La colonisation de l’espace revient à la mode, derrière les projets de SpaceX, de Blue Horizon et des ambitions des gouvernements nord-américain ou chinois. Cet espoir alimentait déjà les débuts de la conquête spatiale après l’envoi de Spoutnik en 1957. Pourtant, aucun État n’est encore interplanétaire. Pourquoi, malgré le succès des missions lunaires, aucun État n’a encore proclamé officiellement sa souveraineté sur les astres ? Pourquoi le « pas de géant pour l’humanité » n’a-t-il pas suscité des revendications comme jadis les grandes croix chrétiennes plantées par les Européens dans le Nouveau Monde ? Si le droit international de l’espace l’interdit depuis 1967, tel n’était pas le cas en septembre 1959 lorsque la mission soviétique Lunik II déposait les premiers objets humains sur notre satellite. Or, Moscou proclamait aussitôt ne pas vouloir revendiquer de territoire sur la Lune.
Pour quelles raisons les grandes puissances de l’époque n’ont-elles pas souhaité étendre leur souveraineté aux astres ? Pourquoi ont-elles accepté de ratifier le Traité de l’espace de 1967 qui, interdisant toute appropriation des corps célestes, bannissait l’extension de la souveraineté nationale dans l’espace alors même qu’elle fonde l’ordre international sur Terre ?
Pour une lecture historique du droit de l’espace
L’historien Walter A. McDougall1, cité par le chercheur en relations internationales Everett C. Dolman2, voit dans le droit de l’espace le résultat de la lutte entre l’URSS et les États-Unis. Sa ratification instaure un statu quo entre les deux puissances, soucieuses de limiter les tensions potentielles et de prévenir toute avancée de l’adversaire. Pourtant, bannir la souveraineté est un acte radical, auquel d’autres solutions auraient pu être préférées sur le modèle du Traité sur l’Antarctique de 1959 (article 4). Les revendications de souveraineté sur le continent austral sont maintenues mais mises de côté tandis qu’une pacification de ce territoire est instaurée en interdisant toute activité militaire.
Considérer a posteriori que le droit de l’espace était la conclusion inévitable au rapport de force entre les deux superpuissances est discutable. D’autres voies étaient envisageables. Il s’agit alors de proposer une lecture historique de ce droit, en contextualisant son élaboration. Plutôt que de postuler un intérêt étatique objectif, nous avons souhaité étudier la diversité des acteurs à l’origine du droit de l’espace, qu’ils travaillent ou non pour des États, en s’inspirant des approches constructivistes. Dès lors, il apparait que le rôle des juristes fut déterminant puisque leurs réflexions précèdent l’intervention des diplomaties et élaborent déjà les concepts et principes fondateurs de ce droit nouveau.
Ce mémoire de sciences sociales étudie l’élaboration du droit de l’espace au sein des communautés juridiques depuis les premières réflexions dans les années 1920 jusqu’en 1963, année de la ratification à l’Organisation des nations unies (ONU) du premier texte juridique dédié au droit de l’espace : la Déclaration des principes régissant l’utilisation pacifique de l’espace extra-atmosphérique. La recherche sur les « juristes internationalistes » a déjà accouché de nombreux travaux3, insistant sur leur rôle international après les deux guerres mondiales et invitant à une lecture sociologique.
Pourtant, au sein de l’historiographie consacrée à l’espace, le droit est peu présent. Les études les plus récentes, contribuant au cultural turn de la recherche en ce domaine, ont également laissé de côté ce sujet. Que ce soit dans l’ouvrage pionnier de Howard E. McCurdy4, dans les recherches sur l’astroculture européenne dirigées par Geppert5 ou celles de Slava Gerovitch et Asif A. Siddiqi sur la culture soviétique6, le droit est quasiment absent. Ce mémoire ambitionne de contribuer, même modestement, à ce cultural turn en étudiant les rapports entre astroculture et juristes : quelle est l’astroculture des juristes, par quels médias la reçoivent-ils, comment contribuent-ils à sa formation, comment la traduisent-ils dans leurs propres représentations et valeurs ?
Des sources diverses mais centrées sur les revues juridiques
Il s’agit dans un premier temps de comprendre qui sont les juristes intéressés par le droit de l’espace, quelles positions sociales ils occupent, quelles réflexions ils élaborent et quelle évolution connaît leur traitement de ce sujet. Dans un second temps, les liens entre les juristes et la diplomatie sont à explorer afin de comprendre la circulation et la traduction au sein du champ diplomatique des idées développées dans la communauté juridique.
Pour ce faire, les revues juridiques publient des articles doctrinaires qui permettent de connaître les réflexions sur le sujet et leur importance. Ces documents offrent également un aperçu riche de la vie sociale de cette communauté, des événements importants auxquels elle assiste, de la vie de ses associations et organisations par la publication de comptes-rendus de réunions, de la veille bibliographique et des positions de leurs contributeurs. Deux revues françaises ont été étudiées dans ce travail : la Revue générale de l’air et la Revue française de droit aérien.
Les archives diplomatiques permettent d’étudier les liens entre droit et diplomatie : le Centre des archives diplomatiques du ministère des Affaires étrangères, à la Courneuve, dispose de cartons dédiés au droit de l’espace.
Enfin, la presse française, les magazines et les œuvres artistiques doivent être mobilisés afin de mieux comprendre ce que sont les représentations communes et médiatiques de l’espace. Ainsi est-il possible de contextualiser les discours sur l’espace dès les années 1920 et d’observer comment ce sujet gagne progressivement en légitimité.
La naissance du droit de l’espace
Le droit de l’espace naît d’abord des réflexions éparses et isolées de quelques juristes avant la Seconde Guerre mondiale. Seul Wladimir Mandl, juriste tchèque, lui consacre un ouvrage, bien que court et publié à compte d’auteur, en 1932. Deux approches se dessinent déjà, qui vont se développer dans les années 1950. Par le prisme des enjeux frontaliers, des juristes aux positions sociales et académiques prestigieuses anticipent les conséquences juridiques prévisibles du développement des fusées et des satellites. Les progrès techniques légitiment ces travaux. Nous avons désigné cette approche de « tradition académique ». D’un autre côté, des juristes de moindre envergure entrent en contact avec les organisations de promotion de la conquête de l’espace et traitent des questions ancrées dans l’imaginaire spatial, développant ainsi une approche qualifiée par nous de « droit-fiction ». La colonisation des astres et la rencontre avec des formes de vie extra-terrestre nourrissent leurs réflexions. Les tenants de ces deux approches se côtoient cependant au sein d’organisations de juristes, notamment du droit aérien, se citent voire travaillent ensemble.
Toutefois, le thème de la conquête de l’espace souffre d’un manque de crédibilité malgré les progrès continus de la balistique depuis la Seconde Guerre mondiale. En revanche, en 1955, l’annonce officielle par les gouvernements américain et soviétique de l’envoi de satellites donne des gages aux ambitions spatiales et suscite l’intérêt de nouveaux juristes. Les organisations de promotion de l’aventure spatiale, réunies au sein de la Fédération astronautique internationale (FAI) depuis 1951, se mettent alors en avant et parviennent à occuper une position centrale dans ce champ en construction. Lorsque Spoutnik est mis en orbite, la FAI cherche à s’imposer comme l’organisation de collaboration des nations et d’élaboration du droit de l’espace, en parallèle de l’ONU et des institutions juridiques.
La position centrale de la FAI permet aux juristes tenants du droit-fiction d’obtenir des positions importantes dans ce nouveau champ du droit de l’espace, alors réparti entre la FAI et des pôles académiques tel que l’institut McGill au Canada, des organisations de juristes comme l’Association de droit international, et des groupes nationaux.
Les diplomaties s’intéressent aux activités de ces organisations qui se donnent pour rôle de conseiller les États et de leur fournir des textes juridiques respectueux des valeurs dont elles se veulent les garantes, notamment le maintien de la paix. Plusieurs manifestes sont publiés et de nombreux rapports rédigés par des juristes circulent dans les ministères. Ainsi ces réflexions forment la base des discussions internationales sur le droit de l’espace. Bien que les diplomaties les sélectionnent et les traduisent en fonction de leurs propres intérêts, les principes de non-souveraineté et d’activités pacifiques sont conservés dans le droit, quand bien même des activités militaires se développent dans l’espace.
Les racines intellectuelles des juristes
Ces principes apparaissent éloignés de la défense des intérêts nationaux lors de leur élaboration par les juristes. Les deux approches du droit de l’espace s’accordent en effet sur les valeurs qu’elles défendent, et seuls les objets d’étude diffèrent. Ainsi, l’internationalisme est la pierre angulaire du droit de l’espace : contre les horreurs de la guerre, contre la faillibilité des États dont les intérêts particuliers menacent la paix mondiale, devant la menace de l’arme atomique, le droit de l’espace promeut un ordre spatial post-souveraineté. La conquête de l’espace doit être menée sous l’égide d’une organisation internationale : l’ONU.
Les juristes s’inscrivent dans une tradition internationaliste prégnante dans leur groupe depuis la Première Guerre mondiale. Déjà, l’horreur de la Grande Guerre avait suscité en retour l’espoir d’un ordre mondial fondé sur le droit et la coopération des nations, traduit dans la Société des nations. L’extension du droit international après 1945 poursuit cette ambition. Ainsi s’affirme une conception du rapport du droit international face à la politique : le premier doit dominer car il permet la paix, la seconde doit être encadrée car elle engendre la guerre. La présence importante des juristes du droit aérien explique la résurgence des combats internationalistes autour de la liberté de l’air, contre laquelle les États avaient imposé la souveraineté aérienne au Traité de Paris de 1919, renouvelée dans la Convention de Chicago en 1944. L’heure de la revanche a sonné.
L’imaginaire du spatial suscite également des questions auxquelles les juristes répondent par leur éthique internationaliste. La potentialité d’une rencontre avec des formes de vie extra-terrestres interroge sur la capacité à construire un droit universel qui pourrait être compris par d’autres espèces raisonnables. La question n’est pas anecdotique puisque la science contemporaine suppose possible une telle rencontre. L’immensité de l’espace appelle à l’unité de l’humanité devant les défis posés par son exploration et son exploitation.
Le contexte de décolonisation est pris en compte par des juristes soucieux de ne pas reproduire les erreurs des empires coloniaux européens. Le droit a vocation à encadrer la conquête de l’espace pour empêcher que les États terrestres ne s’imposent aux éventuelles populations d’autres planètes. L’universalisme des juristes les conduit à développer des définitions inclusives de l’humanité ouvertes à d’autres espèces.
Conclusion
Ainsi, l’analyse des juristes en tant que groupe social situé et porteur de représentations propres complète l’analyse du droit de l’espace : il n’est pas seulement le produit de rapports de force étatiques, il est également une traduction diplomatique des préoccupations politiques portées par la communauté des juristes internationalistes.