Les idées du général italien Giulio Douhet (1869-1930)1, considéré comme un des tout premiers partisans de l’indépendance des forces aériennes et comme l’un des précurseurs de la théorie de l’Air Power, ont été amplement commentées et critiqués tant par ses contemporains que par les spécialistes de stratégie aérienne2. Cet officier d’état-major cultivé et ingénieux, mais intransigeant et caractériel3, est également connu pour avoir compromis sa carrière en rendant publique sa vision originale de la politique aérienne et militaire italienne, puisqu’il fut successivement évincé du commandement de la première unité aérienne de l’armée italienne en décembre 1914, emprisonné d’octobre 1916 à octobre 1917 pour divulgation de secrets militaires, contraint à la démission de la direction générale du commissariat pour l’aviation militaire en juin 1918 et finalement amené à renoncer aux fonctions qu’il ambitionnait d’exercer dans le premier gouvernement formé par Benito Mussolini en octobre 19224.
Admis à l’Académie militaire de Turin le 30 septembre 1886, Douhet fréquenta ensuite l’École d’application de l’artillerie et du génie (1889-1890), puis l’École de guerre dont il sortit en 1898. Promu capitaine en 1900, il intégra le corps des officiers d’état-major en 19025. Durant l’année universitaire 1899-1900, il avait suivi le cours d’électrotechnique de l’École Galileo Ferraris du Musée royal industriel de Turin, se classant à la première place sur 93 élèves, pour la plupart ingénieurs et officiers d’artillerie, grâce à un mémoire consacré aux moteurs asynchrones6. Ce premier texte fut suivi de plusieurs écrits techniques, tous d’un niveau scientifique fort modeste, publiés par Douhet jusqu’en 1908 sur des sujets aussi divers que l’électrotechnique, les applications militaires de l’automobile et les basses températures7.
Les considérations initiales de Douhet sur l’emploi opérationnel de l’avion : une position prudente et équilibrée (1910-1915)
Premiers écrits sur l’aviation (1910-1911)
Sa première incursion dans le domaine aéronautique est plus tardive, il s’agit d’un article intitulé Le possibilità dell’aereonavigazione paru dans la Rivista militare italiana le 10 mars 19108. Suivirent en rafale une bonne quarantaine d’articles sur le sujet en 1910-1911 pour le périodique politico-militaire romain La Preparazione : quatorze papiers publiés en première page de juillet à décembre 1910 sous le titre I problemi dell’aereonavigazione, dont les six premiers furent immédiatement réédités en opuscule9 ; vingt-six articles parus en 1911 (un traité en seize livraisons intitulé Nozioni elementari di aeronautica publié de janvier à mars avant de faire l’objet d’une publication en opuscule10 et dix textes sortis de juin à septembre)11. Une production particulièrement dense, qui s’inscrivait dans le vaste débat relatif au potentiel opérationnel de l’aviation qu’encourageait et qu’accueillait alors le périodique dirigé par le colonel du cadre de réserve Enrico Barone, ancien enseignant d’histoire militaire de l’École d’application de l’artillerie et du génie de Turin, où Douhet l’avait connu alors que lui-même était élève de cette prestigieuse institution.
Dans son premier écrit aéronautique, Douhet était extrêmement prudent quant au potentiel opérationnel des moyens aériens (fussent-ils dirigeables ou aéroplanes), qu’il jugeait aptes à remplir de « petites opérations auxiliaires »12, mais certainement pas en mesure de révolutionner le cadre général de la conduite et du déroulement des conflits. En l’espace de quelques mois seulement, ce jugement allait considérablement évoluer, puisque dans la première série de six articles publiés par La Preparazione, Douhet allait développer les thèmes qui deviendraient les fondements de sa pensée militaire : supériorité technique et opérationnelle de l’avion sur le dirigeable, possibilité de passer à l’offensive depuis le ciel, importance du combat aérien opposant des aéronefs, nécessité pour l’Italie de constituer une flotte aérienne qui ne fût pas qu’un simple moyen auxiliaire de l’armée et de la marine, mais bien plutôt une force équivalente aux forces terrestres et maritimes, dont l’objectif devait être la conquête de la maîtrise de l’air.
À l’époque ces brillantes intuitions ne pouvaient pas trouver de confirmation expérimentale à l’occasion des manœuvres aériennes et encore moins être vérifiées en situation réelle de combat, puisque ni l’armée italienne ni les autres armées ne possédaient encore le moindre matériel aérien apte à concrétiser les visions abstraites de Douhet. Il en résulta un vif débat dans les colonnes de La Preparazione, au cours duquel d’autres collaborateurs de la revue opposèrent de multiples objections aux théories audacieuses de Douhet.
Dans l’ensemble, Douhet avait au moins le mérite d’attirer l’attention des milieux militaires sur deux sujets qui à l’époque pouvaient être considérés comme de la pure spéculation intellectuelle, mais qui allaient rapidement faire l’objet de recherches et d’expériences au gré des progrès fulgurants de la technique aéronautique13 : l’urgence de penser à l’utilité opérationnelle de l’aéroplane et la nécessité de développer immédiatement l’aviation italienne, pour éviter de se trouver démunis tant dans le domaine doctrinal que du point de vue technique.
Commandant du « Bataillon des aviateurs » (1912-1914)
Après diverses affectations et sa promotion au grade de commandant en mars 1910, le 1er juillet 1912 Douhet, fut affecté au Battaglione aviatori (« Bataillon des aviateurs ») nouvellement constitué à Turin, en qualité de chef du service technique, responsable du service administratif et adjoint du commandant14 (le lieutenant-colonel d’artillerie Vittorio Cordero di Montezemolo, ancien chef de la section aviation du Battaglione specialisti del genio - « Bataillon des spécialistes du génie » - créé à Rome deux années auparavant). Toutefois, dès le mois de septembre, Douhet assura le commandement intérimaire du corps, avant d’en prendre effectivement la tête en février 1913, puis d’être nommé commandant titulaire en avril 1914, quelques jours après sa promotion au grade de lieutenant-colonel.
Le Bataillon des aviateurs, qui devait administrer le personnel aéronautique et le parc aérien de l’armée15, suivre le développement technique des appareils et étudier leur emploi opérationnel, flanquait le Bataillon des spécialistes du génie, qui conservait la gestion des dirigeables et des ballons captifs de l’armée. Les deux corps dépendaient de l’Inspection des services aéronautiques placée sous le commandement du colonel Maurizio Mario Moris près la Direction de l’artillerie et du génie du ministère de la Guerre16.
En sa qualité de commandant du Bataillon des aviateurs, Douhet écrivit deux rapports pour définir les premiers éléments de la doctrine d’emploi des avions : la Relazione sull’organizzazione dell’aviazione militare in Italia datée de décembre 1912 et les Norme per lo impiego di aereoplani in guerra – istruzioni provvisorie, rédigées pour le compte du bureau d’inspection des services aéronautiques au printemps de 191317. Dans ces deux textes, Douhet assignait à l’aéroplane des missions de reconnaissance des forces adverses, de liaison avec les troupes amies et de régulation et de contrôle du tir d’artillerie, ne pressentant que pour un avenir qu’il croyait encore lointain, les combats opposant des avions et les attaques aériennes portées par des appareils chargés de bombes.
Au début de 1913, Douhet promut aussi la création d’un Notiziario del Battaglione aviatori qui devait être distribué aux officiers généraux et aux personnels du Bataillon lui-même. Le but de cette publication bimestrielle était de diffuser les nouvelles relatives à l’aviation militaire en Italie et à l’étranger et de faciliter la connaissance des évolutions techniques dans le domaine aéronautique. La lecture des deux seuls numéros, le premier et le cinquième, qui ont étaient conservés, confirme la ligne équilibrée et prudente exprimée par Douhet dans les deux rapports officiels qu’il rédigea à la même époque au sujet de la doctrine d’emploi des avions militaires18.
Les lourds devoirs que remplissait Douhet à la tête du Bataillon des aviateurs ne l’empêchèrent pas de suivre attentivement l’évolution du conflit majeur qui éclata en Europe à l’été de 1914. Le colonel entreprit en effet de collaborer régulièrement avec le quotidien turinois La Gazzetta del Popolo qui l’avait invité à commenter le déroulement de la guerre, une tâche comparable à celle qu’il avait déjà réalisée pour le journal génois Il Caffaro à l’époque de la guerre russo-japonaise en 1904-1905. Parmi les 156 gros articles publiés du 7 août 1914 au 26 mars 1915 sous le pseudonyme « Spectator19 », onze sont consacrés au rôle opérationnel de l’aéronautique et peuvent être rangés dans deux catégories.
La première catégorie, constituée de trois articles parus en janvier-février 1915, rallumait les feux de la vieille diatribe contre les dirigeables déjà présente dans les textes écrits par Douhet en 1910-191120. En réalité, en contestant vivement l’utilité militaire des dirigeables Zeppelin allemands, Douhet donnait cours à sa rancœur personnelle à l’égard des partisans de l’aérostat, Moris in primis, ses adversaires au sein de l’aéronautique italienne, à l’animosité desquels il pouvait à bon droit attribuer son départ brusqué du Bataillon des aviateurs en décembre 1914.
Les huit autres articles mettaient l’accent sur le rôle de l’aéroplane comme arme nouvelle, dont l’emploi se bornait certes encore à la reconnaissance tactique et à la régulation du tir d’artillerie, mais dont le grand potentiel devait se concrétiser dans un avenir point trop lointain avec le bombardement et les combats aériens, car Douhet était persuadé que la nécessité d’acquérir la maîtrise de l’air allait s’imposer au gré des progrès techniques et que l’offensive depuis les airs ne pourrait être combattue autrement que par une force aérienne supérieure à celle de l’attaquant.
Au total, ces onze articles ne présentaient aucune nouveauté par rapport à ceux publiés par la revue La Preparazione dans l’avant-guerre, il s’agissait tout au plus d’une confrontation prudente des idées de Douhet avec les premières expériences concrètes d’emploi opérationnel de l’aéroplane, dans lesquels le colonel ne voyait encore qu’une confirmation partielle de ses thèses relatives à l’efficacité de l’arme aérienne et à l’importance de la maîtrise de l’air. Emblématiques, à cet égard, étaient les considérations exposées à la mi-février 1915 au sujet du bombardement effectué par une escadre de 34 appareils britanniques sur les bases de sous-marins allemandes en Belgique21 : Douhet pronostiquait justement qu’un jour ou l’autre des opérations similaires seraient menées avec un nombre accru d’appareils de plus en plus puissants capables de transporter de plus grosses charges d’explosif et par conséquent d’infliger des dommages plus importants à l’adversaire.
Les débuts de la théorie du bombardement stratégique (1915-1916)
Frapper les centres vitaux de l’adversaire
Douhet n’allait cependant pas tarder à esquisser sa théorie du bombardement stratégique dans un mémorandum intitulé Su di una organizzazione aerea atta alla grande offensiva, portant la date du 3 juillet 1915, adressé aux généraux Luigi Cadorna, chef d’état-major de l’armée italienne, et Alfredo Dallolio, sous-secrétaire d’État pour les Armes et les Munitions dans le cabinet présidé par Antonio Salandra22. Douhet y proposait la construction de 500 aéroplanes pluri-moteurs capables d’emporter une demie tonne d’explosif dans un rayon d’action allant de 300 à 500 kilomètres, dans le double but de démanteler le dispositif défensif et les arrières de l’ennemi et d’opposer aux incursions de ses appareils une sorte de barrage aérien assurant la protection des principales villes de la plaine padane23. Parmi les avions de fabrication italienne, à l’époque seuls les bombardiers Caproni 300 (dont Douhet avait ardemment soutenu le projet lorsqu’il commandait le Bataillon des aviateurs) pouvaient être en mesure de remplir des missions aussi difficiles et disparates.
Douhet suggérait de lancer des raids massifs « sur les lieux les plus vitaux, les plus sensibles et les moins bien protégés de l’ennemi (nœuds ferroviaires, arsenaux, ports, dépôts, usines, centres industriels, centres militaires, banques, ministères, etc…) »24. On ne peut s’empêcher de noter que cette liste d’objectifs potentiels n’est pas sans présenter une certaine similitude, qui pourrait ne pas tenir du simple hasard, avec les lignes directrices de l’Instruction sur l’organisation et l’emploi des groupes de bombardement publiée le 1er février 1915 par le Grand Quartier général (GQG) français, qui stipulait que les avions de bombardement fussent engagés en unités compactes, escadrilles ou même groupes entiers, contre des cibles telles que voies ferrées, ponts, terrains d’aviation, casernes, postes de commandement, dépôts de munitions et manufactures25.
En ce même mois de juillet 1915, mais dans l’intimité du journal qu’il avait entrepris d’écrire dès les premiers jours de l’intervention italienne dans le conflit européen, Douhet allait encore plus loin : il rêvait de la constitution d’une flotte aérienne interalliée de quelques milliers d’appareils et il se disait persuadé l’on aurait pu résoudre l’épineuse question des Dardanelles en contraignant le gouvernement ottoman à ouvrir les Détroits par une puissante et brusque offensive aérienne, au lieu de tenter de forcer le passage avec une opération navale d’abord et puis avec une sanglante opération de débarquement, qui s’étaient toutes deux soldées par un échec retentissant26 :
Bien certainement si deux ou trois cents aéroplanes alliés, durant de nombreux jours de suite, se portaient sur Constantinople et y faisaient tomber 100-150 tonnes d’explosifs, de Constantinople partirait l’ordre d’ouvrir les Dardanelles. Faire la guerre aujourd’hui, en 1915, comme la faisaient Xerxès ou Léonidas – même en ayant augmenté la portée des armes de jet – est absurde. Et la guerre comme moi je l’entends serait moins terrible, bien que plus impressionnante, plus rapide et plus concluante27.
Une solution impraticable dans le contexte productif et technologique de l’époque
Une telle solution était-elle réellement praticable dans le contexte historique où Douhet l’imaginait ? Il serait vain de formuler un quelconque avis sur l’aptitude des appareils de l’époque à remplir les missions que le colonel italien souhaitait leur assigner, car il est presque impossible de se faire une idée réaliste des qualités techniques des avions qui volaient il y a un siècle. Constatons toutefois qu’un document de 1917 émanant du Bureau des services aéronautiques du Comando supremo (Grand quartier général italien) créditait le trimoteur Caproni 300 d’une capacité de charge de 400 kg de bombes et d’une autonomie opérationnelle de sept heures à la vitesse moyenne de 100 km28, des données qui ne diffèrent pas fondamentalement de celles fournies par Douhet dans son mémorandum du mois de juillet 191629.
Il n’est en revanche pas déraisonnable de se demander s’il était possible de fabriquer en temps utile la grande quantité d’avions nécessaires à l’application des théories de Douhet. Sur ce point nous disposons de données plus fiables, qui montrent que la production évoluait en réalité à un rythme totalement incompatible avec le programme grandiose imaginé par le colonel : dans un rapport adressé au ministre de la Guerre le 10 février 1917, le sous-chef d’état-major Carlo Porro déplorait que le programme de production élaboré par la Direction générale de l’aéronautique pour le printemps de 1917 fût « complètement raté » et il demandait par conséquent que l’on attribuât aux constructions aériennes une priorité absolue sur tout autre type de fabrications militaires30.
Comme le soulignait parfaitement le colonel Angelo Gatti, historien du Grand quartier général italien, le défaut principal de Douhet était qu’il raisonnait dans l’abstrait et en circuit fermé, sans jamais se préoccuper des données pratiques, ce qui le conduisait à ignorer les divers obstacles qui rendaient objectivement inapplicables ses propositions axiomatiques :
Le point faible de Douhet [...] est ne jamais considérer le concret. Douhet, par exemple, en ce concerne l’aviation, avait bien dit que si l’on réussissait à construire 50 000 aéroplanes, nous aurions eu raison des adversaires. Mais la question est justement de construire 50 000 aéroplanes31.
Comment donner tort à Gatti ? Si en juillet 1915 Douhet avait d’abord proposé la création d’une puissante flotte aérienne interalliée constituée de « quatre ou cinq mille » aéroplanes32, en juin 1917 (dans deux mémorandums écrits dans la forteresse où il purgeait une année de réclusion pour avoir violemment critiqué la conduite des opérations de la part du général Cadorna), il allait suggérer la fabrication d’une masse encore supérieure de dix mille appareils33, avant d’en venir, dans un bref roman de politique fiction achevé en mai 1918 (mais publié après le conflit en 191934), à imaginer de façon totalement irréaliste de produire aux États-Unis cinquante mille avions grâce auxquels il croyait possible de paralyser et d’anéantir la machine de guerre allemande.
Douhet n’était cependant pas seul à se faire des illusions sur le potentiel productif des constructions aériennes de l’Entente et de son allié américain. Le 23 mai 1917, le président du conseil français Alexandre Ribot chargea par exemple son ambassadeur à Washington Jean-Jules Jusserand de commander aux États-Unis 4 500 aéroplanes pour l’année 1918, plus 2 000 de réserve mensuelle, soit un total de 12 500 appareils pour le seul premier semestre du programme ainsi envisagé35. En Italie même, le programme Chiesa (ainsi nommé parce qu’il avait été fortement voulu par le commissaire général pour l’aéronautique Giulio Chiesa) adopté par la commission centrale technico-administrative de l’aéronautique dans ses séances inaugurales des 9 et 10 novembre 1917, prévoyait la fabrication de 3 500 bombardiers Caproni 600, qui de l’avis de Caproni lui-même dépassait largement les capacités productives de sa société et des autres firmes auxquelles les avions avaient été commandés36.
Le même Caproni n’hésitait pourtant pas à promouvoir à l’étranger l’emploi massif de ses bombardiers, comme en témoignent deux mémorandums dactylographiés de 10 et de 31 pages portant sa signature autographe, datables du second semestre 1917 (Promemoria sulla guerra aerea per l’aviazione americana, transmis au United States Air Service vraisemblablement à l’été ou à l’automne de cette même année ; Quelques notes sur l’aviation de bombardement, adressé au président de la République française Raymond Poincaré le 12 février 191837), ainsi qu’un opuscule de 68 pages intitulé Uccidiamo la guerra. Miriamo al cuore del nemico38, publié par le journaliste Nino Salvaneschi, ami personnel de Caproni. L’analyse stylistique de ces textes ne permet pas d’en attribuer avec certitude la paternité à Douhet, mais il ne fait aucun doute que leur contenu dérive de ses théories. Le Promemoria sulla guerra aerea per l’aviazione americana développe trois idées typiques de la pensée douhétienne : la révolution militaire provoquée par l’aéroplane avec l’irruption sur l’échiquier de la guerre d’une troisième dimension qui brise la fatalité du verrouillage linéaire du front terrestre et permet de frapper les centres vitaux adverses ; l’idée que l’avion constitue une sorte de canon d’une portée immensément supérieure à celle de n’importe quelle pièce d’artillerie, avec en prime l’avantage de se mouvoir presqu’à sa guise en se jouant des obstacles ; l’impact formidable des raids aériens sur le moral des populations.
Une illusion partagée par certains milieux militaires américains et britanniques
Notons qu’à la même époque, certains officiers américains envisageaient également de recourir au bombardement stratégique contre l’Allemagne. Envoyé en Europe au mois de mars 1917 pour enquêter sur l’organisation aéronautique française, le lieutenant-colonel William Mitchell (qui dans l’après-guerre allait devenir un des plus célèbres partisans de l’Air Power39), écrivait dans un rapport du 13 juin 1917 adressé au général John J. Pershing, chef des American expeditionary forces (AEF) : « Correctement mené [le bombardement stratégique] déterminera plus que tout autre arme le résultat final de la guerre40. » Deux jours plus tard, le commandant Raynal C. Bolling, chef de la mission aéronautique militaire américaine (le Joint Army and Navy aircraft committee) dépêchée en Europe en juin-août de la même année41, recommandait que pas moins de 75 % des appareils destinés aux AEF fussent des bombardiers et préconisait de les engager dans des raids massifs :
Si le bombardement de nuit était conduit à suffisamment grande échelle et sur une durée suffisante, on peut raisonnablement penser qu’il pourrait décider entièrement de l’issue des opérations. Jusqu’à présent, le problème semble dépendre du fait que tout le bombardement a été effectué de façon intermittente et sporadique à cause du peu d’intérêt pour la question et du faible nombre d’avions adaptés à cette mission. [...] Il y a toutes les raisons de croire que [le bombardement aérien] pourrait assumer un rôle vital si l’on pouvait produire et employer de manière continue et systématique un nombre vraiment important d’aéroplanes en mesure de porter de grandes quantités de bombes de gros calibre42.
Le commandant Edgar S. Gorrell, directeur du service technique de l’Army Air Service auprès des AEF, était lui aussi favorable au bombardement à grande échelle. Partant de considérations en tout point similaires à celles de Douhet au sujet du blocage stratégique terrestre et sur la base d’informations relatives à la préparation par l’Allemagne d’une vaste campagne de bombardement pour le printemps et l’été de 1918, le 28 novembre 1917 il soumit au général Benjamin D. Foulois, nommé la veille à la tête de l’Army Air Service, un programme qui proposait la création d’une force massive de bombardiers pour frapper les usines de l’adversaire :
Il est par conséquent de la plus haute importance que nous adoptions le plus tôt possible un plan de bombardement qui soit immédiatement lancé et qui s’applique avec la plus grande vigueur dès que possible, de façon que nous puissions non seulement détruire les centres industriels allemands mais encore les détruire plus profondément qu’ils ne feront à l’encontre des nôtres l’année prochaine43.
Comparant les armées en présence à des perceuses géantes et les nations belligérantes aux manches de ces perceuses, Gorrell affirmait que pour abattre l’Allemagne il fallait en briser le manche en bombardant sans relâche les centres de production et les lignes de communication dont dépendait son armée pour se ravitailler44. Il désignait comme objectifs prioritaires quatre zones stratégiques constituées des villes de Düsseldorf, Cologne, Mannheim et de leurs environs ainsi que la vallée de la Saar45. Notons que dans la période où il préparait ce plan, Gorrell avait été en contact avec Gianni Caproni, auquel il avait justement demandé et duquel il avait obtenu des informations sur des cibles industrielles potentielles en territoire allemand46. Notons également que tout comme Caproni et Douhet, Gorrell n’avait pas le moindre doute sur le fait qu’« après un tel bombardement, les usines seraient détruites et [que] le moral des ouvriers serait brisé47 ».
Nous savons en outre qu’à la même époque, impressionné par les incursions des dirigeables Zeppelin, le premier ministre britannique David Lloyd George chargea le général sud-africain Jan Smuts, membre de l’Imperial War Cabinet, d’étudier la riposte la plus adéquate. Celui-ci rédigea deux rapports : dans le premier il traçait les grandes lignes d’un système de défense antiaérienne complexe pour protéger Londres, mais dans le second, daté du 17 juin 1917, il recommandait de fusionner les deux forces aériennes britanniques (le Royal Naval Air Service –RNS– et le Royal Flying Corps –RFC–) dans une force indépendante de la marine et de l’armée, effectivement instituée le 1er avril 1918 sous le nom de Royal Air Force (RAF) et il prévoyait que le bombardement stratégique pourrait bientôt devenir la caractéristique prédominante du conflit :
Le jour pourrait ne pas être si loin où les actions aériennes avec leurs dévastions sur le territoire adverse et la destruction des centres industriels et urbains à vaste échelle pourraient devenir les principaux actes de guerre, au point de faire apparaître secondaires et subordonnées les vieilles formes d’action terrestres et maritimes48.
Peu de temps après, Douhet allait adopter une position beaucoup plus radicale : dans une longue note rédigée le 20 novembre 191749 (soit un mois après avoir quitté la prison où il avait purgé son année de détention), comparant l’avion à un canon à la portée illimitée capable de lancer un projectile à la « trajectoire intelligente parce que déterminée par l’aviateur », il prétendait qu’aucun recoin du territoire adverse ne serait désormais à l’abri des coups portés du ciel indépendamment de l’évolution des opérations terrestres et maritimes. Il concluait que dans les guerres du futur la première partie du conflit aurait immanquablement pour but de conquérir la maîtrise de l’air, réduisant du même coup à l’impuissance et rendant obsolètes les armées et les marines militaires :
L’armée et la flotte ont été jusqu’à présent des moyens par lesquels on parvenait à protéger aussi son propre territoire des coups portés par l’ennemi. Ces moyens sont parfaitement inutiles face à la grande offensive aérienne, quand le camp qui l’exerce a acquis la maîtrise de l’air. […]
Une puissance aérienne suffisante, après avoir acquis la maîtrise de l’air, peut rapidement jeter toute une nation dans le désespoir, la paralyser en lui coupant toute communication, détruire sa flotte de guerre et marchande réfugiée dans les ports, imposer la paix par la menace de la destruction complète en voie d’exécution.
Tout cela indépendamment de ce qui peut advenir sur terre et sur mer. […] Il y aura peu d’intérêt à gagner une bataille sur terre ou sur mer quand l’ennemi nous détruit la capitale ou nous isole des bases d’opération. Par conséquent les guerres du futur seront décidées par l’arme aérienne, par conséquent l’arme aérienne deviendra de plus en plus importante tandis que l’armée de terre et la marine perdront leur importance, jusqu’à presque disparaître50.
Le général britannique Hugh Trenchard51, qui commandait alors les unités du RFC déployées en France, ne partageait certainement pas ces opinions extrêmes, et pourtant il parvint à la même époque à souhaiter lui aussi une stratégie fondée sur le « Long Distance Bombing »52, c’est-à-dire une offensive contre les installations industrielles allemandes dans le double but d’affaiblir la production et de miner le moral des populations.
La théorie douhétienne de l’Air Power : une rupture graduelle mais précoce avec la guerre terrestre et maritime
1915 : priorité à la guerre terrestre
Tout bien considéré, la proposition avancée par Douhet en juillet 1915 relevait d’une vision de la guerre encore traditionnelle. Comme ses contemporains, le colonel ne comprit pas immédiatement le terrible paradoxe de la bataille de matériel sur des fronts étirés sur plusieurs centaines de kilomètres, où s’affrontaient des millions de combattants dans une épuisante guerre de position comparable à un gigantesque siège réciproque fondé sur de robustes ouvrages de tranchée protégés par du fil de fer barbelé, des mines, de l’artillerie et des mitrailleuses. Durant les premiers mois de la guerre, Douhet croyait encore possible de rompre le blocage stratégique par une offensive terrestre menée par une masse d’hommes suffisamment nombreuse et bien armée. Il pensait par conséquent qu’il convenait de maintenir partout une attitude défensive tant qu’on n’aurait pas accumulé tous les moyens indispensables au déclenchement de l’offensive décisive. C’est la raison pour laquelle il préconisait alors d’assigner prioritairement à l’aviation la mission de protection des villes de l’Italie septentrionale, estimant que le bombardement aérien ne devait constituer qu’un objectif secondaire, complémentaire du premier.
1916 : priorité au bombardement stratégique
Mais au bout de quelques mois, Douhet donna la priorité stratégique et opérationnelle au bombardement du réseau de transport et du tissu industriel austro-hongrois. Il estimait que l’on ne pourrait surmonter l’impasse de la guerre d’usure qu’en engageant une masse de bombardiers porteurs de grandes quantités d’explosif, idée soutenue dans les deux mémorandums écrits en janvier et février 1916 pour convaincre les chefs militaires et les dirigeants politiques de la nécessité de mener une guerre aérienne de grande envergure, que désormais il ne cessa de considérer comme le seul moyen de rompre l’équilibre stratégique et de provoquer l’effondrement de l’adversaire53.
1917 : l’arme aérienne, arme absolue
Douhet en vint enfin à penser que l’aviation n’était pas une arme comme les autres, mais bien la seule arme capable d’emporter la décision non seulement dans le conflit en cours mais dans toutes les guerres de l’avenir, parce qu’étant comparable à une artillerie dont la portée était presqu’illimitée, elle pourrait semer la destruction au cœur du dispositif adverse, désorganiser ses centres décisionnels et productifs et terroriser sa population au point de la pousser à exiger de ses propres dirigeants la capitulation inconditionnelle. Ce troisième stade de la maturation de la pensée stratégique douhétienne est postérieur à l’arrestation du colonel le 16 septembre 1916. On en trouve la première trace dans une note isolée du 20 novembre 1917 qui, comme d’autres notes apparemment éparses écrites à la même époque, s’inscrit en réalité dans le droit fil de la réflexion sur la guerre engagée avec les 156 articles publiés par le quotidien turinois La Gazzetta del popolo avant que l’Italie n’intervienne dans le conflit européen, puis poursuivie et approfondie dans l’intimité du journal de guerre de Douhet. Dans cette note, le colonel affirmait que la guerre aérienne se développerait « de manière complètement indépendante du cours de la guerre terrestre et maritime » et que les forces terrestres et maritimes seraient bien vite devenues « parfaitement inutiles face à la grande offensive aérienne, quand le parti qui la conduit a acquis la maîtrise de l’air ». Il émettait même l’hypothèse selon laquelle, avec la naissance de l’Air Power, l’armée et la marine verraient décliner leur rôle respectif « jusqu’à ce qu’elles disparaissent presque54 ».
Une théorie formulée avant la publication du maître-livre de Douhet
Telles étaient les idées que Douhet allait systématiquement reprendre et inlassablement défendre dans l’après-guerre, d’abord dans les colonnes du périodique Il Dovere (qu’il avait fondé, qu’il dirigeait et dont il rédigeait à peu près seul les quatre pages hebdomadaires, qui parut d’avril 1919 à décembre 192155) puis dans les deux éditions de Il dominio dell’aria56 (où il reprenait, parfois à la lettre, les textes précédemment écrits pour Il Dovere57) et enfin dans les multiples articles rédigés dans la seconde moitié des années vingt, en particulier dans ceux publiés par la Rivista aeronautica, organe officiel de la Regia aeronautica (l’armée de l’air italienne créée le 28 mars 1923) entre décembre 1927 et novembre 1929.
Par conséquent, contrairement à ce qu’affirme même la meilleure littérature classique sur le sujet58, la théorie de Douhet n’est pas née avec la publication en 1921 de son livre le plus célèbre et elle n’a fondamentalement été modifiée ni par la parution de l’édition augmentée de 1927, ni par sa production ultérieure : elle est déjà intégralement pensée et formulée pendant la Grande Guerre.
La théorie douhétienne de l’Air Power : une rupture spatio-temporelle
Offensive surprise ou agression brusquée ?
Sur un aspect, cependant, Douhet allait opérer une révision du système axiomatique sur lequel reposait la théorie de la guerre qu’il avait élaborée dans les années 1915-1917. Obsédé par la crainte que les Empires centraux ne se lancent les premiers dans la construction d’une flotte aérienne qui leur permît de remporter la victoire, il avait initialement pensé que l’offensive aérienne massive dont il rêvait devrait absolument prendre l’ennemi par surprise pour être vraiment en mesure de rompre l’équilibre stratégique. C’est l’idée qu’il reprit dans son livre Il dominio dell’aria, affirmant que pour « infliger à l’adversaire un maximum de dommages le plus rapidement possible », il fallait « commencer la guerre aérienne par surprise »59, à une époque où il redoutait que le démantèlement de la puissance militaire allemande suite à la Grande guerre, ne pousse l’Allemagne, en dépit des limitations que lui imposait le traité de Versailles, à rechercher dans le développement clandestin de l’arme aérienne le moyen idéal d’une future revanche60.
Et pourtant, en septembre 1928, prenant en considération l’éventualité que deux belligérants dotés chacun d’une puissante armée de l’air se disputent la suprématie dans le ciel et s’infligent mutuellement des pertes équivalentes, non seulement Douhet se rangea à une position théorique plus logique et plus équilibrée (la guerre se fait toujours à deux, il est indispensable d’évaluer attentivement le potentiel des forces adverses et les dommages qu’il pourrait vous infliger), mais il alla même jusqu’à nier avoir jamais proposé une quelconque autre définition de l’offensive stratégique aérienne :
Moi je n’admets pas l’action par surprise. Jamais, dans aucun de mes écrits, je n’ai pris en considération une telle action parce que je suis le premier à dire que pour surprendre il faut trouver quelqu’un qui se laisse surprendre et il ne faut jamais calculer que l’adversaire se prête à notre jeu.
Je n’admets que l’action brusquée61.
La contraction temporelle du conflit : nécessité de l’offensive fulgurante
En réalité, qu’il envisageât une attaque surprise ou qu’il recommandât l’attaque brusquée, dans les deux scénarios Douhet était surtout sensible au facteur temporel. Dans l’univers mécanisé caractérisé par la vitesse, par la concentration des troupes et des moyens logistiques et par l’augmentation de la puissance de feu, l’objectif principal de la guerre était de ne pas se trouver démuni au point de céder à la première offensive lancée par l’ennemi. Pour survivre d’abord et vaincre ensuite, il fallait donc écraser l’adversaire dans les plus brefs délais, afin de limiter les destructions sur son propre territoire et les pertes humaines parmi sa propre population. La vision douhétienne de la guerre conçue comme une course contre le temps opposant deux adversaires ou deux alliances, trouvait ici sa confirmation. Contrairement à ce qu’il était advenu à l’époque de la Grande Guerre, au cours de laquelle des pays qui avaient subi des revers ou même de lourdes défaites (telles la France et l’Italie) étaient progressivement parvenus à redresser, puis à renverser la situation en leur faveur et finalement à vaincre, dans les conflits du futur, l’Air Power réduirait au minimum le temps stratégique et garantirait une victoire-éclair au belligérant qui parviendrait le premier à frapper avec assez de rapidité et de violence l’adversaire au point de lui ôter la moindre chance de remédier à une défaite inexorable.
Bien entendu, dans un tel scénario, il n’y avait pas de place, même marginale, pour les événements aléatoires, les incertitudes et les frictions typiques de la vision stratégique du général prussien Carl Von Clausewitz62 : selon Douhet, avec la mutation génétique imposée à la guerre par l’avènement de l’Air Power, le temps de la guerre serait radicalement changé par rapport au cours plus lent des conflits du passé. Pourtant, en dépit de sa nouveauté radicale, ce scénario offensif n’était toutefois pas dépourvu d’une certaine affinité avec le système d’un grand classique de la pensée stratégique, le français Jacques-Antoine de Guibert qui, dans les années 1770, avait indiqué l’attaque brusquée comme le meilleur moyen d’entamer un conflit et conseillé de faire ce qu’il appelait la « grande guerre »63, avec audace et hardiesse, en installant dès le début des hostilités le théâtre des opérations sur le territoire de l’ennemi pour y porter le coup décisif.
La théorie douhétienne de l’Air Power : une pensée axiomatique
Une théorie démentie par l’expérience de la Grande Guerre…
Fruit d’une croyance absolue en la capacité de l’arme aérienne à résoudre seule les conflits, l’hypothèse douhétienne n’a en réalité jamais été confirmée par la moindre preuve expérimentale à grande échelle. Déjà à l’époque de Douhet, l’expérience de la Grande Guerre avait montré qu’aussi bien les incursions en territoire allemand d’avions monomoteurs français Voisin L et de bimoteurs français Caudron G4 et britanniques Handley-Page O/400, que les raids allemands sur Londres effectués par les dirigeables Zeppelin et les grands bombardiers Gotha IV, Gotha V et Zeppelin Staaken RV, n’avaient eu aucun effet vraiment important, ni au point de vue des destructions et des pertes humaines, ni même sur le moral de la population et qu’au bout du compte ils ne s’étaient en aucune mesure révélés déterminants pour l’issue du conflit64. Il convient cependant de préciser, en faveur des thèses défendues par Douhet, que ni la dimension ni l’intensité de ces opérations ne furent jamais comparables aux offensives massives et prolongées qu’il avait imaginées.
… et par l’histoire ultérieure de la guerre aérienne
En réalité, un conflit tel que l’imaginait Douhet ne s’est jamais produit. Si l’on examine à titre d’exemples deux campagnes aériennes d’usure menées au début de la Seconde Guerre mondiale, on constate qu’en 1940, l’effondrement français fut causé en partie seulement par l’action de la Luftwaffe : elle obtint la maîtrise du ciel de France au prix de lourdes pertes (un millier d’avions) mais ce sacrifice n’aurait pas permis de faire plier l’adversaire si la Wehrmacht n’avait nettement prévalu sur le théâtre d’opération terrestre65. La Bataille d’Angleterre ne se déroula pas non plus dans un cadre similaire à celui tracé par Douhet. Bien au contraire, la faute stratégique commise par les Allemands en septembre 1940 lorsqu’ils choisirent de donner la priorité au bombardement des villes anglaises, en se détournant de leur offensive initiale contre les terrains d’aviation de la RAF alors même que les capacités du Fighter Command étaient au bord de la rupture66, offrit à ce dernier le répit dont il avait besoin pour surmonter la très grave crise qu’il traversait et permit ainsi aux Britanniques d’échapper à une défaite potentiellement irrémédiable.
Il faut attendre les campagnes aériennes contre l’Allemagne, l’Italie et le Japon durant la Seconde Guerre mondiale pour que soit expérimenté l’area bombing mis au point par les Britanniques et le bombardement fondé sur la définition conventionnelle d’une target area de 1 000 pieds (620 mètres environ) de diamètre autour de la cible, et pratiqué par les Américains. Deux méthodes qui requièrent des flottes aériennes imposantes : presque 800 appareils de la RAF lors du premier raid sur Hambourg à la fin du mois de juillet 1943, encore 800 avions de la United States Army Air Forces (USAAF) sur Nuremberg et environ 1700 autres sur Berlin en mars 194467. Ces raids pourtant massifs n’ont pas non plus confirmé la vision douhétienne. Si leur impact démoralisant fut profond (ils usèrent les nerfs des civils allemands et japonais et contraignirent des centaines de milliers d’entre eux à abandonner leurs villes en ruines, induisant un absentéisme massif de la main-d’œuvre qui eut des répercussions sur le rendement), ils eurent toutefois des effets limités sur l’évolution de la production industrielle des pays visés. Par exemple, malgré les centaines de milliers de tonnes de bombes déversées sur l’Allemagne (avec un pic de 3600 tonnes en février 1944), l’industrie aéronautique du Reich parvint à accroître sa production, qui passa de 15 600 avions en 1942 à 39 800 en 1944, en dispersant et en camouflant ses usines et en déplaçant son outillage et ses chaînes de montage au fur et à mesure que ses hangars étaient détruits. L’efficacité du bombardement stratégique fut également conditionnée, outre que par les pertes infligées par la défense aérienne et antiaérienne allemande, par les obstacles rencontrés au cours du targeting opérationnel (c’est-à-dire dans la collecte d’informations suffisamment précises et fiables sur les objectifs potentiels), dans l’évaluation des résultats immédiats des raids et dans la prévision de leurs effets à moyen et à long terme. Pour ces raisons, l’USAAF modifia plusieurs fois ses plans stratégiques durant la campagne, indiquant comme objectifs prioritaires d’abord la production de roulements à billes (août - octobre 1943), puis les usines sidérurgiques (1943), les constructions aéronautiques (été 1943 - été 1944), la production de carburant synthétique (mai 1944 - mai 1945) et enfin le réseau ferroviaire et les voies navigables (septembre 1944 - mai 1945)68. En définitive, les bombardements aériens furent seulement un des facteurs déterminants pour la victoire des Alliés, mais ils ne furent pas le seul élément décisif et ne permirent pas une solution rapide du conflit telle que l’avait imaginée Douhet un quart de siècle auparavant.
Plus récemment, la composante aérienne de l’opération Desert Storm durant la Guerre du Golfe (janvier-février 1991) ne peut pas non plus être considérée (quoi qu’on en pense69) comme une illustration parfaite de la théorie douhétienne. La coalition emmenée par les États-Unis remporta certes la victoire principalement grâce à une intense campagne aérienne étalée sur quarante jours dans le but de neutraliser les forces et la structure de commandement politico-militaire de l’Irak et de paralyser les communications, les transports et le potentiel industriel de ce pays, mais cette offensive fut conduite dans un contexte de très fort déséquilibre quantitatif et surtout qualitatif entre les forces aériennes qui s’affrontaient70. L’opération Allied Force menée par l’Alliance atlantique dans le ciel de la Serbie en 1999, que certains considèrent comme un cas exemplaire de victoire écrasante obtenue en vertu de l’Air Power71, est encore moins conforme aux préceptes énoncés par Douhet : non seulement le rapport de force entre les moyens aériens déployés par chacun des deux camps fut encore plus déséquilibré que pendant la Guerre du Golfe, mais les avis des spécialistes divergent considérablement sur le bilan de cette campagne aérienne qui dura pas moins de quatre-vingt jours, tant au sujet de l’évaluation des dommages effectivement infligés au potentiel militaire serbe que pour ce qui concerne l’influence des opérations aériennes sur la décision du président serbe Slobodan Milosevic de retirer finalement ses troupes du Kosovo en juin 199972.
Conclusion
La pensée stratégique de Douhet était fondée sur la certitude axiomatique que l’avènement de l’aviation entraînait une mutation génétique de la guerre marquant la naissance d’une ère profondément nouvelle de son histoire, au cours de laquelle rien ne devait plus être comme avant. Selon le stratège suisse Antoine Henri Jomini, l’histoire enseigne que la manœuvre offensive contre le dispositif de l’ennemi, à commencer par ses lignes internes et ses communications, doit conduire à la victoire ou à tout le moins mettre à l’abri de la défaite le belligérant qui l’applique selon les règles déduites de l’étude des conflits du passé73 ; pour Clausewitz, la guerre est un phénomène où les forces en présence interagissent dans un cadre imprévisible, caractérisé par la friction et le hasard, que tout bon stratège doit affronter en combinant la nécessité d’en respecter la « grammaire » avec les enseignements des guerres du passé et en calculant attentivement la probabilité que se vérifie tel ou tel événement ; à partir de l’étude de ce qu’il considère comme un moment historique unique en son genre, caractérisé par le passage de la guerre classique sur la superficie terrestre et navale à la guerre depuis le ciel et dans le ciel, Douhet formule pour sa part une théorie génétique de la guerre en proclamant que sous sa forme nouvelle, celle-ci ne pourra plus connaître de variations, si ce n’est du point de vue de l’intensité, consécutives au progrès de la technique aéronautique, et en niant que l’on puisse tirer le moindre enseignement valable de l’examen des conflits du passé.
Comme Jomini74, Douhet est donc l’auteur d’une théorie pratique de la guerre, presque une doctrine prête à l’emploi75, contrairement à la théorie pure formulée par Clausewitz qui définit la guerre de manière abstraite (la « guerre absolue ») et en établit la grammaire afin d’inspirer le jugement stratégique, sans aller toutefois jusqu’à formuler des règles prescriptives applicables à n’importe laquelle des manifestations empiriques (la « guerre réelle ») de l’idéal-type76.
L’affirmation selon laquelle le bombardement stratégique aurait pu abréger le carnage de la Grande Guerre et allait devenir l’arme décisive par excellence, relevait d’une vision fascinante sur le plan intellectuel, certainement ingénieuse et, par certains côtés, presque prophétique. Mais il s’agissait d’une conception trop rigide et dogmatique, privée du plus élémentaire sens critique et des bases techniques et scientifiques (artilleur de formation, Douhet avait certes des connaissances mathématiques, mais il n’était pas ingénieur) qui auraient pu permettre au colonel de prendre conscience des contradictions et des lacunes qui disqualifiaient les axiomes sur lesquels il fondait sa théorie.
Le principal défaut de ce système de pensée est la croyance en l’impossibilité absolue d’opposer la moindre défense efficace à une offensive aérienne massive, parce qu’en créant la surprise stratégique indépendamment des opérations terrestres et maritimes, l’avion serait toujours et partout en mesure de semer le trouble sur les arrières des forces adverses et de terroriser la population des contrées bombardées77. Mais en raisonnant de la sorte, Douhet laissait de côté (délibérément ou plus vraisemblablement par pur aveuglement) plusieurs problèmes logistiques, économiques et politiques susceptibles de démentir sa théorie. En premier lieu, il tenait pour certain que la production d’avions et que la sélection et la formation des pilotes et du personnel à terre indispensables pour assurer les missions aériennes suivraient automatiquement le rythme de la campagne de bombardements. En second lieu, il sous-estimait la complexité des conditions politiques et morales dans lesquelles tout pays vient forcément à se trouver lorsqu’il est en état de belligérance : en attribuant les terribles pertes humaines de la Grande Guerre à deux seuls facteurs, par ailleurs antérieurs au déclenchement du conflit, l’un purement technique (le perfectionnement des armes à feu), l’autre de nature socio-politique (la rigidité mentale de la hiérarchie militaire), il ne comprenait pas combien le patriotisme et la propension à l’obéissance (toutes deux profondément enracinées dans les sociétés de l’époque), tout comme l’impossibilité presque totale de se soustraire à la conscription et à la discipline militaire, outre l’insondable capacité humaine de résister aux souffrances, avaient elles aussi notablement contribué à faire durer le carnage. Le colonel n’avait pas plus conscience du caractère antihistorique des critiques qu’il formulait à l’encontre de l’establishment militaire.
Ce n’est certainement pas un hasard si aucun des belligérants n’envisagea jamais sérieusement de déclencher une offensive aérienne de l’ampleur et de la durée imaginées par Douhet en juillet 1915 dans le mémorandum intitulé Su di una organizzazione aerea atta alla grande offensiva78. Tout comme le Grand quartier général italien avait ignoré la proposition de construire une flotte de 500 bombardiers Caproni dans le but de couper les voies de communication des troupes austro-hongroises dans le Trentin, de même les Allemands ne cherchèrent pas à interrompre par une opération aérienne les flux humains et de ravitaillement qui, par la Voie sacrée, permirent aux Français de tenir à Verdun. La guerre aérienne à grande échelle n’était tout simplement pas à l’ordre du jour des dirigeants politiques et de la hiérarchie militaire, qui la considéraient comme une utopie stratégique irréalisable dans les conditions de l’époque, ou à tout le moins comme une solution bien trop hasardeuse, et qui redoutaient en outre que des opérations aériennes massives n’entraînent un tourbillon de représailles lancées elles aussi du ciel.
Quant aux fondements techniques de la théorie douhétienne, force est de constater qu’ils étaient dévalorisés par une appréciation erronée du cadre matériel dans lequel aurait dû se dérouler la grande offensive aérienne. Tout d’abord, les conditions météorologiques ne permettent pas toujours de voler, et encore moins de bombarder avec toute la précision requise. Il convient aussi de prendre en compte les avaries qui peuvent survenir en vol, relativement fréquentes sur aéroplanes de l’époque, et l’opposition de la chasse adverse. En raisonnant dans l’abstrait avec une certitude qu’il croyait mathématique, Douhet pensait qu’il suffirait de déverser une vingtaine de tonnes de bombes sur une superficie de 500 mètres de rayon pour obtenir un effet destructeur satisfaisant. Fort de la même certitude aveugle, il avait pensé qu’en disposant de 500 bombardiers Caproni, 150 ou 200 de ces appareils auraient pu quotidiennement lancer chacun 100 à 200 kg de bombes sur les arrières de l’ennemi dans le Trentin, soit environ 15 à 40 tonnes pour chaque vague offensive79. Mais il éludait ainsi au moins trois obstacles potentiels : il est rarissime que tous les bombardiers parviennent sur l’objectif qui leur a été assigné, soit parce que les équipages ne réussissent pas à repérer la cible, soit parce que les avions sont détruits ou freinés dans leur incursion par les défenses aériennes et antiaériennes de l’ennemi et se trouvent à court de carburant ; le lancer des bombes n’est jamais ni parfaitement précis ni réparti de manière pleinement homogène sur l’objectif visé ; la cible elle-même n’est pas une superficie abstraite, elle a une certaine consistance topographique et matérielle, et par conséquent une certaine capacité de résister à la destruction, que Douhet ne prend jamais en considération.
Et pourtant, en dépit de ses lacunes, de ses défauts et de ses excès, cette théorie stratégique résolument axiomatique n’a jamais cessé d’exercer une puissante fascination en raison de sa limpidité toute classique : la réputation de son auteur, en particulier dans des pays tels que la France et les États-Unis d’Amérique, résulte probablement de la combinaison (par ailleurs unique chez un écrivain militaire) de la croyance typiquement scientiste, héritage du XIXe siècle (le siècle de la Révolution industrielle, c’est-à-dire du machinisme et de l’utilitarisme) avec le raisonnement géométrique cartésien du Grand Siècle (celui de Vauban et de ses épigones du Siècle des Lumières, tel Guibert) qui caractérise indubitablement l’ensemble de la production de Douhet.