Je remercie les évaluateurs anonymes de cet article pour leurs commentaires et précieuses suggestions. Ma reconnaissance va également à Guenièvre Kervella Delachaussée, de l’Observatoire de l’Espace du Centre national d’études spatiales (Cnes).
L’histoire du spatial date du début du xxe siècle les premières théories prouvant la possibilité scientifique et technique de réaliser le vol spatial1. Élaborés de manière indépendante par des individus travaillant dans des contextes professionnels et nationaux distincts, ces travaux n’ont que des audiences limitées. Aux lendemains de la Première Guerre mondiale, le sujet est réinvesti. Cette fois, les acteurs qui annoncent la possibilité du vol spatial et de l’exploration in situ du cosmos sont plus nombreux. Surtout, ils communiquent entre eux et un mouvement international en faveur du vol spatial émerge à partir de 1924. Inventeurs et ingénieurs, scientifiques professionnels et amateurs de science, auteurs et journalistes rendent les discussions publiques et popularisent l’idée. Cet article s’intéresse aux promoteurs du vol spatial les plus actifs en France dans les années 1930, Robert Esnault‑Pelterie (1881‑1957) et Alexandre Ananoff (1910‑1992). Il montre comment leurs activités et les échos qu’ils ont obtenus ont contribué à rendre identifiable l’ensemble théorique et expérimental, qualifié d’astronautique, sur lequel s’appuierait la navigation interplanétaire. Ce faisant, l’article souligne l’association entre la production et la circulation de connaissances concernant la possibilité du vol spatial dans une période où il est envisagé techniquement mais non réalisé.
Cette focalisation sur une période antérieure au lancement du Spoutnik s’inscrit dans la lignée des travaux portant sur l’« astroculture », néologisme que l’historien Alexander Geppert a proposé d’introduire pour systématiser l’étude de l’« ensemble hétérogène d’images et d’objets, de médias et de pratiques qui visent tous à donner des significations à l’espace extra‑atmosphérique tout en stimulant l’imagination individuelle et collective2 ». Dans cette lignée historiographique3, il s’agit donc d’envisager les activités spatiales comme une forme particulière d’un processus socioculturel hétérogène plus ancien et englobant qui peut être abordé selon différentes perspectives disciplinaires, historienne, anthropologique, culturaliste, etc. Dans tous les cas, les relations complexes nouées entre fait et fiction, imagination et expérimentation, anticipation et histoire sont au centre du propos. Notre étude porte sur l’entre‑deux‑guerres, une période marquée par l’articulation entre l’idée du vol spatial et des applications et expérimentations pratiques réalisées dans le domaine de la fuséologie, qui conduit à l’émergence d’une astronautique moderne. Cette nouvelle configuration a notamment été associée au développement d’associations d’amateurs de fuséologie mettant en œuvre de véritables programmes expérimentaux4. Notre étude ne remet pas en cause cette chronologie mais, en travaillant sur un contexte national où l’expérimentation relève davantage d’individus que de groupes, elle explicite la part que jouent l’anticipation rationnelle et la théorie dans l’invention de l’astronautique en France. Ce faisant, elle précise aussi la place que tient R. Esnault‑Pelterie parmi les penseurs ayant prouvé la faisabilité scientifique et technologique des vols spatiaux et permet ainsi d’affiner les réflexions récentes sur la validité de la thèse créditant principalement Konstantin Tsiolkovski (1857‑1935), Robert Goddard (1882‑1945) et Hermann Oberth (1894‑1989) à ce sujet5.
La dimension expérimentale, liée au projet de réaliser effectivement le vol spatial, reste essentielle pour cadrer notre étude et établir le corpus de sources. Ainsi nous en avons écarté des propositions qui envisageaient le vol spatial voire l’établissement de colonies dans l’espace comme une expérience de pensée pouvant s’intégrer aussi bien dans un raisonnement scientifique et technique théorique que dans une narration romancée ou un raisonnement analytique passant par l’imagination et la description du fonctionnement (social, politique, économique) d’autres mondes6. En privilégiant des formes d’anticipations rationnelles, appuyées sur des travaux théoriques et expérimentaux et affichant un objectif réaliste, nous avons circonscrit notre étude à deux personnalités, R. Esnault‑Pelterie et A. Ananoff. L’historiographie existante les identifie comme des « pionniers » de l’espace en France, des visionnaires voire des « génies » restés isolés ou méconnus7 ; leur place pour l’histoire du spatial dans le monde apparaît secondaire8. Le présent article les situe parmi les personnalités qualifiées de « propagandistes » ou de « promoteurs » du vol spatial. Si le terme de « promoteur » permet d’insister sur des activités de nature discursive, son emploi ne signifie pas que les acteurs relevant d’une telle catégorie n’occupent qu’un rôle de commentateur ou une place simplement médiatique dans l’histoire du spatial.
Les études biographiques consacrées à quelques promoteurs importants du vol spatial ou les analyses théoriques d’un ensemble de figures ont ainsi pu montrer le rôle culturellement déterminant et l’inscription dans des réseaux mêlant milieux techniques, scientifiques et médiatiques de tels acteurs9. D’autres travaux ont souligné les différences significatives dans la pensée et les projections futuristes de ces différents experts en fonction de leur propre histoire et références culturelles10. En inscrivant ces individus dans des histoires nationales, d’autres études avaient auparavant montré la nécessité de prendre en compte des paramètres sociaux et culturels pour comprendre l’émergence de tels promoteurs dans certains pays particuliers et, surtout, rendre compte du succès qu’ils ont pu rencontrer auprès du grand public11.
Dans cet article, nous proposons une relecture des activités publiques (publications et prises de parole) d’Esnault‑Pelterie et Ananoff, ce qui nous permet de montrer comment ils deviennent tous deux de véritables promoteurs du spatial. Nous nous attachons ensuite à identifier ce qui, dans l’ensemble de leurs activités publiques, relève de la construction culturelle d’un nouveau domaine scientifique. Nous repérons les stratégies visant à rendre l’astronautique crédible et distincte d’autres domaines scientifiques et techniques déjà reconnus – ici l’astronomie, l’aviation, et l’étude de la propulsion – tout en lui rattachant nombre d’expériences pratiques et de connaissances issues de ces domaines12. Ce faisant nous pouvons conclure en mettant en regard les activités analysées dans le cas présent d’autres formes contemporaines de promotion du vol spatial et mieux saisir ainsi les particularités de l’action mise en œuvre par les personnalités françaises étudiées.
1. Émergence de deux propagandistes de la navigation interplanétaire au tournant des années 1920‑1930
Après la Première Guerre mondiale, en France, tout comme dans d’autres pays, des ingénieurs, inventeurs ou mathématiciens mènent des études ou conduisent des tests sur les fusées. Certains d’entre eux, auxquels se joignent également des écrivains, des publicistes et des étudiants, s’intéressent aux techniques permettant d’atteindre la haute atmosphère, voire de vaincre la pesanteur terrestre. La presse se fait le relais souvent ironique des travaux de ceux qui n’hésitent pas à afficher des ambitions spatiales, assurant à leurs auteurs une certaine médiatisation. Ainsi, le traité A Method of Reaching Extreme Altitudes publié par R. Goddard aux États‑Unis en 1919 nourrit rapidement des articles évoquant la possibilité d’un voyage sur la Lune au ton critique voire moqueur13. D’autres publications jouent au contraire de l’enthousiasme et de l’anticipation et rencontrent un écho réel, bien que circonscrit à des groupes technophiles et amateurs de science‑fiction14. Entre 1927 et 1933, des associations sont créées en Allemagne, aux États‑Unis, au Royaume‑Uni ; leurs membres partagent des objectifs techniques centrés sur la fusée et un enthousiasme pour le vol spatial habité ou selon les termes de l’époque, la navigation interplanétaire15. La France se distingue toutefois dans cette dynamique, non parce que les études sur les fusées y seraient inexistantes ou la promotion du vol spatial inaudible, mais plutôt parce que l’activité des individus les plus actifs en la matière ne conduit pas à la formation d’un collectif d’amateurs engageant également un programme de recherches expérimentales.
R. Esnault‑Pelterie (1881‑1957) et A. Ananoff (1910‑1992) présentent ainsi des profils très différents. Le premier est un ingénieur‑inventeur et le second un astronome amateur et actif publiciste. Leur association n’aurait pas été sans évoquer le duo formé en Allemagne par H. Oberth (1894‑1989) et l’écrivain Max Valier (1895‑1930)16 si elle avait été effective. Cependant, en France, les deux hommes ne s’entendent pas17 et, si leurs activités se cumulent et se répondent dans l’espace public, elles ne s’associent pas dans une perspective commune.
1.1. Robert Esnault‑Pelterie, ou l’expérience d’un aviateur et ingénieur en aéronautique reconnu
Né en 1881, R. Esnault‑Pelterie est de la même génération que H. Oberth et R. Goddard auxquels il est souvent associé. Comme le souligne Elsa de Smet, les
trois hommes […] sont nés avec la vulgarisation scientifique et ont appris les sciences dans le contexte de ferveur de la fin du xixe siècle. Ils connaissent une astronomie outillée par les bouleversements techniques et postulent de sa progression comme une évidence de son avenir. Outre leur intérêt pour la navigation spatiale au moyen de fusées propulsées, ils ont en commun d’avoir tous été des lecteurs assidus de Jules Verne, traduit à travers le monde à la fin du xixe siècle18.
Leur entrée en astronautique est liée non seulement par ce contexte culturel et technique général, mais aussi par leurs relations interpersonnelles – entre Goddard et Esnault‑Pelterie une correspondance d’une vingtaine de lettres s’étale entre 1920 à 193619 – et leur visibilité internationale dans le domaine de la fuséologie20.
Après des études en chimie et en physique, Esnault‑Pelterie s’établit comme inventeur grâce à la fortune familiale. Comme d’autres hommes aisés de sa génération, il s’engage dans la pratique et l’étude du vol aérien, dans un moment qui voit le retour à l’ordre du jour des questions aéronautiques et la conciliation de pratiques sportives et savantes21. Il devient un constructeur et ingénieur reconnu, membre de nombreuses sociétés savantes. Il cultive une pratique d’entrepreneur et d’inventeur qui reste relativement en marge des institutions étatiques mais qui brevette systématiquement ses nombreux procédés et innovations.
Ses recherches concernent une très grande variété de sous‑systèmes techniques automobiles et aéronautiques, des dispositifs de suspension à des systèmes de parachutage, mais se concentrent tout particulièrement sur les moteurs22 ce qui inclut, entre autres, des moteurs‑fusées (c’est‑à‑dire un type de moteur à réaction expulsant une matière entièrement stockée et ne nécessitant donc pas de prise d’air extérieur). C’est dans la lignée de ces recherches qu’il prononce en 1912 une conférence devant la Société française de Physique intitulée Allègement des moteurs et des conséquences que l’on pourrait en déduire publiée sous le titre « Considérations sur les résultats d’un allégement indéfini des moteurs » qui est devenue, a posteriori, le premier jalon de ses réflexions astronautiques23. Son intérêt pour la réalisation concrète du vol spatial – à distinguer à notre sens d’un « passage aux limites » dans l’étude d’un problème d’aéronautique ou de propulsion24 – se développe progressivement à partir de 1920, d’abord dans le cadre d’une correspondance avec Goddard, initiée en réaction aux questions que lui pose un journaliste du Herald Tribune sur les travaux de l’ingénieur américain. Il se renforce surtout à partir de 1925 et de sa rencontre avec le banquier d’affaires André Hirsch (1899‑1962), membre de la société astronomique de France et proche de Camille et Gabrielle Flammarion25.
L’intérêt renouvelé d’Esnault‑Pelterie pour le vol spatial se manifeste publiquement à partir de 1927 par une conférence donnée au mois de juin à la Société astronomique de France (SAF)26. Intitulée L’exploration par fusées de la très haute atmosphère et l’avenir des communications interplanétaires, cette communication précède une seconde conférence illustrée de projections de Lucien Rudaux sur les paysages extraterrestres dans une séance qui, avant l’été, invite aux voyages27.
La conférence est publiée l’année suivante sous un titre légèrement, mais significativement, modifié en L’exploration par fusées de la très haute atmosphère et la possibilité des voyages interplanétaires28. Cette publication sous forme de brochure est financée par Esnault‑Pelterie et la Société en assure la distribution à tous ses membres avec le numéro du mois de mars 1928 de la revue. L’envoi coïncide avec l’annonce de la création d’un prix, cofondé avec A. Hirsch, visant à encourager les recherches dans le domaine de « l’Astronautique » et de la constitution au sein de la SAF d’un « comité d’astronautique » chargé de le distribuer29. Le néologisme « astronautique », dont l’invention est attribuée à l’écrivain J.‑H. Rosny aîné30, commence alors sa carrière publique.
L’année 1927 voit donc une inflexion dans les intérêts et activités spatiales d’Esnault‑Pelterie. S’il était dans les années précédentes déjà sollicité à titre d’expert en la matière31, son activité prend dès lors une double dimension qui associe des recherches (qui restent principalement théoriques) sur la propulsion par fusées à un volet public mêlant affirmation du caractère scientifique de l’astronautique et promotion des solutions techniques visant le vol spatial. La renommée de l’ingénieur‑inventeur, appuyée sur ses réalisations passées dans le domaine de l’aviation, assure à ses initiatives un écho médiatique32. La fondation puis l’attribution du prix REP‑Hirsch, la publication en 1930 de son premier traité sur la question33, sont notées et commentées dans les revues des sociétés savantes, mais aussi dans la presse aéronautique, la presse de vulgarisation et même la presse généraliste34. C’est également le cas de la conférence donnée en mai 1930 dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne35 ou, l’année suivante, puis de la conférence donnée à la Société des ingénieurs civils de France le 25 mai 1934, publiée en complément à L’Astronautique de 193036. La blessure subie lors de la manipulation d’« une matière qu’il expérimentait » et l’amputation qui lui fait suite associent la discussion de l’idée de vol spatial à la médiatisation du personnage public qu’est aussi l’aviateur‑inventeur37. Occasionnellement, Esnault‑Pelterie accorde aussi des contributions à des titres relevant de la vulgarisation38. Dans cette ligne s’adressant à un public plus large que celui que l’inventeur privilégie habituellement, figure aussi la préface de l’Histoire comique des États et Empires de la Lune et du Soleil de Cyrano de Bergerac publiée par les bibliophiles de l’Aéro‑Club de France dans une édition de prix39.
Bien que l’activité de propagandiste d’Esnault‑Pelterie soit surtout dirigée vers les astronomes et ses confrères ingénieurs et inventeurs, la presse de vulgarisation scientifique et la presse généraliste lui assurent une audience plus large en s’en faisant aussi le relais. En étant d’abord présentés au sein de la SAF, ses propos ont aussi contribué à nourrir les réflexions de deux jeunes hommes sur le long terme. Après la conférence d’Esnault‑Pelterie, le polytechnicien Jean‑Jacques Barré (1901‑1978), récemment sorti de l’École d’artillerie, contacte l’ingénieur‑inventeur et entame avec lui une correspondance scientifique avant de le rejoindre en 1931 dans son « laboratoire » de Boulogne. Dans ce lieu, en dépit de quelques expérimentations, les travaux restent principalement mathématiques et théoriques40 et J.‑J. Barré participe aux recherches sur les fusées. Il se forge une culture qui nourrira ses travaux ultérieurs qui incluront notamment, à partir de 1935, des essais sur des propergols à base de peroxyde d’azote visant à développer des obus‑fusées. Plus jeune encore, A. Ananoff trouve dans la conférence d’Esnault‑Pelterie de 1927 une confirmation de sa passion naissante pour l’espace. Il s’engage alors avec enthousiasme dans la promotion du vol spatial.
1.2. Alexandre Ananoff, ou l’enthousiasme d’un jeune autodidacte
Né en 1910 en Géorgie, A. Ananoff rejoint la France à l’âge de neuf ans. Se découvrant une passion pour l’astronomie en 1926, il fréquente des espaces où il peut s’instruire dans ce domaine et se rend notamment régulièrement dans les locaux de la SAF rue Serpente dans le vie arrondissement parisien. D’après ses témoignages, il y découvre les écrits d’auteurs russo‑soviétiques sur la propulsion par réaction et le vol cosmique qu’il peut lire dans le texte41. Il assiste également à la conférence d’Esnault‑Pelterie donnée lors de l’Assemblée générale de juin 1927.
Dès lors, il se distingue par l’activisme qu’il déploie pour se documenter davantage. Il contacte ceux qui sont, au cours de ces années, identifiés comme spécialistes du domaine et entretient avec certains d’entre eux une correspondance directe de plusieurs années42. Surtout, son enthousiasme prend la forme de conférences qu’il donne très rapidement, et quasiment exclusivement dans un premier temps, au sein de la SAF.
Lors de la première de ces conférences, La navigation interplanétaire, présentée le 26 mars 1929, l’audience est restreinte. Pour autant, Ananoff ne renonce pas. Au fur et à mesure que le jeune homme gagne en reconnaissance au sein de la SAF grâce à son investissement dans les différentes activités de la société, ses conférences attirent un public plus nombreux. En parallèle, il commence à travailler aux éditions Larousse (il y dirigera plus tard le service pédagogique). Cette position lui permet d’imprimer en 1933 une première brochure reprenant ses conférences43. La brochure suivante, qui paraît en 1935, est publiée grâce au soutien d’André Hirsch qu’il a rencontré par l’entremise de Gabrielle Flammarion44. Le cofondateur du prix d’astronautique en signe la préface et plébiscite son action, tout en renvoyant pour les nécessaires compléments techniques au traité d’Esnault‑Pelterie, paru cinq ans auparavant.
La réputation grandissante d’Ananoff le conduit à être de plus en plus sollicité afin d’écrire sur le sujet. À la suite d’un premier article paru en 1934 dans l’éphémère revue Hebdo, il contribue non seulement à l’organe de la SAF et à des titres relativement confidentiels, mais aussi, à partir de 1937, à plusieurs revues de la presse aéronautique (Les Ailes, l’Aéro, L’Aérophile auxquelles nous ajoutons la Revue de l’Armée de l’air) et à une presse de vulgarisation scientifique et technique plus générale (la Revue générale des transports, La Nature et La Science et la Vie en 1940)45.
En 1936, il est sollicité par André Léveillé (1880‑1960), maître d’œuvre au quotidien du Palais de la Découverte conçu pour l’Exposition internationale des arts et techniques dans la vie moderne de 193746, pour y organiser une salle d’astronautique dans la section dédiée à l’Astronomie. Cette contribution constitue une forme de consécration qui lui assure une certaine reconnaissance internationale : il n’est plus seulement un amateur enthousiaste, mais bien un actif propagandiste dont le travail est valorisé au sein d’associations qui promeuvent l’astronautique47. Fort de cette nouvelle position et bénéficiant toujours du soutien d’A. Hirsch et de G. Flammarion, il fonde l’année suivante une « section astronautique » au sein de la SAF qu’il considère comme un complément au prix REP‑Hirsch48 ; une initiative qui tourne court.
Même si Esnault‑Pelterie refuse de travailler avec Ananoff, les conférences, publications et expositions qu’ils ont, à eux deux, assurées à partir de 1927 ont largement contribué à augmenter la place et l’audience de l’astronautique dans l’espace public. Aux quelques articles, le plus souvent ironiques, qui s’invitaient occasionnellement jusque‑là dans la presse succèdent de nombreux textes directement ou indirectement liés à ces promoteurs du vol spatial. Pendant une dizaine d’années, leurs activités contribuent à crédibiliser l’astronautique auprès de publics élargis. Cependant, aucune association d’amateurs ne se crée pour porter un programme expérimental et la technologie de la propulsion par fusées n’intéresse que marginalement les militaires49. Les expérimentations restent peu nombreuses. Il est dès lors utile d’étudier plus en détail les stratégies mobilisées par les promoteurs français du vol spatial pour crédibiliser les recherches dans ce domaine.
2. Une science nouvelle en quête de crédibilité
La crédibilité de l’astronautique, construite d’abord au sein de la SAF et des sociétés savantes dont Esnault‑Pelterie est membre, est appuyée sur deux piliers de natures différentes mais complémentaires. D’abord, selon un procédé classique, les savants qui s’intéressent aux questions astronautiques apportent leur caution, mais c’est aussi la manière dont le nouveau domaine est inscrit dans le temps qui se révèle essentielle. Cette inscription, qui associe une mise à distance dans un avenir lointain de l’objectif visé in fine, le vol spatial, à l’identification de réalisations et de progrès effectifs dans le temps présent, contribue à la crédibilité des perspectives annoncées.
2.1. La caution des savants, de la SAF au prix international d’astronautique
Au sein de la SAF où l’astronautique est introduite comme nouvelle science, les premières conférences et publications renouvellent les questions débattues. Il ne s’agit plus en effet de considérations sur la pluralité des mondes, la possibilité de communications avec d’autres planètes ou encore d’hypothèses cosmogonistes qui avaient déjà leur place aux côtés des « simples » observations astronomiques, mais bien de « problèmes sur la conquête de l’espace ». Même si ce déplacement ne s’accompagne pas d’un programme d’expériences pratiques50, il est introduit avec précaution dans cette société savante qui, tout en permettant aux professionnels et aux amateurs d’horizons variés de se côtoyer et d’échanger sur des sujets plus divers que ceux autorisés au sein de l’Observatoire ou à l’Académie des sciences, cultive ses interactions avec les élites académiques et apporte du crédit aux travaux présentés en son sein51.
Les personnalités qui introduisent les propos d’Esnault‑Pelterie insistent sur les qualités de cet ingénieur et sur sa légitimité à s’exprimer sur le sujet. Celles‑ci tiennent à sa rigueur, à la clarté, à la sobriété de ses exposés dont la fiction est absente, alors que celle‑là dérive de la longue expérience dont peut se prévaloir celui qui est vu comme « le premier à poser la question dans toute son ampleur52 ».
La constitution du prix Rep‑Hirsh assoit également la réputation de l’Astronautique sur celle des hommes reconnus dans les domaines de l’astronomie, de l’aéronautique, la transmission de signaux par voie optique et hertzienne qui compose son comité. Lorsqu’il présente cette création aux membres de la SAF, le président de la société explicite ce lien tout en se défendant de tout coup médiatique :
Nous nous serions bien mal fait comprendre, si l’on pouvait supposer qu’en acceptant d’être la dispensatrice de cette libéralité, la Société Astronomique de France se soit prêtée à quelque vaine réclame autour d’une séduisante utopie. Rien ne serait plus loin de sa pensée ni de celle des donateurs. La constitution de la « Commission d’Astronautique », au sein même de la Société et par adjonction de spécialistes hautement qualifiés, ne peut d’ailleurs laisser place à aucune équivoque. Seuls pourront être retenus les travaux théoriques ou expérimentaux conduits avec la plus parfaite méthode scientifique.53
Cependant, il ne s’agit pas seulement de réunir un aréopage prestigieux, mais aussi de susciter des travaux théoriques et expérimentaux de qualité, « susceptible[s] d’amener la réalisation de l’un des nombres desiderata scientifiques tendant au but final de l’astronautique54 » (Tableaux 1 et 2). La valeur des membres du comité d’astronautique est jugée suffisante pour sélectionner les lauréats du prix55, mais pour les travaux examinés, ses fondateurs naviguent entre une grande ouverture (dans l’appel à candidatures) et une ferme exigence de sérieux. La première est notamment nécessaire pour susciter l’envoi de travaux français et étrangers sur un sujet encore confidentiel56. Elle se lit aussi dans l’absence de critères autres que ceux, formels, requis pour le mémoire. Pour autant la rigueur est bien de mise, ce que stipule l’article 4 de son règlement :
Toute personne estimant avoir fait un travail scientifique théorique ou expérimental susceptible d’être récompensé et désirant prendre part au concours, devra adresser un mémoire explicatif à la Société astronomique de France. Ce mémoire devra être clair et explicite, il ne devra contenir ni ambiguïté ni réserve […].57
Tableau 1. Composition du Comité d’astronautique annoncée dans L’Astronomie de mars 1928
Président |
M. le général G. Ferrié, membre de l’Institut |
(1868‑1932) |
M. Jean Perrin, membre de l’Institut |
(1870‑1942) |
|
M. E. Fichot, membre de l’Institut |
(1867‑1939) |
|
Membres |
M. H. Deslandres, membre de l’Institut |
(1853‑1948) |
M. G. Urbain, membre de l’Institut |
(1872‑1938) |
|
M. Ch. Fabry, membre de l’Institut |
(1867‑1945) |
|
M. J. Baillaud |
(1876‑1960) |
|
M. Em. Belot |
(1857‑1944) |
|
M. Jos. Bethenod |
(1883‑1944) |
|
M. Dr. André Bing |
(1878‑…) |
|
M. le général Charbonnier |
(1862‑1936) |
|
M. H. Chrétien |
(1879‑1956) |
|
M. E. Esclangon |
(1876‑1954) |
|
M. Léon Gaumont |
(1864‑1946) |
|
M. A. Lambert |
(1880‑1944) |
|
M. Ch. Maurain |
(1871‑1967) Physicien, doyen de la faculté des sciences de Paris, co‑fondateur (avec Édmond Rothé) des Instituts de physique du globe français, officier de la Légion d’Honneur |
|
M. R. Soreau |
(1865‑1935) |
Nous reprenons dans la 2e colonne le nom et les titres des personnalités tels qu’ils sont donnés dans L’Astronomie, vol. 42, nº 3, mars 1928, p. 141, <https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k96593222/f153.item> et apportons, dans la 3e colonne, des précisions sur les titres, activités et distinctions de ces personnalités. Dans l’« Appendice » du traité L’Astronautique de 1930, la liste des membres du comité inclut également les donateurs (Esnault‑Pelterie et Hirsch) ainsi que l’écrivain J.‑H. Rosny aîné.
Tableau 2. Lauréats du prix REP‑Hirsch
Lauréats et travaux récompensés |
Année d’attribution |
Hermann Oberth pour Wege zur Raumschiffahrt |
1929 |
Pierre Montagne pour « un travail purement théorique sur les équilibres et la température des gaz à l’intérieur d’une chambre à combustion » |
1931 |
Pierre Montagne (rappel de premier prix sans allocation pour la poursuite de ses travaux) |
1934 |
Louis Damblanc pour Les fusées autopropulsives à explosifs (cet ouvrage fait référence aux essais de fusées à étages réalisés à l’Institut aérotechnique de Saint‑Cyr ; il s’agit du premier travail expérimental récompensé) |
1935 |
Prix décerné conjointement à l’American Rocket Society et à Alfred Africano pour leurs « expériences de mesures soignées au banc d’essai et des lancés [sic] de fusées à réactifs liquides »** |
1936 |
Médaille de vermeil à Frank J. Malina et Médaille d’argent à Nathan Carver*** |
1939 |
* Un prix d’encouragement a été attribué à Giovanni Serragli en 1938 mais cette attribution n’est pas indiquée dans L’Astronomie, contrairement au prix attribué à Sternfeld.
** La publication de l’attribution du prix dans le nº de juillet 1936 de L’Astronomie met aussi en avant le travail d’Ananoff sous la forme suivante : « … la Société astronomique de France désire attirer l’attention sur l’intéressant effort de propagande qu’a effectué M. Alexandre Ananoff par ses conférences et ses publications » (p. 313, <https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9630850r/f331>). L’année suivante, dans un article, Ananoff reformule l’idée en ces termes : « Le Comité tint également à mentionner Noël Deisch […] et Alexandre Ananoff […] » (L’Astronomie, juin 1937, p. 273, <https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k96721072/f295>).
*** L’attribution de ce 5e prix est indiquée dans les numéros l’Astronomie en 1939 et rappelée en 1945. Elle semble cependant relever de l’initiative d’A. Hirsch et non du Comité d’astronautique de la SAF.
Source : revue L’Astronomie d’après la collection numérisée sur Gallica, <https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb343482520/date&rk=42918;4>
La qualité des travaux reçus par le comité, condition du maintien de la crédibilité de l’astronautique, est jugée avec sévérité. Loin d’être passée sous silence, la trop faible qualité de la plupart des études reçues est regrettée publiquement et, même, présentée par Esnault‑Pelterie comme une justification de la forme de son traité de 1930 et des rappels théoriques qu’il contient. L’auteur peut, à cette occasion, souligner à nouveau la nécessité d’un appui sur des connaissances et une méthode scientifique pour s’aventurer en astronautique58 et reformuler le but poursuivi avec le prix Rep‑Hirsch. S’il s’agit toujours de « provoquer dans le monde un mouvement d’intérêt et susciter le progrès dans la voie nouvelle », les candidats sont enjoints au sérieux qui conditionne le développement à venir. La probabilité de ce développement est toutefois suggérée par un parallèle avec l’histoire, encore jeune, de l’aviation : « Nous espérons vivement que notre encouragement continuera à stimuler les recherches sérieuses et fera avancer la Science nouvelle aussi rapidement que celle de l’aviation née d’hier.59 »
Si R. Esnault‑Pelterie appelle de ses vœux une avancée aussi rapide pour l’astronautique que pour l’aviation, tout son traité n’en demeure pas moins une incitation à la circonspection. En mettant l’accent sur les difficultés et problèmes qui attendent les chercheurs, c’est à la fois l’attitude du chercheur et le rythme de développement du domaine qui sont placés sous le signe de la prudence. Cette prudence marque l’ensemble des discours des promoteurs de l’astronautique à la même période et conditionne la manière dont l’avenir est envisagé.
2.2. L’avancée pas à pas ou le rythme sérieux de l’astronautique
Eugène Fichot (1867‑1939) le soulignait d’emblée, la « conquête [de l’espace] est encore impossible, avec nos moyens actuels, mais dans la réalisation de cet idéal, il y aura des étapes60 ». Avant même de proposer des solutions, la première de ces étapes est, pour Gustave Ferrié (1868‑1932), le fait de poser le problème dans les bons termes. Expérience d’un homme qui a aussi, plusieurs décennies plus tôt, défriché un nouveau domaine dans la télégraphie sans fil à l’appui, il affirme en préalable de « la possibilité des voyages interplanétaires » d’Esnault‑Pelterie : « le problème est loin d’être résolu, mais c’est avoir déjà franchi une importante étape que de la poser avec tant de netteté et de montrer quels obstacles s’opposent actuellement à la réalisation de la fusée qui doit nous emporter vers les astres.61 »
Ainsi l’objectif du vol spatial est confirmé tout en étant présenté comme un aboutissement qui doit être approché au bon rythme et selon la bonne méthode. La précipitation est encore plus vilipendée dans la préface que donne E. Fichot au traité de 1930. Par contraste, ce texte loue la mise en ordre et les fondements qu’apporte alors Esnault‑Pelterie :
Faute de s’être suffisamment pliés à cette indispensable discipline, certains écrivains, un peu pressés sans doute de s’ériger en précurseurs, ont commis bien des erreurs, énoncé maintes conclusions plus ou moins folles […]. M. Esnault‑Pelterie apporte dans cette confusion l’ordre et la clarté. Avec lui, nous nous sentons sur un terrain solide. Aucune des difficultés n’est dissimulée, mais chacune d’elles est minutieusement étudiée, pesée et si de cette sévère analyse elle sort encore intangible, du moins savons‑nous par quelle voie il conviendra de l’attaquer pour finalement la réduire. Bien connaître la cause de son insuccès est déjà un gage de future victoire.62
Tout comme dans la conférence de 1927 dont il est un développement, le traité tourne autour des problèmes rencontrés, manière de présenter les recherches en astronautique sous l’angle de nombreuses difficultés qui ne sont pas, pour autant, insurmontables. L’argumentation est circulaire : ce qui rend possible et probable la réalisation du vol spatial est la progressivité de recherches menées scientifiquement, ce qui marque la valeur des travaux est la segmentation des questions, l’approche prudente, conduite pas à pas dans la résolution des multiples problèmes. La nécessaire prudence est encore requise plus tard lorsque, devant la société des ingénieurs civils, Esnault‑Pelterie en regrette le manque au sein de l’American Interplanetary Society63.
Le traité de 1930 matérialise la démarche à mettre en œuvre64. Il présente, dans l’introduction, la fusée comme un véhicule déjà existant – ce qui assure le réalisme de la démarche – qui présente une double particularité nécessaire au vol spatial habité : être « mobile et dirigeable sans aucun point d’appui matériel » et éviter à d’éventuels passagers les problèmes que pose le fait d’atteindre une vitesse élevée nécessaire à la libération de la pesanteur terrestre, point d’autant plus important que, comme le signale Esnault‑Pelterie, la fusée est l’unique dispositif technique connu répondant à cette contrainte. L’auteur considère ensuite successivement et avec force développements mathématiques65, le « Mouvement de la fusée dans le vide », le « Mouvement de la fusée dans l’air », la « Détente des gaz de la combustion dans une tuyère », la « Combustion dans une chambre ». Ce n’est qu’ensuite qu’il aborde les utilisations possibles des fusées et les voyages interplanétaires, avant de considérer, dans un chapitre final, l’intérêt de l’exploration planétaire.
Cependant, entre la brochure de 1928 et le traité de 1930, Esnault‑Pelterie prend connaissance des travaux allemands sur l’utilisation de propergols liquides (un mélange oxygène‑hydrogène) comme source d’énergie. Cette découverte le conduit à rapprocher, dans le temps, la réalisation de ce qu’il considère être le plus simple des vols spatiaux à proprement parler, le « voyage de la Lune ». Dans son traité, il souligne la prudence qu’il a exercée dans ce cheminement intellectuel. La correction de ses prévisions n’est pas immédiate. Il narre ainsi sa première lecture de Die Rakete zu den Planetenrümen de H. Oberth :
Quand je lus ce résumé pour la première fois je ne pus me défendre de penser que son auteur s’était livré à un débordement d’imagination. Lorsque j’avançai dans l’examen du texte même, il me fallut reconnaître qu’il avait en réalité produit un travail scientifique considérable.66
Ce n’est qu’au terme d’une longue discussion sur les possibilités énergétiques des différents combustibles envisageables67, conduite dans le chapitre 4, qu’il revoit ses estimations temporelles. S’il « n’ose pas encore affirmer que le problème soit soluble, [il] n’ose plus affirmer que nous n’assisterons pas au voyage de la Lune… L’optimisme des Allemands peut avoir raison.68 » Dans la conclusion où la prudence est moins de mise, Esnault‑Pelterie s’aventure davantage et considère « que, si l’on pouvait réunir les fonds nécessaires, il est infiniment probable que le voyage de la Lune et retour serait effectué avant dix ans69 ». L’obstacle technique semble alors levé ; les obstacles financiers (plus qu’économiques) seuls demeurent. Ce constat joue alors une fonction double ; il affirme le caractère réaliste du vol spatial puisque la technique n’est plus en cause, et il soutient publiquement un appel au financement au moment même où l’ingénieur cherche à obtenir des subsides de l’administration militaire pour ses propres travaux70. La nécessité d’investir dans la recherche sur la propulsion et même dans l’astronautique rencontre un certain écho dans le milieu aéronautique qui est, dans ces années, plus largement engagé dans une bataille politique en faveur d’une aviation forte71.
Suggérant que l’obstacle financier puisse être lui aussi levé, la description des étapes préalables à la réalisation du voyage interplanétaire proposée par Esnault‑Pelterie en 1930 est ensuite une anticipation centrée sur une succession d’étapes techniques, considérée comme indépendante du pays qui engagerait une politique spatiale. Cette anticipation offre encore une occasion de rappeler à ses lecteurs, que l’auteur soupçonne manifestement d’enthousiasme excessif, que tout est matière d’ordre dans le déroulé des étapes. Il envisage donc pour lui un avenir graduel, dans lequel transparaît la marque du pilote d’avion qu’il est aussi :
Avant d’effectuer le voyage de la Lune, on commencera du reste par des performances moins difficiles ; il est hors de doute que leur succession sera à peu près la suivante : des fusées non montées, mais munies d’appareils enregistreurs, seront d’abord expédiées jusque vers 50 ou 70 kilomètres de haut […]. Puis viendront des ascensions montées, au moyen de fusées munies de petits ailerons leur permettant de partir et d’atterrir en planant ; au début, le pilote dirigera surtout son appareil en distance, puis il braquera de plus en plus son gouvernail à la montée et « tâtera » graduellement de la sensation que l’on éprouve « en chute libre ». […] Si ces pronostics physiologiques se vérifient [selon lesquels l’homme peut supporter le mal de l’espace], nous verrons alors le « record de hauteur » monter graduellement… jusqu’à la Lune. […] Ensuite viendra la question de se poser sur la Lune, mais ceci aggrave beaucoup les difficultés en posant une quantité de problèmes supplémentaires sur lesquels je ne m’étendrai pas ici car ce serait vraiment un peu prématuré.72
Pour lui qui maîtrise l’art du cheminement progressif, il est toutefois possible de se laisser aller à d’« ultimes anticipations » où, sans qu’ils ne soient situés sur l’échelle du temps, il considère les voyages vers d’autres planètes et, même, hors du système solaire dans une théorie du vol à accélération constante qui s’approprie la théorie de la relativité.
En sa position revendiquée de vulgarisateur, A. Ananoff adopte un style plus narratif qu’Esnault‑Pelterie, et ne recourt que marginalement au formalisme mathématique. Il s’accorde également une plus grande liberté d’évocation et d’appel à l’imagination. Pour autant, lui aussi met l’accent sur la nécessaire prudence que le sujet requiert, surtout lorsqu’il aborde la possibilité de la réalisation effective de la navigation interplanétaire. Ainsi, tout en s’affirmant convaincu de cette possibilité, il souligne dans la brochure de 1935 que :
[N]ous ne savons ce que l’expérience nous réserve, quel sera le milieu ambiant dans lequel nous évoluerons, où la chaleur et le froid ne peuvent se manifester et où, peut‑être, règnent des rayons mortels, tamisés ici par notre atmosphère.
De ce côté, il faut l’avouer, nous ne savons pour ainsi dire rien.73
Quant à dater le moment où les réalisations seront effectives, il se montre encore plus circonspect : « N’en déplaise à certains, je crois qu’il est téméraire d’avancer une date serait‑elle lointaine. Qui peut prétendre que l’an 2000 sera plus favorisé que 2050 ou même 1945 comme on l’a prétendu ?74 »
À la suite d’Esnault‑Pelterie dont il connaît parfaitement les écrits mais aussi des publications des nombreux et divers « experts » étrangers de l’astronautique auquel ce polyglotte a accès75 (Tableau 3), Ananoff présente à son tour le lancement à haute altitude comme le marqueur d’une première concrétisation des théories et travaux astronautiques. Lui aussi décrit les étapes qui pourront suivre après que sera élaborée une meilleure connaissance de l’atmosphère.
Tableau 3. Bibliographie astronautique internationale établie par Ananoff incluant publications techniques (vulgarisées ou non) et textes rédigés par des écrivains ou journalistes (1935)
Allemagne ou Autriche |
W. Brügel, Männer der Rakete (nd) O. W. Gail, Los won Erdball; Das Schuss ins All; Mit Raketenkraft ins Weltenall (1928) Dr. Hein, Das Schus in den Weltenraum (1925) Kort, Raketen mit Strahlapparaten (nd) R. Lademann, Zum Rakete probleme (1927) W. Ley, Die Fahrt ins Weltall (1927) H. Lorenz, Die Möglichkeit der Weltraumfahrt (1927) V. Mandel, Das Weltraum-Recht (1932) G. Manigold, Der Vorstoss in den Weltenraum (1927) H. Oberth, Wege zur Raumschiffahrt (1929) G. von Pirquet, Fartrouten (1928) E. Sänger, Raketenflugtechnik (1932) A. Scherschewsky, Das Raumschiff (1927) Schmidet, Raketen mit Strahlapparaten (1933) |
Italie |
C. Constanzi, A proposito di superaviazione (1926) G. Pegna, La artiglierie di grosso calibro sopr piattagorme aeree (1926) |
France |
E. Drouet, Circulation astronautique (1933) R.E. Pelterie, Considérations sur les résultats d’un allégement indéfini des moteurs (1913) D.P. Riabouchinsky, Théorie des fusées (1920) M. Roy, La propulsion par réaction (1930) |
Russie/URSS |
Kandratuk, La conquête des espaces interplanétaires (1929) N. Rynin, Pensées, légendes et premières fantaisies (1928) |
Nous conservons la graphie et les dates données par Ananoff, sans reprendre toutefois les noms des éditeurs ou des journaux dont les articles sont tirés (en particulier les titres des ouvrages et articles qu’il a pu lire en russe sont donnés en français). Le classement par pays établi ici tient compte non seulement de la nationalité de l’auteur cité mais aussi du lieu de publication et de l’espace géographique de travail principal (ce qui explique que les articles de Scherschewsky, membre de la VfR et assistant d’Oberth, soient classés parmi les travaux germaniques, et ceux de Riabouchinsky, russe exilé en France après la Révolution d’Octobre, parmi les travaux français).
Source : D’après « Bibliographie des principaux ouvrages et articles astronautiques », in, Ananoff Alexandre, La navigation interplanétaire, op. cit.
L’exigence de sérieux impose de rejeter les voyages interplanétaires dans l’avenir lointain, mais la marque de la marche du progrès nécessite des réalisations effectives. En leur absence, la nouvelle astronautique risquerait de s’apparenter à un exercice, stimulant peut‑être, mais théorique et purement intellectuel, nuisant ainsi à la crédibilité naissante du domaine. Aussi les chercheurs et inventeurs sont‑ils incités à s’engager dans des études expérimentales que la logique et le bon ordre requièrent à leur tour. Comme le signale le comité du prix REP‑Hirsh en 1934 :
Il faut […] constater que si l’on connaît maintenant dans leurs grandes lignes les conditions des voyages astronautiques, il est de peu d’intérêt d’en perfectionner déjà les détails, alors que nous ne sommes pas capables d’envoyer une fusée à 100 kilomètres d’altitude (même beaucoup moins), pour nous renseigner directement sur la composition réelle de la très haute atmosphère.76
2.3. L’enrôlement des expérimentations contemporaines étrangères ou l’apport du présent
En attendant les sondages de la très haute atmosphère, première étape annoncée de réalisation de l’astronautique, la promotion du domaine peut s’appuyer sur les recherches contemporaines portant sur la propulsion par moteurs‑fusées. Dans l’ensemble divers de travaux et de tests alors réalisés, l’usage de fusées dans l’aviation (pour lutter contre la perte de vitesse par exemple) ou l’emploi de fusées météorologiques ou paragrêle est souligné : en comparaison avec l’emploi de moteurs fusées pour le transport terrestre, ces perspectives présentent l’intérêt d’être liées à une élévation en altitude et des usages dans la voûte céleste77. Ce sont cependant les fusées postales qui acquièrent une place particulière dans la progressive mise en récit de l’astronautique.
Pour Esnault‑Pelterie, la fusée postale est le véhicule idéal pour penser les « communications intercontinentales à des rapidités hier encore inimaginées78 ». Dans la perspective du vol spatial, une telle utilisation des fusées permet aussi de réaliser des tests correspondant à des séquences attendues du vol spatial – décollage, passage au‑dessus de la stratosphère, rentrée dans l’atmosphère et atterrissage à l’aide de parachutes – et de se figurer, par un passage aux limites, le maintien en orbite d’un projectile devenu « satellite artificiel79 ». Elle doit aussi être replacée dans le contexte aéronautique de l’époque, marqué par le défi technique des vols transatlantiques et, plus largement, des vols à longue distance permettant de relier, notamment, la France à ses colonies80.
La prochaine réalisation des fusées spatiales est annoncée via la présentation des durées des trajets envisagées « entre Paris et quelques villes » pour la fusée postale81 (Tableaux 4 et 5). La quantification participe de la crédibilité des projections effectuées82. Elle inscrit aussi cette anticipation dans une mystique de l’abolition de l’espace et du temps, qui peut être comme ici associée à un rapprochement physique de villes et à un accès accéléré à l’information, typique de la modernité et que les progrès de l’aviation réactivent avec force dans l’entre‑deux‑guerres83. Le temps envisagé pour relier Paris à New York par la fusée postale, un peu supérieur à 23 minutes d’après les calculs d’Esnault‑Pelterie publiés en 1930, peut dès lors être comparé non seulement aux 37 heures qui seront nécessaires en septembre de la même année à Dieudonné Costes (1892‑1973) et Maurice Bellonte (1896‑1984) pour faire ce trajet84, mais aussi à la durée de 7 heures et 45 minutes anticipée par l’as français René Fonck (1894‑1953) dans une conférence d’anticipation donnée en 192485. La fusée postale occupe donc dans l’argumentation un double emploi : dépassement des limites techniques opposées jusque‑là par les lois physiques au déplacement terrestre et donc voie technique à suivre pour réaliser une promesse d’ubiquité, elle est aussi le test, la preuve de principe, du vol spatial et donc de la possibilité pour l’humanité de se libérer de la gravité.
Tableau 4. « Durées des trajets entre Paris et quelques villes en minutes et fractions décimales de minutes » calculées par Esnault‑Pelterie (1930)
Bruxelles |
269km |
3min |
New‑York |
5 739km |
23m,8 |
Londres |
345 |
3,5 |
Calcutta |
8 000 |
28,7 |
Berlin |
905 |
6,8 |
San Francisco |
8 888 |
30,7 |
Madrid |
1 016 |
7,3 |
Tananarive |
8 903 |
30,8 |
Rome |
1 166 |
8 |
Tokio |
9 750 |
32,5 |
Moscou |
2 450 |
13 |
Saïgon |
10 290 |
33,6 |
Dakar |
4 227 |
18,7 |
Buenos‑Ayres |
10 950 |
34,9 |
Nous conservons l’orthographe des villes et la mise en forme des durées.
Source : L’Astronautique, op. cit., p. 162.
Tableau 5. Évaluation théorique de la durée d'un tour de Terre par Esnault‑Pelterie (1930)
Altitude en km |
0 |
100 |
200 |
300 |
500 |
1 000 |
1 tour de Terre en |
1h 24m 24s |
1h 26m 26s |
1h 28m 37s |
1h 30m 26s |
1h 34m 32s |
1h 45m 25s |
Esnault‑Pelterie précise dans le texte qui introduit ces résultats que « la Terre étant supposée dénuée d’atmosphère, ces chiffres sont naturellement purement théoriques pour l’altitude 0 et même pour y = 100 km où cette atmosphère existe en fait, mais la théorie devient identique à la réalité à partir de 120 km, la résistance de l’air au mouvement devenant alors inappréciable ».
Source : L’Astronautique, op. cit., p. 163.
Pour l’Exposition internationale de 1937, Ananoff rattache également les « fusées postales » au domaine de l’astronautique. Dans une mise en scène qui a pour objectif de montrer l’intérêt international des « savants les plus autorisés » et la réalité de premiers essais, le « transport du courrier » est présenté comme « la première des applications de la fusée86 ». L’utilisation du singulier ici est signifiante et permet de distinguer les diverses technologies de propulsion qualifiées de « fusées » et utilisées dans l’aéronautique, l’automobile ou encore l’armement, et la fusée astronautique « seul moteur capable de progresser dans le vide de l’espace ». Dans la salle d’astronautique du Palais, la fusée postale joue donc le rôle de préfiguration de la fusée astronautique : « Une rare collection de lettres envoyées par ce moyen, a été prêtée par M. Schmiedl, l’un des pionniers de la fusée postale, en Autriche, et est exposée pour la première fois en France.87 »
Avec une fusée prêtée par un groupe d’amateurs états‑unien – en l’occurrence la Cleveland Rocket Society –, les précieuses lettres matérialisent la réalité des travaux en cours ; elles soulignent, surtout, l’aspect concret de ces travaux et la possibilité d’applications pratiques, ce dont les ouvrages et photographies exposés rendent compte plus difficilement. Les problématiques aéronautiques et les motivations « terrestres » sous‑jacentes aux travaux sur les fusées postales sont ici évacuées88.
Ces questions sont en revanche abordées dans les contributions qu’Ananoff donne à l’hebdomadaire Les Ailes au cours de l’année 1937. Dans deux articles présentés comme un état des lieux des recherches en cours sur les fusées (ici au pluriel)89, la « navigation cosmique » est évoquée d’abord comme un usage, parmi d’autres, de la propulsion par un moteur‑fusée. Le vol spatial reste à l’arrière‑plan même si, derrière la manière dont l’évolution des recherches est exposée et dans le constat de « progrès encourageants accomplis depuis peu90 », c’est bien l’intérêt porté par le promoteur de l’astronautique qui se lit. L’objectif souhaité par Ananoff reprend le dessus dans le second volet de la contribution où, parmi d’autres usages, le vol spatial est le seul jugé valable.
Le cadrage du texte – au travers des divers objets relevant de la technique de propulsion et non par l’astronautique – donne à lire une gamme plus étendue d’usages. Les fusées postales y obtiennent une belle part mais, contrairement aux discours et présentations centrées sur l’astronautique, les usages militaires et plus particulièrement l’utilisation de la fusée comme arme de guerre s’invitent aussi dans l’énumération. Cette présence discrète montre bien, par contraste, l’habituelle invisibilisation des éventuelles dimensions militaires de l’astronautique. Alors que les expérimentations concernant les fusées météorologiques ou postales sont mises au crédit de l’annonce du prochain développement de l’astronautique et de la construction de la crédibilité du vol spatial, les usages militaires, qu’ils soient effectifs (comme dans le cas de l’emploi de fusées d’éclairage ou de moteurs d’avions) ou projetés (comme les « obus », « bombes » ou « torpilles‑fusées » qui renvoient à des usages correspondant aujourd’hui à différents types de missiles), sont traités avec circonspection. Leur existence n’est pas niée mais elle est, dans les textes cadrés par la technique et non par l’objectif astronautique91, intégrée dans une énumération qui en minore la portée.
Les perspectives militaires peuvent en revanche être mises en avant pour s’adresser directement à l’armée française qui, bien qu’elle ne considère pas le développement de fusées‑obus comme une priorité, constitue une source de financements pour les travaux menés par Esnault‑Pelterie92. Dans ces mêmes années, quelques rares stratèges militaires soulignent également la possibilité d’utiliser les fusées comme moyen de bombardement93, une éventualité sur laquelle la presse aéronautique s’interroge aussi94. Quelques journalistes plutôt ironiques relèvent assez tôt la proximité qui peut exister entre l’emploi d’une fusée lancée d’un point à un autre du globe pour le transport du courrier et le bombardement à longue distance95. Cette ligne de réflexion prend cependant un autre tour avec le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale96. La délimitation du domaine d’une astronautique qui serait par définition pacifique demande alors une argumentation spécifique, dans laquelle s’engage A. Ananoff dans un véritable « travail de frontière » qui ne fait que commencer97.
Dans les mois et années qui ont précédé la déclaration de guerre, les promoteurs de l’astronautique pouvaient être plus attentistes. S’il déplorait l’existence des motivations « terrestres » (et non simplement militaires) qui présidaient aux recherches sur les fusées, même Ananoff en reconnaissait l’intérêt pour leur propre cause98. Ainsi concluait‑il le panorama dressé en 1937 pour Les Ailes :
[C]onsolons‑nous en pensant que, si même les recherches actuelles sur les moteurs réactifs ne sont pas entreprises dans le but qui nous est cher, il n’en est pas moins vrai qu’au cours de leurs applications terrestres ces moteurs subiront de notables progrès. Un jour, les chercheurs, qui naguère méprisèrent l’Astronautique, se retrouveront devant le problème de la navigation cosmique, mais, cette fois, ils seront plus crédules, car ils auront à leur disposition des moyens puissants façonnés par l’expérience et les épreuves.99
L’ouverture à toute forme de contribution qu’il affiche se retrouve aussi dans la manière dont il envisage l’articulation entre théorie et expérience et, ce faisant, lie dans les dernières lignes de son article l’avenir dans lequel l’astronautique se concrétisera et le passé :
C’est aux données mathématiques, mécaniques, physiques, chimiques et même biologiques que devront recourir les chercheurs qui voient dans la fusée à la fois un élément de défense nationale, de transport dans le moindre temps à la plus grande distance et, plus tard, le seul véhicule capable de légitimer l’ambition de la navigation interplanétaire, rêve d’hier des éleveurs de chimères, mais but précis des savants de demain.
Aussi, ne saurait‑on trop encourager les théoriciens et les praticiens à poursuivre leurs travaux […].
L’ère de l’Astronautique est inévitable. Elle ressort de la logique même, de la marche incessante du progrès dans lequel s’est engagée l’Aviation et dont elle est l’ultime perfectionnement.100
3. L’astronautique, une science nouvelle prenant place dans la marche de l’histoire
L’astronautique est introduite dans les années 1930 comme une « science de l’avenir101 » mais, placée sous le signe du progrès scientifique et du développement technique de l’aviation, son inscription dans l’histoire s’appuie aussi sur le passé. Comme d’autres promoteurs du vol spatial partageant l’objectif de crédibiliser ce domaine, Esnault‑Pelterie et Ananoff historicisent l’astronautique et replacent les développements qu’ils constatent dans le présent et ceux qu’ils appellent de leurs vœux pour l’avenir dans une longue durée. Ils proposent donc des articulations entre passé, présent et futur que nous allons examiner plus en détail dans cette partie. Tout en ayant pour point commun d’être tournées vers l’avenir, les lectures de l’histoire proposées dans les années 1930 par les promoteurs de l’astronautique offrent des variations qui dépendent des espaces dans lesquels elles sont exprimées et des enjeux personnels de leurs énonciateurs. Elles témoignent aussi de leurs conceptions presque opposées du rapport entre science et imagination et révèlent des motivations différentes à la recherche astronautique.
3.1 Contraction des temps et puissance de « la Science »
Usant de la liberté de ton qu’offre une tribune ou une préface, E. Fichot et G. Ferrié n’hésitent pas à comprimer les durées et à allier la science à la littérature pour présider aux destinées de l’astronautique.
Lorsqu’il annonce la création du prix d’astronautique aux membres de la SAF, Fichot pose ainsi Esnault‑Pelterie en savant courageux car ce dernier embrasse une idée qui s’apparente jusque‑là à un rêve, mais c’est à l’écrivain J.‑H. Rosny aîné que le président de la SAF attribue, sans particulière originalité, la clairvoyance. C’est en effet « incité par ses magiques évocations du lointain passé de l’humanité à la prophétique vision du futur » que l’homme de lettres, auteur du « roman préhistorique » à succès la Guerre du feu et des romans d’anticipation comme Les navigateurs de l’infini ou La force mystérieuse, a pu baptiser l’Astronautique. Dans son propos, Fichot rapproche à nouveau le passé éloigné et l’avenir par le lien tissé par la science. Entre l’astronautique « science de l’avenir » et l’astronomie « la plus ancienne et […] la plus belle des sciences » sous l’égide de laquelle Esnault‑Pelterie a placé l’astronautique en créant le prix Rep‑Hirsch au sein de la Société française d’astronomie. Ce lien est explicité dans un envol lyrique qui pose la domination de la nature par l’être humain comme principale motivation sous‑tendant les développements à venir du domaine de l’astronautique. C’est aussi la logique qui guide, d’après lui, le progrès scientifique, à l’aune duquel les futures réussites astronautiques sont envisagées :
Utiliser jusqu’à l’extrême limite du rendement possible les moyens actuellement à notre disposition, puis tout préparer pour la mise en œuvre de ceux dont nous pouvons être prochainement dotés, tel est le programme. Au point où la Science a su porter sa lutte millénaire pour l’asservissement de la nature, le moindre progrès réalisé dans une direction quelconque peut avoir pour l’avenir de l’humanité des conséquences incalculables.
Ainsi, d’étape en étape, l’Astronautique verra s’élargir le champ de ses réalisations et s’éloigner sans cesse son idéal, toujours poursuivi.
Sans doute, comme toute entreprise humaine, elle rencontrera des obstacles insoupçonnés, des échecs que soulignera l’ironie des sceptiques. Qu’importe ! la science libre et désintéressée ignore les découragements et n’a souci des sarcasmes. Elle marche, et à sa marche on reconnaît une déesse.102
Dans la préface à la brochure de 1928, G. Ferrié convoque, quant à lui, Victor Hugo et une strophe du long poème « Magnitudo Parvi » des Contemplations pour clore un texte dans lequel il fait de l’arrachement à la Terre et de l’exploration du cosmos un « rêve […] presque aussi ancien que l’humanité elle‑même103 ». Il y propose surtout une généalogie d’auteurs qui rencontrera de larges échos. Sont ainsi cités, dans un survol à toute allure de l’histoire de la littérature, l’« écrivain grec Lucien dans l’antiquité, Cyrano de Bergerac au xviie siècle [et leurs] solutions les plus fantaisistes pour vaincre l’attraction terrestre » puis
[p] lus près de nous, […] l’obus de Jules Verne et […] la curieuse sphère de H.‑G. Wells qui emportait les premiers hommes dans la Lune parce qu’une partie de sa surface était enduite d’une substance mystérieuse formant écran contre la gravité.
Le général Ferrié ajoute le moins connu Achille Eyraud (1821‑1882)104 qui gagne sa place dans cette énumération pour la proposition faite « en 1865, de faire usage pour quitter la Terre d’une sorte de fusée ou si l’on préfère d’un moteur à réaction », manière d’accorder aussi une place particulière à la fusée en l’associant intimement à l’astronautique. R. Esnault‑Pelterie est ainsi replacé dans une histoire de longue durée et son apport peut être présenté comme celui d’un scientifique inaugurant une nouvelle étape dans une quête pluricentenaire, celle où le problème est posé scientifiquement. L’inévitabilité de l’astronautique découle ainsi d’une conception linéaire et progressive de l’histoire – largement partagée à l’époque – et de la puissance attribuée à la science couramment considérée comme source de solution à toutes sortes de problèmes, ici réduits cependant à une dimension technique. Rapide évocation d’une histoire où aux œuvres de fiction succèdent des travaux scientifiques, la présentation du général Ferrié pose aussi la primauté de l’inventeur français sur le domaine, condensant deux manières d’inscrire l’astronautique dans le temps qui seront développées par Esnault‑Pelterie et Ananoff dans leurs propres récits.
3.2 Lecture de l’histoire autocentrée et mise à distance de l’imagination pour Esnault‑Pelterie
Dans son traité de 1930, Esnault‑Pelterie inclut un exposé historique de 21 pages105. Contrairement à ce que pourrait laisser penser le tableau brossé par le général Ferrié repris en avant‑propos de l’ouvrage, ce texte est centré sur les travaux mathématico‑physiques produits par des personnalités associées au domaine de l’astronautique, et il n’inclut nullement les romans ou spéculations narratives. Cet historique est ainsi d’abord celui des idées d’Esnault‑Pelterie lui‑même. Il est similaire à celui proposé de manière plus succincte dans la brochure de 1928 (donc probablement de la conférence à la SAF dont ce texte est l’adaptation) en ce qu’il cherche à définir l’antériorité de l’auteur sur l’ensemble de l’astronautique. Ainsi, celui‑ci associe ses premières idées en la matière à une lecture de Jules Verne qui l’aurait conduit à critiquer le moyen technique – l’obus – proposé par l’écrivain. Il date ces premières réflexions qu’il assimile à un intérêt pour la réalisation du vol spatial grâce à un ouvrage de Ferdinand Ferber paru en 1908 dans lequel une note de bas de page liste Esnault‑Pelterie parmi des « philosophes » qui considèrent que quitter la terre est le « but ultime » de l’aéronautique106. Ferrié reprend, dans sa préface, cette affirmation en indiquant que l’étude d’un moteur à réaction permettant le vol spatial « a commencé à être envisagée il y a un peu plus de vingt ans et il semble bien que ce soit M. Robert Esnault‑Pelterie qui ait eu la priorité de cette conception vers 1907, bien qu’il n’ait pas publié ses idées avant 1912107 ». L’antériorité d’Esnault‑Pelterie est encore renforcée par la manière dont il présente sa conférence de 1927 comme une réédition de la communication faite en 1912 devant la Société française de Physique, gommant au passage l’évolution de la manière dont il a pu considérer le vol spatial entre les différentes dates proposées dans cet historique – soit 1907, 1912, 1927 – alors même qu’en l’espace de ces 20 années l’aviation est passée sur le plan mondial d’un domaine d’expérimentations techniques aériennes à un secteur industriel, militaire et commercial.
Ce souci de poser l’antériorité d’un travail est à rapprocher des revendications de priorité courantes pour des inventeurs ou des scientifiques, en lien avec des enjeux financiers et de carrière forts. Dans le cas particulier d’Esnault‑Pelterie, les multiples procédures judiciaires que celui‑ci engage en France, Grande‑Bretagne, Allemagne et aux États‑Unis après la Première Guerre mondiale témoignent de son souci de faire reconnaître sa paternité dans plusieurs inventions aéronautiques, notamment celle du « manche à balai », et d’obtenir des dédommagements financiers, aussi bien de constructeurs qui équipent leurs appareils avec des dispositifs issus de ses brevets, que de l’administration fiscale française108. Ces multiples procédures isolent dans une certaine mesure l’inventeur sur la scène aéronautique. Elles contribuent aussi certainement à une forme d’obsession concernant l’établissement de sa priorité dans tous les domaines qu’il aborde, au point d’en faire un trait marquant et peu apprécié de son caractère109. Toujours est‑il que ce souci particulièrement prégnant oriente toute l’histoire de l’astronautique qu’Esnault‑Pelterie a à cœur de tracer.
Toutefois, cette histoire ne peut se limiter à ses seuls apports. Entre la conférence de 1927 et son traité de 1930, du fait de ses contributions à l’exposition internationale organisée à Moscou en 1927 ainsi que des travaux reçus grâce à la création du prix d’astronautique, ses réseaux et sa documentation s’étoffent, ce qui le conduit à retravailler la présentation historique qu’il propose en 1930. Outre les nouveaux travaux contemporains dont il a désormais connaissance, Esnault‑Pelterie se familiarise aussi avec des mises en récit de l’histoire de l’astronautique proposées par d’autres auteurs. En particulier, il mentionne dans L’Astronautique de 1930 l’« article historique » publié par Alexander Scherschevsky dans le journal allemand Flugsport du 28 septembre 1927. C’est sur la base de l’inventaire réalisé par ce jeune Russe établi en Allemagne devenu membre de la VfR110 qu’Esnault‑Pelterie étoffe l’historique autocentré qu’il avait proposé auparavant. Il le fait cependant en commentant et en rectifiant les « erreurs » d’A. Scherschevsky qui, d’après lui, « par une curieuse coïncidence, sont toutes en faveur des Germano‑Russes au détriment des autres…111 » pour aboutir à une chronologie alternative qu’il inaugure avec une publication de Konstantin É. Tsiolkovski de 1896 « dont on ne peut recueillir aucune indication112 ».
Ce faisant, Esnault‑Pelterie exclut sciemment les « ouvrages qui sont d’essence purement imaginaire » pour ne conserver que les recherches scientifiques « concernant le problème de la navigation interplanétaire ». S’il ne peut ignorer la tendance, alors déjà établie de proposer un passé de rêve et d’imagination aux travaux scientifiques – ce que proposent donc notamment Scherschevsky en 1927 mais aussi le général Ferrié dans sa préface – Esnault‑Pelterie ne reprend pas tout à fait à son compte cette périodisation. Il accorde une place particulière à Jules Verne mais, comme nous l’avons vu plus haut, d’abord comme simple source d’inspiration pour ses réflexions propres. La proposition qui lui est faite, par la suite, de préfacer une réédition de L’Histoire comique des États et Empires de la Lune et du Soleil de Cyrano de Bergerac le pousse donc dans ses retranchements. S’il accepte la suggestion, la forme épistolaire qu’il adopte lui permet aussi de se démarquer nettement du poète dont il se trouve de facto rapproché. Il s’adresse ainsi à Paul Tissandier :
Quand vous m’avez demandé de préfacer une nouvelle édition des œuvres de Cyrano de Bergerac, je me suis senti fort honoré, mais un peu hésitant : je ne connaissais, en cet auteur, que le tumultueux poète si magnifiquement peint par notre grand Rostand. Votre homme avait bien aussi suggéré quelques moyens assez fantaisistes pour aller dans la Lune ; le fait que j’ai moi‑même posé la question sur des bases scientifiques ne justifiait pas nécessairement que je rendisse hommage à un travail de pure imagination.
Ma situation s’aggravait de l’habitude du style scientifique où la rigueur de l’expression prime tout : l’élégance de la forme y est résolument sacrifiée ; toute périphrase y est interdite.113
Il justifie ensuite son accord par la découverte qu’il fit, grâce à cette proposition, d’un travail pouvant être commenté sur des bases scientifiques. Sa préface est dès lors présentée comme un hommage de savant à savant, ou de philosophe à philosophe :
Mon ignorance des œuvres de Cyrano était un moindre mal ; pour y obier, il a suffi que vous m’en remettiez un exemplaire. Cette édition […] débute par une notice historique […] où je fis quelques découvertes assez étonnantes. La majeure fut de trouver à côté du poète […] et du bretteur […] un philosophe nourri aux écoles de Gassendi et de Descartes […].
Cela me parut, alors, justifier qu’un homme de formation purement scientifique rendît hommage à Cyrano‑philosophe, comme un poète l’avait fait à Cyrano‑poète.114
Sa posture étant ainsi explicitée auprès des lecteurs, Esnault‑Pelterie entame ensuite une évaluation des idées de Cyrano qui passe par une mise en contexte (présentée comme un replacement de ces idées dans « l’ambiance intellectuelle » du temps) et une remise en ordre de celles‑ci. La seconde partie de la lettre‑préface permet ensuite à son auteur de présenter l’astronautique moderne et ses propres travaux. Dans un style plus littéraire que celui adopté dans ses autres publications, il vulgarise les connaissances scientifiques et techniques qui, d’après lui, justifient que le vol spatial soit considéré comme réalisable. Surtout il inscrit ce développement dans une présentation de l’esprit et de l’étendue de la « science moderne » qui est à même de guider les recherches en astronautique et d’épargner ainsi à ceux qui s’y attellent de nombreuses errances et erreurs. Ce faisant, tout comme dans son traité de 1930, il navigue entre l’optimisme quant à la résolution ultime du problème envisagé, mise en mot par le récit anticipatif des futurs voyages115, et la prudence à laquelle il appelle les lecteurs.
Dans le lien historique que construit de fait, cette préface, entre les spéculations de Cyrano et les travaux astronautiques d’Esnault‑Pelterie, l’ingénieur accorde une place à Jules Verne qui diffère sensiblement de celle qu’il lui a attribuée dans ses communications savantes. L’écrivain n’est plus un simple prétexte pour dater une réflexion technique sur le dispositif pouvant être employé pour réaliser un tel voyage. Il est ici présenté comme un visionnaire dont les nombreuses anticipations ont déjà été concrétisées, à l’exception notable du voyage dans l’espace116.
3.3 Inclusion de l’imagination dans le progrès historique chez Ananoff
La position particulière attribuée finalement par Esnault‑Pelterie à Jules Verne se retrouve aussi dans la généalogie qu’Ananoff élabore. Cependant, chez le jeune vulgarisateur, les fictions et œuvres d’imagination ont pleinement droit de cité car elles n’avaient nulle « prétention de véracité ». Contrairement à Esnault‑Pelterie, il identifie les œuvres de fiction du passé à une période à part entière de l’histoire de l’astronautique et présente comme naturel le rôle central qui tient l’imagination :
La navigation interplanétaire, avant de passer dans le domaine de la Science, et de devenir le but d’une élite de chercheurs, fut, au cours des siècles, le sujet de passionnantes aventures. Cela se conçoit : l’auteur, n’ayant à tenir compte d’aucune donnée sérieuse, laissait son imagination vagabonder à sa guise, d’astre en astre, usant pour ces randonnées des moyens les plus inattendus.117
Dans la brochure publiée en 1935, Ananoff accorde ainsi à ce passé une place non négligeable. Il insiste sur la valeur propre de tels écrits parmi lesquels il cite Menippos de Lucien de Samosate, la description que donne Plutarque des Sélénites dans les Œuvres morales, les rêveries lunaires de Képler ou encore Le Voyage dans la Lune et l’Histoire comique des États et Empires de la Lune et du Soleil de Cyrano de Bergerac et les « randonnées cosmiques » de Kircher, Grimmelhousen et Voltaire118. Dans son énumération, il repère les moyens techniques et procédés mécaniques décrits pour « faire quitter la terre » qu’il considère non pas nécessairement « basés sur la science » mais les plus remarquables : « appareil de liaison interastrale » de John Wilkins dans A discourse concerning a new World and another Planet (1638), « caisse dont la propulsion est assurée par des fusées de feu d’artifice » pour Cyrano, pour en arriver à des écrits différents dans lesquels, les romanciers « moins en prise aux envolées imaginatives, […] essayèrent de rapprocher le rêve d’hier de la réalité de demain et, sur des bases bien des fois empruntées à la science, ils échafaudèrent leurs chimériques projets119 ». Parmi tous les textes qu’il recense, il distingue le diptyque lunaire de Jules Verne120. Celui‑ci est présenté comme le premier « roman astronautique […] exposé avec une telle clarté et un tel à‑propos et (que) le projet, malgré toute son absurdité, n’en reste pas moins le premier écrit qui ait donné l’élan vers les recherches scientifiques121 ». Les descriptions des engins imaginés par les romanciers, de plus en plus nombreux, constituent « les premières bases » de l’« audacieuse » science astronautique. Le dispositif technique imaginé par Jules Verne, le fameux canon, est même considéré dans cette brochure parmi des « projets » qui, s’ils sont certes « irréalisables », ne relèvent plus simplement des « romans astronautiques » mais d’une catégorie plus ambiguë, située entre rêve et science, où la témérité se mêle à l’ingéniosité122.
L’« étude en plusieurs chapitres » parue dans L’Aéro en 1938 développe davantage cette histoire longue et modifie sensiblement le rôle qu’attribue Ananoff à l’imagination dans sa lecture de l’histoire. À nouveau, sa conception est progressive et linéaire, et Jules Verne joue toujours un rôle de marqueur temporel. L’écrivain est ainsi décrit comme l’auteur du premier « véritable roman scientifique [qui] marque indiscutablement la date intermédiaire entre la pure fixion [sic] et la possibilité pratique123 ». Cependant Ananoff partage aussi un constat sur la croissance du nombre de romans de ce type, ce qui suggère que le travail de l’imagination n’est pas terminé à l’époque des faits scientifiques.
L’ensemble des articles de la série pose les jalons d’une histoire longue qui débute dans les « temps lointains » de l’antique Ninive et concerne « tous les pays, tous les peuples » du globe124 à un avenir tout aussi éloigné, où les êtres humains pourront « se rire en un mot des lois qui régissent l’Univers entier125 ». La conception linéaire de l’histoire, dans laquelle les progrès découlent d’une dialectique entre science et imagination, est explicitée dans le premier de ces textes dans lequel Ananoff affirme que :
Si nous avons la curiosité de consulter les nombreux écrits qui subsistent jusqu’à nos jours sur ces envolées cosmiques, nous pouvons remarquer que leur évolution peut se répartir en plusieurs périodes :
1° Celle de la rêverie pure ;
2° Celle de l’inspiration logique due aux grandes découvertes ;
3°Celle de l’imagination prophétique, où la fantaisie devance la science ;
4° Celle de l’imagination se développant parallèlement au progrès ;
5° Celle enfin où l’esprit s’échappe à nouveau et anticipe.126
À la différence de la suspicion qu’affiche Esnault‑Pelterie à l’égard des œuvres où l’imagination et la fiction dominent, Ananoff leur attribue un rôle essentiel dans le progrès des connaissances et des techniques qui permettront de faire advenir le vol spatial, justifiant par là même, sa propre action. La très large base culturelle qu’il attribue aux récits de voyages cosmiques suggère aussi une motivation aux recherches astronautiques liée à la nature même des êtres humains. La réalisation du vol spatial serait donc, dans cette conception, la réalisation d’un rêve partagé, propre à l’humanité. Sur ce point aussi, le jeune homme se différencie de son aîné. En effet, si Esnault‑Pelterie reprend à son compte un topos concernant l’intérêt de la recherche scientifique qui « en apparence la plus stérile s’est toujours, par la suite, révélée utile et souvent sous des formes que nul n’aurait prévues ; tous ceux qui s’y livrent l’ont constaté127 », il situe surtout l’intérêt de l’exploration planétaire dans une interrogation philosophique sur la nature de la vie. En offrant un accès à la pluralité des mondes, l’astronautique permettrait, pour l’ingénieur, de comprendre la nature de la vie et l’évolution du vivant128. La motivation affichée par Esnault‑Pelterie pour ses travaux d’astronautique est ainsi l’espoir d’en apprendre plus sur l’origine de l’humanité.
Conclusion
En suivant les prises de parole et les publications d’Esnault‑Pelterie et d’Ananoff qui jalonnent les années 1927‑1940, nous avons dégagé plusieurs caractéristiques de discours cherchant à faire advenir le vol spatial. Ceux‑ci soulignent le caractère réaliste et l’intérêt de l’entreprise. Les logiques auxquelles ces deux personnalités ont rattaché leur propre action – la quête de connaissance et, en particulier la quête de l’origine de la vie, la réalisation d’un rêve commun de l’humanité – se retrouveront également dans d’autres argumentations qui justifient, jusqu’à nos jours, les activités spatiales129. De même, de nombreux éléments mis en avant dans leur manière de définir l’astronautique et d’en brosser l’histoire nourrissent toujours aujourd’hui notre compréhension des activités spatiales et de leur évolution. C’est le cas en particulier du positionnement général de ce secteur dont l’autonomie est contrebalancée à un rattachement soit à l’aéronautique, soit à l’astronomie, sensible sur le plan culturel, mais aussi sur le plan économique. C’est le cas également de marqueurs historiques, comme les écrits de Jules Verne ou les recherches réalisées au cours des années 1930 autour des fusées postales, qui ont été rejetés depuis 1957 dans une sorte de « pré‑histoire » du spatial. Si elle identifie bien de tels marqueurs, notre étude montre donc aussi, et surtout, le rôle qu’ils tiennent dans la construction de crédibilité dans laquelle sont engagés les promoteurs du vol spatial en France de l’entre‑deux‑guerres.
Il importe de souligner aussi, à l’issue de celle‑ci, que cette quête de crédibilité fonde le caractère rationnel des anticipations proposées aussi bien par Esnault‑Pelterie et par Ananoff et que tous deux construisent cette crédibilité en puisant aussi bien dans le passé que dans le présent. En plus de l’argument d’autorité que constitue la caution savante apportée aux recherches astronautiques, c’est donc l’histoire, dans ses développements passés et présents, qui est mobilisée pour servir la cause du vol spatial. Cependant, si ces ressorts temporels sont présents chez les deux auteurs, leur lecture de l’histoire diffère, notamment dans la manière de comprendre le rôle de l’imagination dans les progrès scientifiques et techniques. Tous deux en revanche appuient largement leur argumentation sur la technique, dont le développement dans les domaines de l’aéronautique et de la propulsion est central pour asseoir la rationalité des anticipations et légitimer le nouveau domaine de l’astronautique.
Le caractère central de la technique dans l’argumentation, alors même que les travaux expérimentaux portant sur les fusées en France sont peu nombreux, invite à considérer l’activité de propagande dans laquelle sont engagés Esnault‑Pelterie et Ananoff comme une forme de “visioneering” collectif, terme que nous faisons dériver du néologisme “visioneers” (combinaison de “visionary” et “engineer” qui nécessiterait pour être traduit l’introduction du néologisme “visionneur”) proposé par W. Patrick McCray pour qualifier des personnalités ayant une conception d’un avenir profondément modifié par une technologie, mettant en œuvre de travaux de recherche pour faire advenir cette conception, et la promouvant auprès du public et des décideurs politiques130. En effet, si individuellement Robert Esnault‑Pelterie et Alexandre Ananoff ne cumulent pas tous les traits qui permettraient de les compter parmi les visioneers que décrit W.P McCray, il nous semble en revanche que la superposition de leurs actions (à défaut d’action conjointe) et l’incorporation, voire l’enrôlement, des travaux expérimentaux sur les fusées au service de l’astronautique construisent bien une forme de promotion fortement appuyée sur la technique et usant largement de tribunes qu’offrent les organes de diffusion modernes, conférences, publications, échos dans la presse. Cette triple dimension obtenue par des personnalités insérées dans une dynamique internationale peut alors permettre de caractériser ces années d’entre‑deux‑guerres pendant lesquelles la promotion du vol spatial est mise au service d’un objectif qui se veut réaliste131.