Au surplus, la différence existant actuellement entre les modes de propulsion utilisés pour les aéronefs et les astronefs n’est peut‑être que provisoire. Il est possible que, demain, les mêmes engins soient utilisés dans l’espace quels que soient les buts et les moyens envisagés. L’X‑15 qui a établi le record de hauteur en avion n’est‑il pas un avion‑fusée et le Dynar‑Soap en construction n’est‑il pas conçu pour dépasser le plafond des cent kilomètres ?1
Le 8 juin 1959, le X‑15 réalise son premier vol et atteint une altitude de 81 kilomètres à la vitesse de 6 604 km/h2. Cet avion est l’aboutissement des recherches menées par l’armée étasunienne sur les vols supersoniques puis hypersoniques à partir des années 1940. Ce programme est initié plus précisément par le National Advisory Committee for Aeronautics (NACA) en 1954, rejoint par l’United States Air Force et la Navy. Le constructeur North American Aviation est désigné l’année suivante pour développer l’appareil. Le NACA ambitionne alors de réaliser le premier programme de vol piloté hypersonique3.
L’écho médiatique et culturel du X‑15 dépasse largement le projet initial. Ses prouesses ont lieu alors que la conquête spatiale4 à proprement parler vient de commencer : le satellite Spoutnik a été mis en orbite moins de deux ans auparavant. D’ailleurs, le NACA disparaît au profit d’une nouvelle agence plus large : la National Aeronautics and Space Administration (NASA) en juillet 1958. C’est donc floqué entre autres du logo de l’agence spatiale américaine qu’il prend son envol.
Dans les discours des autorités, mais également dans la presse ou dans plusieurs productions cinématographiques et littéraires, le X‑15 n’est pas considéré comme un simple avion : il devient une des modalités futures de l’accès à l’espace. Il représente les prémisses de ces engins qui seraient capables d’évoluer tant sur l’air que dans le vide spatial. Programme militaire, le X‑15 est un avatar du « gouvernement du progrès5 » : dans son ambition modernisatrice, l’État étasunien lance de grands programmes technoscientifiques après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le X‑15 est également inscrit dans les logiques de la guerre froide, qualifiées par Dominique Pestre de technoscientifique et techno‑industrielle6 : les succès de l’appareil sont ceux du modèle nord‑américain contre l’ennemi soviétique. Ces démonstrations technologiques deviennent ainsi l’un des ressorts par lequel l’État impose sa modernité dans les imaginaires7.
En participant des promesses technoscientifiques8 sur le futur de la conquête spatiale, le X‑15 influence les réflexions doctrinales sur le droit international qui devrait accompagner l’Homme dans le cosmos. En effet, dans le domaine spatial, l’activité juridique anticipe les prouesses techniques : non seulement les premiers articles de doctrine consacrés au droit de l’espace ont plusieurs années d’avance sur les réalisations concrètes9, mais le droit lui‑même s’efforce d’encadrer en amont les futures activités spatiales. Ainsi, la première tentative d’encadrement international se déroule à l’Organisation des Nations Unies (ONU) en juillet 1957, soit trois mois avant le lancement de Spoutnik10, tandis que les résolutions onusiennes votées dans les années qui suivent par l’Assemblée générale des Nations Unies interdisent, entre autres choses, l’accaparement des corps célestes avant même que l’Homme ne les ait atteints11. Si les résolutions ne sont que des recommandations, le droit international de l’espace reprend largement ces résolutions : en 1966, le traité sur les principes régissant les activités des États en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra‑atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes (dit « traité de l’espace »), est adopté. Il s’inspire de la résolution 1962 XVIII et anticipe l’installation de l’Homme sur la Lune12.
L’établissement d’un cadre juridique préalable apparaît nécessaire pour les juristes13 : il s’agit d’éviter une situation de vide juridique, dans laquelle règne la force et non le droit. Une anticipation juste et rationnelle du futur de la conquête spatiale apparaît alors fondamentale : il faut établir des règles de droit adaptées à l’exploration à venir. L’évolution des techniques doit être scrutée et anticipée afin que les principes juridiques établis ne se révèlent pas caduques. Pour les juristes tenant d’un encadrement a priori, approche qui apparaît majoritaire14, il faut éviter que des situations de fait établissent un droit coutumier15 à partir des seuls rapports de force, sans possibilité de le corriger par la pratique juridique. À l’heure des armes de destruction massive, ceux‑ci espèrent également conjurer les risques d’escalade militaire et d’apocalypse nucléaire qui pourraient survenir si les États se lançaient dans une course coloniale dans l’espace16.
Dès lors, le X‑15, perçu comme le prototype d’engins à la fois aéronef et astronef, interroge tout particulièrement les premiers principes établis dans la doctrine du droit de l’espace, fruit des réflexions de la communauté de juristes qui s’établit autour de ces questions nouvelles. L’étude de son impact sur la doctrine du droit de l’espace, autrement dit l’étude d’une promesse technoscientifique sur les anticipations produites par cette communauté, offre l’occasion d’approcher son imaginaire social17.
La foi dans l’avenir spatial de l’humanité repose sur la conviction que le progrès technique est inévitable. Selon Barton Beebe, qui s’appuie notamment sur les travaux de Walter A. McDougall18, les années 1950 et 1960 sont alors « l’âge de la science et de la technocratie19 ». En revanche, il analyse les débuts de la doctrine juridique spatiale comme une tentative de conserver « le prestige de la pratique juridique et l’utilité du savoir juridique20 » face aux pouvoirs acquis par les sphères scientifiques et techniques et comme une volonté de devenir « un antidote humaniste et contre‑culturel à la prolifération d’une technologie parfaite21 », parlant même d’une « crise Spoutnik du droit américain22 ». Citant le juriste Seymour Wurfel, B. Beebe poursuit le lien entre contreculture et droit de l’espace en associant les réflexions sur le sujet à la beat génération23.
Pourtant, les juristes n’emploient pas le terme d’humaniste ni ne se revendiquent d’une contre‑culture hostile à la science et la technique. Surtout, les anticipations sur le futur des appareils spatiaux pourraient témoigner au contraire de leur perméabilité à l’imaginaire technoscientifique24, ce que reconnaît en partie B. Beebe en soulignant la « tentation technocratique » qui a pu toucher certains auteurs25. Cet imaginaire, autrement qualifié d’« idéologie du progrès26 », repose sur l’impératif de modernisation : le progrès technique doit améliorer les conditions d’existence des sociétés humaines. Il repose sur une vision optimiste de la technique, dont la puissance croissante permettrait à l’Homme de se rendre maître de la nature27.
Or, cet imaginaire est un construit : « intermédiaires, […] analystes influents, […] porteurs d’intérêts et […] “organisations de promesses” (promissory organizations) […]28 », mais aussi les États29 sont les auteurs de cette idéologie du progrès. Ainsi, plutôt que d’associer les débuts de la doctrine du droit de l’espace à une contreculture humaniste30, cet article souhaite étudier la part de l’imaginaire technoscientifique dans la doctrine du droit de l’espace31, en s’appuyant sur la place qu’y occupent la promesse technoscientifique du X‑15 et les anticipations qu’elle suscite. Les textes des juristes dans les années 1950 et 1960, articles ou communications retranscrites, permettent d’étudier cet imaginaire à l’œuvre. L’étude des juristes en tant que groupe social entretenant des relations étroites avec le milieu astronautique, lequel alimente le marché des attentes de la conquête spatiale, et formé par plusieurs décennies de droit aérien, forment deux axes explicatifs à cette perméabilité, nécessaires à la compréhension de la réception du X‑15 dans la doctrine.
1. Cadres méthodologiques
Cette étude s’inscrit dans un travail de Thèse en cours dédié à l’étude de la communauté épistémique32 des juristes du droit de l’espace, depuis ses origines jusqu’à la fin des années 1960. La délimitation du corpus se fonde premièrement sur l’identification d’un corpus doctrinal du droit de l’espace à travers ouvrages, articles et communications. En partant notamment des revues de droit, il est possible de recenser les parutions et d’analyser la structuration intellectuelle de cette branche juridique en construction33, à l’échelle mondiale, ainsi que des espaces de discussion de la doctrine à travers les comptes rendus d’événements et les présentations et citations d’organisations.
À travers les carrières des juristes, plusieurs champs apparaissent offrant à la fois des espaces de production et d’expression de la doctrine, ainsi que des légitimations différenciées des paroles, influençant les sujets d’étude et les intérêts défendus. Le champ universitaire34 est l’un des plus importants puisqu’il reste le lieu principal de formation et d’expression, à travers les nombreuses revues et événements qu’il propose. Le champ diplomatique35 et celui des organisations internationales signalent la reconnaissance par les autorités des juristes qui y participent, et leur permettent de mettre en valeur un rôle dans l’élaboration du droit positif. L’astronautique36 apparait comme l’un des espaces privilégiés au début de la conquête spatiale, dans lequel se développe des réflexions sur des sujets rarement abordés ailleurs, alors que le champ militaire37, dans lequel évoluent plusieurs juristes, conduit ses membres à défendre les intérêts stratégiques nationaux. Le champ juridique regroupe les nombreuses organisations juridiques, qui fonctionnent comme autant d’espaces de sociabilité entre juristes de façon large (à l’image des associations dédiés à une branche du droit), voire spécifiquement entre professionnels (notamment les associations rattachées à un barreau). Les pratiques professionnelles en revanche peuvent diverger, de la pratique du droit devant les tribunaux, au conseil juridique ou encore aux postes de direction, sans que ces professions ne les empêchent de se retrouver dans les nombreuses organisations du champ juridique.
Bien loin d’être étanches, ces champs s’interpénètrent et de nombreux juristes participent ou jouent des rôles dans plusieurs d’entre eux, soit en même temps soit dans la durée, du fait/au gré d’une longue carrière38. Une communauté du droit de l’espace se dessine néanmoins par la création et l’existence de nombreux espaces de sociabilité spécifiques à cette nouvelle branche du droit, que ce soit des colloques, des séminaires, des journées d’études, tenus dans des universités, des sociétés savantes ou encore des associations d’astronautique, ouvrant à des relations professionnelles ou personnelles39. L’aspect communautaire est également un projet : celui de la création d’un Institut international de droit de l’espace, porté par la Fédération astronautique internationale (FAI)40, mais également d’établissements de formation à l’image de l’Institut de droit aérien et spatial de l’Université McGill, à Montréal, et des nombreux comités dédiés au sujet au sein d’une myriade d’organisations juridiques.
Identifier ainsi des champs distincts permet de souligner les modes de fonctionnements et sociabilités différents. Pour autant, un champ donné n’est pas statique et ses caractéristiques peuvent évoluer. Il en est ainsi notamment de l’astronautique. Résultant de l’initiative des promoteurs de la conquête spatiale dès la période de l’entre‑deux‑guerres41, ce champ est dominé par la Fédération astronautique internationale (FAI) à partir des années 1950. Or, celle‑ci entend devenir une organisation internationale intégrée au système onusien lors de la décennie suivante et elle milite pour l’obtention d’une place parmi les organisations reconnues par le Comité pour l’utilisation pacifique de l’espace extra‑atmosphérique : autrement dit, depuis le champ astronautique, la FAI espère intégrer le cercle des organisations internationales, ce qui aurait conféré à ses dirigeants un statut autre ayant pour conséquence de modifier les règles sociales à l’intérieur même du champ astronautique.
À ces champs se superposent des traditions juridiques nationales qui peuvent conduire à des oppositions doctrinales, selon les auteurs eux‑mêmes : le monde anglo‑saxon, fondé sur la common law, s’oppose ainsi à la tradition continentale européenne du droit romano‑germanique42. Pour autant, ces distinctions ne sont pas strictes.
2. Le X-15 contre les limites naturalistes
Le X‑15 est l’appareil de tous les records. Deux vols dépassent les 100 kilomètres d’altitude : le pilote Joseph A. Walker (1921‑1966) atteint plus de 105 kilomètres d’altitude le 19 juillet 1963, et frôle les 108 kilomètres un mois plus tard, le 22 août 43. Ses succès sont tels que le Département de la Défense étasunien récompense cinq pilotes militaires du titre d’astronautes, pour avoir dépassé une altitude de 80 kilomètres44.
Ces succès posent difficulté aux juristes qui ont précédemment opté pour une distinction entre l’espace aérien et l’espace extra‑atmosphérique. En effet, l’espace aérien relève en droit international de la souveraineté de l’État sous‑jacent selon la convention de Paris de 1919, puis la convention sur l’aviation civile internationale, dite « convention de Chicago », de 1944. Cette souveraineté est confirmée par le droit national, qui a même précédé les accords internationaux : le Royaume‑Uni ratifie l’Aerial Act en mai 1911, suivi par l’Autriche en février 191345, tandis que la France et l’Allemagne en convenaient en juillet 1913, suite à un échange de lettres entre l’ambassadeur de France à Berlin et le secrétaire d’État aux affaires étrangères46.
Or, l’extension de la souveraineté étatique dans l’espace apparaît comme impossible et non souhaitable par la majorité des juristes. Elle serait impossible car une telle extension de la souveraineté créerait des cônes de souveraineté absurdes puisque les corps célestes, en mouvement, y entreraient puis en sortiraient successivement et sans arrêt47. Elle serait impraticable en raison de l’incapacité des États à contrôler réellement l’étendue de leur territoire souverain48. Enfin, elle ne serait pas souhaitable car les juristes privilégient un régime de liberté dans l’espace. À l’image de la haute mer49, la position majoritaire défend l’absence d’appropriation étatique dans l’espace au profit d’un libre accès50.
Cependant, la distinction entre espace aérien et espace extra‑atmosphérique implique de déterminer où se trouve la frontière entre les deux domaines. Les propositions varient en fonction des argumentaires. Certains souhaitent s’appuyer sur des données scientifiques : Joseph Kroell et Ming‑Min Peng (1923‑2022)51, qui comptent parmi les premiers à écrire sur le sujet, proposent que la souveraineté étatique cesse avec la gravité terrestre52. Plus nombreux sont ceux limitant la souveraineté à l’atmosphère.
Néanmoins, les positions « naturalistes53 » font long feu car la science de l’époque n’offre pas de certitude sur l’étendue de l’atmosphère et les limites naturelles ne permettent pas de répondre aux enjeux politiques et stratégiques. La priorité des États reste d’assurer leur sécurité face à la menace posée par les satellites et les fusées, tout en préservant la possibilité d’une conquête spatiale qui recourt à des engins orbitant autour de la Terre et devant donc nécessairement survoler de nombreux États.
La limite proposée par Andrew G. Haley (1904‑1966) et Theodor von Kármán (1881‑1963) constitue la position la plus acceptée, en défendant une frontière entre 80 et 100 km d’altitude, soit à la limite entre la portance de l’air et l’altitude d’un satellite recourant à la force centrifuge54. L’argument est à la fois scientifique, puisqu’il s’appuie sur les données naturelles que sont la portance de l’air et l’altitude minimale pour l’évolution en orbite d’un satellite, et politique car elle revient à accepter de fixer la limite de façon conventionnelle et définitive.
Cependant, le X‑15 interroge sur la validité même d’une limite entre espace aérien et espace extra‑atmosphérique. La proposition Haley‑Kármán repose principalement sur une donnée technique : la distinction entre les aéronefs, engins reposant sur l’air, et les astronefs, engins se mouvant en orbite autour de la Terre, qui justifierait d’établir une limite entre deux espaces régis chacun par un droit distinct. L’astronef serait ainsi régi successivement par le droit aérien puis le droit spatial. Toutefois, le X‑15 étant perçu à la fois comme un aéronef et un astronef, la définition d’une limite par la technique de déplacement des engins devient caduque, ce que ne manquent pas de remarquer plusieurs juristes : René H. Mankiewicz (1905‑1993), conseiller juridique de l’Organisation de l’aviation civile internationale, s’interroge sur la pertinence de ces débats en 1962 :
La ligne de démarcation entre l’espace navigable et l’espace extra‑aéronautique ne présentera bientôt aucun intérêt fonctionnel puisque certains types d’aéronefs et d’engins spatiaux seront prochainement en mesure de passer de l’un à l’autre et d’y évoluer sous contrôle direct ou téléguidé55.
Sa position est partagée par de nombreux juristes, qui citent expressément le X‑15. Ainsi, Spencer Beresford, qui pratique le droit dans le champ privé56 mais est également membre des commissions et comités dédiés au droit de l’espace à l’American Rocket Society, à la FAI (organisations astronautiques), à l’American Bar Association et à la Federal Bar Association57 (organisations professionnelles), écrit en 1960 :
A number of flight devices have been conceived that would be difficult to classify as either aircraft or spacecraft. […] The prototype of such vehicles is the X‑15, which has already made a number of successful flights58.
L’un des premiers paradigmes du droit de l’espace, à savoir la distinction entre un espace aérien et un espace extra‑atmosphérique, est ainsi ébranlé par les perspectives offertes par le X‑15, c’est‑à‑dire par la naissance d’appareils faisant fi des limites atmosphériques. La présence de S. Beresford dans plusieurs des espaces de sociabilité du droit de l’espace peut laisser penser que les spéculations sur les futurs de la technique spatiale circulent aisément au sein de ces nombreux comités, dont se dotent aussi bien les organisations astronautiques que professionnelles liées au milieu juridique.
3. Un avion-fusée contre les positions fonctionnalistes
Les difficultés à déterminer une limite claire entre les deux espaces avaient déjà contribué à l’émergence de positions dites « fonctionnalistes » au sein de la doctrine du droit de l’espace59. Plutôt que de définir une altitude séparant les deux domaines, certains auteurs préconisent d’adapter le droit aux types d’appareils. Il convient alors de définir précisément ce qu’est un aéronef et ce qu’est un astronef, afin d’appliquer, au premier, le droit aérien et, au second, le droit de l’espace. Dès lors, une fusée, en tant qu’astronef, se verrait appliquer le droit de l’espace même en étant dans l’espace aérien, et un aéronef se verrait appliquer le droit aérien peu importe l’altitude à laquelle il évoluerait.
Parmi les partisans du fonctionnalisme, une position majoritaire se dégage pour définir les appareils en fonction de leur modalité de déplacement. Le Yougoslave Michel Smirnoff60 présente ainsi un projet sur les normes du droit de l’espace lors du 2nd Colloque sur le droit de l’espace de 1959 et propose :
Le cosmos commence là où cesse la possibilité de voler pour les avions à pistons et à hélices ainsi que pour les avions à réaction qui reçoivent le support dans l’atmosphère par les réactions de l’air61.
Cependant, le X‑15 mine également les positions fonctionnalistes en apparaissant, selon les mots de Franz B. Schick62, comme un appareil « aussi bien aéronef que véhicule spatial 63 ». Le vocabulaire l’entourant dans la presse est d’ailleurs éloquent : on parle d’avion‑fusée, soit très précisément un mélange entre deux engins que les juristes tentent de définir séparément. Or, « une nouvelle technologie existe [d’abord] parce qu’on la nomme64 ».
Des deux côtés de l’Atlantique tout comme en Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), l’avènement de ces appareils participe à l’horizon d’attente médiatique de la conquête spatiale. Cité par Le Monde65, le journal Moscou‑Soir évoque le “racketoplane” qui « serait aussi, selon l’opinion du journal soviétique, “l’agent de liaison idéal entre la Terre et les Spoutniks et futures stations spatiales artificielles”. » Dans le New York Times, le X‑15 est présenté comme un appareil spatial : un article du 16 octobre 195866 parle même d’un “rocket ship” [vaisseau fusée], et non plus seulement d’un “rocket‑plane ” [avion‑fusée].
L’association de l’engin à la conquête spatiale est également le résultat de la communication du gouvernement étasunien comme de la NASA. Dès 1956, son programme bénéficie d’une première Conférence on the Progress of the X‑15 Project [Conférence sur les progrès du Projet X‑15], à destination du secteur industriel et du grand public67. Le 15 octobre 1958, sa première démonstration est l’occasion pour la NASA, qui n’a alors que deux semaines d’existence et qui vient de remplacer la NACA, d’organiser une cérémonie importante. Les militaires se succèdent à la tribune, en présence des six futurs pilotes du X‑15 et de nombreux élus politiques dont le vice‑Président : Richard Nixon. Ce dernier exploite alors les succès de l’engin pour défendre l’ascendant de son pays dans la course à l’espace, déclarant qu’ils sont ainsi parvenus à “recaptured the U.S. lead in space” [« les États‑Unis ont regagné la première place dans l’espace »]68. Il s’agit alors pour le gouvernement étasunien de combattre l’ascendant pris par l’URSS à l’occasion de ses « premières » dans l’espace. Même les militaires cèdent à cette ambition : le Brigadier Général John C. Cooper (1887‑1967), s’il souligne d’abord la distance entre le X‑15 et l’imagination de la presse, considère cependant ce programme comme “the first major breakthrough in sustained piloted space flight” [« comme une percée majeure sur le chemin d’un vol spatial piloté de longue durée69 »]. La cérémonie est un succès, puisque la presse se fait largement l’écho de l’ambition spatiale attribuée au X‑1570.
Le Département d’État participe également à cette interprétation de l’appareil en contribuant à la réalisation d’un film de fiction sur le programme du X‑15, sorti en 1961 : X‑15. Réalisé par Richard D. Donner, il projette à l’écran des images réelles des tests de l’engin. L’affiche promotionnelle insiste sur son caractère spatial : elle vend un film “actually filmed in space” [« vraiment filmé dans l’espace »], devant le dessin d’un “rocket ship that challenged outer space” [« un vaisseau‑fusée qui a défié l’espace »] évoluant dans l’espace.
L’environnement du X‑15 est encore l’espace sur la couverture de la bande dessinée Les aventures de Buck Danny, d’abord publiées sous forme de feuilleton entre 1962 et 1964 dans le journal Spirou avant d’être regroupées dans le trente et unième album de la série en 1965.
Ses représentations médiatiques et culturelles en font donc bel et bien un engin spatial nouveau, naviguant aussi bien dans l’air que dans l’espace, et non pas seulement un aéronef ou un astronef71. Cette définition fragilise ainsi les positions fonctionnalistes – au grand dam d’A. Haley qui dénonce cette représentation tronquée qui en ferait un appareil annonçant le futur et ouvrant une nouvelle génération d’engins. Lors du 3e Colloque sur le droit de l’espace organisé dans le cadre de la Fédération astronautique internationale, il s’emporte :
Much to my annoyance, and the annoyance of those who have the slightest knowledge of the scientific facts, the foregoing unblemished sophistry and “scientific” nonsense has been repeated time after time and has even achieved the dignity of an illustrative reference parameter in many articles.72
Pour “scientific” Haley, si le X‑15 est bien un engin spatial, il ne représente cependant pas un nouveau type d’appareil qui allierait aéronef et astronef : il s’agit simplement d’une fusée. L’ajout d’ailes n’en fait pas un avion et son moyen de propulsion le range bien dans la catégorie des fusées. Plus encore, le recours à l’air pendant les quelques secondes de passage dans l’espace aérien n’est pas un argument pour en faire un aéronef : dans le cas contraire, la seule utilisation d’un parachute lors du retour sur Terre d’un satellite en ferait également un véhicule hybride, ce que personne ne défend.
Cette intervention n’est pas anodine de la part d’A. Haley : contrairement à de nombreux juristes inscrits plutôt dans le champ universitaire, il est un homme à l’intersection des champs privé et astronautique. Il participe à la création de l’Aerojet Engineering Corporation en 1942, entreprise spécialisée dans le développement de fusées initiée par le physicien T. von Kármán, avant de s’investir pleinement dans l’American Rocket Society dans les années 195073 puis la Fédération astronautique internationale. Fort de cette expérience et de cette inscription dans un champ technique, A. Haley peut s’exprimer en expert sur la qualification du X‑15.
Pour autant, la présence continue d’interrogations sur le futur des appareils spatiaux atteste de la force des représentations entourant le X‑15. Après le décès d’A. Haley en 1966, aucun juriste ne se dresse plus contre ces représentations.
4. Les tentatives d’unification du droit aérien et du droit de l’espace
Quelques auteurs proposent de revenir sur la séparation entre espace aérien et espace extra‑atmosphérique, arguant que les futurs engins, préfigurés par le X‑15, appellent la création d’un droit unique pour les appareils volants. De nombreux autres programmes et projets alimentent d’ailleurs les attentes des juristes : parmi eux, les fusées postales74 navigueraient ainsi par l’espace afin de rejoindre deux points sur la planète. Elles sont ainsi évoquées par Bin Cheng (1921‑2019), Professeur de droit aérien britannique, en 1961 :
In the commercial sphere, even in 1949, the President of the Executive and liaison Commission of the Universal Postal union (UPU) said that the postal rocket was then “being secretly studied in various laboratories.” Ten years later, a postal rocket safely delivered, 100 miles from ship to shore, 3 000 letters bearing ordinary stamps franked with the imprint USS Barbero.75
Néanmoins, ce sont surtout des projets militaires proches du X‑15 qui suscitent les mêmes interrogations. Le Dyna‑Soar est certainement le programme le plus cité après le X‑15 : Cyril E.S. Horsford, alors directeur de l’Institut international de droit de l’espace (créé par la FAI), écrit ainsi :
Two important scientific achievements have also highlighted the legal problems involved. One is the success of the X‑15 rocket‑plane flights in the upper atmosphere, now up to 310.000 feet (58 miles), and the declared intention of the United States to evolve a craft capable of both airborne and orbital flight. This vehicle, the Dyna‑Soar, should be operational in 1965 […].76
Ces programmes conduisent ainsi J.C. Cooper à défendre la création d’un droit aérospatial.
As the Air Law and Space Law are now used, they represent nothing more than phases of the law directly and indirectly applicable to man‑made flight. To avoid existing and future confusion, both should be included in a single branch of the law. This might be termed Aerospace Law.77
Cooper est alors l’un des juristes les plus importants et probablement le plus cité par ses pairs au sein de cette branche juridique en construction. Il compte parmi les premiers à s’être exprimé sur le sujet après la Seconde Guerre mondiale, dans son article de 1951 : “High Altitude Flight and National Sovereignty78”. Il incarne ces juristes multipliant les positions : il participe activement à plusieurs négociations internationales. Il est ainsi nommé à la tête de la délégation étasunienne lors de la Conférence internationale sur le droit aérien privé (1933), avant de servir de conseiller juridique à la délégation se rendant à la conférence de Chicago en 1944, puis de conseiller auprès de commissions présidentielles. Il est également vice‑président de la Pan American World Airways de 1934 à 1945. Professeur de droit, il devient le premier directeur de l’Institut de droit aérien de l’Université McGill, qu’il contribue à fonder en 1951. Il est enfin un acteur central de la construction d’une communauté du droit de l’espace au sein de la Fédération astronautique internationale79.
Sa position sur le terme d’“aerospace” s’appuie largement sur celles défendues par l’US Air Force. Il la justifie notamment en citant le glossaire rédigé par le Research Studies Institute de la Maxwell Air Force Base80, ainsi que par la revue officielle de l’Air Force Association : Air Force and Space Digest, qualifié par ses éditeurs de “The Magazine of Aerospace Power81”.
En tant que juriste de premier plan, sa personne est associée à cette proposition : pour les professeurs d’université étasuniens Myres S. McDougal (1906‑1998) et Leon Lipson (1921‑2005), auteurs de l’un des ouvrages de référence sur le droit de l’espace, et relations de Cooper au sein de l’American Bar Association82, c’est bien le X‑15 qui est amené à alimenter les discussions sur la limite entre espace aérien et spatial.
Still later, a dilemma for the zonal theory was created by the announcement of the characteristics of an experimental American aircraft to be known as the X‑15, in which manned flight would be possible for the same vehicle, to and for, both in space that would have to be called airspace under any of Professor Cooper’s definitions and in space that would be called something else.83
Pour autant, d’autres défendent la même indistinction : Robert Homburg, avocat à la Cour d’appel de Paris et membre actif de la FAI, propose de faire du droit aérien un chapitre ou un titre du droit de l’espace, en se fondant sur le X‑15 et le Dyna‑Soar84.
Homburg est intéressé de longue date par les questions spatiales, puisqu’il participe à la Commission d’étude définissant les problèmes juridiques liés à l’astronautique, créée dès 1953 par le Comité juridique français de l’aviation85, avant de présider la commission de travail dédiée à l’astronautique créée au sein de la Société française de droit aérien en 195486.
John A. Johnson, conseiller juridique de la NASA, soutient lui‑aussi cette option, alimentant d’autant les débats depuis sa position privilégiée pour suivre les avancées techniques :
La ligne de démarcation entre l’espace navigable et l’espace extra‑aéronautique ne présentera bientôt aucun intérêt fonctionnel puisque certains types d’aéronefs et d’engins spatiaux seront prochainement en mesure de passer de l’un à l’autre et d’y évoluer sous contrôle direct ou téléguidé87.
Cooper tente de faire valoir ses vues au sein de l’American Institute of Aeronautics and Astronautics [Institut américain d’aéronautique et d’astronautique] : dans une lettre envoyée à A. Haley88, il propose de changer le nom du Space Law Committee [Comité de droit de l’espace] en Committee on Aerospace Law [Comité sur le droit aérospatial]. En vain.
La fusion des deux droits ne devient pas une position majoritaire : l’attachement à la liberté d’accès à l’espace pour des raisons stratégiques d’un côté, de l’autre l’impossibilité de fusionner espace aérien et espace spatial en un seul régime en raison du refus attendu des États de céder leur souveraineté sur le premier, conduisent à la conservation de la distinction.
En effet, la liberté d’accès à l’espace est un fondement des stratégies des puissances spatiales : sans elle, tout objet mis en orbite serait amené à braver la souveraineté des autres États. Or, il apparait fondamental de permettre le déploiement de satellites, notamment espions, et donc d’assurer que la liberté de l’espace soit reconnue. Raison pour laquelle la liberté d’accès est immédiatement reconnue dans les résolutions onusiennes89 puis dans le traité sur l’espace90, venant conforter un fait accompli lors du lancement de Spoutnik le 4 octobre 1957.
Revenir sur la distinction entre les domaine aérien et spatial est donc un combat perdu d’avance dans l’opinion majoritaire des juristes.
5. Un imaginaire influencé par le milieu astronautique
La sensibilité particulièrement forte des juristes aux promesses du progrès technique pourrait trouver son origine dans les liens noués avec les milieux astronautiques. Dès le début des années 1950, en effet, la doctrine du droit de l’espace se développe tout particulièrement au sein de la Fédération astronautique internationale (FAI) : Alex Meyer (1879‑1978), Professeur de droit aérien et refondateur de l’Institut de droit aérien de Cologne en 195191, y donne la première conférence sur le droit de l’espace en 1952, suivi par Aldo Armand Cocca (1924‑2020), Professeur de droit aérien argentin, en 1954, lequel est rejoint en 1956 par A. Haley et Eugène Pépin (1887‑1988), alors directeur de l’Institut de droit aérien et spatial de l’Université McGill92.
Après le lancement de Spoutnik le 4 octobre 1957, la FAI crée un comité entièrement dédié au droit : le Cooper Committee [Comité Cooper]. En 1960, un International Institute of Space Law [Institut international de droit de l’espace] est adjoint à la fédération93. Qui plus est, des colloques sur le droit de l’espace sont organisés chaque année à partir de 1958 à l’occasion du Congrès international d’astronautique de la FAI. Les juristes membres de la FAI défendent cette concomitance qui permet à leur communauté de nouer des relations avec le milieu astronautique au sens large.
Cette sociabilité se développe également en dehors des sociétés d’astronautique : dès 1952, Oscar Schachter (1915‑2003), juriste étasunien et conseiller juridique à l’ONU, publie l’un des premiers articles sur le droit de l’espace94 dans un dossier du magazine Collier’s, aux côtés de Werhner Von Braun (1912‑1977) et Willy Ley (1906‑1969)95. Les promoteurs de l’astronautique ont également pu chercher à influencer directement les milieux juridiques : Alexandre Ananoff (1910‑1992), ardent défenseur des voyages interplanétaires en France, publie un premier article dans la Revue générale de droit aérien en 194696. En février 1953, il est admis au sein du Comité juridique français de l’aviation comme « spécialiste des questions astronautiques »97. Quelques mois plus tard, une « commission d’étude définissant les problèmes juridiques liés à l’astronautique » est créée98. Depuis le champ astronautique où s’opère la genèse de la communauté du droit de l’espace, ces premiers juristes intéressés par les enjeux spatiaux parviennent ensuite à développer de nouveaux espaces de discussion et de réflexion au sein des champs qu’ils fréquentent, tout particulièrement les champs universitaires, professionnel et les organisations internationales.
Or, le champ astronautique est animé par une communauté acquise à la cause du progrès technique qui défend la mise en œuvre de programmes technologiques novateurs. Les événements qu’elle organise dans le cadre de la FAI sont donc l’occasion d’assister à des conférences proposées par des scientifiques et des ingénieurs, mais également de participer aux mondanités propices aux discussions et aux amitiés99, dans un milieu marqué par le même attachement à la conquête spatiale et ses promesses. On peut supposer que la fréquentation d’un tel milieu, jouant le rôle des intermédiaires et « organisations de promesses » orchestrant « le marché des attentes et des visions techniques100 », a pu rendre les juristes particulièrement perméables aux promesses technoscientifiques – comme celles du X‑15 – dont les promoteurs de l’astronautique sont des acteurs par excellence101.
Les juristes développent ainsi des réseaux de contacts leur permettant de se renseigner directement auprès du secteur spatial, ce dont témoignent plusieurs lettres de J.C. Cooper consacrées au X‑15. Il contacte par exemple Philip B. Yeager102, du Committee on Science and Astronautics [Comité sur la science et l’astronautique] de la Chambre des Représentants des États‑Unis, à propos de l’appareil, mais ne reçoit pas de réponse claire. P.B. Yeager confesse même ses propres difficultés à classer ces engins. En septembre 1965, J.C. Cooper contacte également le directeur du NASA Flight Research Center, Paul Bikle (1916‑1991, afin d’obtenir des renseignements sur l’engin et sa capacité à voler en dehors de l’air103. Mais comme le note Yeager dès 1961, les autorités participent à la confusion : l’US Air Force elle‑même entretient le flou sur le X‑15 en recourant au terme d’aérospatial afin, selon lui, d’éviter la création d’un corps militaire spatial.
En somme, le développement du droit de l’espace au sein du champ astronautique contribue à rendre les juristes non seulement sensibles à l’imaginaire technoscientifique dans sa version astronautique, mais leur a permis de tisser des relations proches avec de nombreux acteurs du secteur, assurant ainsi leur perméabilité aux promesses de la conquête spatiale.
6. L’aéronautique : modèle du progrès technique astronautique
L’aéronautique occupe d’ailleurs une place prépondérante dans cet imaginaire technoscientifique, participant à la facilité avec laquelle les juristes considèrent le X‑15 comme le futur de la conquête spatiale. En effet, la naissance un demi‑siècle plus tôt des avions, devenus en quelques décennies un moyen de locomotion pleinement intégré au transport mondial, offre le modèle du progrès technique que devrait vraisemblablement suivre le spatial. M.‑M. Peng l’exprime clairement dès 1952 :
Tout laisse à penser que, dans l’état actuel des rapports internationaux, le développement des vols à haute altitude suivra la même voie que l’aéronef conventionnel au commencement de ce siècle : expérience scientifique d’abord, instrument de guerre ensuite, et, enfin, moyen perfectionné de commerce international, c’est‑à‑dire de transport cosmique surpassant toutes les hauteurs connues et déployant une vitesse supersonique104.
L’importance de cette comparaison peut d’abord tenir dans la formation disciplinaire des premiers juristes du droit de l’espace : beaucoup sont formés au droit aérien, certains l’enseignent, d’autres ont même pu contribuer à son élaboration en participant à des négociations internationales ou en travaillant dans le secteur aéronautique. Ainsi, les deux premiers directeurs de l’Institut de droit aérien de l’Université McGill, qui adjoint le droit de l’espace à son nom en 1957 et devient le premier Institut universitaire de droit de l’espace au monde105, sont parmi les juristes les plus cités et les plus engagés dans la construction d’une communauté juridique spatiale. J.C. Cooper a été vice‑président de la Pan‑American Airways entre 1934 et 1945 et a participé à plusieurs délégations diplomatiques pour les États‑Unis, notamment lors des négociations concernant la convention de Chicago106. E. Pépin quant à lui participe au travail de la Commission aéronautique en vue de préparer la conférence de Paris sur la navigation aérienne, en 1919, et il est le premier directeur du bureau des affaires juridiques et des relations extérieures de l’Organisation de l’aviation civile internationale de 1947 à 1953107.
Dans la plupart des organisations juridiques, les discussions sur la conquête spatiale sont d’abord intégrées dans les comités sur le droit aérien, tandis que de nombreux juristes s’initient au droit de l’espace par l’intermédiaire de sociétés de droit aérien : ainsi, la Revue française de droit aérien et la Revue générale de l’air publient les premiers articles français sur le sujet, tandis qu’un premier groupe de juristes est réuni pour travailler sur l’astronautique au sein du Comité juridique français de l’aviation108.
La perméabilité à l’imaginaire technoscientifique a pu être renforcée par un effet de générations. Auteurs parmi les plus cités et agents centraux de la construction d’espace de réflexion du droit de l’espace, J.C. Cooper, A. Haley, E. Pépin, A. Meyer sont nés en même temps que l’aéronautique, voire alors qu’elle n’était qu’un rêve avant l’envol des frères Wright en 1903. Or, tous ont décidé de consacrer leurs travaux au droit aérien, c’est‑à‑dire à un droit créé pour encadrer un secteur symbolique de l’âge des machines et de l’imaginaire du progrès technique109 : A. Meyer publie une Thèse sur le sujet dès 1908. Ce dernier reçoit également un brevet de pilote de montgolfière et participe à la création de l’Association des pilotes allemands110.
On observe ainsi un certain attrait pour la science et la technique de la part de ces juristes, qui créent dans les années 1950 les premiers instituts universitaires consacrés au droit de l’espace : J.C. Cooper créée et préside l’Institut international de droit aérien de l’Université McGill entre 1951 et 1955111, que préside à sa suite E. Pépin de 1955 à 1959112, A. Meyer lance l’Institut für Luftrecht [Institut de droit aérien] à l’Université de Cologne en 1951113, qui devient l’Institut für Luftrecht und Weltraumrechtsfragen [Institut de droit aérien et de droit spatial] en 1959114, et A. Haley est à l’initiative du Cooper Committee et de l’International Institute of Space Law115.
Le lien tant disciplinaire qu’académique, voire personnel, de plusieurs des auteurs centraux de la doctrine des années 1950 et 1960 avec l’aéronautique, et ce depuis ses origines, participe à l’adhésion des juristes à l’imaginaire du progrès technique, sur lequel se repose l’astronautique. L’évolution de l’aviation, d’une activité de loisir vers un moyen de transport mondialisé en seulement quelques décennies, a pu constituer un modèle sur lequel calquer les prédictions concernant l’évolution de la conquête spatiale : le X‑15 trouve alors facilement sa place dans une histoire téléologique de la technique à laquelle adhèrent largement les juristes du droit de l’espace.
7. La régulation de la modernité technoscientifique
Les croyances et espoirs des juristes dans le progrès technique surpassent les perspectives immédiates offertes par le X‑15 : les articles de droit mentionnent de nombreux autres projets techniques.
Différents moyens de propulsion sont évoqués : la propulsion atomique116 attire le plus d’attention, mais d’autres abordent des moteurs‑fusées à ions et à photons ou des voiles solaires117. Des projets plus impressionnants sont également présents, tels ces paquebots aériens transocéaniques présentés par M.‑M. Peng :
Récemment, dans une conférence de l’aviation des États‑Unis portant sur la physique et la médecine de la stratosphère, une prédiction a été faite par un savant, suivant laquelle les projectiles télécommandés américains deviendront un jour des paquebots aériens transocéaniques […] Ce navire cosmique prendra sa course ascensionnelle à l’aide de fusées et atteindra une altitude de 20 milles. Alors il obliquera vers un continent distant, et se laissera glisser dans l’espace, sans l’aide d’un moteur de propulsion, à des vitesses supersoniques.118
Ce transport intercontinental à l’aide de fusées occupe une place importante parmi les anticipations techniques, puisqu’on le retrouve encore sous la plume d’A. Haley119, E. Pépin120, R. Homburg121 et d’autres.
Pour les juristes, le progrès technique apparait ainsi inévitable et l’avenir de l’humanité réside dans l’espace. Un point que B. Beebe rappelle à juste titre, en présentant, dans le sillage de W. McDougall122, les années 1950 et 1960 comme « l’âge de la science et de la technocratie123 ». En revanche, il analyse les débuts de la doctrine juridique spatiale comme une tentative de « conserver le prestige de la pratique juridique et l’utilité du savoir juridique124 » face aux pouvoirs acquis par les sphères scientifiques et techniques et comme une volonté de devenir « un antidote humaniste et contre‑culturel à la prolifération d’une technologie parfaite125 », parlant même d’une « crise Spoutnik du droit américain126 ».
La position adoptée par les juristes semble pourtant marquée par l’imaginaire technoscientifique127 et être peu hostile aux développements techniques. Au contraire, ce progrès technique est même naturalisé dans les articles de droit de l’espace : cette marche est inarrêtable et souhaitable car elle permettra de voyager dans l’espace. La notion d’âge spatial [space age] fait partie des poncifs souvent utilisés comme introduction : l’humanité aurait franchi une nouvelle étape dans son développement, suscitant l’émerveillement devant le progrès technique. L’introduction de Stephen Gorove (1918‑2001), universitaire étasunien d’origine hongroise128, à son article de 1958 incarne bien cette fascination prométhéenne pour la science et la technique :
Cette victoire éclatante de la science sur les forces incommensurables de la nature a amené les hommes au seuil même de l’espace sidéral, au bord « des profondeurs sans fonds de l’infini ».129
Dès lors, l’horizon d’attente de ces auteurs est entièrement orienté vers la conquête spatiale, dont les promesses se réaliseront bientôt : le X‑15 comme prototype de futurs vaisseaux spatiaux côtoient les stations spatiales imaginées par W. Von Braun et bases lunaires ou martiennes130.
Plusieurs auteurs montrent leur foi dans le progrès technique en dressant un parallèle entre l’évolution d’anciens moyens de locomotion et le futur de la conquête spatiale. De la même façon que l’humanité a su fabriquer des appareils toujours plus puissants, elle parviendra à développer les technologies nécessaires à son déploiement dans l’espace. Le X‑15 s’inscrit alors dans une téléologie technique, dirigée vers le déploiement de techniques toujours plus puissantes, devant aboutir à l’avènement d’engins aérospatiaux. M. Smirnoff écrit ainsi :
Nous sommes à peu près sûrs que le chemin de ce compromis sera long, mais les avions actuels vont céder bientôt la place aux fusées et vaisseaux cosmiques comme les diligences d’autrefois ont cédé la place aux automobiles131.
Il apparaît difficile de considérer que les juristes auraient voulu porter une contre‑culture humaniste face au développement technique. Quelques auteurs s’inquiètent certes des dangers posés par la technique, mais il s’agit d’une peur des armes de destruction massive et des futures armes encore inconnues de l’humanité telle la modification du climat132. Ces peurs ne concernent pas, en revanche, la technique en elle‑même : on ne trouve aucun discours de rejet du système technoscientifique ni d’appel à arrêter la conquête spatiale dans ces articles, même les plus politiques.
Les craintes exprimées par les juristes sont en réalité tournées vers le comportement des États : la conquête spatiale offrirait des territoires à conquérir pour les gouvernements, dont le comportement habituel est la prédation en dehors de tout cadre juridique. Plusieurs auteurs appellent ainsi à réglementer au plus vite les activités spatiales pour contrer tout risque d’escalade. E. Pépin le préconise en 1959 :
Cette compétition, même limitée à des recherches scientifiques, peut cependant donner lieu à des incidents politico‑diplomatiques, dont les conséquences peuvent être graves. Il semble donc difficile de prétendre qu’il est aujourd’hui prématuré d’examiner les problèmes juridiques concernant l’exploration de l’espace.133
La capacité technique de créer des armes de destruction massive n’est pas remise en cause ; c’est le danger posé par des États qui en possèdent qui l’est. Les juristes participent donc à la neutralisation de la technique, qui ne serait ni bonne ni mauvaise mais dépendante de son utilisation, comme le souligne Paul de la Pradelle (1902‑1993), Professeur de droit en France, en 1962 :
Reconnaissante à la science, l’opinion admire l’accélération du progrès technique et elle a raison. Cependant elle admire avec crainte et elle n’a pas tort. Elle sait que la fusée spatiale peut cesser d’être l’instrument de sondage du temps capable de prévenir les peuples de la terre de l’imminence d’une agression de la nature, en décelant la formation éloignée des tourbillons et des ouragans pour devenir, sa capsule armée en guerre, et munie d’une charge thermo-nucléaire, l’instrument d’une force de frappe ou de représailles que les textes qualifient aussi d’arme de destruction massive.134
Cette volonté de réglementation juridique s’explique bien mieux par la persistance de l’idée d’un internationalisme légaliste, positionnement politicojuridique déjà ancien parmi la communauté des juristes135, que par l’hypothèse d’une opposition entre le droit et la science. L’internationalisme légaliste défend en effet l’instauration d’un ordre légal international supérieur aux États, afin d’assurer la paix.
Dès lors, la communauté juridique du droit de l’espace, imprégnée d’un imaginaire technoscientifique caractéristique de son époque, n’est pas à placer du côté d’une contre‑culture au discours de la modernité : elle y participe pleinement en faisant sienne le discours du progrès technique. La confiance accordée dans les perspectives ouvertes par le X‑15 se rapporte ainsi à cet imaginaire technoscientifique. La volonté d’encadrer l’exploration spatiale participe donc plutôt de l’ambition de l’internationalisme légaliste.
Conclusion : Une réception à l’aune de l’imaginaire technoscientifique constitutif du droit de l’espace
Avion, fusée, avion‑fusée ou vaisseau‑fusée, le X‑15 a suscité de nombreuses spéculations et anticipations sur l’avenir de la conquête spatiale, bien au‑delà des réalités d’un programme de vol hypersonique et d’expériences sur le vol spatial habité. La doctrine du droit de l’espace des années 1950 et 1960, élaborée par une communauté de juristes, n’a pas été épargnée par l’imaginaire qui s’est dégagé de cet appareil, imaginaire alimenté aussi bien par l’État et l’armée étasuniens, le milieu astronautique, ou l’industrie médiatique et culturelle.
La place du X‑15 dans ces réflexions juridiques est difficilement compréhensible si l’on interprète cette première doctrine comme une tentative d’imposer une contre‑culture juridique et humaniste contre le pouvoir de la science et de la technocratie. La perméabilité de la communauté juridique aux promesses du progrès technique dans l’astronautique témoigne plutôt de l’hégémonie de l’imaginaire technoscientifique dans le droit de l’espace. Les articles usent d’une rhétorique qui en est imprégnée : nulle critique de la technique n’apparaît ; au contraire le progrès technique est naturalisé. À l’instar de l’aéronautique, les astronefs devaient connaître rapidement une amélioration spectaculaire.
L’étude des trajectoires académique et professionnelle, ainsi que des sociabilités des juristes permet de mieux comprendre cette perméabilité : les premières réflexions sur le droit de l’espace prennent rapidement place au sein de la communauté astronautique dès le début des années 1950. Les premiers juristes concernés par ces questions fondent leur légitimité tant sur la primauté de leurs réflexions que sur le rôle central qu’ils occupent dans l’organisation d’une communauté, dont le premier noyau est la Fédération astronautique internationale. Ce sont les mêmes que l’on retrouve dans les différents champs qu’ils fréquentent, notamment universitaires et professionnels, où ils participent à la création de nouveaux espaces de réflexions et deviennent à leur tour des intermédiaires entre milieu astronautique et juridique. Ils participent alors à l’hégémonie de l’imaginaire technoscientifique.
Ces raisons expliquent pourquoi le X‑15 a été intégré si facilement aux réflexions juridiques non pas tant pour ce qu’il était, mais avant tout comme le prototype des engins promis par l’imaginaire technoscientifique et astronautique, toile de fonds des démonstrations orchestrées par l’armée et le gouvernement étasuniens afin d’asseoir leur place dans la modernité. Ce faisant, il interrogeait déjà l’association faite entre la fusée et l’espace : une association alors jeune, intégrée aux premiers principes de la doctrine du droit de l’espace, et fragilisée par les promesses technoscientifiques d’une époque dominée par l’idéologie du progrès.