La plupart des spécialistes de l’air power qui ont étudié la pensée militaire de Douhet ont logiquement voulu, d’une part en identifier les origines, d’autre part mettre en lumière quelles furent les étapes de son élaboration. Il faut d’emblée souligner qu’il s’agit de questions d’autant plus difficiles à trancher que les historiens de l’aviation militaire, même les plus avertis, ont longtemps fondé la majeure partie, sinon la totalité, de leur analyse sur la lecture de traductions de son livre le plus célèbre publié en 19211, en ignorant ou en délaissant ses premiers écrits aéronautiques, qui remontent à l’époque pionnière de l’aviation2.
Il s’agit pourtant d’un riche corpus d’une quarantaine de textes, qui s’ouvre par un article intitulé « Le possibilità dell’aereonavigazione » paru dans la Rivista militare italiana le 10 mars 19103, rapidement suivi de textes publiés à un rythme soutenu par le périodique politico-militaire romain La Preparazione : quinze articles parus en première page de juillet à décembre 1910 sous le titre « I problemi dell’aereonavigazione », dont les six premiers furent immédiatement réédités en opuscule4 ; vingt-six articles parus en 1911 – un traité en seize livraisons intitulé Nozioni elementari di aeronautica publié de janvier à mars avant de faire l’objet d’une publication en opuscule5 et encore dix autres textes sortis de juin à septembre. Cette intense production s’inscrivait dans le débat sur les possibilités opérationnelles de l’aviation naissante qu’encourageait alors le périodique dirigé par le colonel du cadre de réserve Enrico Barone, ancien enseignant d’histoire militaire de l’École d’application de l’artillerie et du génie de Turin, où Douhet l’avait connu à l’époque où lui-même était élève de cette institution.
Dans son tout premier écrit aéronautique, Douhet affirmait très prudemment que les moyens aériens existants étaient seulement aptes à remplir de « petites opérations auxiliaires6 », en particulier des missions d’exploration terrestre et maritime. En l’espace de quelques mois seulement, ce jugement allait considérablement évoluer, puisque dans la première série de six articles publiés par La Preparazione, Douhet allait développer les thèmes qui deviendraient les fondements de sa pensée militaire bien avant la rédaction de son maître ouvrage : possibilité de passer à l’offensive depuis le ciel, importance du combat aérien opposant des aéronefs, nécessité pour l’Italie de constituer une flotte aérienne qui ne soit pas qu’un simple moyen auxiliaire de l’armée et de la marine, mais une force équivalente aux forces terrestres et maritimes, dont l’objectif devait être la conquête de la maîtrise de l’air.
À l’époque, ces intuitions ne pouvaient pas trouver de confirmation expérimentale à l’occasion des manœuvres aériennes et encore moins être vérifiées en situation réelle de combat, puisque aucune armée ne possédait encore le moindre matériel capable de concrétiser les vues de Douhet. Il en résulta un vif débat dans les colonnes de La Preparazione, au cours duquel d’autres intervenants opposèrent maintes objections à ses audacieuses théories.
Pourtant, les idées que Douhet exposait dans ces articles ne relevaient pas exclusivement de la pure spéculation théorique. On pourrait en effet avancer l’hypothèse qu’il ait pu concevoir ses premières réflexions en observant les essais effectués au premier semestre de 1907 dans la rade de La Spezia par le lieutenant de vaisseau Mario Calderara avec un planeur inspiré du biplan des frères Wright tracté par un bateau de la marine italienne. Douhet, qui était alors en poste au commandement de la place militaire de ce port de la côte ligure, aurait pu assister à l’évolution du planeur et entrer en contact avec son inventeur. Si tel n’était pas le cas, l’intérêt qu’il allait bientôt manifester à l’égard de l’aviation naissante n’est en tout cas pas sans rapport avec les premières expériences aériennes réalisées dans son pays : il semble en effet avéré qu’en avril 1909, il était présent sur le terrain d’aviation romain de Centocelle où Wilbur Wright instruisait au pilotage de sa machine Calderara et le lieutenant du génie Umberto Savoia. Une des photographies publiées par le magazine L’Illustrazione Italiana à l’occasion du séjour de Wright à Rome en témoigne. Cette image, qui avait longtemps échappé à l’attention des chercheurs, représente deux officiers respectivement identifiés par la légende comme le lieutenant Savoia et le lieutenant Calderari (sic). Or, si le premier de ces hommes est bien Umberto Savoia, le second n’est pas Calderara, mais un capitaine de l’armée de terre qui n’est autre, à en juger par ses traits, que Giulio Douhet en personne7.
Mais la méconnaissance du corpus des premiers écrits aéronautiques de Douhet et du contexte dans lequel il prit naissance n’est pas la seule cause de la difficulté à cerner les origines de sa pensée stratégique et à distinguer les phases de sa maturation. Celle-ci dépend aussi de la persistance de graves lacunes documentaires, dont certaines n’ont été que récemment comblées grâce à la (re)découverte de deux gisements d’archives qui nous ont permis d’approfondir, d’enrichir et de remettre en cause certains acquis que l’historiographie avait jusque-là élevés au rang de certitudes8 : d’une part, un dossier composé de lettres, de notes et de mémorandums écrits par Douhet au cours des années 1916-1924 conservé à l’Archivio centrale dello Stato à Rome, dont l’existence avait échappé à plusieurs générations de chercheurs9 ; d’autre part, un ensemble de documents microfilmés dans les années 1950 pour le compte de l’Air University de la United States Air Force dans les archives privées d’un ami de longue date du général italien – leurs premiers contacts remontent à 1913 –, l’ingénieur et avionneur Gianni Caproni10, où l’on trouve essentiellement de larges extraits du journal intime de ce dernier, des lettres de Douhet et d’autres correspondants, ainsi que des documents relatifs aux recherches effectuées par les historiens de l’Air University dans le but d’élucider la question des origines de la théorie du bombardement stratégique. Les papiers personnels de l’ingénieur Caproni ayant été versés par ses héritiers aux archives provinciales de Trente en 2019, ces documents devraient désormais s’y trouver. Nous n’avons malheureusement pas pu le vérifier car ce fonds, constitué de milliers de documents, est actuellement en cours de classement et n’est pas encore ouvert aux chercheurs. Tout porte à croire que son exploitation devrait permettre d’affiner ultérieurement notre connaissance des origines de la pensée militaire de Douhet, par conséquent les résultats des recherches que nous exposons dans le présent article, menées sur les échantillons microfilmés auxquels nous avons eu accès, doivent être considérés comme provisoires.
1. Remonter aux sources de la pensée douhétienne. Une recherche impossible ?
1.1. Des lacunes documentaires irréparables
La recherche des origines de la théorie douhétienne a longtemps rencontré – et rencontre encore – des obstacles insurmontables, car de nombreux papiers privés du général italien semblent avoir irrémédiablement disparu, d’autres n’ont été découverts ou redécouverts que très récemment et nul ne sait ce qu’il est advenu de sa bibliothèque personnelle11. On ignore donc quels livres il avait lus et dans quelle mesure ses lectures ont pu influencer sa pensée stratégique. Quant à ceux de ses écrits, tant manuscrits qu’imprimés, qui nous sont parvenus fort nombreux au demeurant car il était réellement graphomane, ils ne nous renseignent guère, parce que Douhet ne cite que très rarement les ouvrages ou les auteurs qu’il connaît et utilise à l’occasion. Une de ces très rares exceptions concerne un roman d’Albert Robida que Douhet affirme avoir « dévoré dans sa première jeunesse12 », où l’auteur mettait en scène un conflit dans lequel des aéronefs cuirassés lancent des bombes remplies de chloroforme pour réduire à l’impuissance les défenseurs des forteresses qu’ils prennent d’assaut.
Il est par conséquent presque impossible de remonter directement aux sources de la formation intellectuelle de Douhet, exception faite d’une part des enseignements qu’il suivit à l’Académie militaire de Turin (1886-1888), puis à l’École d’application de l’artillerie et du génie (1889-1890) et enfin à l’École de guerre (1897-1898)13, d’autre part des théories de la Jeune École stratégique navale française dont il paraît s’inspirer lorsqu’il établit une analogie entre la maîtrise de la mer et la maîtrise de l’air14.
Mais si l’on en juge par l’étendue de ses connaissances dans divers domaines et par la vigueur de ses raisonnements, on peut se risquer à formuler l’hypothèse qu’il était aussi grand lecteur que graphomane. Une étude attentive de ses écrits montre d’ailleurs qu’il lisait régulièrement non seulement les revues militaires italiennes et la grande presse quotidienne – en particulier le journal milanais Il Corriere della Sera –, mais aussi des publications étrangères : dans un de ses textes les plus célèbres, il cite explicitement et examine deux articles parus respectivement dans la Revue des deux mondes et dans Le Figaro15.
1.2. L’hypothèse américaine : le tandem Douhet-Caproni
Dans les années 1950-1960, des responsables de l’Air University de la United States Air Force pensèrent résoudre la question des origines de la pensée stratégique de Douhet en enquêtant sur les relations personnelles et épistolaires de l’ingénieur et constructeur aéronautique Gianni Caproni avec le commandant Edgar S. Gorrell, qui avait dirigé le bureau technique de l’Army air service des American expeditionary forces et avait été membre de la mission aéronautique américaine – le Joint Army and Navy aircraft committee – dépêchée en Europe de juin à août 1917 sous les ordres du commandant Raynal C. Bolling16.
Il est en effet avéré qu’au second semestre de l’année 1917, Caproni fit parvenir à Gorrell deux textes qui faisaient la propagande de l’aviation de bombardement tout en vantant les mérites de ses propres appareils dans le but de convaincre les Américains de la faisabilité d’une campagne de bombardement stratégique contre les installations industrielles des villes des puissances centrales, en particulier Essen, Munich et Vienne : un opuscule, dû à la plume d’un ami de Caproni, le journaliste Nino Salvaneschi, et un projet d’emploi de l’aviation de bombardement signé de Caproni lui-même, intitulé Promemoria sulla guerra aerea per l’aviazione americana17, qui présentent tous deux de très fortes similitudes avec les idées exprimées par Douhet dans ses écrits de la même période. On y trouve en effet trois affirmations typiquement douhétiennes : la révolution militaire provoquée par l’avènement d’une troisième dimension du théâtre d’opérations écarte la fatalité du blocage de la ligne de front terrestre et permet de frapper les centres vitaux de l’adversaire ; l’aéroplane est une sorte de canon extrêmement mobile d’une portée immensément supérieure à celle de la plus puissante des pièces d’artillerie ; les raids aériens dépriment le moral des populations qui en sont les cibles.
Par un télégramme du 17 novembre 1917, Gorrell informait Caproni qu’il avait bien reçu des exemplaires du livre de Salvaneschi et le remerciait de lui avoir fourni des données relatives à des cibles potentielles en territoire allemand – « German commercial centers and targets of a bomb-dropping nature18 », vraisemblablement les objectifs mentionnés dans le mémorandum que lui avait adressé l’avionneur italien. En février 1919, c’est le commandant des American expeditionary forces, le général John F. Pershing en personne, qui adressait de très chaleureux remerciements à l’ingénieur italien :
[…] I desire to express to you our appreciation of all that you have accomplished in the realm of Allied aviation during the war. Your name is of cause well known to all of us as an inventor of marked genious, but will be especially remembered by those officers with whom you came in contact […]. Your entiring efforts and unfailing interest were of the greatest help to us in the development of our Air Service19.
Sur la base de ces circonstances, James C. Shelburne et John L. Boone Atkinson, qui étaient alors respectivement educational advisor et directeur de l’Air University de la United States Air Force, s’interrogèrent sur la paternité des idées exprimées dans les deux textes, en se demandant qui de Douhet ou de Caproni avait le premier élaboré la théorie de l’emploi stratégique du bombardement aérien. En novembre 1966, ils posèrent la question à Frank J. Cappelluti, assistant professor au Saint Peters College de Jersey City, qui préparait une thèse de doctorat consacrée à Douhet20. Dans un premier temps, celui-ci répondit qu’il considérait que Caproni avait été profondément influencé par Douhet, en se déclarant convaincu que « […] that of the two Douhet was the polemical innovator and Caproni his extremely capable disciple21 ». Mais quelques semaines plus tard, Cappelluti revint sur sa position en s’interrogeant sur la nature du processus qui en 1914 avait conduit à la conception de l’appareil Caproni Ca3, le premier bombardier réalisé par l’ingénieur italien dans les ateliers du Battaglione aviatori que commandait Douhet22. Sa réflexion théorique avait-elle inspiré la pratique expérimentale de Caproni, ou bien au contraire son imagination avait-elle été stimulée par les dessins préparés par l’ingénieur ? « […] Did Douhet formulate theories to be later followed by the building of bombers by Caproni? Or did in reverse, that is Caproni conceive of the bomber first causing Douhet or himself to formulate the theories23? ».
À la même époque, l’historien de l’aviation Robin Higham contribuait au débat sur les origines de la théorie du bombardement stratégique sous un angle différent, avec la publication d’un article puis d’un livre consacrés à la pensée militaire britannique entre les deux guerres mondiales24, dans lesquels il affirmait que la doctrine de la Royal Air Force s’était développée sur des bases parfaitement autochtones sur lesquelles les idées de Douhet n’avaient exercé aucune influence. Il s’opposait ainsi aux thèses formulées par d’autres spécialistes tels que Bernard Brodie et Eugene Emme, qui lui écrivirent pour manifester leur désaccord25 :
We continue to disagree as to the prevalence of Douhet’s influence in Britain. The logical conclusion would seem to be that here is another case similar to that of Newton and Leibnitz of Darwin and Wallace. Faced with the same challenge, various people developed the same responses26.
En octobre 1966, John L. Boone Atkinson adressa à son tour une lettre à Robin Higham pour contester la façon dont celui-ci avait critiqué un article qu’il avait publié en 1957 au sujet de l’influence des idées de Douhet et de Caproni sur le développement de l’American Air Service en 1917-191827.
En février 1967, à la demande d’Albert F. Simpson, qui dirigeait le service historique de la US Air Force, James C. Shelburne écrivit à Giovanni Caproni, fils de l’ingénieur décédé en 1957, pour le prier de rechercher dans les archives familiales tout document susceptible d’éclairer les circonstances de la naissance de la théorie du bombardement stratégique28. La réponse du fils Caproni s’avéra décevante, car elle ne se fondait sur aucune preuve documentaire et était suffisamment ambiguë pour que le doute subsiste sur la nature des relations intellectuelles entretenues par son père avec Douhet : « The studies on the possibile uses of a big airplane like the trimotored Caproni have been made by my father with the full support of gen. Douhet with whom he long discussed on this subject in a series of weekly meetings, I think in Turin29. » Cette version des faits est d’ailleurs en contradiction avec les déclarations de l’ingénieur, qui loin de contester la paternité des idées formulées par son ami, en reconnut constamment la profonde originalité, comme en témoigne par exemple une lettre adressée à la veuve du général italien en mars 1934 :
C’est avec une vive commotion que j’ai repensé encore une fois au Général à l’occasion de la réception de la publication qui m’a été courtoisement adressée, et il est vraiment douloureux de constater que c’est seulement après sa mort que ses idées ont reçu l’approbation qui, si elle était intervenue en temps utile, aurait permis de mettre plus rapidement un terme à la dernière guerre30.
Dans les pages du journal intime de Caproni des années 1913 à 1918, que nous avons pu examiner, nous n’avons d’ailleurs pas trouvé une seule réflexion d’ordre stratégique ou opérationnel qui fût réellement personnelle. Lorsqu’il aborde ces sujets, tantôt l’ingénieur retranscrit et approuve les idées énoncées par Douhet au cours de leurs conversations ou par écrit dans des lettres et des rapports31, tantôt il relate qu’il n’a pas manqué de faire son éloge en présence de tel officier d’état-major du Comando supremo (le grand quartier général italien)32 ou de tel membre du gouvernement. C’est le cas en août 1915, au cours d’une conversation avec le colonel Carlo Montanari, secrétaire du général en chef italien Luigi Cadorna, à laquelle assiste également le commandant Riccardo Moizo, pionnier de l’aviation militaire, où Caproni évoque comment à la fin de l’année 1914 Douhet fut évincé du commandement de la première unité de l’aviation italienne :
Je lui parle de mon expérience au Battaglione aviatori ; quand il y eut des enquêtes j’ai toujours vu que l’on donnait tort à celui qui avait raison : l’exemple classique et le plus évident est celui du colonel Douhet qui, bien qu’il soit un homme d’une intelligence supérieure et d’une honnêteté à toute épreuve, fut envoyé ailleurs33.
C’est encore le cas un an plus tard, lors d’un entretien avec le ministre sans portefeuille Leonida Bissolati : « Il [Bissolati] m’interroge sur Douhet. Je dis que c’est la personne la plus intelligente qu’il y ait eu dans l’aviation, la seule qui comprenne la guerre aérienne ». Et quand en juin 1918 Douhet démissionne de la direction centrale du Commissariat général d’aéronautique à la suite d’une dispute avec le commissaire général Eugenio Chiesa, Caproni ne se contente pas d’exprimer son désappointement en réitérant, dans l’intimité de son carnet, l’opinion qu’il formulait deux ans auparavant : il suggère, en vain, à Bissolati de faire nommer Douhet au service aéronautique du Comando supremo34.
2. Dater la naissance de la théorie de la maîtrise de l’air. Une historiographie récemment renouvelée
2.1. La position historiographique classique : une théorie postérieure à la Grande Guerre
Avant même de s’interroger sur les origines de la pensée douhétienne, l’historiographie s’était intéressée à son évolution, pour identifier les étapes de sa maturation. Dans ce domaine, le pionnier fut le lieutenant-colonel français Paul Vauthier, un artilleur proche collaborateur du maréchal Philippe Pétain à l’époque où celui-ci, après avoir laissé la vice-présidence du Conseil supérieur de la guerre, était devenu inspecteur de la défense aérienne du territoire. Dans La Doctrine de guerre du général Douhet, ouvrage paru en 1935, Vauthier distinguait nettement trois versions de la théorie du général italien35 : la première formulée en 1921, avec la parution de Il dominio dell’aria, qui proclamait la centralité et le caractère éminemment offensif de la guerre aérienne ; la deuxième énoncée en 1927, avec la version augmentée du même ouvrage, où Vauthier repérait deux innovations conceptuelles – l’une, la plus éclatante, consistait dans le fait que Douhet reniait ouvertement certaines de ses affirmations antérieures en condamnant l’existence des aviations auxiliaires de l’armée de terre et de la marine, qu’il jugeait « inutile, superflue et dommageable36 », la seconde était la description du type d’avion idéal pour s’assurer la maîtrise du ciel, que Douhet appelait « appareil de bataille37 » ; venait enfin la version que Vauthier nommait « doctrine évoluée38 », avec les articles que Douhet écrivit pour la Rivista aeronautica en 1927-1930, dans lesquels l’officier français voyait se dessiner une véritable doctrine de guerre, c’est-à-dire un système d’idées embrassant toutes les questions relatives à l’organisation et à l’emploi non plus seulement des forces aériennes, mais de l’ensemble des forces armées.
Plus récemment, l’historien de l’aviation Philipp S. Meilinger a proposé la même scansion chronologique en affirmant que l’on peut identifier « three incarnations of the theorist who wrote about airpower over a 20-year period »39. Le premier Douhet est l’auteur de Il dominio dell’aria, un officier alors relativement jeune fasciné par les machines et par la technique qui, confronté à la tragédie de la Première Guerre mondiale, acquiert la conviction que le bombardement aérien est le seul moyen de rompre l’équilibre stratégique pour un coût humain et économique très inférieur à celui de la guerre de tranchées. Le Douhet deuxième manière conçoit une théorie plus radicale qu’il expose dans la seconde version de son maître-ouvrage en affirmant que la victoire dans les conflits de l’avenir dépendra principalement de l’arme aérienne et qu’il faut par conséquent en privilégier le développement au détriment des autres forces armées. Selon Meilinger, le dernier stade de l’évolution de la pensée de Douhet dérive de la polémique suscitée par ses articles que publie la Rivista aeronautica, qui l’aurait poussé à radicaliser sa position au point de considérer les forces terrestres et navales définitivement désuètes et inutiles.
2.2. La nouvelle historiographie : une théorie élaborée dans le contexte de la Première Guerre mondiale
En réalité, contrairement à ce qu’affirment Vauthier et Meilinger, la théorie de Douhet n’est pas née avec la publication en 1921 de son livre le plus célèbre et elle n’a fondamentalement été modifiée ni par la parution de l’édition augmentée de 1927, ni par sa production ultérieure, car elle était déjà intégralement pensée et formulée pendant la Grande Guerre. Mais ni Vauthier ni Meilinger, ni d’ailleurs la plupart des spécialistes de l’air power n’ont lu les textes rédigés par Douhet dans la décennie qui sépare la publication de ses premiers articles dans la revue militaire La Preparazione (1910-1911) de la parution de son livre le plus célèbre en 1921. Cette lacune dans la connaissance du corpus des écrits de Douhet ne concerne pas seulement les pièces conservées à l’Archivio Centrale dello Stato que nous avons étudiées, elle s’étend aussi à son journal intime, paru en deux volumes à faible tirage au lendemain de la Première Guerre mondiale, jamais réédité ni traduit en langue étrangère et par conséquent à peu près inaccessible à la plupart des spécialistes de l’air power40. À l’époque de Vauthier, ces documents n’étaient évidemment pas consultables, puisqu’ils étaient vraisemblablement aux mains de la veuve de Douhet. Il est en revanche étonnant qu’aucun chercheur avant nous n’ait pensé à consulter les papiers conservés à l’Archivio centrale dello Stato, ni eu la curiosité d’étudier la masse de documents microfilmés dans les archives privées Caproni, dont l’existence a pourtant été signalée à plusieurs reprises41.
La pensée stratégique de Douhet est pour l’essentiel élaborée en 1915-1916, dans le cadre de son journal intime42 et dans les mémorandums destinés aux plus hautes autorités militaires et politiques italiennes qu’il rédige alors qu’il occupe les fonctions de chef d’état-major d’une division, puis d’un corps d’armée, dans un secteur relativement calme du front, dans la Valteline et en Carniole, à l’écart des grandes batailles d’usure livrées plus à l’Est sur le Carso.
Notons que pas plus que ses contemporains, Douhet ne comprend immédiatement le terrible paradoxe de la bataille de matériel sur des fronts étirés sur plusieurs centaines de kilomètres, où s’affrontent des millions de combattants dans une épuisante guerre de position comparable à un gigantesque siège réciproque fondé sur de robustes tranchées protégées par du fil de fer barbelé, des mines, de l’artillerie et des mitrailleuses. Durant les premiers mois de la guerre, il estime encore qu’il est possible de rompre le blocage stratégique par une offensive terrestre menée par une masse d’hommes suffisamment nombreuse et bien armée. Il pense par conséquent qu’il faut maintenir partout une attitude défensive le temps nécessaire pour accumuler tous les moyens indispensables au déclenchement de l’offensive décisive. C’est la raison pour laquelle il préconise alors d’assigner prioritairement à l’aviation la mission de protection des villes de l’Italie septentrionale, estimant que le bombardement aérien ne doit constituer qu’un objectif secondaire, complémentaire du premier43.
Mais au bout de quelques mois, Douhet modifie sa vision pour donner la priorité stratégique et opérationnelle au bombardement du réseau de transport et du tissu industriel austro-hongrois. Il estime en effet que l’on ne peut surmonter l’impasse de la guerre d’usure qu’en engageant une masse de bombardiers porteurs de grandes quantités d’explosif. Il l’écrit dans son journal intime dès le mois d’octobre 191544, avant d’exposer sa thèse dans deux mémorandums rédigés en janvier et février 1916 pour convaincre les autorités de la nécessité de lancer une campagne aérienne de grande envergure, qu’il considère comme la seule solution permettant de rompre l’équilibre stratégique45 : « le seul moyen d’obtenir un résultat décisif dans la guerre actuelle est le recours massif à l’offensive aérienne46 ».
Selon Douhet, le but principal d’une telle offensive doit être de « détruire les terrains d’aviation, les hangars, les usines de matériel aéronautique47 », parce « la défense aérienne la plus efficace […] consiste à attaquer les forces aériennes adverses dans leurs refuges et à en détruire les lieux de production […]48 ». Il conclut en proposant que de Brescia à Venise soit établie « une ceinture parallèle et interne au front », un dispositif élastique et dynamique constitué de sept grandes unités en mesure tout à la fois d’attaquer en masse les bases de l’aviation austro-hongroise et de former « une espèce de barrière aérienne défensive pour les principaux centres de la vallée du Pô49 ».
Dans le courant de l’année 1917, Douhet modifie encore sa réflexion stratégique en la radicalisant. Il en vient à penser que l’aviation est la seule arme capable d’emporter la décision non seulement dans le conflit en cours mais dans toutes les guerres de l’avenir, parce qu’étant comparable à une artillerie de portée presque illimitée, elle doit pouvoir semer la destruction au cœur du dispositif adverse, désorganiser ses centres décisionnels et productifs et terroriser sa population au point de la pousser à exiger de ses propres dirigeants la capitulation inconditionnelle. On trouve la première trace de cet ultime stade de la maturation de la théorie de Douhet dans une note du 20 novembre 1917 où il écrit que la guerre aérienne se développera « de manière complètement indépendante du cours de la guerre terrestre et maritime » et que les forces terrestres et maritimes deviendront vite « parfaitement inutiles face à la grande offensive aérienne, quand le parti qui la conduit a acquis la maîtrise de l’air ». Il avance même l’hypothèse selon laquelle, avec la naissance de l’air power, l’armée et la marine déclineront « jusqu’à ce qu’elles disparaissent presque50 ».
Conclusion
En condamnant les forces terrestres et navales à ne tenir au mieux qu’un rôle secondaire, cette hypothèse conduit logiquement à vouloir les priver des aviations auxiliaires qu’elles contrôlent et à souhaiter la création d’une arme aérienne indépendante. Conscient qu’une telle idée ne peut que susciter l’hostilité de l’establishment militaire, Douhet hésite longuement à dévoiler publiquement le fond de sa pensée, même après l’institution par le régime fasciste d’une armée de l’air indépendante le 28 mars 1923, car Mussolini a maintenu les aviations auxiliaires de l’armée de terre et de la marine. Douhet ne se décide à demander explicitement la suppression de ces unités que dans la seconde édition de Il dominio dell’aria parue en 1927. Alors que dans l’édition de 1921, avec une réticence certes mal dissimulée, il déclarait encore admettre leur existence, sinon leur utilité, il a désormais le courage de déclarer publiquement qu’elles sont nuisibles à la défense nationale, car elles absorbent des ressources qu’il serait plus judicieux d’allouer à l’armée de l’air :
[…] quand j’ai publié pour la première fois Il D. dell’A. [dominio dell’aria], je n’ai pas cru qu’il était opportun d’énoncer tout ce que je pense de la question aéronautique, pour ne pas heurter trop violemment les idées toutes faites et dominantes […].
J’avais fait un grand sacrifice pour m’attirer les bonnes grâces de la déesse de l’incompréhension, en admettant de conserver l’aviation auxiliaire […].
C’était une lâcheté, je l’admets ; mais que ne faut-il pas souffrir, parfois, pour faire triompher le bon sens51 !
En privé cependant, au mois de décembre 1921, Douhet avait adressé au général Alberto Bonzani, membre du Consiglio dell’esercito, la plus haute instance militaire italienne, un mémorandum de neuf pages52 qui illustrait, avec une franchise et une rudesse inusitées, ce qu’il pensait du projet que préparait le ministère de la Guerre dans le but de renouveler la flotte aérienne obsolescente héritée de la Grande Guerre. Ce texte, que son auteur présente explicitement comme un appendice à Il dominio dell’aria53, est d’une importance capitale car il confirme qu’à l’époque de la parution de la première édition de son maître livre, Douhet était bien hostile au maintien de l’aviation auxiliaire. Partant du constat que tous les avions doivent pouvoir combattre dans les airs et de l’affirmation que seule une force aérienne indépendante puissamment constituée peut atteindre « le cœur de l’ennemi » pour couper le front de ses bases, il déclare « arbitraires et vaines » toutes les distinctions faites entre les appareils en fonction de la mission qui leur est assignée – qu’il s’agisse de reconnaissance, de liaison ou de régulation du tir d’artillerie – car en tout état de cause « il faut se déplacer dans l’espace en dépit de l’opposition de l’ennemi ». Il préconise par conséquent de n’employer qu’un seul type d’avion, un appareil de combat lourdement armé, de supprimer les unités de chasse et de retirer à l’armée et à la marine les bombardiers qu’elles possèdent :
[…] il vaut mieux que l’aviation de bombardement ne soit pas divisée entre l’armée de terre et la marine, mais qu’elle soit rassemblée en une masse indépendante de l’une et de l’autre […].
Par conséquent, si l’armée de terre souhaite maintenir sa capacité de bombardement aérien, elle doit mettre en place des unités de bombardement et de combat.
Mais ces unités seraient plus efficaces si elles étaient combinées avec celles de l’armée de l’air indépendante : l’armée de terre ne doit donc pas se doter d’unités de bombardement54.
Avec une grande lucidité, Douhet considère qu’il est peu probable qu’une thèse aussi radicale trouve un accueil favorable dans les milieux militaires. Il ajoute donc que si l’armée n’a pas l’intention de renoncer à son aviation auxiliaire, il est nécessaire de substituer à « la salade proposée dans le projet » un programme prévoyant l’emploi exclusif d’avions de combat et, à la rigueur, d’unités de bombardement. Cependant, comme ces types d’avions sont ceux qu’il considère comme étant les seuls capables de conquérir la maîtrise de l’air, à condition de les concentrer dans une flotte aérienne indépendante, il conclut son mémorandum en affirmant avec force son opposition à l’existence même de l’aviation auxiliaire :
[…] l’armée de terre devrait renoncer à tout moyen auxiliaire pour laisser à une aviation indépendante toutes les ressources qu’elle y consacrerait […].
Dans le « DOMINIO DELL’ARIA », je n’ai pas voulu dire un mot sur ce que devrait être, à mon avis, l’aviation auxiliaire, car j’aurais dû déclarer que je la considère non seulement inutile mais nuisible du point de vue militaire, et je sais par expérience que les idées, que j’appellerais révolutionnaires, doivent être énoncées petit à petit55.
Ce sont ces idées, conçues essentiellement dans les années 1915-1917, que Douhet défend inlassablement dans l’après-guerre, d’abord dans les colonnes du périodique Il Dovere – qu’il fonde, qu’il dirige et dont il rédige à peu près seul les quatre pages hebdomadaires d’avril 1919 à décembre 192156 – puis dans les deux éditions de Il dominio dell’aria – où il reprend, souvent à la lettre, les textes précédemment écrits pour Il Dovere57 – et enfin dans les multiples articles rédigés dans la seconde moitié des années vingt, en particulier dans ceux publiés par la Rivista aeronautica entre décembre 1927 et novembre 1929. Et si sa théorie ne connaît plus d’évolution substantielle, c’est vraisemblablement parce qu’il n’a jamais eu la moindre expérience directe des grandes batailles d’usure et qu’il ne s’intéresse ni aux possibilités tactiques que laisse entrevoir l’emploi du char d’assaut inauguré par les Britanniques et par les Français à partir de 1916 sur le front occidental, ni à la doctrine d’infiltration en profondeur développée par les Allemands à la fin de 1917, testée d’abord contre les Russes à Riga en septembre et à Caporetto en octobre, avant d’être employée dans les grandes batailles du printemps 1918 en France58.