Nous sommes au tout début de l’année 2022, la mairie de Fourquevaux (Haute‑Garonne) située à proximité de Toulouse propose de donner le nom de Pierre de Saint Roman à des allées dans le village et d’y organiser une inauguration officielle1. Au vu de l’importance de cet événement nous décidons de nous plonger dans les archives familiales relatives au vol de P. de Saint Roman et de son équipage. Ce fut l’occasion d’organiser une exposition et une conférence retraçant l’épopée de ce raid. Cet exploit tenté le 5 mai 1927 de Saint‑Louis du Sénégal à Recife au Brésil n’était alors connu que par quelques initiés et avait été oublié par l’histoire. Pourtant celui‑ci s’est inscrit dans une chronologie de tentatives de traversées des grands océans au cours du mois de mai 1927, trois jours avant le vol de Charles Nungesser et François Coli2 du Bourget à New York et 15 jours avant celui de Charles Lindbergh3 de New York au Bourget. Ce fut en outre la première tentative mondiale de traverser sans escale de l’Atlantique sud. Ce vol s’inscrit pleinement dans la période des années folles des débuts de l’aviation et, fait unique, il constitue une représentation de la France en Amérique latine grâce au soutien du Comité Paris‑Amérique (PAL) latine créé à cette occasion.
Devant l’intérêt manifesté par divers organismes tels le ministère de la Culture, l’ambassade du Brésil, le Musée de l’Air et de l’Espace Paris‑Le Bourget, les historiens et des collectivités, nous décidons de concentrer nos efforts dans cette histoire. Pour cela nous constituons une association afin d’être reconnu en tant qu’entité juridique, laquelle nous servira de support pour notre travail de mémoire. Notre action s’est déroulée en plusieurs phases. En premier lieu nous avons classé l’ensemble des archives familiales en notre possession : les cartes de préparation du vol, les photos sur plaques de verre, les spécifications techniques de la gamme des avions Farman, l’acte fondateur écrit par P. de Saint Roman ainsi que de nombreuses correspondances. Puis nous sommes allés compléter nos recherches auprès des archives détenues par différents organismes officiels. En deuxième lieu nous avons effectué un important travail de communication auprès de divers acteurs locaux comme Toulouse Métropole, le Conseil départemental, le Conseil régional, les musées de l’Envol des Pionniers, et d’Aéroscopia, la DGAC4, la presse quotidienne régionale, le Musée de l’Air et de l’Espace Paris‑Le Bourget, l’Aéro‑club de France, le ministère de la Culture, l’Ambassade de France au Brésil et du Brésil en France, la Maison de l’Amérique latine5 actuelle, et bien d’autres. En troisième lieu nous avons organisé le 18 octobre 2023 un colloque à l’Assemblée nationale sur le thème de la première tentative de la traversée de l’Atlantique sud sans escale réalisée par l’équipage de P. de Saint Roman6. D’autre part nous avons conçu une exposition autour de cette épopée, intronisée à l’Assemblée nationale, puis présentée au Musée de l’Air et de l’Espace Paris‑Le Bourget au cours des mois de novembre et de décembre 2023. Nous portons l’ambition de mettre en œuvre d’autres actions au cours de l’année 2024. Parmi celles‑ci le lancement d’une bourse de recherche en Amérique latine et en France afin de mettre en évidence l’important travail réalisé par la première Maison de l’Amérique latine crée le 15 février 1924 sur les volets diplomatiques et organisationnels. Notre intérêt se porte actuellement sur l’importance du rôle que celle‑ci avait tenu et d’établir le lien avec la Maison de l’Amérique latine actuelle, fondée sous l’impulsion du Général de Gaulle en 1946.
1. Présentation
La première tentative de la traversée de l’Atlantique sud sans escale par P. de Saint Roman et son équipage est réalisée sous le patronage de la Maison de l’Amérique latine.
Nous serons peut‑être traités de fous, mais que l’on sache bien que nous ne sommes pas fous ; nous savons très bien ce que nous risquons. Nous nous en allons tranquillement, froidement, mettant de notre côté toutes les chances, mais nous regardons en avant et ne voulons, en aucun cas, regarder en arrière. C’est risqué, mais nous portons le fanion de Paris‑Amérique latine, et nous sommes français : nous ne pourrions pas nous dégonfler.7
2. Introduction
Le vol de l’équipage de P. de Saint Roman a été réalisé le 5 mai 1927, année au cours de laquelle de nombreuses tentatives de traversée des divers océans ont eu lieu. Le journal Excelcior du 11 septembre 19278 indique que sur la période du mois de mai au mois de septembre 1927, « 27 équipages ont tenté des raids au‑dessus des océans Atlantique et Pacifique », parmi lesquels celui du 08 mai 1927 de C. Nungesser et F. Coli et celui du 20 mai 1927 de C. Lindbergh. De ce fait cette première tentative sans escale effectuée par l’équipage de P. de Saint Roman s’inscrit dans l’histoire de l’aviation.
Fig. 1. Journal Excelsior du 11 septembre 1927, « Le bilan des traversées océaniques en 1927 »
Image 1. L’équipage du Goliath : de gauche à droite : Mouneyres, Petit et Saint‑Roman
Source : archives familiales
2.1. Genèse du projet
Du 23 mai 1924 au 20 janvier 1926, P. de Saint Roman est affecté à la direction du ravitaillement de matériel d’aviation aux établissements Descamps. C’est pendant cette période qu’il imagine son projet de créer un réseau de communication entre diverses localités de l’Amérique du Sud en avion. Il est très attiré par cette partie du globe qu’il qualifie de « Nations parentes » en comparant ses habitants à « des familles sœurs9 ». Il prit conscience à ce moment précis de l’importance de l’avion comme moyen de communication et de développement entre les lieux et les personnes de ce vaste continent tant au niveau culturel que touristique.
2.2. Préparation du projet
Début 1926, P. de Saint Roman démissionne de la direction générale du ravitaillement en matériel d’aviation afin de se consacrer pleinement à son projet d’expédition en Amérique du Sud. Il consulte son entourage pour trouver les ressources et les appuis nécessaires. Cette même année, il envisage dans un premier temps d’acheminer un avion amphibie de type Lioré et Olivier10 de 420 CV à bord d’un bateau, mais ce transport est trop onéreux. Qu’à cela ne tienne, il traversera l’Atlantique Sud en avion !
Pierre de Saint Roman rencontre son futur copilote, Hervé Mouneyres11 qui avait obtenu de la maison Farman12 le prêt d’un avion Goliath Farman F 61, immatriculé F‑ADFN, équipé de deux moteurs Renault de 300 CV. Ceux‑ci n’étant pas assez puissants pour son projet, P. de Saint Roman fit monter deux moteurs Lorraine‑Dietrich13 d’une puissance de 450 CV chacun. De même, l’avion sera équipé des toutes nouvelles hélices Levasseur14, plus performantes. Le mécanicien Ernest Mathis15 participe à la transformation de cet avion, équipé à l’origine de deux trains de roues et c’est le pilote expérimenté Maurice Drouhin16 qui est chargé des essais terrestres.
Le Goliath Farman, conçu tout d’abord en 1918 comme avion de bombardement construit aux usines Billancourt, devint immédiatement après la guerre un avion commercial. Adopté par l’armée française, il reprit du service en tant que bombardier avec le Goliath Farman F‑60 lors de la guerre du Rif au Maroc (1921‑1926). Il était aussi facilement transformable en hydravion bombardier et torpilleur. Le Goliath Farman F‑61 de chez Farman est né lui en 1921 d’une remotorisation du Goliath Farman de transport. Les deux prototypes construits ne connaissent pas le succès attendu. Ce sera le bimoteur Goliath Farman F‑61 ADFN, alors en révision dans les usines Farman de Billancourt, qui sera finalement choisi par l’équipage de P. de Saint Roman pour la traversée de l’Atlantique Sud.
2.3. L’équipage
Pierre de Serre, vicomte de Saint Roman naquit le 23 décembre 1891 à Toul (Meurthe‑et‑Moselle) où son père officier était en garnison. En 1897, la famille retourne dans sa région d’origine en s’installant place Saint‑Étienne à Toulouse, permettant ainsi au petit Pierre de venir passer ses vacances au château familial de FourquevauxHaute‑Gaonne. Après une scolarité suivie dans des établissements privés, dont le Caousou de Toulouse, il poursuit ses études supérieures en Sciences jusqu’en 1911. En juin 1912, il met fin à son sursis pour effectuer son service militaire à partir du 1er octobre 1912. Il est incorporé au 10e régiment de Hussards comme « cavalier de 2e classe ». Il participe brillamment et avec beaucoup d’audace à la Grande Guerre durant laquelle il gravit tous les échelons jusqu’à être nommé lieutenant le 22 mars 1917. Il participe aux Batailles de Charleroi en Belgique, de la Marne, de Verdun et d’autres encore. Il sera cité à cinq reprises pour ses exploits, recevra la Croix de guerre avec palme deux étoiles en 191617 et sera nommé Chevalier de la Légion d’honneur le 16 juin 1920. Le 19 août 1918, il obtient son brevet de « pilote militaire d’aviation » à Pau. Le 2 janvier 1924, il est promu capitaine. Le 17 mai 1924, il obtient un congé sans solde de trois ans afin de se consacrer à son projet
Fig. 2. Pierre de Saint Roman
Source : archives familiales
Hervé Marcel Mouneyres, le copilote, naquit à Toulon le 30 janvier 1899. Issu de l’École navale de Brest, il obtient successivement en 1919 son brevet d’aéronautique, en 1921 celui de pilote de dirigeable et en 1927 de pilote d’hydravion. En 1925, après avoir participé à la guerre du Rif en tant qu’officier pilote, il reçoit la Médaille coloniale avec agrafe Maroc. Cité à plusieurs reprises, il est nommé Chevalier de la Légion d’honneur le 7 juillet 1926, et le 22 septembre de la même année, on lui attribue la Croix de guerre des Théâtres d’opérations extérieurs avec palme. De 1926 à 1927, il est nommé chef de l’École de perfectionnement au pilotage du Centre d’aviation maritime de Saint‑Raphaël. Brillant pilote doté d’une grande expérience, le lieutenant de vaisseau H. Mouneyres obtiendra un congé pour affaires personnelles le 13 avril 1927.
Fig. 3. Hervé M. Mouneyres
Source : archives familiales
Louis Petit18, le chef mécanicien, naquit à Ruffec en Charente le 12 juin 1905. Il y débute son apprentissage de la mécanique avant de s’engager dans la Marine le 14 juin 1924. Il intègre, pour spécialisation, l’École d’aviation maritime de Rochefort. Mécanicien sur Farman Goliath, il se retrouvera, après un séjour à Cuers près de Toulon, au Maroc sous les ordres du lieutenant de vaisseau H. Mouneyres. Il obtiendra le grade de matelot 2e classe le 1er août 1924, puis celui de quartier‑maître le 4 juillet 1925. Il sera décoré de la Médaille coloniale avec agrafe de vermeil « Maroc 1925 ». Rendu à la vie civile en avril 1927 à Casablanca au Maroc, il rencontrera son ancien supérieur H. Mouneyres qui lui proposera de se joindre à lui et P. de Saint Roman pour remplacer le mécanicien démissionnaire E. Mathis afin de traverser l’Atlantique Sud sans escale19.
Fig. 4. Louis Petit
Source : archives familiales
2.4. Rôle de la Maison de l’Amérique latine
Le 15 octobre 1923, le directeur de la Maison de l’Amérique latine, Pedro Osorio, adresse un courrier au président du Conseil municipal de Paris, lui demandant de bien vouloir organiser une réception, qui aura lieu le 15 février 1924, officialisant la naissance de la Maison de l’Amérique latine. Un appel d’une vingtaine de pays de l’Amérique latine à la France au mois de décembre 1923 viendra appuyer cette demande. Dans sa lettre, P. Osorio demande officiellement que Paris devienne le centre de l’internationalisme américain‑latin. Il écrit « La France fut le phare de toutes nos libertés et c’est elle qui, pour nous, illumine l’avenir de notre latinité. Paris est donc tout désigné. » La Maison de l’Amérique latine sera créée en mars 1924 selon la parution dans le supplément au Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris20, et s’installera à Paris au 14 boulevard de la Madeleine, et elle aura son siège rue de Presbourg.
Fig. 5. Pedro Osorio à gauche
Source : archives familiales
Fig. 6. Maison de l’Amérique latine
Source : Association Paris Amérique latine : Gallica (photographie de presse, agence Rol, référence bibliographique 124 960, 1927).
Fig. 7. Maison de l’Amérique latine
Source : « Réception du Comité d’honneur de la Maison de l’Amérique latine », Bulletin municipal officiel de la ville de Paris, xliii, nº 68, dimanche 9 mars 1924, p. 1433‑1439, <https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k64554096/f9.item>.
Un événement fondamental fut la réception solennelle du Comité d’honneur de la Maison de l’Amérique latine le 15 février 1924 en l’hôtel de ville de Paris. Cette manifestation réunit 1 500 invités dont tous les représentants officiels des 19 pays de l’Amérique latine que comprenait l’association. L’objectif premier de cette maison était d’accueillir différentes structures telles que l’Association Paris‑Amérique latine, des cercles, ainsi que différents comités dont la fonction était de faciliter le rapprochement des ressortissants de tous les pays latins de l’Europe et de l’Amérique dans un but de propagande intellectuelle et artistique. La PAL possédait un comité directeur international à Paris et des comités directeurs nationaux représentatifs des arts de l’architecture de la sculpture de la peinture de la musique des lettres et des sciences avec des échanges réciproques entre les 19 nations.
Fig. 8. Réception à l’Hôtel de Ville de Paris
Source : Archives de Paris, cote VK3-229
Dans un article du journal The Paris Times du 29 mai 192521 P. Osorio nous donne quelques éléments sur le fonctionnement interne de la Maison de l’Amérique latine :
[…], un cercle a été organisé : tous les membres de l’Association y ont accès permanent, et y trouvent à leur disposition des bureaux, un restaurant et des salles de réunion.
Le premier étage de l’immeuble est occupé par le restaurant et le bar. Au second, se trouve les salons du cercle : salle de réception, salon de lecture et de correspondance, bibliothèque. L’administration, la direction, le bureau de propagande occupent le troisième étage. Le cercle est exclusivement réservé aux hommes. Les dames, elles, auront à leur disposition les salons du quatrième étage, avec salon de thé réservé.22
P. Osorio indique aussi « l’Association comprend un Comité de dames que préside la duchesse d’Uzès. »
Ces quelques lignes nous donnent un aperçu de l’organisation et du luxe des installations.
Dans un article du Figaro du 3 décembre 192623 est annoncé la création d’un comité de propagande
L’Association Paris‑Amérique latine vient de créer le comité de propagande aéronautique sous la présidence d’honneur de M. Bokanowsky, ministre du Commerce et de l’Aéronautique, des représentants diplomatiques des pays de l’Amérique latine auprès du gouvernement français et de MM. Laurent‑Eynac et Pierre Dupuy, anciens sous‑secrétaires d’État.
Ce Comité, présidé par le maréchal Lyautey étudie le voyage Capitaine Saint Roman dans les capitales des États de l’Amérique du Sud, voyage qui sera effectué sous le patronage de l’Association Paris‑Amérique latine.
Le Comité se tiendra à la disposition des pilotes et des missions des pays de l’Amérique latine, pour leur fournir à l’occasion du Salon de l’aéronautique, tous les renseignements utiles et toutes les facilités dont ils pourraient avoir besoin.24
ainsi que dans The Paris Times du 7 décembre 192625. Par ailleurs un Brésilien, le comte Edgar da Silva Ramos, lui apporta sa contribution en allouant une somme de 50.000 Fr de l’époque à ce comité afin de financer le projet de P. de Saint Roman. En 1928, il était membre du Comité exécutif de l’Association Paris‑Amérique latine26.
Un autre personnage incontournable de la Maison de l’Amérique latine fut Luís Martins de Souza Dantas (1876‑1954). Natif de Rio de Janeiro (Brésil) en 1876, il exerça la fonction d’ambassadeur du Brésil en France de 1922 à 1944. Son nom apparaît dans tous les événements officiels de la Maison de l’Amérique latine. Il fut en 1928 un des présidents du Comité de patronage de l’Association Paris‑Amérique latine27. Il joua un rôle majeur dans la participation du gouvernement du Brésil aux recherches de l’avion de P. de Saint Roman sur les côtes brésiliennes. Ses actions en faveur de plusieurs centaines de Juifs, qu’il sauva des persécutions des nazis pendant la Seconde Guerre mondiale, lui valurent le titre de Juste parmi les nations décerné en 2003 par l’État d’Israël. Ce personnage exceptionnel réapparaît en 1946 comme étant l’un des pères fondateurs de la Maison de l’Amérique latine actuelle, dont le siège se situe au 217 boulevard Saint‑Germain à Paris.
Fig. 9a. Luís Martins de Souza Dantas
Source : « M. de Souza‑Dantas fête son jubilé diplomatique », France Illustration, nº 181, 3 mars 1951, p. [np], <https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bd6t51445405/f28.item>
Fig. 9b. Luís Martins de Souza Dantas
Source : Fondation Alexandre de Gusmão, <https://www.gov.br/funag/pt-br/chdd/historia-diplomatica/personalidades-historicas/luiz-martins-de-souza-dantas>
L’avion Goliath Farman F 61 reçut un baptême officiel à l’aérodrome Farman – situé à Toussus‑le‑Noble (Yvelines) – le 25 mars 1927 en ayant pour nom écrit à l’avant PAL Paris Amérique Latine en présence de sa marraine Mme Alvarez de Toledo, épouse du ministre de l’Argentine à Paris et du parrain le comte Edgar Da Silva Ramos28 (tenant la bouteille de champagne fig.°11).
Fig. 10. Le Goliath Farman F 61
Source : archives familiales
Fig. 11. Baptême de l’avion
Source : archives familiales
Mônica Cristina Corrêa – historienne et chercheuse de l’université de Sao Paolo (Brésil) – écrit
Saint Roman est un exemple de l’esprit pionnier français en Amérique latine. C’est ainsi qu’il a été conté dans les journaux brésiliens de l’époque et repris dans les légendes locales. Le raid de l’équipage de Pierre de Saint Roman a bénéficié d’un soutien particulier de la part des Brésiliens, grands admirateurs de la France. Ils ont assuré l’intrépide capitaine de leur soutien inconditionnel et ont ensuite organisé un accueil de grande envergure pour son arrivée à Recife, dans la région du Pernambouc.29
2.5. Une aventure
2.5.1. De Toussus‑le‑Noble à Saint‑Louis du Sénégal
Le 7 avril 1927 : équipé de roues dans un premier temps, le Goliath Farman F 61 stationné à Toussus‑le‑Noble est fin prêt. Le 8 avril 1927 : il est transféré du Bourget à Saint‑Raphaël via l’aérodrome de Bron (à côté de Lyon). Il est piloté par Maurice Drouhin, avec à son bord P. de Saint Roman, H. Mouneyres et E. Mathis. C’est à ce moment‑là qu’il sera équipé de flotteurs. Le 11 avril 1927, quittant Saint‑Raphaël à 9 h 30, l’hydravion toujours piloté par M. Drouhin et en présence du comte da Silva Ramos, amerrit sur l’étang de Berre à 10h40.
C’est alors que le raid commence. Durant cinq jours, l’équipage procède à plusieurs essais en charge afin de tester les capacités de l’avion. Le 16 avril 1927, au petit matin à 5 h2 0, le Goliath Farman F 61 décolle de l’étang de Berre par mauvais temps, avec à son bord, outre l’équipage, Carlos Del Carril, journaliste argentin dépêché par la direction du journal la Prensa de Buenos Aires pour couvrir le raid. Le même jour à 16 h 20 heure locale, il amerrit sans encombre à Casablanca au Maroc. Dès le lendemain, le 17 avril 1927, l’équipage effectue une tentative de décollage dans la rade de Casablanca. Celle‑ci étant encombrée de bateaux, l’avion, lourdement chargé, n’a pas assez de distance pour prendre son envol. Aussi, les pilotes décident de passer la barre pour décoller en pleine mer. C’est alors qu’une vague se brise sur l’avant de l’hydravion, endommageant un flotteur, un réservoir d’essence et une hélice. Cet incident nécessitant de lourds travaux, et dans un contexte de course à l’exploit, P. de Saint Roman décide de se débarrasser des flotteurs et d’équiper l’avion de roues. Le Comité Paris Amérique Latine, par la voix de son directeur M. Osorio30, lui maintient sa confiance. La décision de remettre le Goliath Farman F 61 dans sa version terrestre permettra de délester l’avion du poids des deux flotteurs et de le compenser avec un surplus de carburant. Dans une lettre à son frère datée du 21 avril 1927, il écrit « Les flotteurs risquant de nous faire casser la gueule, nous avons décidé de remettre l’avion sur roue. » De ce fait, il perd l’accréditation de vol de la part du directeur de l’aéronautique, ce qui entraîne le désistement du mécanicien E. Mathis et du journaliste argentin C. Del Carril pour des raisons d’assurance. C’est ainsi que le jeune mécanicien L. Petit s’est vu proposé de faire partie de l’aventure. L’avion redécolle d’une plage proche de Casablanca le 30 avril 1927 à 5 h 45 en direction d’Agadir au Maroc, où il atterrit à 8 h 45. Lors de cette étape, on effectue les réglages de la TSF31. Départ d’Agadir le 1er mai 1927 à 6 h du matin, direction cap Juby au Maroc, et arrivée à Saint‑Louis du Sénégal le même jour à 18 h 15.
2.5.2. Les ultimes préparations
Au départ de Saint‑Louis, l’avion Goliath Farman F61 est équipé de tout le nécessaire au pilotage : table de logarithmes, sextant, documents de navigation. Il dispose aussi de bouées flottantes lumineuses pour calculer la dérive et d’un poste radio à ondes courtes calé sur 42 mètres. Il est convenu avec la petite station de radio émetteur de Saint‑Louis d’envoyer toutes les demi‑heures un message « FF » pour signaler que tout va bien. L’avion, avec un poids total de plus de 7 tonnes, emporte 4 500 litres d’essence et 300 litres d’huile ! Ce qui devrait lui donner une autonomie de vol estimée à environ 26 heures à une vitesse de l’ordre de 150 km/h ; soit une marge de plus de 5 heures à l’arrivée. Tous ces éléments confirment le sérieux avec lequel P. de Saint Roman a préparé cette traversée.
2.5.3. Chronologie de la traversée
L’avion décolle le 5 mai 1927 à 7 h 15 de Saint‑Louis du Sénégal sur une distance de 250 mètres. Après un large virage il s’oriente vers le cap Sud‑Ouest à une vitesse approximative de 150 km/h. À 8 h 00, parvient, pour la première fois, une série de lettres « F » signifiant comme convenu que tout va bien. À 8 h 30 à nouveau le message « FF ». De 8 h 30 à 11 h 30 aucun signal. La radio de veille reste à l’écoute jusqu’au lendemain, 6 mai 1927 à 9 h GMT32 sans qu’aucun signal ne soit enregistré.
2.5.4. Disparition et recherches
L’avion était attendu avec beaucoup de ferveur populaire sur la côte brésilienne. Comme la nuit tombait, une partie du public qui devait accueillir l’équipage, avait posté des véhicules tous phares allumés en direction de l’océan afin de baliser une zone d’atterrissage. De nombreux Brésiliens ont ainsi attendu jusqu’au petit matin dans l’espoir d’apercevoir la silhouette tant espérée du Goliath Farman F 61, en vain. Dès le lendemain, le 6 mai 1927, les recherches sont lancées. Washington Luis Pereira de Sousa33 les prend en main en mobilisant navires de guerre et de cabotage, dont l’aviso brésilien Bahia et le vapeur Linois34 des chargeurs réunis. Ce fut un véritable élan de solidarité brésilienne auquel se joignirent l’Argentine et l’Uruguay, contrairement à la République française dont l’attention se détourna rapidement sur la disparition de C. Nungesser et F. Coli le 9 mai 1927. Au fur et à mesure que les jours s’écoulèrent, l’espoir de retrouver l’équipage vivant s’estompa.
2.5.5. Coup de théâtre
En cette journée du 18 juin 1927, soit 44 jours après la disparition de l’avion, un pêcheur de l’État de Bahia au Brésil, Albertino Araujo, récupéra l’épave d’un avion, transformée en radeau flottant sur l’océan. Elle était constituée de deux roues assemblées par des sandows à un morceau de voilure ainsi que d’une trappe métallique. Il arrima dans un premier temps cet ensemble à sa barque, mais la mer étant trop forte il dut se débarrasser de la voilure pour pouvoir en ramener les restes à terre. Ce radeau fut confié au consul de France Émile Devolle à Belém (Brésil).
2.5.6. Le radeau
Les débris avaient été assemblés dans l’intention d’en faire un radeau, qui fut retrouvé à environ 1 600 km au nord du point d’atterrissage prévu. On fit tout de suite le rapprochement avec l’avion de P. de Saint Roman et de son équipage disparu le mois précédent. On dépêcha à Belém les ingénieurs Galleyrand et Prado35, afin d’authentifier l’origine des éléments de ce radeau36. Les inscriptions sur les deux roues ne laissèrent aucun doute sur leur origine : le rapport d’expertise confirme qu’il s’agit des éléments du Goliath Farman F 61 F‑ADFN disparu. Leur examen démontrait qu’elles n’avaient pu être démontées que sur terre ferme et qu’elles ne présentaient aucune trace de chocs qui aurait permis de supposer que l’avion se fut posé en catastrophe.
Fig. 12. Débris du Goliath Farman F 61
Source : archives familiales
Fig. 13. Rapport d’expertise des débris de l’avion
Source : archives familiales
3. Conclusion
Qu’a‑t‑il bien pu se passer ?
Après avoir pris en compte toutes les hypothèses, on suppose que l’avion, à l’approche des côtes brésiliennes en pleine nuit, aurait modifié son cap en dérivant vers le nord. L’intérieur des terres étant inhospitalier, il aurait atterri sur une plage bordée de falaises infranchissables. Ainsi coincé, l’équipage aurait assemblé les éléments de l’avion, afin de confectionner un radeau. Ce dernier a‑t‑il servi aux rescapés pour rejoindre une plage plus accessible ou bien a‑t‑il été mis à l’eau comme une bouteille à la mer ?