Texte

Le colloque dont sont issus les textes de ce dossier se proposait d’enrichir la connaissance de l’histoire de l’aviation pendant la Première Guerre mondiale, dans une perspective résolument comparative seule susceptible, en dépassant les récits nationaux désormais classiques et quelque peu désuets, de déconstruire quelques mythes qui encombrent encore l’historiographie aéronautique sur les deux versants des Alpes. Selon nous, l’intense confrontation de spécialistes des deux pays a pu faire émerger trois orientations particulièrement significatives du point de vue historiographique.

En premier lieu, l’approche transnationale a permis d’établir solidement quelques certitudes qui démentent ou relativisent fortement certains lieux communs de l’histoire de l’aviation.

Au chapitre des usages pionniers de l’aviation militaire, il convient d’adjoindre aux premiers vols de guerre de nature expérimentale, et pour ainsi dire artisanale, réalisés par les Italiens en Libye à la fin de l’année 1911, non seulement les premiers bombardements aériens effectués par les Bulgares dans les guerres balkaniques en 1912-1913, mais encore les premières opérations de guerre aérienne conduites par les Français dans le ciel du Maroc en 1912.

Contrairement à une croyance bien enracinée, au début de la Grande Guerre, l’état-major français ne privilégia pas les vols de reconnaissance et ne donna pas non plus la priorité à l’emploi des aéroplanes pour la régulation du tir d’artillerie, mais il s’efforça bien plutôt de développer l’aviation de bombardement pour frapper et désorganiser les arrières du dispositif allemand.

Les illusions concernant le potentiel productif de l’industrie des États-Unis, qui alimentent divers memoranda rédigées en 1917 par le colonel italien Giulio Douhet, fervent partisan du bombardement stratégique (qu’il aurait souhaité voir pratiqué de manière systématique et à grande échelle dans le cadre de la coopération interalliée), n’épargnent pas les milieux gouvernementaux français, puisqu’à la même époque le président du Conseil Alexandre Ribot nourrissait le projet de faire fabriquer outre-Atlantique des milliers d’appareils, tâche que les usines américaines n’étaient en réalité pas en mesure d’assurer, faute d’outillage adéquat, de main-d’œuvre spécialisée et de maîtrise de ces technologies toujours plus sophistiquées alors élaborées par les constructeurs aéronautiques européens.

En deuxième lieu, la comparaison des deux réalités nationales a bien mis en lumière les relations, les similitudes mais aussi les divergences relatives au développement des aviations militaires italienne et française au cours de la Grande Guerre. D’une part, l’avance technologique et productive française initiale est maintenue pendant toute la durée du conflit, en vertu d’un tissu industriel plus dense et de capacités indéniablement supérieures dans le domaine de l’innovation. On pense aux appareils de chasse rapides et maniables de la société SPAD, ou bien aux premiers dispositifs de tir à la mitrailleuse synchronisé avec l’hélice, utilisés pour la première fois avec succès par le célèbre pilote Roland Garros en avril 1915, puis améliorés par le hollandais Anthony Fokker pour le compte des Allemands après que « l’as » français eut été contraint d’atterrir derrière les lignes adverses.

D’autre part, n’oublions pas pour autant la grande ingéniosité des Italiens à produire, à adapter et à modifier les chasseurs français importés ou fabriqués sous licence en Italie, mais aussi leur remarquable capacité à développer des modèles de bombardiers de conception nationale, à savoir les grands trimoteurs de l’ingénieur Gianni Caproni. À ce jeu des regards croisés, on notera encore l’absence de vrai théoricien de l’Air power en France, par opposition à la puissante activité théorique (nonobstant exagérations et excessive rigidité dogmatique) de l’Italien Giulio Douhet, universellement considéré, et à juste titre, comme le principal stratège aérien.

En troisième lieu, l’histoire de la constitution et des premiers développements de l’aviation militaire s’apparente à une tentative exténuante et jamais véritablement concluante d’atteindre le délicat point d’équilibre entre empirisme et théorie : il s’agit de concilier les résultats des expériences menées dans les laboratoires, dans les ateliers et sur les terrains d’aviation avec les besoins et les exigences formulées par l’état-major et les contraintes budgétaires et logistiques de la programmation industrielle arrêtée par les autorités politiques, en concertation plus ou moins étroites avec les avionneurs, les motoristes, les fournisseurs de matières premières et de biens intermédiaires et les fabricants d’accessoires pour l’aviation.

Il en fut ainsi dans le domaine opérationnel, les militaires des deux pays ayant précocement reconnu et compris l’utilité de l’arme aérienne dans la conduite de la guerre, et pas uniquement dans le domaine tactique. Cet intérêt tôt manifesté à l’égard du potentiel belliqueux de l’aviation en gestation aboutit logiquement à la création et à la montée en puissance tant du Corpo aeronautico italien, illustrées par le général-inspecteur Basilio Di Martino, que de l’Aéronautique militaire française1.

Il en alla également de la sorte en ce qui concerne la production industrielle, avec notamment la reconversion rapide de nombreux établissements dans les constructions aéronautiques, comme ce fut le cas pour les firmes Michelin et FIAT, qui associèrent la production d’avions et de moteurs d’avions à leurs activités traditionnelles de fabrication de pneumatiques et de véhicules automobiles, nonobstant les défauts d’une gestion en bonne part affairiste du secteur, caractérisée par l’urgence productive et par la concurrence sauvage que se faisaient les principaux groupes industriels2.

Dans le domaine des ressources humaines, Sylvain Champonnois et Fabio Caffarena ont bien montré combien la sélection et l’entraînement des pilotes oscillaient entre pratique empirique (dictée par la nécessité de faire sortir des écoles un grand nombre d’hommes aptes au pilotage à la fois pour faire face aux fortes pertes enregistrées en opérations et pour répondre à la croissance exponentielle des aviations militaires) et les efforts de codification et d’évaluation des aptitudes psychophysiques des personnels navigants à partir de procédures élaborées et testées selon des méthodes rigoureusement scientifiques.

Il en alla de même sur le plan doctrinal, comme le révèle le processus d’adaptation de l’Aéronautique militaire française aux exigences opérationnelles, et auquel certains responsables (le chef d’état-major Joffre et le colonel Barès d’abord, puis le général Pétain et le colonel Duval) donnèrent une impulsion décisive en contribuant personnellement à la préparation et à l’intensification des opérations de guerre aérienne3. Cette tension entre théorie et empirisme est également au cœur de la réflexion provoquée par la théorie douhétienne du bombardement stratégique. Nous avons montré que l’œuvre de l’auteur d’Il dominio dell’aria ne saurait être assimilée à aucun des deux grands courants classiques de la pensée militaire du xixe siècle, l’école de Jomini et celle de Clausewitz (dans la mesure où elle élabore en réalité une théorie génétique de la guerre, certes fascinante au plan strictement conceptuel, mais par trop axiomatique et dogmatique pour trouver sa pleine réalisation dans le domaine opérationnel). Ces caractéristiques expliquent tout à la fois le grand intérêt manifesté par les milieux militaires français à l’égard de la pensée de Douhet (connue principalement grâce aux travaux du colonel Paul Vauthier, auteur en 1935 du volume La doctrine de guerre du général Douhet), mais aussi les discussions enflammées au sujet de la validité de ses thèses4.

L’épineuse question de la synthèse entre pratique et théorie se présente encore à l’époque de la démobilisation des aviations militaires et des premiers pas de l’aviation civile dans l’immédiat après-guerre. Si des obstacles politiques et administratifs perturbèrent la démobilisation des personnels du Corpo aeronautico et entravèrent le développement de la navigation aérienne en Italie (la première ligne civile ne fut inaugurée que le 1er avril 1926), en France, en revanche, un remarquable programme d’organisation aéronautique (connu sous le nom de plan Saconney) permit la création d’un réseau d’aérodromes modernes5.

De la confrontation bilatérale a logiquement émergé la nécessité d’approfondir ultérieurement les recherches de part et d’autre des Alpes, corroborée par le souhait que soient enfin ouverts à la consultation quelques-uns des plus importants fonds d’archives (tout particulièrement la collection des papiers de l’ingénieur Gianni Caproni, actuellement en cours de classement par le Museo aeronautico Caproni de Trente qui en est le dépositaire). Émerge aussi la volonté de promouvoir la coopération entre organismes de conservation du patrimoine aéronautique (le tout récent réseau des musées aéronautiques Italiens et le Musée de l’Air et de l’Espace du Bourget) et institutions académiques telles que les universités et les écoles de l’air des deux pays.

Notes

1 Pour le cas français, voir Carlier Claude, « Le origini dell’aeronautica militare francese », in Lehmann Éric, La Grande Guerra aerea. Sguardi incrociati italo - francesi, Difesa Servizi SpA – Edizioni Rivista Aeronautica, Rome, 2017, pp. 34-40. Retour au texte

2 Aubagnac Gilles, Champeaux Antoine, Tilatti Christian, « La produzione aeronautica francese durante la Grande Guerra », in Lehmann Éric (dir.), La Grande Guerra aerea...op. cit., pp. 72-81 ; Mantegazza Amilcare, « Ali per la guerra. Lo sviluppo dell’industria e della tecnologia aeronautica in Italia », ibid., pp. 42-71. Retour au texte

3 Villatoux Marie-Catherine, « Dottrina e impiego operativo dell’aviazione militare francese », ibid., pp. 100-106. Retour au texte

4 Schiavon Max, « La scoperta delle idee di Douhet in Francia e il loro impatto sulla dottrina francese nel periodo tra le due guerre », ibid., pp. 134-141. Retour au texte

5 Ungari Andrea, « L’aviazione italiana dal 1919 al 1923. Dalla smobilitazione alla costituzione dell’Arma Aerea », ibid., pp. 144-162 ; Berthout David, , « Smobilitazione e nascita dell’aviazione civile in Francia », ibid., pp. 164-173. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Éric Lehmann, « Conclusion », Nacelles [En ligne], 3 | 2017, mis en ligne le 28 novembre 2017, consulté le 03 mai 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/nacelles/358

Auteur

Éric Lehmann

Enseignant au Lycée français de Turin

Docteur en Histoire (Université de Paris X-Nanterre)

lehmann.eric@lgturin.it

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