Évoquer la Poste fait moins immédiatement surgir l’idée d’une institution pionnière sur tous les plans des mobilités, par les modes et les objets1, que les images d’Épinal du facteur et du timbre. Et pourtant, acheminement et transport postaux ont constitué les champs féconds d’une quête de modernité technologique au profit de la vitesse du courrier. Dans ce domaine, l’aérien a représenté une dimension longtemps phagocytée par ce qui est souvent qualifié de « mythe de l’Aéropostale », largement nourri par une littérature onirique2, mais souvent inexacte sur la réalité postale3. L’héroïsme des pilotes emblématiques de cette compagnie aérienne privée, tels Antoine de Saint‑Exupéry (1900‑1944) ou Jean Mermoz (1901‑1936), a rejailli sur les postiers. Sa maxime martelant « le courrier doit passer »4, a également servi, par capillarité, à forger l’ambition de continuité absolue de service que l’administration des Postes, Télégraphes, Téléphones (PTT) doit porter de façon encore plus aiguë aux lendemains de 1918 pour contribuer au redressement de la France.
Dans le ciel des flux postaux, l’avion a donc pris une place prédominante, rendant évidemment invisible un autre engin qui certes n’a connu d’application concrète, mais que cet article sur les tests et espérances propose de sortir de l’oubli. Il s’agit de la fusée5, dont les noms anglais de rocket ou missile montrent mieux l’ancrage émergeant avec les progrès de la balistique militaire à longue distance. Quelle que soit son appellation, elle entraîne dans son sillage un rêve de transport spectaculaire du courrier, à des vitesses considérablement augmentées, capable de faire tomber les contingences topographiques et distancielles dans une perspective civilisationnelle qui sied historiquement à la Poste. Ce rêve prend place entre la toute fin des années 1920 dans quelques pays anglo‑saxons européens, puis aux États‑Unis, et enfin jusqu’au début des années 1960 en France.
Dans ces caractéristiques chronologique, matérielle, et fonctionnelle qui seront abordées au fil du récit, le moment de la fusée postale dans le monde et en France se trouve à la croisée de plusieurs types de travaux historiques majeurs. D’abord ceux sur la portée des temps perçus et ceux relatés, entre perceptions du passé et visions du futur, contrariées ou advenues, et leur application aux horizons du progrès, social ou technique6 et de recherche sur les enjeux du progrès techniques voire technologiques à la Poste. Ensuite ceux sur la vitesse dans le transport et les politiques menées pour encadrer retards et délais7. Enfin ceux portant sur des techniques, puisque la fusée postale testée et projetée dans un ensemble de transports plus complexe, fait écho à Aramis. Ce métro automatique aussi bien collectif qu’adaptable aux parcours sollicités, fut abandonné par ses parrains, l’État, la RATP, et ce double malheureux qu’on va retrouver plus tard, Matra. Bruno Latour en a fait le héros d’un récit de « scientifiction8 », abordant la disparition sans perte et fracas, presque dans l’anonymat, d’une révolution dans le monde de la mobilité collective. Enthousiasmante innovation, au point ou quasiment, faisable, pleine de promesses, et pari financier incertain : la fusée postale révèle des points communs avec ce métro, jusqu’à la fin de leur aventure puisque leurs mises en service respectives n’ont jamais été concrétisées.
Ainsi cadré, le sujet de la fusée postale vient modestement apporter une pierre au questionnement plus large et jamais totalement approfondi à ce jour, à savoir celui de la Poste dans les PTT, entre prédominance du nombre sur les communicants et déconsidération d’une branche peu innovante. Poids lourd dans la seconde, administration civile de la République, la Poste possède la charge monopolistique et stratégique du transport de l’information, à savoir lettres, cartes postales et presse, dans l’Hexagone et vers les colonies. À cette fin, l’adaptation de l’intégralité du spectre des modes de transport a toujours été explorée, et presque systématiquement, conquise.
Ainsi la fusée postale vient nourrir ce que l’historiographie ancienne a souvent omis, à savoir le rapport entretenu par les Postes à la technologie, quasi exclusivement abordé à l’aune des télécommunications9. Si l’entreprise qu’est La Poste depuis 199110, a démontré sa capacité à relever le défi, à la demande de l’État, de contribuer à l’émergence de la filière du véhicule électrique après le Grenelle de l’environnement de 200711, l’épisode « fusée postale » met précocement en lumière le tropisme des technologies : la capacité de l’administration d’antan à explorer le champ des possibles pour le transport du courrier, média dont la courbe de croissance est alors forte et continue, est jalonnée de moments charnières comme celui‑ci, comme le sera, moins d’une décennie plus tard, l’introduction du code postal12. Derrière la fusée, se dévoile la question de la réflexion des décideurs et des responsables politiques sur les outils à leur disposition, réelle ou projetée, afin de surmonter la vague du courrier telle qu’elle est crainte durant la décennie 196013. Ce contexte est fertile en enjeux techniques, territoriaux, économiques et sociaux liés à la primauté du courrier dans l’économie ordinaire.
Hormis le spécifique moment des ballons‑poste sortant le courrier de Paris et Metz lors des sièges opérés par les Prussiens en 1870‑1871, à dire vrai pas vraiment réalisé par et pour la Poste avec seulement trois échecs en 60 vols, les airs constituent logiquement le dernier espace conquis pour ses acheminements14. Après la route hippomobile puis le rail (1845) pour le terrestre, après le paquebot (de l’anglais packet boat, navire transportant des paquets… en plus des passagers) ou le bateau‑poste sur mer, l’avion surgit dès avant la Première Guerre mondiale pour laisser entrevoir l’aérien comme nouvel horizon des communications. Cet essai se propose de mettre avion et fusée dans le même temps postal, celui de l’essor pour le premier, celui des potentialités pour le second. Il repose sur un socle de publications et études récentes sur les mobilités postales, ainsi que la relecture d’un corpus documentaire hétérogène composé d’archives du Centre national des études de télécommunications (CNET) et des PTT15, de la presse généraliste, de magazines spécialisés en aéronautique, de revues postales et d’une littérature grise abondante. De ce halo foisonnant, on peut tirer les nouveaux éléments d’une comparaison possible ou d’une lecture originale d’une trajectoire de la fusée postale s’inscrivant dans les espoirs et pratiques de l’aérien postal.
Sur cette base, il s’agira dans une première partie, d’examiner ce qui est à l’œuvre dans l’ambition de faire de l’aérien le nouvel eldorado de la Poste ; dresser le tableau des contextes internationaux : dégager les trajectoires de l’avion et de la fusée postale dans le foisonnement technologique de la première moitié du xxe siècle avec une finalité française ; identifier les acteurs et les coopérations qui expliquent cet entraînement. Puis, dans un second temps, ce qui fait le cœur du moment français intéressé par la fusée postale, dernier à survenir dans le monde, fera l’objet d’une présentation des études techniques, des programmations budgétaires et des projections politiques et imaginaires charriées par l’engin dont on questionnera les potentielles qualités disruptives.
1. L’aérien comme nouvel eldorado de la desserte postale
Dans l’entre‑deux‑guerres en France, « archaïsme et modernité » postaux perdurent, pour paraphraser Alain Corbin16, et cohabitent dans la chaîne d’acheminement du courrier : en effet alors que le courrier est encore trié manuellement à un rythme 2 500 lettres par heure à la force des poignets des meilleurs des postiers, le plus souvent à l’intérieur des bureaux ambulants sur voie ferrée, c’est à travers les promesses portées par des engins aériens nés des progrès de la balistique militaire, que les PTT imaginent des gains de temps parmi les plus spectaculaires.
1.1. L’avion et la fusée « presque », en même temps, aux mêmes endroits et avec les mêmes imaginaires
L’aérien postal se compose d’un couple singulier.
Le premier à apparaître, l’avion, est aussi celui qui a réellement et durablement existé. Les débuts anecdotiques de la poste aérienne ont lieu en 1911 aux Indes britanniques. Mais c’est surtout dans les grands pays occidentaux, à savoir aux États‑Unis, en Allemagne, Grande‑Bretagne et France que les débuts se concentrent entre 1911 et 191817, les USA disposant même du premier réseau domestique postal au milieu du siècle, alors que L’entreprise La Poste a mis fin à l’activité de sa propre compagnie en 2015. Dans ce laps de temps, l’avion a enduré les transformations et les adaptations tout en perdurant.
La seconde, la fusée, ne possède qu’un temps d’existence – il faut d’emblée préciser « temps de test » –, contenu dans une large trentaine d’années, de l’extrême fin des années 1920 jusqu’au début des 1960. Ses terrains d’apparition successifs rappellent exactement ceux de l’aviation, auxquels il faut simplement ajouter l’Autriche. Et c’est alors que l’aéropostal végète, entravé par de handicapantes surtaxes de transport, que la fusée pointe le bout du fuselage. En 1927, sur une base de 1 000 lettres envoyées en Grande‑Bretagne, 5 le sont par avion ; c’est 1/1 000 pour Berlin18. Le train domine massivement sur le continent. Pour la Poste française, les liaisons avec le Maghreb sont plus consistantes quoique modestes, 5 % du trafic vers le Maroc passe par avion.
C’est dans cette quasi‑concomitance des deux engins, en tout cas de l’apparition prometteuse de la fusée alors que l’avion semble avoir prouvé son utilité postale, qu’il faut trouver là une raison, pas la seule, du succès de l’un sur l’autre. Pourtant, l’évocation des deux modes recèle des points communs initiaux liés aux imaginaires sociotechniques de la vitesse19. Le premier est consubstantiel de la Poste et touche à la continuelle lutte contre la topographie et à son surpassement nécessaire : pragmatiquement, le courrier doit passer, par‑delà les fleuves, les mers et les montagnes et ce quelles que soient les distances à franchir : avion et fusée passeront par‑dessus les obstacles. Le second est en plein accord avec l’ambition humaniste que de nombreux penseurs ont pu lire lors de ces derniers siècles, de Voltaire à Edgar Morin en passant par Jacques Derrida20, dans la Poste : elle n’envisage que l’universalité des résultats produits par son action qui ne doit jamais être entravée, nulle part : avion et fusée auront la capacité d’atteindre tous les endroits. Endogènes ou exogènes, ces projections sont complétées par celle de la continuelle quête de modernité liée aux transports, à savoir la continuité d’un cycle d’adaptation des modes.
Le mariage entre Poste et modes aériens rapides semble idyllique au moment respectif de l’émergence de chacun. Les verbatims sont à ce propos très évocateurs. Pour Maurice Cangardel, président de la compagnie générale transatlantique, « l’avion est l’engin de transport idéal de la Poste »21, au moment où à 300 km/h à la fin des années 1930, il permet à une lettre partant de Paris à 23 h 15 d’être à Alger le lendemain à 6 h 20, et plaçant Paris à moins d’une nuit de toutes les capitales voisines. Franchir les Pyrénées pour rallier les colonies d’Afrique du Nord afin de réaliser l’unicité du territoire postal tricolore, voilà ce que l’avion devait permettre. Un horizon de limites repoussées dont ne se départit pas quelques années plus tard, le Post Master General, Arthur Summerfield, réjoui en 1959 des expérimentations de sa fusée22 : « Avant que l’homme ne marche sur la lune, le courrier sera acheminé en quelques heures depuis New York vers l’Angleterre, l’Inde, ou l’Australie par des missiles guidés ».
Plus tôt, dans la même veine, la revue Sciences et Avenir, se basant sur la rumeur de ces expérimentations en gestation, annonce un courrier acheminé, à terme, en une quarantaine de minutes entre Paris et New York. Vieille Europe et Nouveau Monde auraient été une nouvelle fois rapprochés sur un quatrième plan, après le premier câble transatlantique sous‑marin en 1857, la première liaison régulière transatlantique maritime en 1862 et avant le supersonique Concorde en 1977. Plus encore, ce lien entre les continents a déjà filtré de l’imaginaire du polytechnicien et ingénieur Jacques Spitz, qui envisage l’aérien postal triomphant comme potentiellement seul capable de relier les espaces terrestres d’une Terre hypothétique, en plein chaos géoclimatique23.
1.2. Entre initiative « ingénieriale », chaperonnage militaire et intérêt de l’administration
Les caractéristiques de l’émergence de l’avion et de la fusée, à but postal, sont ceintes dans ce même triangle d’accomplissement.
Si dans le cas de l’aviation, leur rôle est bien connu24, l’initiative des inventeurs et ingénieurs, anglo‑saxons pour la fusée, pour porter une utilité postale est remarquable. Est‑ce dans le sillage de ceux‑ci qu’une sorte de « V1 postal », avait pu disséminer de la propagande sur Londres pendant la bataille d’Angleterre ? Quoi qu’il en soit, la frange germanique a d’abord œuvré sur son terrain ; en Autriche où l’ingénieur et chimiste Friedrich Schmiedl (1902‑1994) s’essaie à petite échelle dans le massif du Schöckel à un vol de fusée depuis une rampe de lancement ; en Allemagne où un autre ingénieur, le bavarois Reinhold Tiling (1893‑1933), lui‑même pilote, parvient à faire décoller à la verticale et à récupérer sans casse, grâce à un double système qui combine parachute et ailerons télescopiques, ce qu’il appelle « missile » postal, sur le tarmac de l’aéroport de Berlin‑Tempelhof. Ces engins sont d’ailleurs plutôt des roquettes, c’est‑à‑dire de petit modèle avec microréservoir. Enfin, ayant fui les bruits de bottes de son pays, l’ingénieur Gerhard Zucker (1908‑1985) tente en vain de démontrer aux fonctionnaires du British Royal Mail, à l’occasion d’un envol depuis la plage de Rottingdean, que sa « roquette » postale, qui ressemble plus à une fusée lancée depuis une rampe, n’est pas une lubie…
En France on en verra les concrétisations en deuxième partie, la généalogie de la fusée postale est à la croisée des initiatives techniques25. Contemporain des tentatives décrites ci‑dessus, Louis Damblanc (1889‑1969), ingénieur indépendant, prend la parole devant le très sérieux Office national des recherches scientifiques et industrielles et des inventions, prédécesseur du CNRS.
Il y expose en 1935 les avancées enregistrées dans le monde anglo‑saxon concernant les fusées autopropulsives à explosifs, et leur prédit un grand rôle pacifique, par exemple « dans le transport des lettres de ville à ville »26. Les porosités existent, les scientifiques scrutent les contextes et posent des influences durables qu’on retrouvera juste après la guerre.
Celle germanique encore et toujours avec Helmut von Zborowski (1905‑1969), ingénieur spécialiste du vol vertical, devenu conseiller de la SNECMA et inventeur du concept « coléoptère », dont le principe de verticalité d’atterrissage sera repris par Roger Robert, directeur du bureau d’études de l’entreprise, pour compléter le travail de René Dorand (1898‑1981), pionnier de l’hélicoptère en France, comme élément constitutif de l’originalité du projet IRIS de Matra (voir plus tard).
Celle de l’aviation avec Pierre‑Marcel Lemoigne (1898‑1985), ancien pilote de l’Aéropostale, proche de Didier Daurat (1891‑1969) qu’on retrouve tout au long de l’essor intérieur de la poste aérienne jusqu’à la création du Centre d’exploitation postale métropolitain (CEPM) dont la gestion est partagée entre Air France et les PTT dès 194527.
Le cas britannique illustre parfaitement la position majoritaire des administrations des Postes vis‑à‑vis de la fusée postale. Si elles ne portent pas elles‑mêmes ces premières initiatives d’avant la Seconde Guerre mondiale, elles sont attentives aux potentialités de la fusée, et s’associent systématiquement à la validité des tests : elles prennent un risque en fournissant du courrier réel, en le dotant d’un affranchissement spécial, délègue un ou plusieurs représentants officiels sur le lieu du tir. Ce type de partenariat n’est pas propre à l’aérien. En comparaison avec d’autres modes aussi explorés, l’US Postal avait donné son aval à la compagnie des transports électriques de New York pour le test d’une super structure de poste pneumatique à nulle autre pareille dans le monde28, avec des tubes de 91 cm de diamètre29, alors que, le Royal Mail avait très précocement poussé à la construction de la ligne du métro postal de Londres, en service à partir de 191630. Le revers de la médaille est cependant implacable : dans un laps de temps très resserré, aucune des Postes ne va donner suite à ces initiatives finalement jugées comme irréalistes.
Moins de 20 ans avant la fusée, en France cette fois, les promesses entrevues à travers l’avion dans le changement d’échelle du transport postal ont émergé parce que la sphère militaire s’était emparée du sujet31. Depuis Napoléon, Postes et armée ont une imbrication stratégique nourrissant une riche histoire relationnelle, faite de visées complémentaires, de partage de codes et de modèles d’organisations, de remplacement parfois du second par le premier et de soutien du second au premier. Cette proximité coule d’autant plus de source avant 1914 que l’armée fait principalement voler des appareils. Le premier envol dit « postal » a lieu entre Paris‑Villacoublay et Pauillac, le 15 octobre 1913. Il survient à l’initiative du ministre des Postes et télégraphes, Alfred Massé, avec la collaboration technique de l’armée qui fournit le pilote et la carlingue dans laquelle on place trois sacs de dépêches. En 1919, on sait peu que la Poste recourt à des liaisons militaires éphémères de Paris vers Bordeaux, Lille, Bruxelles, Mulhouse. Pour le test de la fusée en 1962, l’armée de l’Air fournira le Lancaster depuis lequel est largué l’engin « Malaface » de type Latécoère 258, inspiré des missiles équipant les navires de la Marine nationale32. À titre de comparaison, dans le cas américain, la marine mettra à disposition l’USS Barbaro, sous‑marin faisant surface au large de la Floride pour tirer le missile qui atterrit sur la base aéronavale de Mayport. De part et d’autre de l’Atlantique se manifeste donc une dualité, militaire et civile, des contributions à l’émergence d’une vitesse postale accrue.
La différence de maturité technique entre l’avion et la fusée n’a jamais réellement, prospectivement au mieux durant un court laps de temps, engagée de concurrence entre les deux modes dans l’aérien postal. Ce binôme espéré ne doit pas occulter la portion congrue que représente la dimension du ciel dans l’intégralité du transport postal33. La voie routière automobile constitue ainsi l’essentiel du système de transport postal intérieur. Le transport aérien, en dépit de sa démocratisation et d’une tentative de généralisation entre 1950 et 1970, ne constitue pas un système suffisamment important pour jalonner cette histoire contemporaine. C’est la vitesse et la praticité de projection, plutôt que les volumes, qui trament le récit conjoncturel des balbutiements de la fusée postale. C’est avec ce jeu échelles à l’esprit qu’il faut plonger dans le cas français.
2. En France, la fusée postale disruptive ?
Aussi court et a priori anecdotique soit‑il perçu, le moment « fusée postale » offre d’intéressantes perspectives problématiques qu’on retrouve régulièrement en creux dans les recherches sur l’histoire postale autour des thématiques de l’adaptation technologique et de l’innovation, de la souveraineté nationale et des collaborations internationales, de la valeur‑étalon « temps », ou des ratios coût/temps de transport.
2.1. Les Télécoms au soutien des Postes
Le projet de fusée offre une autre vision dans la sempiternelle opposition interne aux PTT entre les techniciens de la branche télécoms, et, les « ronds de cuir » des Postes. À dire vrai, il s’inscrit même à rebours. Il enrichit une longue trajectoire de dialogues qui ont mené à des applications postales tirées des innovations techniques des télécommunications sur plus d’un siècle ; il y a eu la poste pneumatique adoptée aux guichets des bureaux de poste à Paris en 1879 ; on connaît aussi les prémices de la Poste « à distance » par le Minitel dès 1989. Dans le cadre de la fusée est à l’œuvre le Centre national d’études des télécommunications (CNET). En 1960, il prend contact avec le groupe industriel et avionneur, Latécoère, afin d’explorer le projet d’une fusée. Transparaît la confirmation de la politique de son directeur, l’ingénieur Pierre Marzin, souhaitant la relation féconde entre CNET et industrie34.
D’un côté, le fabricant d’avions est une ancienne connaissance des Postes, à l’origine de la naissance de la compagnie Aéropostale qui a transporté le courrier vers l’Afrique du Nord, puis l’Afrique noire et l’Amérique du Sud pour le compte de l’État durant la première moitié du xxe siècle35. À l’époque en effet, Latécoère planche avec un autre constructeur, Sud‑Aviation, sur des projets de missiles navals pour la Marine, dont il va s’inspirer pour proposer le « Laté 110 »36. De l’autre, d’abord attentif aux avancées américaines en matière de télécommunications, le CNET a aussi vu les expérimentations de fusée postale encadrées par l’US Navy dans les années 1950. Sur son site de Paris B en Île‑de‑France, le centre a déjà fait montre d’avancées en matière de transmissions radioélectriques et mobiles pour les fusées de type Monica et Véronique37, et compte les mettre à disposition du projet de transport postal. Dans le projet de fusée postale, le CNET tient sa place comme articulation essentielle entre l’exploitant (Poste), l’industrie (Latécoère) et le monde de la science qu’il héberge38.
Le 31 mai 1960, Latécoère présente au ministre des Postes et Télécommunications, Michel Maurice‑Bokanowski et au patron du CNET, le projet de ce qu’on appelle aussi « cargo postal ». Tel que l’avait formulé l’historien Emmanuel Chadeau à propos de l’avion, « le rêve et la puissance » ne sont dès lors peut‑être plus ses seuls attributs dans son siècle39 ; ils pourraient aussi être ceux d’une fusée dont la visée est au cœur des ambitions technologique, industrielle, servicielle, voire politique, de la plus puissante administration civile de la France gaullienne.
2.2 Un match avion contre fusée ?
Dans le seul pays d’Europe qui possède alors déjà son propre réseau postal aérien40, le premier aurait‑il pu être menacé par la seconde dans l’esprit des décideurs postiers, alors que la France devient aussi la seule à développer un intérêt à la fin de la décennie 1950 ? Ou bien la survenue de la fusée dans le panorama du transport postal français sert‑elle doit‑elle forcer l’avion à passer un nouveau cap au profit de la desserte postale ? Aucune pensée stratégique n’a pu être lue dans les archives internes sur le sujet, et c’est sur la base des comparaisons chiffrées que l’on peut juger des possibilités d’harmonie ou d’opposition.
La fusée aurait très bien pu être envisagée comme un « complément logique » de l’avion41. En effet, le second est au cœur d’une massification du transport postal aérien : le centre d’exploitation postal métropolitain, c’est‑à‑dire la division d’Air France et des PTT en charge de cette activité, enregistre une forte croissance du trafic passé de 1 870 tonnes et 5 127 heures de vol en 1947 à 7 666 t et 8 453 h dix ans plus tard, et 14 706 t en 1962. À la capacité en fort tonnage d’un avion, la fusée aurait pu répondre par un emport plus restreint de 500 kilos maximum chez Latécoère (mais moins de 50 kg pour le projet IRIS, à voir plus loin), capable d’ajuster sa cadence de vols, jusqu’à 20 par mois sur un axe pouvant se prêter à une haute fréquence qualitative, à la demande d’un courrier premium réclamant la plus grande des urgences. Cette vision de possible complémentarité est renforcée par une analogie faite entre la circulation du courrier par pneumatique dans l’intra‑urbain, et la fusée reliant deux villes, la vitesse supersonique étant même surnommée le « pneumatique aérien ».
L’idée semble si ancrée que même à l’arrêt du projet, les imaginaires postaux vont demeurer à l’unisson. Dans une édition du journal externe de l’administration des PTT42, un article se projette vers l’année… 2039 à l’aune postale : fusées postales et « facteurs électrostatiques », à savoir une rénovation de la poste pneumatique, seront à l’œuvre dans les domaines aérien et souterrain de l’Hexagone pour le transport et l’acheminement des colis partout en moins de 2 heures…
Si des convergences théoriques existent, reste le jeu des comparaisons pratiques qui ne penchent pas pour la fusée. Sur le strict plan de la vitesse, de 800 km/h pour Latécoère à Mach 2 ou Mach 3 pour le projet Iris de Matra, selon les trajets, elle est évidemment sans concurrence. D’un point de vue de la logistique postale, elle semble même plus manœuvrable : alors que l’avion ne peut se poser que sur un aérodrome, excentré de la grande ville et donc des lieux de « production » et de tri des lettres, la fusée aurait la capacité d’au moins atterrir à la quasi‑verticale des centres de tri même si son décollage ne peut pas se faire intra‑muros : IRIS envisage même, pour que l’engin soit totalement efficient, un atterrissage sur le toit de l’hôtel des Postes de Paris43. Un troisième larron encore jamais évoqué sur la scène de l’aérien postal, laisse entrevoir ces qualités intrinsèques liées à la verticalité : l’hélicoptère44, que l’administration des Postes a expérimenté au début des années 1950, aurait pu être le chaînon complétif entre les sites de productions du courrier et ceux d’affrètement spécifique de la fusée et de l’avion. Las, ce qui aurait dû déjà être une alerte pour les esprits les plus avant‑gardistes, vient entraver son essor potentiel. L’hélicoptère ne résiste pas longtemps au juge de paix de la rentabilité d’emploi45…
Nonobstant l’échec de l’engin à hélice, avion et fusée se retrouvent sur un même pied, quand il s’agit d’envisager l’insertion des deux engins dans le schéma national des transports bien étudié par Camille Henri46 : les questions de transbordements et de liaisons entre pas de tir ou piste de décollage et centres de tri est absolument centrale.
La distance préférentielle d’usage des deux aéronefs les ramène également à la compétition : depuis la Capitale, la Postale de nuit n’excède quasiment jamais les 1 000 km sur des liaisons intra‑hexagonales, sauf vers la Corse47, alors que les experts tendent à s’accorder que c’est sur le même segment que la fusée postale franco‑française aurait toute son utilité.
2.3. Le mur financier s’impose à l’espérance européenne
Si la coopération technique entre Latécoère et le CNET semble fiable, si les horizons de la fusée peuvent compléter plus que concurrencer l’avion, une raison majeure et absolument insurmontable va faire échouer le projet du « Laté 110 » comme celui du missile IRIS dans la foulée. En amont, la mise à l’écart de l’hélicoptère avait pourtant donné le ton.
Les études comparatives et croisées menées par le ministère des PTT sur le plan financier livrent un résultat sans appel quant à une dimension souvent négligée du service public, à savoir le prix de revient de son fonctionnement général. Celui portant sur le ratio de la tonne kilométrique fait éclater au grand jour l’impossibilité d’envisager une hausse liée à l’emploi de la fusée ; par les lignes de la poste aérienne de nuit, il s’établit à 2,65 NF, alors qu’il est estimé dans la version la plus basse et la moins vraisemblable 10,25 NF par fusée. En affinant l’étude sur la ligne majeure envisagée pour la fusée, à savoir de Paris à Marseille puis Ajaccio et retour, le prix de revient à la tonne kilométrique par la fusée Latécoère emportant 450 kg de courrier oscillerait entre 10,25 F à 47 NF. La comparaison avec les lignes de la « Postale de Nuit », surnom glorieux du réseau de transport nocturne et hexagonal du courrier par Air France depuis le Bourget puis Orly, est défavorable : emportant au moins deux fois plus de courrier, le coût varie entre 2,65 NF et 4 NF sur le même parcours envisagé vers Ajaccio48. Cet écart au quadruple, au débours de la fusée, supposerait des surtaxes telles qu’elles videraient les carlingues, alors que l’avion les a largement minimisées avec le temps !
Si le prix revient tué dans l’œuf toute projection supersonique du courrier, un autre aspect des enjeux financiers, celui touchant à la création des conditions de vol, dépasse les capacités d’investissements de branche postale. Contre l’avis du ministère des Finances, qui se refuse à engager les 150 millions de nouveaux francs (MNF) estimés pour l’accomplissement de la globalité du programme49, les PTT se lancent malgré tout en août 1961 en passant un premier marché de 1,5 MNF avec Latécoère prévoyant une première phase d’étude et de développement, puis en février 1962, un second marché pour 1,5 MNF à nouveau50. Au moment où en juillet 1963, les PTT arrêtent le partenariat, une seconde phase comportant un vol inaugural en version réelle aurait nécessité 1,4 M à 3 MNF pour l’aménagement des terrains de circulation de la fusée. Ainsi, l’administration stoppe‑t‑elle cette fuite en avant alors qu’elle a besoin d’investissements industriels dans le programme code postal (1965‑1972). Elle doit aussi engager un dispendieux cycle de construction de nouveaux bureaux de poste pour équiper les banlieues‑champignons, d’où elle largement est absente51.
C’est sur le constat de ce mur financier qu’un trimestre plus tard, le nouveau ministre des PTT, Jacques Marette, prend connaissance du mémorandum rédigé par la société anonyme des Engins Matra à propos du transport de courrier par fusée52. Au projet du duo Latécoère/CNET succède celui qu’entretient cette firme en partenariat franco‑italien avec Breda Meccanica Bresciana. Cette fois, plus question d’une ligne franco‑française Paris‑Marseille‑Ajaccio et retour, mais l’esquisse d’un horizon européen sur la base d’un réseau en étoile depuis Paris vers le nord de l’Italie, Francfort ou Düsseldorf en Allemagne, Londres ou Manchester pour la Grande‑Bretagne et Amsterdam pour les Pays Bas, complété également par des liaisons entre ces mégapoles. Cette évocation prospective d’une coopération européenne dans le domaine de l’aéronautique étendu aux fusées postales, fait écho à une déclaration du précédent ministre, Maurice‑Bokanowski le 2 mars 1962, alors que la maquette du « Laté 110 » est testée à Toulouse‑Fonsorbes :
Il est certain qu’en ce domaine, la question se pose sous un jour nouveau. Mais je ne serai pas du tout hostile à une coopération européenne pour la poursuite des études et de la mise au point de la fusée, à condition que cette opération nous permette d’aller plus vite. Car je pense qu’il serait utile, non seulement à l’idée de l’Europe mais également aux administrations postales, de posséder, un jour, un réseau qui couvrirait l’ensemble de l’Europe et serait exploité avec un matériel commun.
Depuis le Traité de Rome, charbon et acier, économie et nucléaire comptent parmi les socles de la construction européenne économique et politique : celle‑ci n’a pas envisagé le transport du fret postal53…
Ce que Matra évoque, à grand renfort de correspondances envoyées par son nº 2, le jeune Jean‑Luc Lagardère, aurait somme toute beaucoup d’arguments pour séduire une France, dont la souveraineté autant que l’élan européen passent par le progrès technologique, et, dont le retard d’équipement en matière téléphonique par rapport à ses voisins plaide pour donner le change. Le projet IRIS ambitionne un changement d’échelles de la fusée postale54. Celle de la très haute altitude, presque au niveau de la stratosphère, puisqu’en croisière, elle serait de l’ordre de 22 000 mètres. Cette technologie serait spectaculaire puisqu’après un vol horizontal, le missile piquerait vers le sol, s’ajusterait en position verticale, pointe vers le haut, et déploierait un rotor propulsé de pales télescopiques pour atterrir droit au sol. Des vols de 700 km sont envisagés avec une charge utile de courrier de 15 à 30 kg, soit 15 fois moins que la fusée Latécoère, pour un poids au départ d’environ 1 100 kg comprenant surtout le carburant à propergols liquides. Les parcours seraient effectués en moins de 20 minutes et cibleraient la catégorie très urgente du courrier au prix d’une surtaxe « extrêmement raisonnable », dixit le dossier Matra55.
Las, tous calculs refaits par les experts des Postes, le concept Matra s’avère bien plus coûteux que les avions postaux ; surtout, il est basé sur des hypothèses de trafic contestables pour calculer un prix de revient dont on devine d’emblée la sous‑estimation. Comme pour le projet Latécoère, le montant exagéré des surtaxes dès lors nécessaires, que l’avion postal était déjà parvenu à rendre largement facultatives en 1927 suite aux discussions au sein de l’Union Postale Universelle56, viendrait saper l’intérêt d’usagers potentiels. Ainsi, en mars 1964, le directeur général des Postes, René Joder, fait savoir que les PTT françaises, après un ultime échange avec Poste Italiane informant son homologue qu’elle ne s’engage pas dans ce projet, ne donneront plus suite aux projets de cet ordre57.
3. Conclusion
Par le truchement de la fusée, cette nouvelle fenêtre ouverte sur l’histoire aérienne de la Poste, qui n’avait été jusque‑là abordée que sous le prisme de l’avion, s’enrichit d’un second élément. Il est certes largement resté à l’état d’études et de tests en guise de prémices, il intervient à la suite d’une tentative avortée d’introduction de l’hélicoptère, et n’impose aucune de ces caractéristiques potentiellement avantageuses face à l’avion.
La destinée de la fusée postale endosse les aspects d’un futur non advenu, puisque le contexte de la conquête des hautes sphères aériennes vers l’espace, tout comme la lourde tendance de l’adaptation des outils du transport à la disposition de la Poste, alimentaient l’espoir d’un tel horizon pour de nombreux contemporains. Elle est aussi l’histoire d’une promesse technologique et servicielle en plein écho avec son temps à l’instar du drone au xxie siècle, mais qui a été stoppée par des obstacles financiers ou organisationnels rédhibitoires58. Elle livre une atténuation dans une lecture de l’histoire établissant une implacable utilisation de tous les moyens pour le transport postal Néanmoins l’épisode de la fusée apparaît, dans la narration historique des échanges et des communications, comme un jalon neuf intégrant les questionnements sur les contours de l’espace‑temps et de la vitesse des échanges postaux prédominants depuis la première rupture connue depuis le basculement de la force hippomobile vers le chemin de fer59.
Les deux temps de la fusée postale, d’abord dans le sillage des ingénieurs civils germaniques entre‑deux‑guerres, puis avec le concours des armées aux USA ou en France dès la fin des années 1950, n’installent pas de continuité dans la concrétisation de l’utilité de l’engin. On peut l’expliquer par un changement des dynamiques techniques et des horizons ; dans les années 1930, la dynamique de la balistique ralliant les progrès de l’aéronautique avec la propulsion par moteurs‑fusées, influence la projection sur la Poste, perçue comme seule capable de vaincre toutes les contraintes topographiques et de relier les continents en même temps ; alors que dans les années 1950‑1960, le vol spatial sert d’aiguillon à des liaisons a minima stratosphériques et supersoniques, parfaitement dirigées par les avancées en matière de téléguidage.
Dans ce paysage international, la France aurait‑elle connu un quelconque retard d’intérêt ? Non, dans la mesure où le moment de la fusée court sur deux contextes aux antipodes livrant une explication plausible. L’entre‑deux‑guerres n’est pas un âge d’or postal : l’administration souffre d’un manque d’investissements – le budget annexe n’est amorcé qu’en 192360 – : ses bureaux sont sinistres et désuets : l’image dominante du facteur bonhomme et résistant « fonctionnaire de somme » qui passe partout des campagnes aux sommets montagneux, occulte l’idée même de technologie appliquée à l’activité. Les « Trente Glorieuses » sont quant à elles davantage porteuses, la Poste étant plus nourricière de transformations sociétales61 : elle lance en 1959 le bureau de poste mobile pour satisfaire les vacanciers découvrant les joies de la 3e et 4e semaine de congés payés : elle crée le secrétariat du Père Noël en 1962 afin de nourrir l’imaginaire enfantin selon les préceptes de Françoise Dolto. Lors de cette époque de tous les possibles, durant laquelle de jeunes ministres des PTT portent une autre ambition pour l’administration, la Poste est aussi entraînée par le CNET qui irradie bien au‑delà du téléphone. À y regarder de près, la fusée postale ne survient finalement pas de façon si fortuite, alors que tous les PTT et la Poste se parent de jaune et adoptent un logotype, marquant par‑là, un changement d’ère.