L’objet de ce travail a été de montrer que la conquête de l’Espace, aventure majeure de la seconde moitié du xxe siècle associant des enjeux géopolitiques, technologiques, idéologiques et culturels, a envahi l’espace médiatique et s’est déclinée dans tous les domaines de la création, dont l’architecture. Le cadre retenu est celui de l’âge d’or de l’exploration spatiale, le Space Age (1957‑1986), en Amérique du Nord et en particulier aux États‑Unis, l’un des berceaux de la conquête spatiale.
La possibilité d’une « conquête » de l’Espace se concrétise avec l’obtention des premiers résultats probants dans ce domaine, le lancement de Spoutnik I en octobre 1957 ouvrant en quelque sorte véritablement l’ère spatiale. Quelques mois plus tard, le 1er février 1958, intervient la réponse américaine avec le lancement d’Explorer1. Dès lors, chacune des deux puissances cherche à être la première à accomplir des exploits : le premier vol habité, la première sortie extravéhiculaire, le premier pas sur la Lune. La réussite d’Apollo XI en 1969 et l’achèvement de ce programme en 1972 marquent la fin d’une première phase de l’exploration spatiale. Aucun des nouveaux objectifs comme les projets concernant Vénus et Mars, les stations spatiales (Skylab) ou même la création d’un véhicule spatial devant être réutilisable et sûr (la navette), n’arrivent à dépasser le programme Apollo2. En résultent un certain désenchantement et des critiques de plus en plus virulentes à l’encontre des programmes spatiaux. En janvier 1986, l’explosion de la navette américaine Challenger lors de son décollage, après seulement 73 secondes de vol, ainsi que la mort des sept membres de l’équipage dont une civile, sont en effet particulièrement traumatisants. Cette tragédie marque une rupture de confiance et clôt ce premier Space Age.
1. Corpus de sources
J’ai mobilisé des sources de natures différentes afin de traiter ce sujet. L’architecture est envisagée dans un spectre large, avec aussi bien des réalisations effectives et prospectives, des environnements bâtis apparaissant dans des œuvres de fiction que des discours.
Afin de m’intéresser aux architectures bâties du Space Age, j’ai élaboré une grille de lecture afin de déterminer quelles architectures étaient susceptibles d’être prises en compte. J’ai retenu des bâtiments mettant en jeu un programme autour du spatial, des formes, des moyens constructifs et des discours autour de la conception et de la réception. Ce sont tout d’abord des projets directement en lien avec les programmes spatiaux (ceux de la NASA ou des sièges des entreprises d’aérospatiale), mais aussi des musées, des lieux d’exposition de la conquête spatiale et des pavillons d’exposition faisant usage de cette thématique. Ce premier ensemble d’édifices a été complété par des architectures présentant des éléments formels caractéristiques d’une culture de l’Espace, l’exemple le plus parlant à ce titre étant celui de la soucoupe volante. J’ai retenu comme type de formes : dômes, sphères, pyramides, soucoupes. Des formes qui ne sont pas inédites mais qui peuvent prendre un sens particulier les rattachant au spatial, pour voir quel écho elles trouvaient dans la production bâtie. J’ai également considéré le cas des capsules spatiales qui, sans renvoyer à une forme spécifique, présente aussi un attrait auprès des architectes.
Je n’ai considéré dans ce travail qu’une petite partie du vaste ensemble des productions architecturales « prospectives », celle qui a un lien direct avec l’Espace et la conquête spatiale, en particulier les travaux d’Archigram. Les propositions de ce groupe d’architectes britanniques, à la croisée de projets architecturaux et de contributions artistiques, sont publiées dans une revue aux allures de comic (bande dessinée), le numéro 4 du magazine, Amazing Archigram / Zoom (mai 19643) qui s’inspire d’Amazing Stories, une revue de science‑fiction éditée par Hugo Gernsback à partir de 1926.
Les architectures de fiction considérées sont principalement issues de décors et de fonds proposés dans des œuvres cinématographiques et/ou télévisées, et de vues d’artistes figurant sur des couvertures de romans. Les couvertures des publications de science‑fiction, au‑delà de l’importance donnée à la chose bâtie au sein du récit, donnent un point de vue intéressant sur la manière dont les artistes envisagent l’architecture. De la même manière que pour les bâtiments, j’ai sélectionné à partir d’une grille de lecture des couvertures proposant des représentations d’environnements bâtis ou des stations spatiales.
Le corpus de couvertures a été principalement établi à partir de l’Internet Speculative Fiction Database (ISFDB4), une base de données bibliographique communautaire en ligne alimentée depuis 1995. Ce corpus est constitué de 265 couvertures de romans ou de compilations de nouvelles de science‑fiction ; ces derniers mettent en scène une ville, des bâtiments ou des fragments identifiables de constructions permettant d’appréhender une architecture spatiale fantasmée par des artistes.
Les sources audiovisuelles comme les séries télévisées et les films se sont révélées particulièrement intéressantes pour envisager les architectures situées dans l’Espace. La série animée The Jetsons, créée par le studio californien Hanna‑Barbera et diffusée en 1962‑1963 avant de connaître d’innombrables rediffusions, occupe une place importante dans le monde de l’animation. Elle offre un témoignage de premier ordre pour saisir la manière dont l’avenir et une société du Space Age sont donnés à voir dans un dessin animé5. D’autres séries et films pour un public plus large ont fait l’objet d’une attention particulière. Tant par son ampleur que par son impact culturel, la franchise Star Trek, dont la première série est diffusée en 1966, apparaît comme l’un des piliers des fictions spatiales. D’autres sources audiovisuelles ont été utilisées, en particulier le film 2001: A Space Odyssey, sorti en avril 1968, réalisé par Stanley Kubrick et dont le script a été écrit par l’auteur de science‑fiction Arthur C. Clarke. 2001 est considéré comme un témoin de l’apogée culturel du Space Age, les éléments architecturés et le design y étant très présents6. Reposant largement sur les bases jetées par S. Kubrick dans 2001, Star Wars devient rapidement une franchise blockbuster et un phénomène culte créant nombre de produits dérivés. La trilogie originale (Star Wars, The Empire Strikes Back et Return of the Jedi, 1977‑1983) est riche en lieux, architectures et objets mémorables, comme la station spatiale sphérique Death Star (Étoile de la Mort) ou la planète désert Tatooine avec son architecture en terre.
Les discours produits autour des pratiques constructives dans des revues professionnelles architecturales ont également servi de point d’observation pour saisir la manière dont les architectes et les critiques perçoivent la conquête spatiale et les opportunités qui l’accompagnent. J’ai dépouillé systématiquement trois revues à fort impact sur la période étudiée : Architectural Forum, Architectural Record et Arts & Architecture, et procédé à un dépouillement partiel de Progressive Architecture7. Leur intérêt est de présenter des approches diverses de l’architecture et de fournir un panorama large de l’état de la profession architecturale dans les sphères nord‑américaines8.
J’ai cherché dans une première partie à comprendre comment les architectes ont exploité l’Espace et ses opportunités, tant dans des réalisations à enjeu de représentation que dans des constructions pour le domaine de l’aérospatiale ou des musées de l’Espace. J’ai vu ensuite que l’Espace a généré des échos dans les imaginaires avec aussi bien des discours que des architectures de fiction sur les écrans, sur des couvertures, à Disneyland ou dans des propositions de colonies spatiales. Enfin, je me suis attachée à l’étude des formes issues de la conquête spatiale, à leur traduction dans le bâti et à la place occupée par la technologie dans les architectures du Space Age.
2. Exploiter l’Espace et ses opportunités
Au‑delà de ses enjeux scientifiques, géopolitiques et militaires, la conquête spatiale, parce qu’elle véhicule une image et des idées porteuses de nouveautés, fait d’emblée l’objet d’une appropriation par d’innombrables acteurs, dont les architectes. Si ces derniers profitent des opportunités constructives liées au Space Age, notamment avec la réalisation des sièges et des locaux des entreprises aérospatiales, c’est dans d’autres programmes architecturaux que les références sont les plus claires, en particulier dans des lieux spécifiquement conçus.
Les instances gouvernementales souhaitent d’emblée valoriser les efforts spatiaux dans l’opinion publique au travers de manifestations temporaires comme les Expositions universelles ou la construction de musées, ces derniers étant pensés alors même que la conquête spatiale vient à peine de débuter. Les Expositions universelles sont l’occasion pour certaines entreprises et corporations d’exploiter les références aux programmes spatiaux pour valoriser leurs produits. L’Espace, ou un « esprit » de la conquête, s’exprime tant dans les programmes (attractions, expositions) que dans l’image reflétée par les bâtiments (forme de soucoupe), quand bien même les produits mis en avant ont souvent peu à voir avec la réalité de l’exploration spatiale (le pavillon Kodak ou le Johnson’s Wax Pavilion à la Foire internationale de New York en 1964 par exemple). Les pavillons d’expositions, ainsi que l’architecture de certains parcs d’attractions (en particulier Tomorrowland et Epcot dans les mondes Disney), s’appuient sur un côté fun du Space Age : soucoupes, fusées stylisées, dioramas lunaires et martiens, voyages rêvés dans des galaxies voisines.
Si les sièges de l’aérospatiale, en particulier dans le territoire sud californien, fournissent aux architectes un cadre d’expression, ils choisissent pour donner de la prestance à une industrie en plein développement une esthétique « glamour » et « chic » reposant largement sur le Modernisme international (General Dynamics/Convair de l’agence Pereira‑Luckman [1958] et le TRW Space Technology Center d’Albert C. Martin Jr. [1960‑1962] par exemple)9. Quant aux musées, des constructions pourtant ancrées dans un temps long, ils témoignent d’une volonté de mettre aussitôt en histoire les résultats, comme on le voit pour l’Alabama Space and Rocket Center (Huntsville, Alabama, arch. : David Crowe) dont la construction débute dès 1960 et qui ouvre ses portes en 1970, au lendemain d’Apollo XI. Capsules, satellites, missiles, fusées (et même une Saturn V entière à Huntsville), etc. : autant d’éléments présentés au public, accompagnés d’expériences interactives pour le familiariser à ce nouveau monde marqué par le spatial.
3. Faire rêver
Cette aventure contribue à stimuler les imaginaires, que ce soit ceux des scientifiques, des architectes ou des artistes, et des rapprochements s’opèrent entre les cultures scientifiques et populaires, la science et la science‑fiction se nourrissant mutuellement. Des circulations et des transferts sont décelables entre ces différents domaines et un dialogue se crée entre architectures réelles et fictionnelles : le bâti, les projets de stations spatiales, la prospective architecturale, le cinéma de science‑fiction, les couvertures de romans…
L’écho que connaît la conquête spatiale auprès du grand public se traduit également dans une esthétique architecturale née dans les années 1950 et qui devient synonyme du Space Age : le googie. Le dessin animé The Jetsons, avec sa mise en scène d’un futur et ses représentations d’architectures googie sans contraintes, les parcs Disney et Tomorrowland en particulier, avec son caractère narratif, constituent des univers autant bâtis que fantasmés qui reflètent la préoccupation omniprésente pour l’Espace. Se créait ainsi un domaine architectural spatial largement déconnecté des réalités de son exploration.
La conquête, en nourrissant un imaginaire lié à ses promesses, donne naissance à un vocabulaire nouveau, avec des termes tels que inner space et outer space, employés bien au‑delà des sphères scientifiques par les architectes, les auteurs ou les cinéastes de science‑fiction. Les architectes s’emparent de l’imagerie générée autour des questions spatiales et, chacun à leur manière et avec des degrés différents d’exploitation du motif, s’inscrivent dans ce contexte, créant ainsi une architecture du Space Age. Cette dernière tient davantage d’une attitude que d’un « genre » constitué : elle se caractérise par un positionnement par rapport à l’actualité et est le reflet soit d’un engouement collectif ou individuel soit d’une intériorisation du répertoire visuel qui lui est associé.
Les revues architecturales rendent compte régulièrement de certaines missions ou exploits spatiaux susceptibles d’intéresser les architectes, les mentions d’éléments tels que le VAB de Cape Canaveral (Vertical Assembly Building, 1963‑1966, arch. : URSAM) témoignant d’un réel intérêt. Parallèlement, on trouve également de nombreuses références à des œuvres de science‑fiction (2001, Star Wars, Godzilla) qui suggèrent des porosités entre culture scientifique et populaire. Cet intérêt et cette porosité s’expriment particulièrement dans les écrits de certaines personnalités, comme le critique architectural Peter Blake ou l’architecte Warren Chalk qui rendent notamment compte de leur émerveillement lors de visites dans des centres de la NASA10.
4. Un nouveau répertoire formel
Un vocabulaire architectural lié au spatial s’épanouit dans des domaines parfois très éloignés de ce dernier. Les architectes se saisissent de formes telles que les soucoupes volantes, les capsules, les sphères, les dômes, les bulles ou les pyramides, contribuant ainsi à un renouvellement formel. L’Espace et ses aspects high‑tech alliant hardware et software, des termes empruntés à la haute‑technologie et à l’informatique, trouvent une actualité en architecture, dans le bâti ou la prospective. C’est moins l’utilisation des produits techniques issus de la conquête spatiale qu’une esthétique de l’Espace teintée de science‑fiction qui ressort des réalisations architecturales, avec la mise en valeur d’éléments comme les techno‑surfaces, les passerelles, les gantries, les carrossages ou encore les tubes et tuyaux, autant de liens tissés entre l’architecture ces différents domaines.
La science‑fiction apparaît comme un vecteur de diffusion de ces formes et l’on observe des circulations et des phénomènes d’aller‑retour entre Espace, science, fiction et architecture auxquels il est possible d’appliquer la pensée de Roland Barthes à propos du mythe11. Surimposition d’un nouveau sens et d’une nouvelle symbolique à un élément de langue, quitte à vider ce dernier de son sens premier, la pensée mythique s’applique à l’architecture du Space Age. Un bâtiment conçu avec des conditions de construction propres et un contexte particulier peut être utilisé par des non‑architectes en dehors de la scène architecturale, pour des décors, des illustrations, des publicités. Il se charge alors, soit dans son entièreté, soit en partie, d’un nouveau sens. Le lien avec la réalisation originale peut être perdu si bien que des bâtiments sans rapport au spatial deviennent évocateurs de ce dernier. Ainsi, la pyramide Transamerica (San Francisco, 1968‑1972, arch. : William Pereira), choisie pour une couverture d’un roman de fiction, prend une dimension différente12. Il en va de même pour le Contemporary Hotel à Walt Disney World (1971, arch. : Welton Becket & Associates), qui est décrit comme une vision d’un dessinateur de bande dessinée et comme un « palais de la science‑fiction »13.
5. Conclusion
La relation entre Espace, architecture et science‑fiction se fait avec des aller‑retour entre des architectures bâties, publiées ou audiovisuelles, et vice versa. Archigram, par exemple, utilise des images de science‑fiction dans ses publications, et des bâtiments inspirés d’Oscar Niemeyer sont choisis par les réalisateurs de Star Trek. La perception de certaines architectures, en apparence non liées à l’Espace, est ainsi modifiée par ces utilisations qui viennent en quelque sorte en perturber la lecture et les charger d’un nouveau sens. Le fait de voir des fragments de réalisations d’O. Niemeyer dans Star Trek contribue à une assimilation entre cet architecte et une architecture spatiale, un exemple qui peut être décliné.
La conquête spatiale est génératrice de cultures, d’imaginaires et de formes qui infusent la société de l’après Seconde Guerre mondiale, et ce jusqu’à aujourd’hui.