel en 1781, rendue possible par la fabrication d’un très grand télescope, s’inscrit dans un programme astronomique très précis, une véritable « histoire naturelle des cieux »52. Herschel procède à une classification des objets qu’il observe (tout particulièrement les nébuleuses). L’astronome britannique a d’abord considéré l’astre découvert comme une comète avant de réaliser qu’il s’agissait bien d’une nouvelle planète (son cadrage par l’histoire naturelle prédominait sur l’observation elle-même)53. Cette histoire naturelle était essentiellement fixiste et ne tenait pas compte de l’évolution temporelle des objets célestes54. Ce qui se joue dans ce cadrage épistémique des observations astronomiques, c’est une nouvelle conception du système solaire. Il ne s’agit plus, comme à l’époque de Galilée, de défendre l’héliocentrisme ; l’enjeu est de produire une classification générale des objets célestes. Le déplacement s’opère donc d’une mise en cohérence des observations avec un cadre théorique (celui de Copernic), vers une analyse et mise en ordre systématique des objets composants le système solaire. En d’autres termes, l’enjeu n’est pas d’articuler empirie et théorie, mais de produire une taxinomie des objets célestes.

2. La mesure du monde

La découverte des lois du mouvement des planètes (et de la potentielle mesure de ces mouvements) par Kepler est directement associée à l’effort d’observation fourni par Tycho Brahe. Kepler raconte lui-même comment, en 1600, alors qu’il travaille avec l’auteur de l’Astronomiae Instauratae Mechanica, il lui a demandé « la permission de pouvoir utiliser ses observations à [s]a manière. Or en ces temps-ci, son aide familier, Christian Severinus [Longomontanus] était en train de travailler à la théorie de la planète Mars »55.

Alexandre Koyré, puis Gérard Simon, ont bien mis en évidence le lent travail effectué par Kepler pour reconstituer une modélisation elliptique du mouvement des planètes. Les lois qu’il énonce pour décrire le mouvement des planètes autour du soleil offrent la possibilité de spécifier et de préciser les mesures du système solaire. Comme l’a montré Éric J. Aiton, la « théorie planétaire de Kepler est essentiellement une théorie physique et pas simplement une hypothèse mathématique pour sauver les phénomènes »56. L’astronome allemand dispose, grâce à ces trois lois (que lui-même, par ailleurs ne qualifie pas de cette manière-là) de moyens mathématiques (encore peu aisés à utiliser pour Kepler) afin de déterminer la position des astres dans le système planétaire. Mais Kepler doit effectuer une importante révision du modèle qu’il avait mis au jour dans le Secret du monde, consistant à introduire des polyèdres réguliers entre les orbes57. Il finit par admettre « que les rapports de distance des planètes au Soleil ne résultent pas uniquement des solides réguliers »58.

Dans sa recherche d’harmonie et de proportionnalité entre les « corps célestes », Kepler considère que le diamètre apparent du Soleil « occupe [...] la 720e partie d’un grand cercle de sphère céleste »59. Le jeu de proportions que construit Kepler lui permet d’affirmer que « si le diamètre du Soleil doit être d’un demi-degré quand on l’observe de la Terre, il faut que le lieu de la visée, ou encore le centre du globe terrestre soit situé à 229 semi-diamètres du corps de la sphère solaire »60. Comme le soulignait Gérard Simon :

Ceci ne nous donne pas encore une distance que nous puissions chiffrer, puisqu’elle se rapporte au rayon du globe solaire, et dont seul nous connaissons la dimension. Kepler est donc contraint d’introduire un nouvel axiome pour déterminer le rapport de leur grandeur mutuelle. Rien ne lui paraît plus naturel que de supposer qu’autant de fois le corps du Soleil contient celui de la Terre, autant de fois que la distance du Soleil à la Terre contient le rayon terrestre. Il en déduit que le rayon du Soleil est un peu plus du quintuple de celui de la Terre, et son volume 3469 plus grand61.

Cependant, l’astronomie aux xviie et xviiie siècles va s’affranchir de cette quête harmonieuse que Kepler s’était imposé à lui-même. C’est davantage la précision et la multiplication des observations, à l’aide d’instruments optiques qui vont permettre de fixer peu à peu les proportions du système planétaire. Je prendrai ici quatre exemples qui permettent de mieux saisir l’effort de mesure accompli à l’époque moderne, et l’importance des pratiques observationnelles qui lui est conjoint.

Jeremiah Horrocks s’intéresse au transit de Vénus et prévoit un deuxième passage de la planète devant le Soleil, huit ans après le première passage de 1631, prévu, celui-là par Kepler62. Horrocks n’était pas satisfait des tables existantes et il s’est donc efforcé de faire ses propres observations pour obtenir davantage de précision63. C’est ainsi qu’il mesure le diamètre solaire et « note ses changements saisonniers »64. Il mesure également le diamètre de Vénus elle-même65. Horrocks est conscient d’avoir observé Vénus pendant le transit non pas depuis le centre de la Terre, mais depuis sa surface, ce qui suppose qu’il calcule la correction de la parallaxe (paralaxeon correctione)66. Il détermine une distance Terre-Soleil de 15000 rayons terrestres67. Ainsi que l’a noté Allan Chapman,

Seein in transit, Venus revealed a diameter of 1’16’’arc. From Keplerian proportions of the Earth-Venus-Sun ratio, Horrocks then computed that, to an observer on the surface of the Sun, Venus would only reveal a diameter of 28’’ arc […]. If Venus, along with the rest of planets, revealed a 28’’ arc diameter in the ‘mean distance’ of its orbit, the semidiameter, in proportion to the radius vector which connected with the Sun, must be 14’’ arc. This was used by Horrocks to compute an Astronomical Unit of 15000 terrestrial semidiameters, which indicated in turn that the solar system and observable universe must be vastly larger than formely believed68.

Même si Horrocks puise dans la démarche képlerienne, il amorce une rupture importante en ne cherchant pas la restitution d’une harmonie cosmologique. Cette inflexion dans la façon de considérer le système planétaire se poursuit avec les recherches de Jean-Dominique Cassini, notamment sur la rotation de Vénus. Dans une lettre à l’intendant des fortifications du 18 juin 1667, l’astronome italien explique :

Il y a déjà long-tems que j’observe tres-soigneusement la planete de Venus avec une Lunete excellente de la façon de Campani, pour voir si cette planete ne tourne point à l’entour de son axe par un mouvement semblabble à celuy que j’ay découvert dans les planetes de Jupiter & de Mars. Mais parce que les taches obscures qui paroissent le plus souvent dans Venus lors que l’air est tranquile & serain, sont très deliées, & que leur étenduë irreguliere qui couvre une grande partie du disque apparent de cette Planete, n’a pas les extremitez bien marquées ; on a de la peine à y rien appercevoir distinctement, que l’on puisse reconnoitre dans d’autres observations, & d’où l’on puisse juger si elle est en mouvement ou en repos69.

Finalement Cassini repère « vers le milieu du disque une partie plus claire que les autres, par laquelle on pouvoit juger du mouvement ou du repos de cette Planete »70. Il l’examine entre la fin de l’année 1666 et le début de l’année 1667. Cassini conclut finalement, avec beaucoup de prudence :

Je pouvois considerer leur mouvement pendant quelques heures. Enfin les voyant retourner regulierement au mesme endroit, je pouvois juger si c’étoient les mesmes taches ou non, & en combien de temps elles achevoient leur tour [...]. Je puis neanmoins dire (supposé que cette partie luisante de Venus que j’ay observée, & particulierement cette année, ait toujours été la mesme) qu’en moins d’un jour elle acheve son mouvement, soit de revolution, soit de libration, de manière qu’en 23. jours à peu pres, elle revient environ à la mesme heure, à la mesme situation dans la Planete de Venus71.

La mesure des rotations suppose d’indéniables progrès d’observation : il s’agit désormais de repérer des taches sur des astres difficiles à examiner. L’usage de l’optique, ainsi que la rupture de l’épistémologie astronomique d’une recherche d’un harmonieux du système planétaire comme l’avait imaginé Kepler, permettent aux astronomes de l’époque moderne de mener des recherches concernant différents mouvements affectant l’ensemble du système solaire. Ce dernier s’apparente à un vaste terrain d’expérimentation tant les mesures astronomiques potentielles sont nombreuses.

La mesure de la vitesse de la lumière par Ole Christensen Rømer met en exergue une nouvelle forme d’appréhension du système planétaire : l’observation des astres et la mesure de leur parcours offrent la possibilité de déterminer une constante importante. L’astronome danois, en examinant les éclipses des satellites de Jupiter, constate des décalages entre ses observations et les heures prévues. Il suppose que la vitesse de la lumière étant une mesure finie, c’est la distance qu’elle parcourt pour parvenir jusqu’à l’observateur qui est la cause des retards constatés. Dans un article en date du 7 décembre 1676, Rømer remarque que « la nécessité de cette nouvelle Équation du retardement de la lumière, est établie par toutes les observations qui ont esté faites à l’Academie Royale, & à l’Observatoire depuis 8. Ans »72. Christiaan Huygens, dans une lettre à Colbert en octobre 1677, souligne l’importance de la découverte de Rømer :

J’ay veu depuis peu avec bien de la joye la belle invention qu’a trouvè le Sr. Romer, pour demonstrer que la lumière en se repandant emploie du temps, et mesme pour mesurer ce temps, qui est une découverte fort importante et a la confirmation de la quelle l’observatoire Royal s’emploiera dignement. Pour moy cette demonstration m’a agréee d’autant plus, que dans ce que j’escris de la Dioptrique j’ay supposè la mesme chose touchant la lumiere, et demontrè par la les proprietez de la refraction, et depuis peu celle du Cristal d’Islande, qui n’est pas une petite merveille de la nature, ni aisée a aprofondir73.

Il propose aussi, dans son Traité de la lumière une première estimation de la vitesse de la lumière (fig. 1), repartant de « l’ingénieuse demonstration de Mr. Romer ». Il précise que l’astronome danois

se sert […] que souffrent les petites Planetes qui tournent autour du Jupiter, & qui entrent souvent sans son ombre [...]. [P]ar quantité d’observations de ces Eclipses, faites pendant dix ans consecutifs, ces differences se sont trouvées tres considerables, comme de dix minutes, & d’avantage, & l’on en a conclu que pour traverser tout le diametre de l’orbe annule KL, qui est le double de la distance d’icy au soleil, la lumiere a besoin d’environ 22 minutes de temps. Le mouvement de Jupiter dans son orbite, pendant que la Terre passe de B en C, ou de D en E, est compris dans ce calcul ; & l’on fait voir qu’on ne peut point attribuer le retardement de ces illuminations, ni l’anticipation des Eclipses à l’irregularité qui se trouve au mouvement de cette petite planete, ni à son excentricité. Que si l’on considere la vaste étendue du diametre KL, qui selon moy est de quelques 24 mille diametres de la Terre, l’on connoitra l’extreme vitesse de la lumiere. Car supposé que KL ne soit que de 22 mille de ces diametres, il paroit qu’estants passez en 22 minutes, cela fait mille diametres en une minute, & 162/3 diametres dans une seconde ou battement d’artere qui font plus de onze cent fois cent mille toises ; puisque le diametre de la Terre contient 2865 lieuës de 25 degré, & que chaque lieuë est de 2282 Toises, suivant la mesure exacte que Mr. Picard a prise par ordre du Roy en 1669. Mais le Son […] ne fait que 180 toises dans le mesme temps d’une seconde : donc la vitesse de la lumiere est plus de six cens mille fois plus grande que celle du Son74.

(Fig.1). Poursuivant le raisonnement de Rømer, Huygens propose la première estimation de la vitesse de la lumière en s’appuyant sur le déplacement des planètes. Ce faisant, il constitue le système solaire en référentiel mathématisable.

(Fig.1). Poursuivant le raisonnement de Rømer, Huygens propose la première estimation de la vitesse de la lumière en s’appuyant sur le déplacement des planètes. Ce faisant, il constitue le système solaire en référentiel mathématisable.

(Huygens Christiaan, Traité de la lumière, Chez Pierre Vander Aa, Leide, 1690, p. 7).

Mais un autre changement important vient travailler, plus profondément encore, l’exigence de précision dans la mesure, c’est la montée en puissance des impératifs de navigation. Si la détermination de la latitude ne pose guère de problème, celle de la longitude pose d’infinies difficultés. La méthode des distances lunaires fait l’objet de nombreux efforts théoriques et pratiques. Il s’agit de mesurer la distance entre la Lune et un astre qui lui est proche ; puis de repérer, à l’aide des éphémérides la position hypothétique de l’astre75. La comparaison avec la mesure effectuée permet de trouver l’heure exacte de l’observation qui est essentielle pour le calcul de la longitude (puisque cette dernière revient à calculer la différence des angles horaires d’un corps céleste entre l’endroit où l’on se situe et le point origine des longitudes). Une controverse a opposé, au xviiie siècle, l’abbé Lacaille et le chevalier de Borda. Le premier proposait une méthode graphique rapide et relativement efficace, le second militait pour une technique mathématiquement plus sophistiquée76. Mais l’important est que la Lune est un astre dont on cherche à davantage spécifier les mouvements et la distance à la Terre.

C’est ainsi que l’abbé Lacaille, au Cap de Bonne-Espérance, et Jérôme Lalande, à Berlin (c’est-à-dire quasiment sur le même méridien), observent simultanément, en 1752, l’astre sélène. Ils déterminent la distance entre la Terre et la Lune par la méthode des parallaxes (c’est-à-dire de l’angle sous lequel Lalande et Lacaille, depuis leurs points d’observations respectifs, voyaient la Lune). Jérôme Lalande conclut, dans le deuxième volume de son Astronomie : « Pour faire jouir la postérité de tout l’avantage que peuvent avoir nos observations, il seroit à souhaiter que les catalogues qu’on en [sic] donne renfermassent toujours l’observation même, les éléments du calcul, & les résultats77. » L’exigence de précision et la mesure des distances entre les astres se conjuguent dans l’exercice d’une astronomie nautique performante.

C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre l’importance des éphémérides comme, en France, La Connoissance des Temps, publiée depuis 1679. Dans l’avis qui ouvre le premier volume, les auteurs, Jaochim Delancé et Jean Picard78, précisent leurs objectifs. L’une des parties contient « tout ce qu’on a crû estre utile, & nécessaire à tout le monde […] : sçavoir les levers & couchers du Soleil &, de de la Lune, pour tous les jours de l’année, principalement pour Paris, & ses environs ». La deuxième partie « contient ce qui est necessaire, tant pour connoistre les marées, que pour regler les Pendules. Ces deux matieres sont d’une grande utilité, mais un peu plus éloignées de la connoisance du commun ». La troisième partie « est en faveur des curieux, qui depuis long-temps souhaitent quelque methode aisée, pour connoistre le mouvement apparent des Planetes ». La quatrième partie concerne « la Physique, & contient l’histoire des Vents qui ont regné à Paris tous les jours de l’Année precedente79 ». L’éphéméride ne s’adresse pas qu’aux marins, ni aux astronomes. Les curieux peuvent y trouver des éléments pour leur divertissement savant. Cette diversité des approches témoigne d’un intérêt indéniable, non pas seulement pour l’astronomie, mais aussi pour le système solaire en tant qu’objet discernable.

Conclusion

Les pratiques d’observation et de mesure ont évolué tout au long de l’époque moderne, au point de substituer un cadre épistémique à un autre. Dans un premier temps, l’optique a complètement transformé la façon d’examiner le système planétaire. Surtout, les premiers travaux de Galilée visaient à défendre la théorie copernicienne de l’héliocentrisme. L’argumentation de l’astronome italien a pour objectif, principalement, de rompre avec le modèle géocentrique développé dans l’Antiquité. Mais, peu à peu, l’observation astronomique du système solaire cesse d’être articulée au cadre cosmologique. Épisodiquement, l’importance de la structure théorique dans laquelle se placent les examens célestes resurgit. Ainsi, lorsque Halley prédit le retour de la comète, il rappelle l’importance des théories newtoniennes de la gravitation. De même, lorsque Herschel découvre Uranus, il rapporte son travail au renouvellement du schéma épistémique dans lequel il effectue ses observations : son objectif est de former une histoire naturelle des cieux capable de rendre compte de la diversité des catégories d’astres.

Pour les mesures, c’est un autre déplacement qu’ont opéré les astronomes. Si le système planétaire képlerien est pris dans une recherche d’harmonie et de composition des corps, cette quête cesse, peu à peu, au xviie siècle, d’être importante. La mesure des distances, des rotations ou des révolutions permet de constituer le système solaire en un vaste champ d’exploration, capable également de livrer de grandes constantes comme la vitesse de la lumière. Ce travail sur les mesures offre également la possibilité, pour les astronomes, de produire des tables et des éphémérides qui nourrissent les pratiques de l’astronomie nautique à la fin du xviiie siècle.

Rompant avec les premiers principes épistémologiques de l’observation céleste à l’aube de la modernité (c’est-à-dire avec l’harmonie, notion forte du modèle copernicien), les astronomes des xviie et xviiie siècles ont progressivement intégré le système solaire dans l’ordre de l’intelligible et du discernable. En prenant sa mesure, en affirmant sa cohérence héliocentrique, ils lui ont donné une consistance épistémique certaine.

Note de fin

1 Pomota Gianna, « Observation Rising : Birth of an Epistemic Genre, 1500-1650 », in Daston Lorraine, Lunbeck Elizabeth, (dir.), Histories of Scientific Observation, Chicago, The University of Chicago Press, Chicago, 2011, p. 65.

2 Daston Lorraine, « The Empire of Observation, 1600-1800 », ibid., p. 81.

3 Kuhn Thomas, « Tradition mathématique et tradition expérimentale dans le développement de la physique », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 30e année, n° 5, 1975, p. 981.

4 Kuhn Thomas, La tension essentielle. Tradition et changement dans les sciences, Gallimard, Paris, 1990, p. 292.

5 Koyré Alexandre, « Introduction » in Copernic Nicolas, Des révolutions des orbes célestes, Librairie scientifique & technique A. Blanchard, 1970, Paris, p. 7, note 1.

6 Brahe Tycho, Astronomiae instauratae mechanica, Wandesburgi, 1598.

7 Thoren Victor E., The Lord of Uraniborg. A Biography of Tycho Brahe, Cambridge University Press, Cambridge, 1990, p. 17.

8 Wesley Walter G., « The Accuracy of Tycho Brahe’s Instruments », Journal for the History of Astronomy, vol. IX, 1978, pp. 42-53.

9 Gigenrich Owen, Voelkel James R., « Solid Myth versus Subtle Truth », Social Research, vol. 72, n° 1, 2004, pp. 77-106.

10 Simon Gérard, Kepler astronome astrologue, Gallimard, Paris, 1979, pp. 296-297.

11 Koyré Alexandre, La révolution astronomique. Copernic, Kepler, Borelli, Les Belles Lettres, Paris, 2016, p. 163.

12 Van Helden Albert, « The Invention of the Telescope », Transactions of the American Philosophical Society, vol. 67, n° 4, 1977, pp. 5-67.

13 Galilée, Le messager céleste [1610], Le Seuil, Paris, 1992, p. 143.

14 Copernic, Nicolas, De revolutionibus orbium coelestium, Johannes Petreius, Nuremberg, 1543.

15 Kuhn Thomas, La révolution copernicienne, Les Belles Lettres, Paris, 2016 [1957], pp. 109-179.

16 Evans James, Histoire & pratique de l’astronomie ancienne, Les Belles Lettres, Paris, 2016, pp. 408-409.

17 Eileen Reeves note qu’il est toujours convoqué dans toutes les références au schème ptolémaïque. Voir Reeves Eileen, « Augustine and Galileo Reading the Heavens », Journal of the History of Ideas, vol. 52, n° 4, 1991, p. 564.

18 Josué 10, 12-13.

19 Clavelin Maurice, Galilée Copernicien, Albin Michel, Paris, 2004, p. 17.

20 Freudenthal Gad, Aristotle’s Theory of Material Substance. Heat and Pneuma, Form and Soul, Oxford, Oxford University Press, Oxford, 1995.

21 Galilée, Le messager céleste… op. cit., p. 147.

22 Ibid., pp. 147-148. Pour une interprétation rhétorique de ce passage, voir Hallyn Fernand, Les structures rhétoriques de la science. De Kepler à Maxwell, Le Seuil, Paris, 2004, pp. 56-57.

23 Hallyn Fernand, « Introduction », in Galilée, Le messager… op. cit., p. 62. Voir Fabri Natacha, « Looking at an Earth-Like Moon and Living on a Moon-Like Earth in Renaissance and Early Modern Thought », in Muratori Cecilia, Paganini Gianni (dir.), Early Modern Philosophers and the Renaissance Legacy, Springer, Dordrecht, 2016, pp. 135-151.

24 Galilée, Le messager céleste… op. cit., p. 154.

25 Kuhn Thomas, La révolution copernicienne… op. cit., p. 126.

26 Galilée, Le messager… op. cit., p. 175.

27 Ibid., p. 192.

28 Ibid., p. 199.

29 Dame Bernard, « Galilée et les taches solaires (1610-1613) », Revue d’histoire des sciences et de leurs applications, T. XIX, n° 4, 1966, p. 314.

30 North John D., « Thomas Harriot and the Firts Telescopic Observations of Sunspots », in Shirley John (dir.), Thomas Harriot : Renaissance Scientist, Clarendon Press, Oxford, 1974, pp. 129-165.

31 Reeves Eileen, Van Helden Albert, « Turning the telescopes to the Sun: Thomas Harriot and Johannes and David Fabricius », in Galilei Galileo, Scheiner Christoph, On sunspots (trad. E. Reeves, A. Van Helden), The University of Chicago Press, Chicago, 2010, pp. 25-34.

32 Shea William R., « Galileo, Scheiner, and the Interpretation of Sunspots », Isis, vol. 61, 1970, pp. 498-519.

33 Galilée, « Lettres sur les taches solaires », in Clavelin Maurice, Galilée Copernicien… op. cit., p. 219. Les trois lettres de Galilée sur les taches solaires ont été publiées en 1613.

34 Ibid., p. 232.

35 « Avertissement », in Huygens Christian, Œuvres Complètes, T. XV : Observations astronomiques. Système de Saturne. Travaux astronomiques, 1658-1666, Martinus Nijhoff, La Haye, 1925, p. 167.

36 Huygens Christian, « Nouvelle observation d’une lune de Saturne », ibid., p 174.

37 Cassini Jean-Dominique, Découverte de deux nouvelles planètes autour de Saturne, Sébastien Mabre-Cramoisy, Paris, 1673, pp. 5-6.

38 Ibid., p. 9.

39 Ibid., p. 10.

40 Cassini Jean-Dominique, « Nouvelles découvertes sur les mouvements des satellites de Saturne », Histoire de l’Académie des Sciences. Avec les Mémoires de Mathématiques & de Physique, année 1714, Imprimerie Royale, Paris, 1717, p. 361.

41 Huygens Christian, « Le système de Saturne », Œuvres Complètes… op. cit., p. 223.

42 Ibid., p. 226.

43 Ibid., p. 228

44 Suter Rufus, « A Biographical Sketch of Dr. William Gilbert of Colchester », Osiris, vol. 10, 1952, pp. 368-384.

45 Forbes Eric Gray, « Tobias Mayer (1732-62): A Case of Forgotten Genius », The British Journal for the History of Science, vol. 15, n° 1, 1970, pp. 1-20.

46 Hevelius Johannes, Selenographia sive lunae descriptio, Hünfeld, Gedani, 1647.

47 Halley Edmond, Synopsis of the Astronomy of Comets, John Senex, Londres, 1705, p. 4. Trad. J. Lamy.

48 Ibid., p. 5. Trad. J. Lamy.

49 Koyré Alexandre, Études newtoniennes, Gallimard, Paris, 1968, p. 18.

50 Boistel Guy, L’astronomie nautique au XVIIIe siècle en France : tables de la Lune et longitudes en mer, Thèse de doctorat en histoire des sciences, Université de Nantes, 2001, ff° 515-526.

51 King Henry C., The History of the Telescope, Dover Publications, New York, 1955. Voir aussi Mills A.A., Turvey P.J., « Newton’s Telescope. An Examination of the Reflecting Telescope Attributed to Sir Isaac Newton in the Possession of the Royal Society », Notes and Records of the Royal Society of London, vol. 33, n° 2, 1979, pp. 133-155; Bell Louis, « Notes on the Early Evolution of the Reflector », Proceedings of the American Academy of Arts and Sciences, vol. 57, n° 4, 1922, pp. 69-74.

52 Schaffer Simon, « Uranus and the establishment of Herschel’s Astronomy », Journal for the History of Astronomy, vol. XII, 1981, p. 23.

53 Schaffer Simon, « Herschel in Bedlam : Natural History and Stellar Astronomy », The British Journal for the History of Science, vol. 13, n° 3, 1980, p. 215.

54 Schaffer Simon, « Taxonomie, discipline, colonies. Foucault et la Sociology of Knowledge : entretien avec Jérôme Lamy », in Bert Jean-François, Lamy Jérôme (dir.), Michel Foucault, un héritage critique, CNRS éditions, Paris, 2014, pp. 367-368.

55 Kepler Johannes, Astronomia Nova, chap. VII, in Alexandre Koyré, La révolution astronomique… op. cit., p. 164.

56 Aiton Eric J., « Kepker’s Second Law of Planetary Motion », Isis, vol. 60, n° 1, 1969, p. 77. Voir également Russell J. L., « Kepler’s Laws of Planetary Motion: 1609-1666 », The British Journal for the History of Science, vol. 2, n° 1, 1964, pp. 1-24.

57 Kepler Johannes, Le secret du monde, Gallimard, Paris, 1984 [1696].

58 Kepler Johannes, Harmonices Mundi, Godofredi Tampachii, Lincii Austriae, 1619, p. 299. Cité par Simon Gérard, Kepler astronome… op. cit., p. 407

59 Ibid., p. 427.

60 Kepler Johannes, Harmonices Mundi, Lincii Austriae, Godofredi Tampachii, 1619, p. 278. Cité par Simon Gérard, Kepler astronome… op. cit., p. 428.

61 Ibid.

62 Chapman Allan, « Jeremiah Horrocks, the transit of Venus, and the ‘New Astronomy’ in early seventeenth-century England », Quaterly Journal of the Royal Astronomical Society, vol. 30, 1990, p. 336.

63 Ibid., p. 343.

64 Ibid. Trad. J. Lamy.

65 Ibid., p. 346.

66 Horrocks Jeremiah, Venus in sole visa, S. Reiniger, Gedani, 1662, p. 123.

67 Ibid., p. 123. Voir également Van Helden Albert, Measuring the Universe Cosmic Dimensions from Aristarchus to Halley, The University of Chicago Press, Chicago, 1985, pp. 105-112.

68 Chapman Allan, « Jeremiah Horrocks, the transit of Venus, and the ‘New Astronomy’ in early seventeenth-century England », Quaterly Journal of the Royal Astronomical Society, vol. 31, 1990, pp. 347-348.

69 Cassini Jean-Dominique, « Extrait d’une lettre de M. Cassini, Professeur d’Astronomie dans l’Université de Bologne, à M. Petit Intendant des Fortifications Touchant la découverte qu’il a faite du mouvement de la Planete de Venus à l’entour de son axe. Du 18 juin 1667 », Le Journal des Sçavants, 12 décembre 1667, pp. 182-183.

70 Ibid., p. 183

71 Ibid., p. 186.

72 Rømer Ole Christensen, « Demonstration touchant le mouvement de la lumière trouvé par M. Römer de l’Académie Royale des sciences », Journal des Sçavants, 7 décembre 1676, p. 235.

73 Huygens Christiaan, « Lettre de Christiaan Huygens à Jean-Baptiste Colbert, 14 octobre 1677 », Œuvres complètes, T. VIII : Correspondance 1676-1684, Martinus Nijhoff, La Haye, 1899, lettre n° 2105, pp. 36-37.

74 Huygens Christiaan, Traité de la lumière, Chez Pierre Vander Aa, Leide, 1690, pp. 7-9. Voir aussi à ce sujet Beaubois Francis, « Rœmer et la vitesse de la lumière », Bibnum [En ligne] http://journals.openedition.org/bibnum/688F [consulté 05/06/ 2018]

75 Lamy Jérôme, « Le problème des longitudes en mer dans les traités d’hydrographie des Jésuites aux xviie et xviiie siècles. Choix méthodologiques et pratiques instrumentales », Histoire & Mesure, T. XXI, n° 2, 2006, p. 102.

76 Boistel Guy, « De quelle précision a-t-on réellement besoin en mer ? Quelques aspects de la diffusion des méthodes de détermination astronomique et chronométrique des longitudes en mer en France, de Lacaille à Mouchez (1750-1880 », Histoire & Mesure, vol. XXI, n° 2, 2006, pp. 121-156.

77 Lalande Jérôme, Astronomie, chez Desaint & Saillant, Paris, 1764, t. 2, p. 1524.

78 Boistel Guy, L’astronomie nautique au xviiie siècle en France : tables de la Lune et longitudes en mer, thèse de doctorat en histoire des sciences, Université de Nantes, 2001, t. 1, pp. 151-153.

79 La Connoissance des Temps, Jean Baptiste Coignard, Paris, 1679, « Avis » n. p.

Illustrations

  • (Fig.1). Poursuivant le raisonnement de Rømer, Huygens propose la première estimation de la vitesse de la lumière en s’appuyant sur le déplacement des planètes. Ce faisant, il constitue le système solaire en référentiel mathématisable.

    (Fig.1). Poursuivant le raisonnement de Rømer, Huygens propose la première estimation de la vitesse de la lumière en s’appuyant sur le déplacement des planètes. Ce faisant, il constitue le système solaire en référentiel mathématisable.

    (Huygens Christiaan, Traité de la lumière, Chez Pierre Vander Aa, Leide, 1690, p. 7).

Citer cet article

Référence électronique

Jérôme Lamy, « Observations et mesures du système solaire à l’époque moderne. Révolution optique et stabilisation des distances », Nacelles [En ligne], 4 | 2018, mis en ligne le 01 juin 2018, consulté le 28 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/nacelles/455

Auteur

Jérôme Lamy

Chargé de recherche CNRS

CERTOP (UMR 50 44), Université de Toulouse-Jean Jaurès

jerome.lamy@laposte.net

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