De nombreuses études ont été, en tout ou en partie, consacrées aux idées du général Giulio Douhet (1869-1930)1, « seul théoricien militaire italien (après Machiavelli) connu dans le monde entier, peut-être plus à l’étranger qu’en Italie2 », communément considéré dans les milieux militaires et aéronautiques comme le premier paladin de l’indépendance des forces aériennes et comme le fondateur de la doctrine du bombardement stratégique3 qu’il formula de manière organique dans son ouvrage le plus célèbre publié en 1921, puis revu et augmenté à l’occasion d’une seconde édition en 19274.
Et pourtant, en partie à cause de lacunes documentaires probablement irréparables5, certains aspects de la pensée et, plus encore, de la vie de Douhet restent si méconnus ou inexplorés que le spécialiste américain de l’air power Phillip Meilinger, colonel en retraite de l’US Air Force, a pu écrire à juste titre :
Perhaps the most important air theorist was Giulio Douhet. When studying him, however, one is struck by how little has been written about the man and his ideas. No biography of Douhet has been published in English (although a useful doctoral dissertation on him appeared nearly 25 years ago6), and little is known about his life. Analyses of his works are also surprising in both their superficiality and their paucity in number. Most amazing of all, although Douhet wrote prodigiously, very few of his works have been translated from his native Italian. His prewar writings, war diaries, and numerous articles and novels composed in the 1920s are unknown in English. Indeed, fully one-half of the first edition of his seminal The Command of the Air remains untranslated and virtually forgotten7.
Comment donner tort à Meilinger, quand tel spécialiste d’histoire aéronautique pourtant des plus chevronnés, est convaincu que Douhet, qui pourtant ne prit jamais le brevet de pilote, aurait mené « à la tête d’une escadrille […] en 1911 le premier raid aérien de l’histoire contre des positions turques en Libye » mais aussi qu’il aurait été pendant plusieurs années commissaire à l’Aviation dans les gouvernements présidés par le chef fasciste Benito Mussolini, alors qu’il est avéré qu’il dut renoncer à ce poste, auquel il avait été effectivement nommé en octobre 1922, avant même d’avoir pu entrer en fonction8. Ou lorsque tel historien militaire affirme que Douhet « declined Mussolini’s offer to head the new force [la Regia Aeronautica créée le 28 mars 1923], recognizing that his fiery nature and propensity toward polemics would make his leadership problematical », alors que Mussolini ne songea pas un seul instant à lui confier la direction de la force aérienne indépendante qu’il venait de fonder9 ? Ou bien encore quand la plus récente réédition en langue anglaise du maître-livre de Douhet10 reprend telle quelle l’introduction d’une édition de 1983 dont les auteurs commettent diverses bévues relatives à la carrière militaire de Douhet et affirment que durant quelques mois il fut « the head of aviation in Mussolini’s government in 192211 ».
Du reste, ce genre d’erreurs ne doit pas étonner outre mesure : la connaissance de l’histoire de l’aéronautique italienne, en particulier celle de l’époque de la Grande Guerre et de la période fasciste, a longtemps été altérée par des mythes tenaces que les spécialistes n’ont que tardivement entrepris de déconstruire12. Bien plus étonnante est l’ignorance radicale de la pensée douhétienne confessée avec une candeur désarmante par l’officier pilote de l’Armée de l’air auteur de la première traduction intégrale en langue française du livre Il Dominio dell’aria, parue en 2006 :
[…] je n’ai découvert Douhet qu’à la date de mon entrée au collège13[…], grâce à mes professeurs de stratégie. Cette découverte-là fut tout d’abord une surprise : moi qui croyait jusque-là bien connaître l’histoire de l’aviation militaire, j’ignorais tout d’un auteur qui était à l’origine des concepts fondateurs de l’emploi de la force aérienne14.
Le dossier que nous présentons aujourd’hui avec le concours de quelques-uns des meilleurs spécialistes de Douhet et de l’histoire de l’air power se propose de faire le point sur les recherches les plus récentes consacrées aux principaux aspects de la vie, de la théorie et de l’héritage de Douhet dans la doctrine et dans la pratique opérationnelle de quelques-unes des forces aériennes du monde occidental.
Les deux premiers articles situent Douhet dans le contexte italien de son époque, des dernières années de l’ère libérale à la première décennie du régime fasciste. On y suivra le cheminement d’une carrière militaire qui s’annonçait prometteuse avant que la conduite imprudente de Douhet pendant la Première Guerre mondiale n’en provoque la fin prématurée. On découvrira également dans toute sa complexité le réseau de relations tissé par Douhet dans le monde politique dans le double but de faire accepter ses idées et d’accéder à la direction de l’aviation militaire italienne.
La deuxième partie du dossier aborde la contribution de Douhet au développement de la pensée stratégique contemporaine. Le lecteur y trouvera deux essais d’interprétation qui représentent respectivement chacune des deux principales tendances de l’historiographie la plus récente sur le sujet.
Dans la troisième partie, les auteurs s’interrogent sur le poids de l’héritage douhétien en mesurant l’influence de la vision stratégique de l’auteur de La Maîtrise de l’air sur la doctrine et la pratique opérationnelle de quelques-unes des principales puissances aériennes du monde occidental.
En conclusion du dossier, on a souhaité faire le point, d’une part sur l’origine et la maturation de la théorie élaborée par Douhet, d’autre part sur le rôle de l’air power comme facteur des relations internationales.